CHAPITRE DIXIÈME

Le lendemain, j’attendis toute la matinée le rapport de de Scève. Heureux de ne l’avoir point trouvé au courrier, je m’accordai une après-midi de détente. J’avais besoin, vraiment, de voir autre chose que ce Gorna Bania sordide, sa douzaine de maisons éparses sur un pâtis lépreux. Je descendis donc jusqu’à la route de Sofia, et je sautai dans le tram.

Il passe à la lisière du Parc Boris. J’y entrai. Le jardin sentait l’abandon de la guerre et de la défaite. Les pelouses hirsutes étaient devenues prairies, le petit lac mangeait librement ses rives, les courts de tennis moisissaient. Pas un bel arbre… Pas un bel arbre, d’ailleurs, dans tout ce pays, un arbre qui ait plus de quarante ans. Les Turcs les ont tous sciés au ras du sol, avant de partir… Ce parc sera peut-être beau dans un siècle ; aujourd’hui, les arbres jeunes y sont étriqués et bêtes, avec leur tête ronde. Il n’a qu’un charme, de se relier insensiblement à la forêt, aux sapins de la montagne. Ses allées deviennent vite des sentiers. À les suivre, on ne trouverait pas une grille de square, mais la Vitocha, et derrière elle, le Balkan.

C’était le terrain de chasse de Conan. Il courait assez peu la gueuse à Bucarest où il n’y avait qu’un coup d’œil à jeter pour séduire. Ici, il fallait découvrir les femmes, les poursuivre, les prendre, et cela n’allait point tout seul ! Les Bulgares étaient des vaincus qui se tenaient bien ! Ils nous ignoraient, semblaient ne pas nous voir dans leurs rues, assis à leurs cafés, déambulant dans leurs jardins. La ville n’était peuplée que de leurs officiers, de beaux grands garçons à casquette plate. Leurs longues capotes leur battaient les jambes. Bien gantés, ils exposaient des carrures qui ne m’impressionnaient plus, depuis qu’un tailleur bulgare avait voulu avantager ma vareuse en la matelassant de ouate à la poitrine et aux épaules, en la renforçant, à la taille, d’une armature de baleines. Je savais que pour 500 levas on pouvait s’offrir des thorax aussi rebondis, des pectoraux aussi herculéens.

Ces gaillards sortaient tout le jour du cercle militaire, une énorme bâtisse Munich 1900, y rentraient, et c’était, sur le perron, l’animation d’un seuil de ruche. Ils enrageaient d’avoir pour vainqueurs des gens si peu décoratifs, car nos corvées veules, les saluts excédés de nos hommes, nos uniformes râpés manquaient par trop de prestige !

Si les conquêtes galantes étaient rares et difficiles, cela tenait d’abord à ce que les Bulgares, peuple paysan et militaire, ont pour capitale une ville plus austère qu’une sous-préfecture française bien pensante. Il restait pourtant quelques professionnelles, et puis nous étions riches, fabuleusement riches, au cours du change. C’était de quoi suffire aux premiers besoins, si justement les officiers bulgares n’avaient consacré leurs loisirs à faire, autour de nous, le vide le plus parfait. Une femme, surprise en flagrant délit de conversation avec un envahisseur, était soigneusement repérée et, le lendemain, la police s’en mêlait… Or, la police bulgare ne passe point pour tendre !

Celles dont le regard, au passage, accrochait un regard français, s’enfuyaient dès que l’on faisait mine de les vouloir aborder, et elles ne se retournaient qu’après avoir entraîné leur poursuivant dans des quartiers impossibles, soit vers les faubourgs tziganes de l’ouest, si sales que les officiers bulgares n’y hasardaient point le miroir de leurs bottes, soit dans les cimetières ou les terrains vagues de la banlieue. Beaucoup de camarades s’appuyaient ainsi des courses de quatre ou cinq kilomètres, sans avoir pu risquer un mot, sur la foi seule d’un regard qui n’était parfois que curieux. D’autres se fiaient à des intermédiaires crasseux et s’en allaient non sans émoi, au fond d’invraisemblables coupe-gorges, pour y trouver la masse écroulée de quelque énorme Juive.

Conan, lui, n’avait point accepté de changer sa méthode. Il s’emparait sans hésiter d’un bras plaisant, quand on avait eu l’imprudence de répondre à son sourire ! Et tandis que la Bulgare, affolée, tentait de se dégager, il expliquait en sabir qu’il était vainqueur, que ce serait à lui qu’on aurait affaire en cas de litige, que nous étions, nous, les Français, riches, aimables, et omnipotents, le tout ponctué de jurons et imprécations bulgares dont il avait eu soin de se munir. Sa colère, si l’élue exagérait la résistance, éclatait. Effrayée, elle se laissait, à l’ordinaire, entraîner.

Malheur, alors, aux officiers buls qui les regardaient, lui et elle, avec trop d’intérêt ! Il allait à eux, les arrêtait d’un geste, et leur demandait ce qu’ils désiraient. Comme la réponse tardait à venir, il l’apportait lui-même : il leur déclarait qu’il les savait fort braves contre une femme, mais que, s’ils tentaient de causer à son amie, par la suite, le plus léger ennui, ce serait lui qu’ils trouveraient ! Pour leur avoir botté les fesses à Sokol, Guevgeli et autres lieux, il était tout prêt à remettre ça ! Et devant ce gamin congestionné qui avait si étonnamment l’air d’un bull-dog, avec ses yeux exorbités, sa bouche élargie montrant les dents, sa grosse tête sans cou ramassée dans ses épaules larges, devant ce Français qui les pressait jusqu’à leur marcher sur les pieds, les grands Bulgares stupéfaits ouvraient leur ligne et reculaient devant le scandale d’une rixe.

Conan laissait toujours son adresse à ses amies : elles pouvaient ainsi l’appeler en cas de danger. Un jour, une petite tzigane était venue l’avertir que l’une d’elles se rendait, encadrée d’agents, au commissariat. Il y était tombé en même temps que l’inculpée et l’on avait vu beau jeu ! Il avait crié, en faisant sonner le bureau sous ses coups de poing, qu’il était le maître, qu’ils avaient reçu la pile ! Ce n’était pas maintenant, c’était six mois plus tôt, qu’il fallait les défendre, leurs femmes ! Et des excuses, tout de suite ! Ah ! il savait être vainqueur celui-là !… On l’avait d’ailleurs parfaitement compris : on lui avait rendu sa dame avec des saluts et des sourires.

Toutes ses colères, cependant, s’exhalaient maintenant en discours. Il n’avait pas donné un coup de poing, depuis son départ de Bucarest. Le capitaine se tenait, décidément, beaucoup mieux que le lieutenant !…

Je le rencontrai fort occupé à faire grimper un scarabée le long de sa canne, un pen-bas noueux rapporté de Bretagne, et auquel il tenait plus qu’à sa montre.

— Salut, me dit-il, sans cesser d’observer la montée de la bête verte qui s’arrêtait, inquiète, dès qu’il faisait tourner entre ses doigts le bâton de chêne. « Tu vois, m’expliqua-t-il, on dirait qu’il est militaire, tellement il est intelligent !… Dès qu’il va être en haut, il redescendra du même côté, comme nous au col de Kustendil, quand le vieux nous l’a fait passer et repasser trois fois, avant d’être fixé sur le bon versant !…

— En a-t-il encore pour longtemps ? demandai-je. Quand il aura fini, on fera un tour…

Il le secoua, le jeta au sol et le regarda :

— Tiens, dit-il, il est tombé sur le dos ! C’est le plus sale coup qui puisse lui arriver. Il crèverait sans pouvoir se retourner…

Alors, avec beaucoup de patience, en lui tendant une aiguille de sapin, il le remit sur pattes et consentit à se promener.

Je lui appris que j’avais un déserteur à l’ennemi :

— Faut le trouer, assura-t-il. Je suis volontaire pour commander le peloton.

Je ne sais pourquoi, j’essayai de lui expliquer qui était Erlane. Il m’écouta très attentivement, en ruminant, tête basse :

— Dans ce cas, dit-il, faut le renvoyer à sa nourrice !… Je sais ce que c’est que la frousse, mon vieux ! Je l’ai vue ! Les types qui ont la pétasse, mais là, la vraie, ils ne sont plus responsables ! J’en avais un dans ma section, avant d’aller au groupe franc, un gros bouffi, quand ça tombait un peu trop pour son goût, il se couchait sur le ventre, au fond de la tranchée, et tu pouvais toujours lui masser les entrecôtes à coups de talon, pendant des heures, lui faire des piqûres fortifiantes avec ta baïonnette dans le gras des fesses, même lui chatouiller le dedans de l’oreille avec le canon de ton revolver, il ne bougeait pas, le frère !… T’aurais appuyé sur la gâchette, il n’aurait ni plus, ni moins bougé ! Quand tu vois ça, c’est la bonne preuve. Ça ne dépend pas de lui ! Y a eu erreur : t’as cru qu’on t’envoyait un bonhomme, on t’a envoyé une fausse couche de cinquante kilos. Alors tu la retournes…

— Tu la retournes ?…

— Oui… Je l’ai fait évacuer pour entérite. Les obus le purgeaient… Essayer de faire se battre ça ? C’est comme si dans une corrida, au lieu du taureau, tu lâchais le bœuf gras. Tu te rends compte ! Lui faire sauter la gueule ? Comme si t’écrasais un crapaud. Inutile et sale…

Mais j’objectai alors qu’Erlane avait trahi. Si les Bulgares en avaient exigé des renseignements – et, comme nous, ils savaient cuisiner les déserteurs, – Erlane avait sûrement livré tout ce qu’il savait. Il le niait contre l’évidence !

Conan balança nonchalamment sa tête entre ses épaules carrées :

— Pas forcé !… À se taire, t’avais les types à cran et les lopettes. Un type qui a les foies, ça lui serre le kiki à ne pas pouvoir dire « pain », mais surtout ça lui fait perdre le septentrion !… J’en ai vu à qui tu pouvais toujours montrer un plan directeur : ils le regardaient d’un air tellement abruti, que tu comprenais tout de suite, qu’à moins de vouloir te gourer à fond, valait mieux pas insister ! Tu leur aurais demandé : « Et là, y a-t-il une plantation de bégonias ? » ils t’auraient dit oui, oui à ça comme au reste, oui, tout le temps, pour ne pas te contrarier !…

Je lui racontai la confrontation d’Erlane et de de Scève. Il écouta, en ciselant avec son couteau un cor de chasse sur la poignée de sa canne.

— De Scève, apprécia-t-il enfin, c’était un gars qui avait l’œil à tout ! Sa tranchée était tenue comme une confiserie. Jamais t’y voyais rien traîner ! Je crois bien, même, que ses poilus se brossaient, et avec des vraies brosses ! En tous cas, ils ne craignaient personne pour l’astiquage !… Alors, il n’a pas encore compris comment il a pu être fait comme un rat le jour où le Conan d’en face lui est tombé sur le poil ! Il croit que le Bul a été conduit par la main. C’est plus flatteur !… Moi, j’en sais rien !… Ce que je sais, c’est qu’on trouvait, chez les konozoff à Ferdinand, de sacrés courageux types, et qu’on m’a souvent demandé de faire une virée chez eux, pour leur rendre une politesse, après qu’ils avaient trop bien réussi un de leurs coups de main… Voilà ! Là-dessus, amène-toi… Je parie que tu n’as pas encore mis le pied chez les tziganes ? Alors, mon vieux, tu ne peux pas parler de poules bien balancées !…

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