Conan s’ennuie, et il a, pour mes péchés, imaginé de venir s’ennuyer dans mon bureau. Il arrive, traînant ses semelles, tête basse, bras tombants, s’affale sur une chaise, et trace, du bout de sa canne, des demi-cercles sur la poussière du plancher. Parfois il se lève, s’en va à la fenêtre, fixe longuement la rue vide et revient à mon bureau brouiller mes papiers d’un doigt dégoûté et las. Il sait mettre dans tous ses gestes une veulerie telle, il en rayonne une telle puissance de flemme qu’il décourage même mon gendarme, cependant zélé. Aussi, lorsque après avoir dissous par son manège mes réserves de conscience professionnelle, il ordonne d’un ton excédé : « Allez, lâche ça et amène-toi ! » il est rare que je ne le suive pas à travers les rues, quitte à lui faire payer de mon humeur exécrable sa victoire et les heures de veille qu’elle me coûtera.
Ce matin, il me dérange franchement ! Je veux interroger Erlane. Je l’interrogerai pendant six heures, s’il le faut, mais je saurai, et de façon certaine, s’il a trahi ou non ! Ce soir, je le dirai à de Scève avec qui je dois me promener à cheval. Pour cela, il faut d’abord expédier Conan. Soudain, une idée me traverse l’esprit :
— Dis donc, tu en as interrogé, toi, des prisonniers buls ?
— Pourquoi ?
— En as-tu interrogé ?
— Si j’avais autant de pièces de cent sous…
— Bon ! arrivais-tu à les faire parler ?
Du coup, il se lève :
— Si j’arrivais !… Ah ! bon Dieu, ils comprenaient tout de suite que s’ils ne parlaient pas cette fois-là, ils ne parleraient pas souvent après !…
— Et alors, quelles sont tes méthodes ?…
Il rectifie, offensé par ce mot pion :
— Il n’y a pas de méthodes, il y a la façon…
— Mais les Buls pouvaient l’avoir aussi ?
— Quoi ?
— La façon…
— Dame ! s’ils voulaient vraiment faire causer nos types, ils devaient faire comme moi, leur mettre sous le nez de quoi leur plomber la gueule !
Je lui explique alors ce que je veux apprendre d’Erlane. Lui, m’assistera comme expert. Il accepte.
— Envoie-la chercher, ta demi-portion.
Erlane entre. Conan, les yeux presque clos, l’examine un instant avec une attention aiguë, puis, tout de suite, sans le moindre égard pour ma personne et ma charge, il s’en empare :
— Dis donc, vieux, quand tu t’es amené au petit poste bul, après avoir, comme de juste, balancé ton équipement et levé les bras en l’air, on t’a mené à la sape de l’officier ?…
Erlane le regarde. Cette bonhomie placide – Conan gratte avec application un peu de cendre de cigarette tombée sur sa cuisse – l’étonne, puis l’effraie : je le vois à ses yeux. Il s’attend à un déclenchement de piège. Il murmure cependant :
— Oui, mon capitaine.
— C’est là qu’on t’a interrogé ?
— Non, mon capitaine, à l’arrière…
— Alors, ton Bul ne savait pas y faire, prononce Conan sentencieusement. Rien ne vaut un tour d’horizon sur le terrain… Donc on t’emmène à l’arrière… Ils rigolaient quand tu passais, hein ?… Je te demande s’ils rigolaient ?
Le ton a durci à tel point, et si vite, qu’Erlane sursaute :
— Oui, mon capitaine.
— Bon, reprend Conan de sa voix nonchalante. Donc, à l’arrière, à Guevgeli, hein Norbert ? on te conduit à l’officier de renseignements. Il est assis à une table, il a étalé dessus son plan directeur…
Conan s’est levé, il vient à mon bureau, aligne des dossiers en carré…
— C’est bien ça, hein ?… Un seul officier, deux ?
Erlane le regarde, avec des yeux fascinés. Il murmure :
— Deux…
— Alors, poursuit Conan, voilà comment ça s’est passé : l’officier t’a dit : « Vous allez répondre ou je vous tue ! »
Son poing a jailli à la face d’Erlane et ce poing serre un parabellum qui s’arrête à une ligne des yeux hagards, une feinte terrible qui enfonce la tête du gosse, l’abat en arrière comme si le cou venait de casser.
— Avoue-le que tu as parlé, avoue-le, salaud !…
Il a empoigné Erlane à l’épaule, il l’a plié, il le tient sous son regard, sous son arme… Cela ne dure pas une seconde. Il le lâche, remet son pistolet dans sa poche et revient à moi en haussant les épaules !
— Non, il n’a pas parlé, regarde-le !…
Erlane tremble, mais d’un tremblement extraordinaire, un long frisson convulsif qui monte à chaque respiration, le grandit, un tremblement brutal comme si deux mains, rivées à ses épaules, le secouaient ! Seul, le visage, hideux, reste fixe ! La bouche écartelée découvre les dents et les gencives, un rictus affreux qui ride les joues, les entaille de plis profonds, les yeux déments ne voient plus…
— Il va tomber dans les pommes, annonce Conan… Assis-toi… De la gniole !
Il en verse lui-même dans un quart qu’il introduit entre les dents serrées. Puis il va à la fenêtre et fait une cigarette…
— T’as eu de la veine d’avoir la frousse ! Ça peut arranger ton affaire !…
Il est revenu devant Erlane que secouent encore des hoquets suffocants. Il lui appuie la main sur l’épaule.
— Maintenant tu peux y aller va ! T’as rien à cacher ! Avec des nerfs comme t’en as, on n’est pas responsable ! On ne se commande pas… Quand il t’a eu montré son revolver, l’officier, tu t’es jeté à genoux, tu as supplié hein ?… Tu criais… je ne sais pas moi : « Pardon ! Ne me tuez pas ! » Hein, tu te rappelles ?…
Il parlait avec une extraordinaire douceur, et Erlane approuvait, approuvait, à petits coups de tête fiévreux : le choc avait brisé ses dernières hontes.
— Et puis tu as piqué ta crise, comme tout à l’heure, pire encore, hein ? T’es tombé ?… Tu t’es réveillé en prison ?… Maintenant, dis donc, il n’y avait pas que toi à parler. Pendant que tu te traînais sur les genoux, qu’est-ce qu’il te racontait l’officier ?
— Il me repoussait, murmura Erlane.
— À coups de bottes, hein ?
— Oui…
— Et l’autre, il a parlé ?
— Oui… en allemand.
— Parfait tu sais l’allemand… Alors ?…
— Alors il a dit : Lassen Sie ihn in Ruhe !… Er wird nur Unsinn schwatzen ! Er verreckt vor Schreck !
— Je ne sais pas l’allemand. Traduis ! Allons, traduis !
Erlane se courba davantage :
— Cela veut dire : « Laissez-le. Il ne dira que des sottises. Il a trop peur… »
— Non, rectifia froidement Conan : « Il crève de peur. »
Et montrant la porte :
— Fous le camp ! Je t’ai trop vu !
— Un instant, dis-je. Il faut que j’enregistre et qu’il signe.
Conan retourna à la fenêtre, l’ouvrit, s’y pencha de telle façon qu’il fut beaucoup plus dans la rue que dans le bureau, pendant toute la durée de l’interrogatoire. Quand le prisonnier fut parti, il se retourna :
— J’aimais mieux ne plus le voir, comprends-tu ? Je l’aurais sorti !… Seulement, les types qui ont foutu un flingue dans les pattes de ça, au lieu d’un cierge, ils avaient l’œil américain !
À ce moment le greffier rentra :
— Le courrier, monsieur le Commissaire.
Il le déposa sur ma table et sortit.
Conan s’était brusquement épanoui.
— Monsieur le Commissaire ! Il t’a pas raté, hein, le cogne ! Je sens le respect qui me monte !… Tiens, tu reçois des canards de France et tu ne me le disais pas ? Tu me les passeras tous les jours. T’as compris, hé, commissaire ?
Il s’en empara et fit sauter les bandes.
Parmi les nombreuses enveloppes jaunes qui s’éparpillaient sur mon bureau, toutes timbrées d’une République assise et coiffée de rayons de brouette, je trouvai une longue et lourde enveloppe blanche. Je l’ouvris :
« Monsieur le Commissaire-Rapporteur,
» Je viens de relire, pour la centième fois peut-être, la lettre de Jean… »
Qu’est-ce que c’est que ça ?… Jeanne Erlane !… J’aurais dû m’y attendre !… Je ne vais pas la feuilleter, la retourner, comme ça, pendant dix minutes, non ?… Puisque je ne la lirai pas ! Je sais bien que je ne la lirai pas, que je ne veux pas l’entendre crier !…
Ah, ce n’est pas crâne ! Je suis de ces pleutres à qui la pitié retourne l’estomac, de ceux qui, devant un blessé, s’attendrissent sur leurs fibres sensibles : « Je ne peux pas voir ça ! Ça me rend malade ! » J’ai pourtant une excuse : Je sens, depuis le début de cette affaire, le dégoût m’envahir. J’ai le cœur sur les lèvres : si je me le chavire à fond, avec cette lettre, je plaque, je donne ma démission de tourmenteur de gosses… et ce sera tant pis pour lui, tant pis pour elle !
Alors, je fais le simulacre de lire. J’évite d’appuyer les yeux sur les lignes. Je parcours, en pêchant un mot de-ci, de là… Pourtant, même ainsi, je n’échappe pas à tout : « Je le croyais prisonnier ; je vous en conjure, aidez-moi à comprendre !… » « Quand je le trouvais tout tremblant au pied de son petit lit… » « Votre maman à vous, monsieur le Rapporteur… » « Cette minute de votre retour qui la payera de tout ! Et moi… »
Je rassemble les feuilles…
— Alors, demande Conan, elle t’aime toujours, la petite ?
Je le regarde, j’hésite un instant, puis je lui tends la liasse :
— Tiens, lis ça…
Je viens subitement de comprendre que cette lettre ne doit pas être traitée ainsi, qu’elle doit être lue… et puisque je ne peux pas la lire…
Conan, lui, la lit avec une attention scrupuleuse qui me remplit de honte. Il scrute tous les mots, comme les signes d’un plan directeur. Puis il replie les pages avec grand soin, ajuste celles qui dépassent, et me les rend.
— Moi, j’ai pas connu ma mère, dit-il pensivement, et y a des jours où ça m’emmerde !…
De Scève m’attendait, en fumant, devant l’écurie de l’escorte. Dès qu’il me vit, il sauta en selle et nous partîmes au trot, par la grande route cavalière qui s’arrête au pied de la Vitocha.
En sortant de Gorna Bania, un break nous croisa : il conduisait au bain sulfureux une charge de femmes. Des visages durs et rêches de paysannes, des tailles lourdes, mal étranglées dans des corsages à baleines, des capotes à brides, secouées aux cahots…
De Scève, attentivement, les considéra :
— Des hommes entichés de chamarres militaires et de reflets de bottes, des femmes à ce point insoucieuses d’élégance, ce contraste-là me ferait réfléchir si j’étais délégué à Versailles !…
Puis ce fut à mon tour de subir son examen :
— Votre bête a la bouche dure. Pétrissez donc vos rênes comme une pâte élastique : vous la sentirez fondre sous vos doigts. Vous devez arriver à ce que l’encolure se redresse, en se raccourcissant, comme une lorgnette… Pour cela, faites passer la main droite en avant de la gauche, les doigts serrés sur les rênes, et ainsi de suite. Essayez…
On trotta sur cent mètres, et de Scève qui ne m’avait pas lâché du regard, reprit :
— N’abusez donc pas des à-coups de jambes, vous l’affolez !… Il n’y a rien comme ce bavardage des genoux pour faire perdre à un cheval son entrain, son perçant. À bref délai, c’est le rein creux, l’encolure cassée, la gueule en l’air !… Laissez bien tomber les jambes, à leur place naturelle… Ne fermez pas ! Ça ne lui fait pas plus d’effet que sa sangle ! Un contact permanent mais léger… Pour partir, attaquez durement des deux, attaquez à fond. Mais relâchez les rênes, voyons !
J’avais toujours su gré à de Scève, qui montait magnifiquement, d’accepter la compagnie d’un écuyer de mon espèce, car je me tenais à cheval comme un polichinelle sur un baril ! J’acceptai donc avec humilité ses conseils détaillés, tout en m’étonnant qu’il entreprît si tard mon éducation.
Brusquement, il mit sa bête au pas.
Le sable était profond. La grande avenue aux feuilles neuves s’allongeait, très droite, devant nous, jusqu’au pied de la montagne émeraude. Le soleil pleuvait à travers le brouillard de la jeune verdure. À notre droite, l’herbe très verte descendait jusqu’au fond d’un ravin, où un ruisseau brillait entre des saules. De Scève leva sa cravache, et montrant la voûte légère de feuillage tendre :
— Le printemps ! le premier depuis cinq ans !…
C’était vrai ! Printemps de 15, de 16, de 17, de 18 : offensives de printemps, saison des grandes tueries ! Les pensées et les visages qui s’assombrissaient sous le soleil éclatant. Le froid qui changeait de sens et venait du dedans…
Des officiers bulgares descendaient l’allée. Ils prirent le trot pour nous croiser. Je m’appliquai à ne me ranger que de justesse. Ils passèrent, sans paraître nous voir, en affectant de rire et de parler gaîment. Il n’eût pas été nécessaire d’en faire beaucoup pour se colleter ! De Scève hocha la tête :
— Ils tiennent bien le coup !… Soyez sûr qu’au fond d’eux-mêmes, ils sont mortellement inquiets : ils sont menacés de tout perdre. Demain, on en licenciera 90 %, et on les lâchera, sans un léva en poche, dans un pays ruiné, vaincu, famélique. Conan les appelle des crâneurs : ils sont assez crânes, en effet !…
Nous marchâmes un instant en silence, dans le tintement des gourmettes, le bruit mou du pas dans le sable. Puis la route s’infléchit, et je ressentis une impression soudaine de froid et d’obscurité : nous venions d’entrer dans l’ombre de la montagne. De Scève poursuivait sa pensée :
— Oui, ils sont très chic ! Nous autres, en France – pas vous, nous, les militaires – nous n’aurons qu’à prendre modèle sur eux et à crâner, avec le même sourire, un sourire un peu moins tranche-montagne si possible. Car on nous méprisera vigoureusement, hein, Norbert ?… Des inutiles, des incapables, des attardés ! Nous rappellerons de si sales souvenirs !… Et puis, rien qu’en existant, nous affirmerons qu’une guerre reste possible, et on nous accusera de la regretter, de la préparer en la souhaitant… Mon vieux, vous verrez que même les femmes nous lâcheront ! Le capitaine de hussards fera tapisserie au bal de la sous-préfecture ! Tout ça, c’est épatant : ça trempera les jeunes, et ça maçonnera la caste !…
Nous longions le pied de la montagne, cette Vitocha isolée dans la plaine, l’air têtu, obstiné, toute hérissée de broussailles. Le vent qui en descendait s’était glacé aux neiges du sommet. De Scève me précédait d’une demi-longueur : je le voyais à ma droite, mince, droit et grave. Maintes fois, il m’avait parlé de sa carrière, mais toujours avec la nonchalance ironique d’un amateur. Je savais pourquoi, ce soir, il prenait décidément position, pourquoi il rentrait dans le rang et professait sa foi… Il devait me remettre son rapport sur Erlane, un rapport qui ne pourrait être qu’inexorable. Conan, lui aussi, m’avait parlé de l’après-guerre, mais autrement…
Conan !… Le souvenir de son expérience du matin, de son geste terrible sous lequel Erlane s’était vidé d’aveux, me poursuivait. Je voulus le raconter à de Scève ; il m’écouta avec une impatience marquée :
— Qu’il n’ait point trahi, par un paroxysme de lâcheté, c’est possible après tout !… Les juges apprécieront… Mais cela ne me fera pas changer une ligne de mon rapport. Je n’y expose que des faits… Je vous ai donné mes raisons, elles restent les mêmes. La désertion sape le fondement même de l’armée. Je suis de l’armée, je la défends !… Que son avocat lui trouve des excuses, moi, chef, c’est l’acte que je juge !…
Je répliquai :
— Ce n’est pas digne de vous cela, de Scève. Vous n’êtes pas un commandant Bouvier ! Vous n’allez pas appuyer, sans regarder, sur un article du code pour déclencher automatiquement le tir !…
— Vous ne comprenez plus rien, mon vieux. Un petit couard vous masque tout. Je le regrette !…
Il haussa les épaules, puis se coucha sur l’encolure et partit à travers le plateau, ventre à terre. Jamais il n’avait, si brutalement, rompu une discussion. Je n’eus pas, d’ailleurs, le loisir de m’en étonner, car je fus aussitôt emporté derrière lui par ma jument remplie d’émulation, et la pensée de la bûche inévitable accapara mon attention tout entière.
Je vis défiler des arbres, des buissons… Je vis de Scève se pencher davantage, puis se retourner. Je l’entendis me crier :
— Baissez-vous !
Je le fis juste à temps pour ne pas m’ouvrir le cou à un fil téléphonique très bas, notre téléphone de campagne tendu, à travers la plaine, sur ses petits poteaux de bambou.
Quand nous la longions, cette lande m’avait semblé plane : en réalité, ce n’était que trous et bosses ! Jamais, jusque-là, je n’avais mesuré la force d’un cheval, la formidable détente de ses reins, la brutalité de ses élans. Des fossés, des haies se présentèrent : ma jument les sauta. C’était, à l’instant du saut, la soudaine plongée en avant, le heurt contre l’encolure, puis, après la détente, un maussade rejet en arrière, la tête presque à toucher la croupe, l’arrêt brusque d’un wagon, lorsqu’il vous envoie dans la cloison.
Heureusement, je n’eus jamais le temps de tomber complètement, car la damnée bête se démenait de telle sorte que ses mouvements contradictoires me remettaient en selle. Sans pudeur, j’avais empoigné une touffe de crins d’une main, le pommeau de la selle de l’autre ; je ne les lâchai qu’après que ma monture se fut arrêtée d’elle-même et eut commencé à brouter tranquillement l’herbe rase.
J’étais arrivé au bord du champ de course. À cinq cents mètres à peine, la première haie ouvrait la série graduée des casse-gueules. De Scève, déjà, avait pris du champ et revenait sur l’obstacle, mais son demi-sang se faisait prier et galopait de trois-quarts, en présentant la hanche. Par prudence, je mis pied à terre. Ainsi, j’étais certain de n’avoir point à me mêler au steeple.
De Scève franchit des haies, des fossés, des banquettes. Sa bête, cependant, ne prenait point goût au jeu : deux fois, ses fers sonnèrent contre les barrières, et devant la rivière, elle refusa, le mauvais refus, l’arrêt brutal, les quatre pieds qui patinent, le cavalier qui monte au-dessus de la selle, décollé, projeté et ne se rassied qu’au prix d’un effort de jambes et de reins qu’on devine énorme.
Il la ramena trois fois à l’éperon, à la cravache, et quand la bête se bloquait, il la châtiait rudement. La main tordait les rênes comme un garrot, sciait les lèvres ; les longues jambes lardaient le ventre à grands coups d’éperon. À la troisième reprise, de Scève empoigna sa cravache par le bout et écrasa les naseaux, un geste de charretier !… Dans un concours hippique, la foule l’eût injurié, en criant : « Assez ! »
Si je ne le criai pas, c’est que je n’étais attentif qu’à son visage, un visage crispé, buté, élémentaire… De Scève, corps et âme, était à cheval ! Pour lui, rien n’existait plus au monde que ce trou par-dessus lequel il voulait passer. Il le voulait de tout son être, avec une violence de passion qui me consterna. Je le sentais vraiment à un sommet de sa vie. Ce saut était devenu pour lui un acte décisif : il sauterait ou se tuerait ! Et cela me semblait dérisoire !… Pendant que sa bête, les yeux fous, bavait, tête braquée, je me souvins d’une histoire qu’il m’avait contée : cet écuyer de Saumur, agonisant, qui ramenait vers sa poitrine la main d’un ami debout à son chevet, et murmurait, avant de rendre l’âme : « Jamais ainsi ! » suprême recommandation de ne jamais tirer sur les rênes en ramenant les mains… Quand de Scève reprit du champ pour la quatrième fois, je sentis que ce fossé d’eau sale resterait creusé entre nous !
Le cheval sauta, mal !… Les jambes fauchées par la barre, il roula, projetant le cavalier contre les rondins qui coffraient la butte. Je courus : de Scève restait étendu à plat ventre, sans mouvement. Avant que je l’aie atteint, il se releva lourdement sur les genoux, se remit debout. Je lui rapportai son képi :
— Vous vous êtes assommé ?
— Non. C’est l’épaule et le bras qui ont porté…
En boitant, en se brossant, il retourna au cheval qui s’était relevé et dont les flancs faisaient le soufflet. Il mit le pied à l’étrier, mais sa main meurtrie empoignait mal l’arcade du troussequin. Il se détourna :
— Je vais vous demander de venir à mon secours, Norbert.
Je le mis en selle. La bête, sous son genou, tourna, repartit au pas vers le fond du champ.
Il recommençait. C’était dans l’ordre !…
Une fois encore j’entendis le galop accourir, et les « hein, hein, hein » de la bête à bout de souffle, les grincements rythmés des cuirs. Puis j’entendis de Scève qui parlait :
— Allez ! allez ! allez !
Le mot accompagnait chaque foulée comme un autre halètement. La bouche contre l’oreille du cheval, le cavalier l’affolait de cette obsédante litanie, qui montait plus aiguë à l’approche de l’obstacle. Le demi-sang attaquait le sol avec rage, un galop bas, jambes rondes, crochant dans la terre noire, un galop de panique qu’il précipitait désespérément, comme pour s’interdire toute possibilité d’arrêt…
— Allez ! allez ! allez !… Hop !
Le cheval s’enleva, atterrit sur le haut de la butte, correctement, et sauta de nouveau sur la piste. Arrêté derrière l’obstacle, il mâchait du savon, en tremblant, et le gant du cavalier qui le flattait était tout blanc d’écume.
On repartit au pas vers Gorna Bania dont on apercevait les tuiles dans les arbres. Comme de Scève tenait ses rênes de la main gauche, je me forçai à demander :
— Votre bras ? Ça vous fait mal ?
— Rien. Une contusion… Seulement, je ne puis pas fouiller dans ma poche, et j’y ai quelque chose pour vous, le rapport. Voulez-vous le prendre, ou préférez-vous que je vous l’envoie par mon ordonnance ?
Je le pris sans mot dire, puis je me laissai dépasser. Je ne rejoignis de Scève que pour l’aider à mettre pied à terre…
— Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit, le noble vicomte ?…
Conan sortait des thermes, et il était toujours, après le bain, d’excellente humeur. Mais quand je lui eus rapporté le refus de de Scève, il m’entraîna, en jurant.
De Scève nous reçut dans son bureau, sans dissimuler la surprise un peu narquoise que lui causait notre démarche solennelle.
— Voilà, expliqua Conan. Cette vieille noix de Norbert n’a probablement pas su te dire ce qu’il fallait te dire, à propos de son déserteur en sucre filé… Moi, je l’ai vu ce matin… Incapable de vendre même le plan de Paris aux Buls ! Alors, faut laisser tomber !… Tu me diras que je me mêle de ce qui ne me regarde pas ?… Oui et non : tous les coups que j’ai réussis, je les ai réussis parce que je savais le dosage de frousse des types, des miens et de ceux d’en face. À la guerre, c’est celui qui s’y connaît le mieux en frousse qui a le bon bout. Moi, je m’y connais, et quand je viens te dire : « Erlane, c’est le trouillard pur jus, le trouillard cent pour cent, tu dois me croire ! »
De Scève affecta de rire :
— Mais, je te crois tout à fait, et après ?…
Conan, étonné, le regarda :
— Après ?… Y a pas d’après !… Après, tu lâches le gosse, et tu fais autre chose.
De Scève jouait avec son coupe-papier, un long poignard macédonien :
— Tu parles d’or, dit-il. Parce qu’il est allé, en plein combat, se jeter dans les bras des Buls, je lui dois, quoi ? un billet de chemin de fer, pour l’envoyer rejoindre sa mère ?… Avec ces principes-là…
— Laisse sa mère, répondit Conan, ça ne me fait pas rigoler ! Je te le répète, au combat, puisque tu parles de combat, il n’y a que le résultat qui compte ! Les principes, comme tu dis, la théorie, faut savoir s’en foutre… Et le résultat, pour l’avoir, faut trier. Les toubibs t’ont trié les bancals et les poitrinaires. C’est à toi de trier les lâches, les vrais, ceux de naissance !… Qui veux-tu qui le fasse, puisque personne ne les a vus au boulot ? Tu ne l’as pas fait : il t’a pété dans la main. Tu devais t’y attendre… À cause de ça, tu veux le bousiller : c’est toi qui as tort !
De Scève se leva et dit sèchement :
— Écoute, mon vieux, c’est inutile de discuter. Nous ne pouvons pas nous entendre, et je vais t’expliquer d’un mot pourquoi : je suis militaire, et toi…
— Moi, interrompit Conan subitement redressé, je suis peut-être ce qu’on appelle un guerrier !… T’as raison, ça ne peut pas coller ! Mais je te préviens que tu ne la tiens pas encore la peau du gosse !