CHAPITRE QUATRIÈME

La prison était située près des quais de la Dimbevitza, ce fossé d’eau jaunâtre qui ne traverse que les quartiers râpés de Bucarest, entre deux talus de gazon. Ils grouillaient, ces quais, sous le soleil blanc, de loqueteux, vêtus de toisons sales et de cojocs en parchemin. Beaucoup avaient des faces de moutons, longues, sans lèvres, où somnolaient des yeux jaunes et bons.

Des bœufs, attelés à des chars mal équarris, fumaient des naseaux. Ils stationnaient derrière des amoncellements de légumes et de laitages, piments écarlates, maïs et beurres dorés, choux et poivrons verts. Les paysannes semblaient détenir tout le mouvement et la vie du pauvre marché. Les commères à larges faces bavardaient avec une volubilité de moulin. Des tziganes cuivrés passaient : de lourds sequins leur tiraient les oreilles. Elles riaient de leurs dents de louve, de leurs seins secoués dans les camisoles crevées.

J’eus le plaisir de faire sensation en flânant au bord des marchandises. Un uniforme français était un événement dans ces quartiers excentriques où nous ne nous égarions guère. La sympathie se manifestait par les interpellations joviales des paysannes à fortes croupes, leurs rires gaillards, les caciulas que les paysans soulevaient à mon passage. Je gardais, à travers ce triomphe, le sourire idiot du monsieur comblé.

— Strada Santeanika ?

On me la montra : une longue rue débouchant sur le quai… Une maison, un jardin, un terrain vague, puis un jardin, un terrain vague, une maison ; toujours cette impression d’inachevé que donne cette grande ville, hors de ses quartiers riches. Elle semble avoir eu la paresse de remplir ses vides et s’étend, indolente, dans la plaine sans fin, en laissant errer librement ses maisons éparses.

La prison ? N° 18. C’est bien cela… Pas de façade, des bâtiments en croix irrégulière où il faut d’abord découvrir une entrée. Il faut ensuite se guider à travers des cours sordides, des corridors jaunes. Une porte s’ouvre enfin sur des éclats de rires et des voix : un gendarme paraît, tout de suite respectueux :

— Par ici, mon lieutenant…

Ah ça, mais !… Une prison, ça ? Voici la seconde fille que nous croisons, à moitié nue, qui va chercher de l’eau, un broc à la main ; en voici une troisième, des filles mal peintes et tristes, de la fille à dix lei !… Elles ont souri au gendarme, un sourire humble et complice… Et cette porte qui s’ouvre à notre passage, assez pour ne laisser aucun doute sur le lieu… J’interroge.

— C’est un hôtel, me répond pudiquement le gendarme. Nous, nous avons deux ailes. L’hôtel a gardé les deux autres.

Soit… Puisque l’État-Major accepte le partage !… On m’introduit dans une petite chambre à cheminée de marbre, une petite cheminée de chez nous, pour pendule à sujet et flambeaux de bronze, mais elle est extraordinairement graisseuse, et le papier tombe des murs. Il y a aussi une table de cuisine et un tabouret dépaillé : c’est le greffe. Le gendarme est parti à la recherche de mes clients. Un instant après, j’entends chuchoter derrière la porte :

— Boutonne-toi, voyons !

Et le premier accusé est introduit. Le gendarme, discrètement, attend dans le couloir.

Je me présente. J’y vais du petit speech liminaire que j’ai préparé : une sincérité totale est de rigueur. C’est seulement dans cette franchise complète, détaillée, que le défenseur trouvera les éléments, etc… Le type m’approuve poliment… Je le regarde dans les yeux :

— Alors ?

— Eh bien, voilà, mon lieutenant. On était de corvée de nettoyage aux magasins de l’intendance. Y avait des ballots de couvertures, et comme on gelait dans la carrée, que tous les carreaux ont pété, que tous les matins on se réveille avec les pieds en frigo, j’ai pris deux couvertures, voilà…

— Vous les avez emportées ?

— Ah non ! j’en ai fait un ballot, puis je l’ai balancé par-dessus le mur et suis revenu les chercher le soir… Seulement, j’avais pas eu le temps de remettre la pile debout… Le magasinier s’en est tout de suite aperçu… Il a été demander au bureau le nom des types de corvée. On a fait une virée dans la chambre et on a retrouvé les couvertures sur mon pageot.

C’est simple, trop simple ! Je sens tout de suite que ça va être très difficile à plaider… Afin d’introduire dans l’affaire un élément moral qui lui redonnera de la hauteur, je demande :

— Mais ces couvertures, vous n’aviez pas l’intention de les garder ? En cas de départ, par exemple, vous les auriez rendues ?

Cette supposition l’abasourdit visiblement. Enfin il se met à rire :

— Sûr que je ne me serais pas appuyé le paquet s’il avait fallu recommencer les marches !… Maintenant, mon lieutenant, j’vas vous dire, aller les reporter, ça aurait été le meilleur moyen de se faire paumer !

Évidemment !… J’ai réclamé de la franchise… Je suis servi !… Enfin…

— Vous avez la croix de guerre ?

— Oui, mon lieutenant, deux citations.

— Bon. Vous m’en donnerez le texte.

Il se fouille, étend avec précaution sur la table deux feuilles sales, aux plis coupés, je lis : une mitrailleuse en Champagne, un sergent blessé ramené dans nos lignes. Excellent !

Mon voleur laisse alors voir toute sa pensée :

— Ils ne vont pas retarder ma démobilisation ?… J’ai cinq semaines de prévention. Pour deux couvertes, c’est bien payé !

— Plaignez-vous ! Vous n’êtes pas mal, ici…

Il rit, d’un air entendu.

— Non, bien sûr, mais enfin ça compte tout de même !

— On fera ce qu’on pourra.

Il salue, puis brusquement me tend la main :

— Merci, mon lieutenant.

Et je serre cordialement cette main criminelle.

À l’autre.

L’autre, c’est un Arabe qui n’entend pas un mot de français, mais qui, tout de suite, se lance dans une justification rauque qui lui découvre les dents, et qu’il ponctue de serments, paume ouverte.

Je lui fais signe de s’arrêter et de laisser parler le caporal interprète… Il s’agit d’un train manqué au cours d’un déplacement. L’Arabe a rejoint quatre jours après. Ça se nomme désertion à l’étranger, et ça vaut de deux à cinq ans de travaux publics, mais ça peut aussi s’arranger si les juges ont voyagé sur les lignes grecques… Au troisième.

Celui-là, c’est un territorial tout voûté par l’infamie, un brave homme pour qui le Conseil de guerre a toujours étincelé à un horizon d’épouvante, comme la maison de correction dont on menace les enfants de bourgeois. Il s’effondre d’y être livré aujourd’hui.

Dans le civil, c’était chauffeur dans un château. C’était respectueux, bien embouché, ganté. Ça ouvrait aux vieilles dames les portières de voitures démodées, ça avait de si bonnes manières que notre général n’avait point hésité à lui confier le volant de sa Ford. Maintenant, c’est déserteur, cinq jours d’absence constatée, et ça bafouille éperdument, en alignant des références comme dans un bureau de placement. Impossible de poser une question :

— Mon vieux, voulez-vous me permettre ?

— Tout ce que vous voudrez, mon lieutenant…

— Eh bien, pourquoi êtes-vous parti ? Pourquoi êtes-vous resté cinq jours dehors ?…

Car je ne parviens pas à m’expliquer qu’il ait lâché son filon, puis qu’il ait tourné cinq jours autour de Bucarest, dont les faubourgs sont cependant peu folâtres, avant de se remettre aux mains d’un officier de tringlots qu’il avait fort embarrassé.

Les regards au sol, il répond :

— Un coup de cafard, mon lieutenant, j’avais perdu la tête !…

Je sais bien qu’une tête ne se perd pas si longtemps, et j’insiste. Je recommence, avec plus de conviction, mon petit speech sur la nécessité pour le défenseur de ne rien ignorer de la faute. Je vais jusqu’à déclarer que l’avocat est un confesseur ! Ce dernier mot a raison de ses hésitations. Alors, d’une rhétorique balbutiante, pleine de réticences pudiques, de douloureuses suspensions et de gémissements, je parviens à extraire ces deux propositions :

Il est parti parce qu’il en avait jusque-là de conduire l’auto du général qui l’attachait nuit et jour à son volant.

Il est resté parce qu’il a rencontré une petite…

Le démon de midi, quoi !

Oh ! Là, là, là, là ! Comme ça s’emmanche mal !…

Naturellement, je suis seul dans le secret. Les rapports, au dossier, déclarent tous ne rien comprendre à cette fugue prolongée, et le général, outré d’une telle ingratitude, furieux, de surcroît, d’avoir dû confier sa voiture à un conducteur de camion, ne l’a pas raté au virage… Et voilà qu’il me conjure de ne point révéler cette défaillance de la chair, ce réveil brutal de l’éternel cochon ! Sa famille, ses anciens maîtres !… Ça va être facile, sans l’aide de la petite Roumaine, de trouver une explication plausible à ces cinq journées de nouba !… Je le lui fais remarquer, mais il ne veut rien entendre et semble insinuer que c’est moi que ça regarde, maintenant que je suis au courant. Enfin il s’en va, en assurant qu’il n’oubliera jamais, que toute sa reconnaissance… J’aimais mieux la crâne poignée de main du premier.

Et c’est tout !… Je n’ai que ces trois affaires. L’autre avocat, d’ailleurs, n’est pas mieux partagé : une grivèlerie, une désertion, un outrage. Vraiment, Conan avait raison : la machine tourne à vide…

Le gendarme me remit dans la rue, non sans que mon passage, cette fois mieux signalé, n’ait causé quelque émoi aux tristes prisonnières du lieu. Il fallut défiler entre leurs maigreurs, leurs yeux fiévreux. Des filles sans effronterie, minables !… Le gendarme les écartait, en jouant à merveille une confusion égrillarde. Mais il s’épouvanta de ce que je hochais la tête, car il pensait que j’étais mécontent de ce voisinage nuisible au prestige de la justice militaire.

L’audience me rappela le baccalauréat et les couloirs de la Faculté.

Ce corridor était, lui aussi, encombré de candidats qui avaient le trac. Ça se voyait à leurs frottements de mains, à la succion des lèvres qui cherchaient de la salive. Derrière la porte close, les premiers appelés étaient déjà en train de plancher. Moi-même, dont ça allait être le tour, je relisais fébrilement mes notes. Car les notes étaient permises : c’était au moins une supériorité sur le bachot. À part ça, tout était pire : il faudrait, comme au bac, parler en public, pour la seconde fois de ma vie, et ce ne serait pas devant le tremblant public d’examen, formé de parents et d’amis plus anxieux que le candidat… Il y aurait cinq juges au lieu d’un, mais l’enjeu surtout m’effrayait épouvantablement ! La gorge nouée, je me disais que ces notes qui ne me semblaient plus avoir aucun sens, ces chicanes stupides que j’avais découvertes devraient sauver trois malheureux bougres d’interminables années de travaux forcés. Si je bafouillais, c’était la vie de ces trois malheureux brisée ! Ce papier, qui tremblait dans ma main, était leur dernière défense contre le bagne !… J’eus, pendant une seconde, le désir éperdu de m’en aller : je ne pourrais pas dire un mot, j’en étais sûr ! Tout au moins, il fallait que je descende dans la cour, que je marche un peu à l’air, que… Je me détournai : les visages des préventionnaires, les képis des gendarmes, fermaient l’horizon. Une tête plus haute que les autres me fit un petit signe : je reconnus mon voleur de couvertures. Je cherchai des yeux mon chauffeur-déserteur : je rencontrai une tête tombée sur une épaule, un ecce homo lamentable, et ce fut moi qui lui adressai un encouragement du menton, auquel il répondit par une inclinaison navrée, comme la famille en distribue aux portes des cimetières… Puis j’aperçus le visage levé de l’Arabe qui cherchait à voir, à comprendre : il gardait ce rictus national qui découvre les dents, et donne aux fils du Désert un air de malade à bout de nausées. La vue de mon équipe me ragaillardit quelque peu.

Je reçus un coup de poing dans le dos : c’était Conan, tout congestionné, qui était parvenu à sortir de la salle. Il dit très haut, dans le silence angoissé du corridor :

— Oh ! quelle chaleur dans leur tôle ! Y a de quoi claquer !

Puis il me proposa :

— Amène-toi fumer une pipe dehors. Pas la peine d’entrer : le déconophone fonctionne à pleins tuyaux, là dedans !

Je lui objectai que mon rôle d’avocat allait commencer.

— Ah ! c’est vrai ! dit-il, t’es dans la veuve et l’orphelin ! Eh bien, je vais te donner un conseil : réveille-les, ils roupillent, mais ils roupillent mal, parce qu’ils n’osent pas. Alors ça les fatigue… Le type qui les réveillera, soit en les engueulant, soit en les faisant rigoler, celui-là les possédera jusqu’au dernier poil… Là-dessus, je me déguise en courant d’air et je fous mon petit camp. J’en ai assez entendu pour aujourd’hui, j’ai ma ration !… Ah ! dis donc, prête-moi cent lei. Ça portera bonheur à tes clients !

À ce moment, la porte s’ouvrit et l’assistance reflua. Une affaire finissait, et les juges devaient rester seuls dans la salle du conseil pour délibérer. On s’écrasait dans le corridor. L’accusé, un artilleur à écussons rouges, les yeux au sol, parvint à peine à sortir entre deux gendarmes. On n’attendit pas une minute et la porte se rouvrit. Un murmure courut :

— Acquitté, acquitté !

C’était certain. Une délibération si courte annonçait l’acquittement à l’unanimité. La porte ne s’était pas refermée, et j’apercevais les poilus debout derrière la garde qui s’était raidie au présentez-armes. Tête nue, tête levée, ils écoutaient la sentence. J’entendais la voix du président, sans pouvoir, d’où j’étais, distinguer les mots. Je vis enfin sortir l’accusé, quand la voix se fut tue, un garçon assommé de bonheur, confus comme si l’on venait de le décorer ! Il lui fallut traverser les rangs de ceux qui attendaient. Ils lui firent place en le regardant, de quels yeux !… Il s’en allait, avide de retrouver la rue, d’y marcher droit devant lui, tout seul !… Ce ne fut qu’au dernier rang qu’il comprit combien il était mufle avec son bonheur ! Alors, il se retourna pour annoncer :

— Ils sont pas durs…

— Non ?

— Non.

Cela va les aider à attendre…

— Lédard.

Le greffier appelle le suivant. Ce n’est pas un des miens, mais par la porte entrebâillée le gendarme, mon gendarme de la rue Santénika, m’aperçoit, me fait signe d’entrer, me pousse au premier rang, puis une chaise s’appuie avec instance au haut de mes mollets. Je me retourne : son bras brisqué d’argent est au bout de la chaise ; elle est bien pour moi… Ce que c’est, quand même, que d’avoir fermé les yeux sur le bagne de femmes annexé à la prison militaire !…

Je regarde : cette salle n’est qu’une chambre à coucher, tapissée de papier à fleurs. Au fond, derrière une table à couverture brune où sont couchés les sabres, les juges, colonel, commandant, capitaine, lieutenant, sergent. Le rapporteur à une petite table à droite, le défenseur à une petite table à gauche…

— Levez-vous. Vos nom, prénoms ?

— Lédard François.

— Lieu et date de naissance ?

— Amiens, 26 août 1895.

— Vous êtes accusé d’outrages par paroles, gestes et menaces envers un supérieur.

— Mon colonel, je…

— Vous parlerez tout à l’heure. Je vous notifie simplement l’inculpation. La parole est au Commissaire du Gouvernement pour la lecture de son rapport.

Voilà mon adversaire, celui contre qui, tout à l’heure… C’est un lieutenant de chasseurs à pied qui a gardé l’uniforme bleu marine, comme Conan. Rasé, trente-cinq ans au jugé, l’air froid, boutonné, inexorable. Il lit une feuille épaisse, une lecture lente, ennuyée, mais frappée d’un accent toulousain qui donne à ce débit glacé une cocasserie étonnante :

« – Le 13 décembre, à 18 h. 30, le maréchal des logis Touchard, se promenant dans la Calea Victoria, remarqua un militaire visiblement pris de boisson et de tenue débraillée. Bien que n’étant pas de service, il l’aborda pour lui faire des observations et l’engager à rentrer à la caserne, après avoir rectifié sa tenue. Le militaire, le soldat de deuxième classe Lédard François du 13e régiment d’infanterie, lui répliqua : « Tu n’es qu’un crâneur et une vache. Je t’emm… et si je ne me retenais pas !… » Il fit un geste de menace dans la direction du gradé, qui, afin d’éviter un scandale public, n’insista pas et se mit à la recherche des hommes de garde. Avant son retour, des camarades avaient emmené Lédard qui rentra à la caserne sans nouvel incident.

» L’accusé ne nie pas les faits, il déclare ne s’en plus souvenir. La déposition du maréchal des logis, qui figure au dossier, est corroborée par le témoignage du lieutenant roumain Protopopesco, qui figure également au dossier.

» Les chefs de Lédard le représentent comme un soldat discipliné, mais peu énergique. »

Le commissaire-rapporteur se rassit après ce rapport sans passion, et l’on entendit le maréchal des logis Touchard, un jeune gars élégant, sous-officier de dragons, bien ganté, qui vint recevoir les compliments du tribunal pour s’être préoccupé, même en dehors du service, du bon renom de l’armée française. Il les reçut, figé dans un garde à vous à la fois fanatique et déférent. Lédard semblait avoir vu juste : un crâneur certainement, et peut-être une vache…

Puis le commissaire se leva pour le réquisitoire. C’était là que je l’attendais avec anxiété, là que l’éloquence militaire allait tracer une image durement colorée de ce fantassin dépenaillé, sur qui reposait – comme sur nous tous, nous l’avait-on assez dit ! – l’honneur de l’armée, et qui le piétinait, l’ivrogne, au lendemain même de notre entrée triomphale ! Le lieutenant-rapporteur allait déplorer la douloureuse blessure faite à notre prestige, affirmer que la honte nous atteignait tous, qu’elle atteignait surtout les chefs, parce qu’un tel acte pouvait donner à croire que nous n’étions ni obéis, ni respectés. Alors, ça deviendrait l’affaire personnelle de chaque juge, de chaque officier, car nous plastronnions, il fallait voir comme !… Et le triste individu qui aurait fait perdre la face à ses supérieurs n’y couperait pas du maximum !… Oui, en vérité, je bâtis tout ce réquisitoire, en une seconde, comme si j’avais dû y répondre, comme on essaie de deviner le jeu de l’adversaire. Or, le Commissaire du Gouvernement dit exactement ceci, d’un air sombre, avec un accent rebondissant, mais sans la moindre fougue :

— Messieurs, les faits sont prouvés. Il y a eu réellement outrage public à un supérieur. Je demande l’application de la loi.

Il se rassit encore, et la parole fut à la défense. Effarant !… Un lieutenant d’intendance – j’appris par la suite qu’il était clerc d’avoué – une manière d’Homais bilieux, avait imaginé de forcer la pitié des juges, en étalant la misère de son client :

— Regardez, messieurs, disait-il, en pointant son index sur le malheureux, regardez cette face de dégénéré ! Vous y lirez un abrutissement héréditaire et les stigmates de l’alcoolisme…

Puis il parla de processus et de prodromes, de vertigo et d’accidents secondaires.

— Ajoutez-y, messieurs, cette disgrâce que toute la tradition gauloise, depuis Rabelais et les Fabliaux, jusqu’à notre grand Molière, a raillée avec verdeur, et que ceux qui en sont frappés ont toujours noyée dans la bouteille : Lédard venait d’apprendre qu’il était, comment dirai-je ?… sganarellisé par sa femme, quand il est entré dans la malencontreuse bodega…

Et il parlait, l’olibrius, intarissablement, sans se départir d’une sottise vraiment indécente, jusqu’à l’instant où il s’évertua à battre le tambour patriotique, dans une péroraison gueularde.

Je regardai les juges : ils souffraient autant que moi… Ah ! Elle était tout acquise, leur pitié, à ce malheureux qui s’entendait traiter pour son bien d’alcoolique, d’avarié, de cornard, et qui devrait encore dire merci ! Ils n’allaient tout de même pas l’achever !… L’acquittement ne traîna pas, et ce fut à mon tour.

Mes clients furent acquittés tous les trois.

L’Arabe le premier. Il suffit de rappeler, avec tout l’humour dont je disposais, un voyage en chemin de fer grec, les poilus accompagnant le convoi au pas ; la locomotive l’abandonnant, à chaque gare, pour courir à d’autres tâches lointaines, et ne reparaissant que le lendemain ; les arrêts en plein bled pour attendre une noce attardée qui avait donné rendez-vous au chauffeur… Or, mon client était tombé dans une manière d’express, le seul peut-être qui eût établi ce record de ne s’arrêter qu’un quart d’heure dans une gare, celle justement où l’Arabe était descendu chercher de l’eau ! Une telle rapidité était imprévisible et il était excusable de ne l’avoir point prévue… On s’était étonné qu’il ait mis, après cela, quatre jours à rejoindre son corps ! Étonnement légitime, s’il en fut ! Rejoindre dans ces conditions, sans savoir le français, sans connaître la destination du régiment, en usant des seuls convois grecs, cela en moins de quatre jours, alors que deux formations avaient, comme c’est l’usage, refusé de le prendre en charge, oui, c’était un tour de force !…

Les juges amusés avaient souri, sans défense contre la bonne humeur, n’ayant appris à se défier d’aucune spontanéité. On sortit… On rentra aussitôt : acquitté !

Le chauffeur du général, verdi, vidé par le déshonneur, fondit en larmes à mes premiers mots, une crise violente de sanglots qui lui secouait les épaules, tellement sincère que cela mit sur tous les visages une commisération profonde, et dans ma voix, je l’avoue, un essoufflement d’émotion : « Un honnête homme, dans toute l’acception du terme, messieurs… père de famille… une sœur religieuse dont il m’a montré les lettres touchantes… » Quant aux cinq jours d’absence consacrés à la jeune Roumaine qu’il m’était interdit d’évoquer, je les expliquai par l’affolement ordinaire des braves gens qui, ayant commis une faute, une seule faute, sont écrasés par elle, et perdent tout contrôle de soi. La honte, le remords les retiennent au bord de l’aveu, de la flétrissure ! Je montrai le malheureux, tournant autour de Bucarest, décidé à se constituer prisonnier, rôdant aux grilles des casernes, et reculant, de tout son instinct d’honnête homme, devant la prison qui allait s’ouvrir. C’était physique, ce recul ! C’était la marque même de la vertu ! N’était-il pas assez puni par la perte d’un poste honorable ?… Les juges le pensèrent et le second acquittement fut enlevé de haute main.

Le triomphe m’inspira une audace incroyable : avec des gestes tranchants, une violence indignée, je refusai, oui vraiment, je refusai de défendre mon troisième client… Je respectais trop les juges pour leur disputer deux misérables couvertures, leur offrir, en excuse du geste tout instinctif d’un homme livré au froid, les mitrailleuses qu’il avait conquises, les chefs qu’il avait ramenés dans nos lignes. Je me donnai les gants de flétrir ceux qui encombraient le Conseil de guerre de plaintes dérisoires : « Vous étiez en droit de penser, messieurs, que quatre ans de guerre avaient ouvert l’esprit de certains chefs, leur avaient appris à mesurer la gravité des fautes et la valeur des hommes. Votre sentence dira que six semaines de prison préventive infligées à un soldat d’élite n’ont que trop payé une faute que vous auriez sanctionnée, vous, par un haussement d’épaules et une paternelle semonce ! »

Après ce troisième acquittement qui terminait la séance, les juges et le commissaire-rapporteur me félicitèrent flatteusement. Je me crus éloquent, alors que je n’avais été que plaisantin et pompier. Et j’étais heureux, heureux comme un gosse riche après une aumône… Je me sentais une conscience toute chaude d’avoir fait si facilement le bien !… Je dis adieu à mes rescapés avec une douce émotion, une exquise liquéfaction de cœur, et je ne pus m’empêcher de les trouver froids, alors qu’ils n’étaient qu’abrutis…

Ce fut Conan, le soir à dîner, qui mit les choses au point, en découpant son fromage en petits cubes :

— Leur tourniquet, expliqua-t-il, c’est devenu un manège de chevaux de bois. Ils ne le font plus tourner que pour la rigolade ! Toi, ils t’en ont payé trois tours, alors, t’es content… Moi, je dis que c’est se foutre du monde et de tous les pauvres types qui ont absorbé le coup de grâce ! J’encaisserai jamais que le truc qui leur a servi, pendant quatre ans, à écraser des poilus par bataillons, ils en aient fait un presse-nouilles !

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