CHAPITRE TROISIÈME

Sous un bec de gaz, Conan regarda son bracelet-montre :

— Oh, bon Dieu ! Moins dix !

Et nous étions au bout de la Calea Victoria, au bord de la Chaussée Kissilef, cette large avenue où Bucarest déborde brusquement en parcs et en jardins. Entre ces Champs-Élysées roumains et la popote, il y avait un kilomètre de Calea bourrée de promeneurs, dix minutes de petit tramway cahotant le long des boulevards Carol et Elisabeth, enfin le jardin du Cismigiu peuplé d’amants en lente promenade ; au total, une demi-heure !…

— Le vieux va râler ! dit Conan.

Nous savions d’ailleurs exactement comment ça se passerait. Nous entrerions au dessert – cuillerée de marmelade – dans la vaste salle éclairée par quatre bougies, une salle plus nue et plus froide qu’un réfectoire de cagne et le commandant Bouvier, sans nous regarder, nous dirait :

— Mes chers camarades, si nos heures ne vous conviennent pas, vous voudrez bien nous donner les vôtres : nous nous ferons un plaisir et un devoir de nous y conformer.

La première fois, c’était drôle, et l’on n’avait aucun mal à s’asseoir, en souriant le plus finement possible, de l’air du monsieur qui en savoure une excellente.

Au second retard, le commandant infligeait la même formule avec une froideur sèche, une lenteur savante qui appuyait le blâme, et le sourire de la victime jaunissait, un sourire sournoisement guetté par les convives.

La troisième fois, cela éclatait rageusement ; c’était une mise en demeure exaspérée, cassante, décochée avec des mâchoires tremblantes, des yeux gros… Après cela, on n’arrivait plus jamais en retard : on préférait dîner en ville, ou plutôt en faire le simulacre, car les concombres que les restaurants roumains servaient par miracle en toute saison, les viandes creuses, les spécimens réduits de charcuterie, ces dînettes à 100 lei, où le garçon seul était épais et consistant, nous avaient, dès longtemps, inspiré la méfiance des bodegas les mieux achalandées.

Pourtant, ce retard-là serait le quatrième de la semaine et il était difficile de prévoir les excès où se porterait le « vieux » devant ces récidives insolentes. Je rattrapai donc Conan qui fonçait, déjà, tête basse, dans la foule sombre du trottoir, et je lui proposai un restaurant nouveau dont on disait quelque bien. Conan me regarda, les paupières presque rejointes, un mince fil de regard brillant dans la face ronde et rougeaude, puis il haussa les épaules.

— Plus le rond !…

C’était la fin du mois, en effet ! J’essayai cependant, derrière son dos, de le convaincre : si bas que fussent les fonds, quelques croissants et un café crème vaudraient mieux que le pain amer de la popote ! Mais il était gros mangeur, et dédaigna de me répondre. Son allure balancée, paysanne, distribuait des coups d’épaules à droite et à gauche, m’ouvrait un large passage et je le suivais, très inquiet…

— Messieurs, le dîner à la popote fait partie du service…

C’était dit sans colère, gravement, et les camarades qui s’expliquaient avec du coriace fromage de buffle, ne levèrent pas le nez de leur assiette d’aluminium. Conan me lança un regard surpris et joyeux, mais en prenant ma serviette, je trouvai dessous, dans l’assiette, une feuille de bloc-notes :

« Le lieutenant Norbert gardera les arrêts simples pendant trois jours.

» Motif : Inexactitude dans le service. »

À l’autre bout de la table, Conan s’absorbait, comme moi, dans la lecture du même avis laconique. Il admirait, comme moi, qu’il fût timbré du cachet bleu-gras du bataillon, ce qui ne laissait aucun doute sur sa préméditation. Le « vieux » avait fait établir le poulet sitôt après notre troisième retard, et il le gardait, bien assuré d’en avoir l’emploi ! Conan, très rouge, mangeait sa soupe froide, violemment.

À cet instant, le cuisinier déposa sur la table trois bouteilles de champagne. C’était l’indice d’une aubaine pour quelqu’un d’entre nous, j’interrogeai des yeux, assez maussadement, les figures des convives.

Je rencontrai le regard de de Scève, ce regard fixe, pénétrant, que je lui avais vu chaque fois qu’il étudiait sur un visage l’effet de ses paroles :

— C’est pour moi, ça, Norbert, me dit-il, en détordant la boucle du capuchon doré. Je passe au Bureau Économique de l’armée.

Ainsi, il me l’annonçait, après coup, comme aux autres, devant tous. Une petite vengeance, évidemment… Du dépit, parce que, depuis notre arrivée à Bucarest, je ne m’étais peut-être pas laissé, suffisamment à son gré, accaparer par lui. Avant de partir, il me rejetait dans le rang. À son aise !

— Tous mes compliments !…

Je réussis à donner à ces mots l’accent de banale cordialité que je cherchais, mais j’enrageai quand je me sentis monter aux joues une rougeur qui marquait le coup.

Etais-je pourtant assez à l’épreuve de ces ruptures ! Ces relations-là finissaient, comme tant de relations de guerre, par une mutation… Un camarade changeait de corps : on le regrettait hâtivement – on faisait tout si vite ! – on échangeait quelques lettres, puis chacun abandonnait l’autre au passé déjà tellement encombré de visages ! C’est qu’on était entraîné aux renoncements et que le présent seul comptait, avec ses anxiétés, ses menaces. « De Scève », ce ne serait bientôt qu’un nom de plus à retenir, puis à oublier… Dommage !

Cependant, le commandant levait son verre pétillant afin de porter le toast de rigueur :

— Mon cher de Scève, à vos succès d’économiste ! Vous allez conduire les Roumains aux mamelles de la France victorieuse. Ne les laissez peloter qu’avec discrétion.

Ce badinage annonçait que le chef de bataillon Bouvier allait avoir de l’esprit.

Ses plaisanteries ne se renouvelaient guère ; leur ordre même semblait immuable. C’était d’abord des parodies littéraires comme :

Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentule.

Son beau corps a roulé, sous la vague, virgule…

Puis venaient des histoires grasses et fatiguées, enfin de ces inversions de syllabes qui donnent aux mots un sens imprévu et divertissant. Il faudrait, une fois de plus, rire au lapsus de ce camarade qui, au lieu de : « Sonnez trompettes » avait commandé : « Trompez sonnettes », mais rire surtout quand des phrases innocentes telles que « le vent siffle dans la rue du quai », en seraient venues, au prix d’ingénieuses transpositions, à braver une honnêteté moyenne…

J’attendais ce cortège et, par représailles, j’avais résolu de rester sévère. Cela me fut épargné.

— Norbert, me dit aimablement le commandant, on m’a demandé tantôt un avocat pour la prochaine session du Conseil de guerre. Il fallait quelqu’un qui fît honneur au bataillon. Je vous ai désigné. Vous êtes étudiant en lettres. Vous nous saupoudrerez ça de sel attique.

C’était une corvée supplémentaire qui allait me prendre, pendant quinze jours, le plus clair de mes loisirs, des loisirs que je consacrais au cheval d’un camarade artilleur. Or, j’étais tombé quatre fois, je commençais à pouvoir m’asseoir sur une chaise sans trop grimacer, il faudrait perdre tout le bénéfice de cet entraînement !

Les camarades rigolaient bassement, et comme s’il eût voulu m’enlever tout orgueil, et se faire pardonner de m’avoir distingué, le commandant exposa ses principes en matière de justice militaire. Il la concevait comme une douane. On déclarait la denrée : abandon de poste, outrages envers un supérieur, vols d’effets militaires ; on se reportait au tarif, et on percevait…

— Mon cher camarade, me dit-il, avec cette politesse qui était chez lui une forme de l’humour, Dieu me garde de sous-estimer votre rôle de défenseur, mais permettez-moi de vous dire que je n’arrive pas à en réaliser l’utilité. De deux choses l’une : la faute est nette, ça vaut tant… Ou alors, la faute n’est pas absolument prouvée. Ça arrive. Je vous le concède…

Les mains qui déjà pliaient les serviettes s’arrêtèrent, attentives, devant l’imprévu de cette complication. Le commandant posa les avant-bras sur la table, comme des arguments quatre fois soulignés, et prononça :

— Eh bien, même dans ce cas, ça vaut tant, pour le principe !… Et le principe c’est qu’un préventionnaire n’est jamais un bon soldat ! S’il a été soupçonné, c’est qu’il méritait de l’être ! À supposer même que vous frappiez à faux, ce ne sera qu’un virement de fonds. S’il n’est pas coupable de cela, il est coupable d’autre chose pour laquelle il n’a pas payé !

Ce fut un beau hourivari ! Il y avait là, outre de Scève, Conan et moi, deux capitaines de l’active, un voyageur de commerce, un vague ingénieur, un courtier en grains, le fils d’un gros fermier normand, enfin, un « négociant en alimentation » que je soupçonnais fort d’être boucher dans le civil, depuis le jour où il avait imprudemment diagnostiqué dans un plat « de la culotte de veau ». Tous, sauf les capitaines et de Scève qui pensait visiblement à autre chose, nous protestions. Les arguments se croisaient. Les convives du bout de la table se couchaient dessus pour envoyer les leurs.

Le commandant, lui, souriait, goguenard, et quand le calme se fut un peu rétabli :

— Ce n’est pas vrai ?… Eh bien, je ne vous connais pas depuis longtemps, mais je parierais mille francs contre un sou que ceux qui crient le plus haut se sont mis, pas une fois, vous entendez bien, mais dix, et tous, dans un cas de conseil de guerre !… Sur le front français, vous alliez en permission ? Vous rabiotiez deux jours, trois jours : désertion… Et au dépôt, personne n’a usé de permission maquillée, avec le cachet décalqué au papier carbone ? Contrefaçon de sceaux : réclusion de cinq à dix ans !… Aucun de ces messieurs n’a fait retailler des capotes ?… Personne n’a emporté d’O F pour pêcher à la mélinite dans les étangs ou les rivières ?… Montrez vos briquets… Tous fabriqués avec des cartouches !… Ça s’appelle, si je ne m’abuse, vol de munitions et d’effets appartenant à l’Etat, et ça vaut cinq à vingt ans de travaux forcés ! Et quand Conan a demandé à un commandant d’artillerie qui lui avait tiré dessus : « Est-ce de Fontainebleau ou de Bicêtre que vous sortez ? » ce n’était pas des outrages à un supérieur, et à l’occasion du service, ça ? Cinq à dix ans de travaux publics, Conan…

Il riait et triomphait modestement. C’était vrai ! Nous avions commis tout cela et bien d’autres crimes encore, des abandons de poste quand nous allions intempestivement aux feuillées, des rébellions envers la force armée pour avoir chargé des gendarmes dans les gares de triage, et des sommeils de factionnaires, et des destructions de matériel de guerre pour tout le fil téléphonique dont nos boutons étaient cousus, et des refus d’obéissance, et des violations de consigne en présence de l’ennemi ! Maintes fois, il aurait suffi de la mauvaise humeur, ou de l’antipathie d’un gradé, moins encore, de ce besoin d’exemple dont la nécessité se faisait si fréquemment sentir, pour qu’une peccadille courante reçût un nom terrible qui lui fût allé comme un gant. Tout était affaire d’appréciation : on haussait les épaules quatre-vingt-dix-neuf fois ; la centième, un visage brusquement inexorable vous signifiait votre crime, et l’on vous passait au tourniquet, sans que vous ayez pu nier le fait, discuter sa qualification, son châtiment étiqueté d’avance… Tout cela, nous le savions de belle date ! Pendant la guerre, le « falot » faisait partie des risques, mais comme c’était un des moindres, on n’y pensait pas. Deux mois après l’armistice, cela jetait un petit froid de songer qu’on avait, plus d’une fois, échappé à douze balles bien groupées…

Le commandant qui ne voulait point gâter sa victoire conclut :

— Ça ne veut rien dire, bien sûr ! Mais enfin, pour dix qui ont pu être frappés à faux, ou pour l’exemple, il y en a cent mille qui n’ont pas été frappés du tout. Ça tranquillise ma conscience. Qu’en pensez-vous, de Scève ?

Le commandant ne manquait guère de demander son avis à de Scève. De Scève était de l’active, et Bouvier en était fier. Le plus distingué de ses officiers était de carrière, il resterait à l’armée ! Nous, Conan excepté, peut-être, nous cachions mal notre hâte de rompre au plus tôt avec elle, et le commandant sentait ce dédain impatient. L’armée, devenue brusquement inutile, passait de mode : on regardait volontiers comme des attardés ou des incapables ceux qui refusaient d’en sortir. Ce mépris, notre indiscrétion, à nous les jeunes, le marquait assez cruellement. Qu’un gentilhomme comme de Scève restât soldat par choix, c’était pour notre chef de bataillon une revanche dont il savait gré au lieutenant :

— Oui, qu’en pensez-vous, de Scève ?

De Scève retira sa cigarette des lèvres et répondit :

— Je suis absolument de votre avis, mon commandant. J’estime même que ceux qui ont été frappés pour l’exemple n’ont point été frappés à faux, loin de là !

Conan gronda :

— Voyez bouc émissaire ! « On te charge de toutes les saletés des autres, va crever ! » Pendant que tu y es, fusilles-en trois ou quatre, pour donner du cœur au reste !

De Scève haussa les épaules :

— Tu sais pourtant mieux que personne, qu’on n’a pas toujours le choix des armes !… Le poteau est une arme, comme le couteau de tes nettoyeurs !… Si on ne veut pas s’en servir, qu’on ne fasse pas la guerre !

— On ne la fera plus !

Le lieutenant-voyageur-de-commerce, un bon gros, à grosses lèvres gourmandes, le promit avec tant de conviction que tous, détendus, se mirent à rire.

— Cette forte parole clôt les débats, déclara le commandant.

Il se leva, car il se couchait tôt et seul. Les deux capitaines, celui de la première, un grand chauve, à l’œil lent, à nez bulbeux, celui de la troisième, un ancien adjudant de tringlots, congestionné, s’étaient levés en même temps.

— De Scève, dit le commandant, si je ne craignais de vous enlever à nos cinq camarades – nous étions sept, mais c’était une façon délicate de nous rappeler, à Conan et à moi, que nous nous trouvions hors de cause – ces camarades avec qui vous désirez peut-être fêter votre entrée chez les huiles lourdes, je vous aurais prié de m’accompagner jusqu’au bureau, afin d’arrêter les comptes de votre compagnie.

— N’ayez aucun scrupule, mon commandant, j’allais rentrer. Je vous accompagne.

— J’ai moins de scrupules, assura le commandant Bouvier, parce que je vous sais sage comme toutes les icônes de ce beau pays. Messieurs…

En me serrant la main, de Scève me glissa :

— Je n’ai su mon affectation que ce soir. J’en ai été le premier surpris. Je suis allé chez vous. Vous n’y étiez pas… Je vous reverrai demain.

Quand la porte se fut refermée, Conan murmura :

— Les gars qui tomberont sur le vieux quand il sera juge au falot !…

Puis cramoisi :

— Eh ben, mes types, moi, je les ai pris, tant que j’ai pu, chez les préventionnaires, et pas des préventionnaires pour des conneries comme il en alignait tout à l’heure ! Y avait que là qu’on trouvait des types à la redresse !… Et moi non plus, je le connais pas depuis longtemps, le vieux, mais je parierais ses mille francs contre mon sou que s’il avait fallu qu’il aille où ils allaient, ils auraient été obligés de l’y porter à bras, les gars, parce qu’il aurait eu les pattes en flanelle !

Cette déclaration tomba dans l’indifférence générale. Tous étaient pressés de sortir : la grande ville, la nuit !… Les cinémas dont la sonnette grelottait dans l’air froid, les dancings, Salon-Rose, Palais de Glace, Maxim’s, les boulevards, avec la promenade quêteuse des femmes aux yeux sombres… Ils venaient de dîner, en service, maigrement. Sitôt dehors, ils allaient redevenir les vainqueurs adulés qui accaparaient les regards et les sourires. Leur portefeuille était bourré d’invitations et de lei. Les plus vulgaires hantaient les salons, avaient appris à baiser les doigts des dames et se glorifiaient de connaître désormais le goût du caviar. Tous, après une vieillesse de quatre ans, s’émerveillaient de se retrouver jeunes, de sentir un tel appétit de jouissance… Certains qui s’étaient défendus contre leurs désirs pendant des semaines et qui, parce qu’ils se souvenaient trop de la guerre ou redoutaient la paix, s’isolaient farouchement dans les épaisses maisons, feutrées de tapis, où ils avaient leur domicile somptueux, ceux-là même, un à un, cédaient à l’appel de la nuit roumaine…

Trois jours d’arrêts, trois soirées à bâiller au coin du soba, le grand poêle de faïence, ce serait dur, pour Conan surtout ! Il passait toutes ses nuits dans les dancings, et bien que les champagnes roumains soient tout simplement des sodas à étiquette d’or, et la tsuica, l’eau-de-vie nationale, un grog froid et sans sucre, il buvait avec tant de régularité qu’il arrivait à être ivre à l’aube. Cela lui permettait de se battre avec les policiers qu’il allait mélancoliquement injurier sur la place du Palais-Royal !

En partant, quelqu’un lui demanda :

— Tu es de service, demain ?

— Oui… corvée de bois.

C’était encore un de nos étonnements, cette corvée de bois ! Conan l’assurait avec ses mulets de la compagnie de mitrailleuses, des mulets qu’il ramenait toujours chargés à crever, alors que tout le monde savait pertinemment qu’il ne restait plus, depuis longtemps, une seule trique, dans les bois achetés par l’Intendance. Quand on lui demandait comment il s’en procurait, il répondait laconiquement :

— Je me démerde…

Il s’en allait, à son tour, vers la porte. Je l’arrêtai au passage :

— Où vas-tu ?

Il hésita :

— Ce soir, je ne sais pas trop… au Salon-Rose ou au Palais de Glace.

— Tes arrêts ?

Il jura effroyablement, en s’empêtrant dans ses blasphèmes. La colère l’étouffait. Il criait qu’il les ferait là-dessus, tiens, ses arrêts, et que le papier lui servirait à un usage précis, et que le vieux pouvait toujours venir faire un contre-appel à son cordon de sonnette !

— Seulement, ajouta-t-il, en plissant les paupières, même si je ne les fais pas, je lui tiens compte de l’intention !

Je savais qu’il avait repéré, l’avant-veille, dans un beuglant, une grande fille canaille et tendre, qui s’appelait Fréhel, une payse à lui, qui chantait, d’une voix cassée, des chansons ingénues de filles et de souteneurs. Elle l’avait conquis :

— La crème des filles, m’avait-il confié, et avec ça, un côté vache !…

— Mais il n’y songeait pas, ce soir ; il voulait sortir, simplement parce qu’il y avait là un risque, et que le risque était trop rare, depuis l’armistice, pour qu’il laissât passer celui-là. Il me mit brusquement au pied du mur :

— Et toi, tu en es ?

Providentiel, mon ordonnance, qui attendait la sortie, apparut dans l’embrasure de la porte, salua et me remit un volumineux paquet :

— Mon lieutenant, c’est de la part du commissaire rapporteur.

Je jetai un coup d’œil sur l’envoi. Il y avait inscrit au crayon rouge : DOSSIERS EN COMMUNICATION.

Je tenais ma réponse :

— Non. Il faut que je voie ça… Ça doit être pressé pour qu’on me les envoie ce soir !

Conan restait fermement planté sur ses jambes, immobile, les yeux papillotants, comme un taureau qui aurait foncé dans le vide. Puis il haussa les épaules d’un air de pitié :

— Faut que tu voies ! Que tu voies quoi ?… Tu les connais pas ces gars-là ! Pour en causer faudrait d’abord que tu saches ce que c’est qu’une frappe ! Et dans les corps de troupe, personne ne le sait, t’entends ! Alors, dans tes plaidoiries, t’auras tout du premier communiant ! Sûr que tu vas les faire paumer !

Je lui tendis le paquet :

— Puisque toi t’es si renseigné, mon vieux…

Mais il le refusa, et dit avec sincérité :

— Moi je bafouillerais ! Et puis j’engueulerais les juges… Alors on me flanquerait à la porte… Non… Mais, il y a des choses qu’il faut que tu saches. Amène-toi. On va voir ça ensemble.

Ce fut au tour des autres de demander :

— Alors, tu ne viens pas ?

Il dédaigna de répondre, et m’entraîna.

Il neigeait, et le crivets nous taillada le visage, dès le seuil. Mais nous avions touché des caciulas, des bonnets cylindriques de faux astrakan auxquels était cousu un petit drapeau tricolore. Cela se rabattait sur les oreilles, comportait une mentonnière compliquée, et quand c’était mis au point, grâce à un système savant de crochets et d’agrafes, cela ne laissait que les yeux seuls à nu, et nous faisait, aux hommes et à nous, d’étonnantes faces de touareg.

Le long des rues désertes, chichement éclairées, nous allions, courbés sous les rafales, et Conan dont la voix m’arrivait mal, étouffée par le bâillon de laine, Conan m’exposait un plan de défense général et hautain. Il fallait, selon lui, assurer aux juges que les préventionnaires étaient des soldats d’élite, des audacieux, entraînés, pendant des années, aux exploits violents et que l’armistice avait déconcertés. Ils avaient pris l’habitude de se battre, ça leur manquait ; c’étaient des héros sans emploi, les plus tristes et les plus à plaindre des chômeurs, et ils auraient besoin de paliers, de longues transitions, avant que s’éteignent les appétits de combat qu’on avait surexcités en eux.

Il s’arrêta et me regardant, les yeux mi-clos :

— Moi, mon vieux, si je te disais que j’en ai le cafard, parfois, de ne plus pouvoir me tabasser ! Y a pas, un coup de main bien monté, ça valait !… La huée d’un sifflet strident l’interrompit. Debout au centre de la place, sous un réverbère, un policier roumain, enveloppé dans une ample capote de bure, un petit chapeau pointu de fourrure bien enfoncé sur les yeux, nous salua de loin, quand il s’aperçut que nous le regardions. De la rue voisine, un coup de sifflet répondit au sien, puis d’autres qui s’éloignaient. La nuit, ils enveloppaient ainsi la ville d’un réseau de bruits aigus et rassurants.

Conan lui jeta un mauvais regard :

— Ils me mettent les nerfs en pelote à hucher comme ça… Je ne peux pas les blairer, moi, ces gars-là !

Il était urgent de repartir. Je l’entraînai. Chez moi, Stirbey Voda, le soba avait gardé la chambre tiède. Le lit ouvert montrait des draps fins et brodés, une cuillerée de confitures m’attendait, avec un verre d’eau fraîche. L’hospitalité roumaine n’oubliait jamais ces complaisances.

— C’est pépère ! constata Conan. Y a des poules ?

Il n’y avait qu’une grand-mère et deux très jeunes filles.

Philosophe, il fit remarquer :

— Tu sais, être servi à domicile, ça a ses avantages et ses inconvénients…

Il s’informa toutefois de l’âge de la grand-mère, assurant que certaines femmes ne renonçaient que très tard à plaire, et que ce serait les froisser que de ne point le comprendre. Mais, rassuré par le chiffre, il commanda :

— Maintenant, déballe le falot.

Et il parcourut avidement les dossiers. En cinq minutes il fut fixé :

— Y a rien, rien ! C’est honteux ! Leur tourniquet, ils veulent le faire tourner et ils n’ont plus rien à foutre dedans ! Ça me dégoûte ! Je vais me coucher !…

Et il s’en alla, maussade.

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