12 avril.
— Introduisez l’accusé !…
Mon gendarme de greffier ne se défera jamais de ces formules qui fondent pour lui le grand style de la justice ! J’ai dû menacer pour qu’il veuille bien m’appeler « mon lieutenant » au lieu de « Monsieur le Rapporteur ». C’est un excellent homme… au sens habituel d’imbécile chevronné. Il calligraphie des bourdes, et y met l’orthographe. J’avoue qu’il me jette hors des gonds et que je le lui laisse voir, souvent… Alors, c’est le grand jeu : il dit qu’il a trois enfants, qu’il est homme de devoir, et ne veut pas descendre au-dessous de sa tâche, qu’il ne peut se passer ni de ma confiance, ni de mon estime, qu’il n’acceptera pas d’être une gêne pour la bonne marche du service… Ces proclamations l’émeuvent profondément : il pleure, après ça, dans tous les dossiers !… Je n’ai plus qu’à lui faire des excuses avec l’envie de le mordre !
Comme il ne manque pas une occasion de parler faux, il a donc dit noblement à ses deux camarades qui attendent à la porte : « Introduisez l’accusé. » Du coup, ils sont entrés en ôtant leur képi. Devant eux, « l’accusé », Erlane Jean, déserteur à l’ennemi.
Mais c’est un gosse !…
À mon premier regard qui l’a photographié, je sais que pour moi, cette affaire-là, quelle qu’elle soit, est close, jugée ; que l’image effrayante de celui qui entre prévaudra contre tout, contre la raison, le devoir, le dégoût même, que son visage et son corps s’imposeront à moi, tyranniquement, pour me faire justifier ou nier tout ce que j’apprendrai de son âme et de sa vie ! Cet aspect-là ne se discute pas ! Ceux qui l’ont appelé déserteur, soldat même, ne l’ont donc jamais regardé ? Ou bien alors, jusqu’où sont-ils tombés pour poster de force, à vingt mètres d’hommes décidés à les tuer, des enfants aussi visiblement enfants que celui-là !…
Ses poignets surtout m’hypnotisent, des poignets bleus, plats et si minces ! Ils sortent, dérisoires, d’une vareuse trop courte. Je lève les yeux : un visage de garçonnet, diaphane, exténué, comme Reynolds en a peint ; la noirceur dilatée du regard y élargit une frayeur atroce. Et il est blond, non pas de cette blondeur adulte qui semble tordre des fils de métal, mais ses cheveux trop fins ont cette nuance fragile des mèches que l’on coupe dans le premier âge comme souvenir, en prévoyant : « Il foncera. »
Je baisse la tête sur son dossier : il ne contient encore que l’avis laconique des autorités bulgares qui, dociles à une clause de l’armistice, trop heureuses aussi de nous humilier, en promenant depuis Roustchouk un Français entre leurs gendarmes, nous l’ont livré, dès qu’il a pu marcher ! Il a passé six mois dans leurs hôpitaux…
— Vos nom, prénoms ?
— Erlane Jean-René.
— Votre âge ?
— Dix-neuf ans.
— Le commandant bulgare de Roustchouk vous a arrêté et vous dénonce comme déserteur.
— Je n’ai pas déserté, mon lieutenant. Je me suis perdu en faisant la liaison…
Il ment. De toute évidence, il ment ! Ses yeux, sa voix le trahissent ! Je n’ai encore pour le lui prouver, ni plainte de son chef de corps, ni plan directeur, où, en trois coups de crayon, je lui aurais biffé sa défense. Mais je sais d’avance que je n’en ai pas besoin : il suffirait de le regarder, de lui faire peur davantage encore, de dire : « Taisez-vous, ce n’est pas vrai ! » pour qu’il s’affole tout à fait, qu’il abandonne cette croulante excuse et qu’il crie : « Je ne l’ai pas fait exprès. Ne me faites pas de mal ! »
— Puisque vous n’avez pas déserté, pourquoi n’avez-vous pas cherché à rejoindre au moment de l’armistice ? Pourquoi êtes-vous resté caché en Bulgarie ?
— J’étais malade, mon lieutenant, et puis, je me doutais qu’on me croyait déserteur, alors…
— Comment cela pouvait-il vous arrêter, si vous ne l’étiez pas, si vous pouviez le prouver ?…
Il se tait, il avoue en se taisant. Heureusement mon greffier, que je vois la plume en l’air, ne sait pas transcrire les silences. Mais je sens maintenant qu’à la moindre question imprudente, le prisonnier se videra d’aveux et que la plume de mon gros gendarme repartira, à fond… Ça, je ne le veux pas ! Je vais le renvoyer. J’en ai le droit strict, car il ne s’agit, aujourd’hui, que d’un interrogatoire d’identité… Et puis, son effarante jeunesse m’a démonté ! J’ai besoin de réfléchir, de comprendre… Un renseignement, encore, pour savoir de quel côté viendront les coups, par qui sera établie demain la plainte réglementaire :
— Quand vous avez… quitté votre corps, vous apparteniez à la 6e compagnie du 88e. Qui la commandait ?
— Le lieutenant de Scève, mon lieutenant.
— Bien.
Et je fais signe qu’on le remmène.
De dos, un dos grêle subitement cassé par une quinte de toux brisante, toux de coqueluche où les reprises sifflent, de dos, il est encore plus terrifiant de faiblesse ! Son cou maigre hors de l’évasement ridicule de sa vareuse, la minceur longue du corps sous les plis bleus !… Et cependant, il ne me paraît point taré, rachitique : simplement un adolescent trop grand et trop mince… Le major qui l’a déclaré bon pour le service, l’a pu faire sans forfaiture ; mais s’il a dix-neuf ans sur sa plaque d’identité, il n’en a pas quinze au visage… Et à l’âme, combien ?… C’est toute l’affaire !
De Scève, son commandant de compagnie ?… Là, au moins, il a de la veine ! Il pouvait tomber sur un militaire !… De Scève, heureusement, arrive après-demain de Bucarest.
14 avril.
Je ne m’étais pas trompé sur Erlane. Je ne pouvais pas me tromper ! J’ai, tout à l’heure, découvert la question qu’il fallait pour détendre son esprit, son visage crispé, pour le jeter tout entier dans une crise de confiance :
— Avant votre service militaire, vous n’aviez jamais quitté votre famille ?…
Car c’est là, pour moi, ce qui explique tout ! On l’a, de toute évidence, pris dans la couveuse pour l’envoyer au front. À moins d’être une brute, on ne peut le regarder sans songer à sa mère !
De se sentir compris, deviné, ça l’a d’abord laissé stupéfait, bouche ouverte. Puis, en hâte, oubliant tout, le gendarme, le dossier ouvert sous mes poings, il a parlé, parlé fiévreusement, par saccades, avec des arrêts, de brusques réticences exigées par la pudeur, par la honte, et sa vie que j’écoute, que je recompose est bien, à peu près, celle que j’attendais.
Une mère veuve, riche, une grand’mère, deux sœurs autour d’un enfant trop sage qui ramasse les poupées abandonnées par les filles… Très difficile à élever : gastro-entérite et broncho-pneumonie. Aussi, des saisons à la mer, en montagne, des médecins. On s’affole pour un rhume. Il saigne du nez tous les jours, et chaque goutte de sang qui fuit de ce corps pauvre est une torture pour sa mère.
Dix ans : M. l’abbé, un jeune prêtre comme précepteur… Piété exquise, savourée pendant toute l’adolescence, piano, aquarelle, visites à de vieilles dames, tennis avec les jeunes filles qui méprisent ses poignets trop fragiles, le rudoient pour ses gentillesses câlines.
La guerre… Il a seize ans : enthousiasmes, fleurs aux blessés, vers patriotiques envoyés aux « Annales », services solennels, où l’on chante, au grand orgue « Ceux qui, pieusement, sont morts pour la Patrie », communions hebdomadaires pour la victoire… Il a dix-sept ans : il est « volontaire », volontaire chez Mme de X… et ces demoiselles de la Croix-Rouge, à la cantine de la gare. C’est lui qui centralise les dons de cigarettes et de tabac, qui va les distribuer par les portières des trains sanitaires…
Dix-huit ans : sa classe est appelée !… Alors, commencent des démarches candidement éhontées pour le faire réformer. Les médecins, les colonels de recrutement, l’évêque, les officiers de la famille qui se battent sont sollicités. Sa mère donnerait toute sa fortune, sa vie pour qu’il soit exempté ! Elle se révolte, pendant des semaines, contre la pensée monstrueuse que le « petit Jean » pourrait, non point faire la guerre, on n’y pense pas, mais quitter la maison, être mélangé à des garçons brutaux ! La chambrée, les gros souliers militaires, la gamelle, le sac, les marches lui apparaissent comme des tortures sans nom… Elle n’a pas même la prudence de se taire, et son indignation passionnée soulève la réprobation de sa famille, lui vaut de la part des vieilles demoiselles patriotes de sévères rappels à l’héroïsme. Les médecins s’en délivrent avec des certificats dérisoires : « Faiblesse de constitution », « Tachycardie », « S’enrhume avec beaucoup de facilité ». Un jour elle le conduit jusqu’à la porte de la mairie ; elle fait sourire les gars en casquette. On le jette nu, dans un atroce relent de sueur, aux gendarmes qui le toisent, aux médecins qui le palpent, et le major déclare : « Rien au cœur, rien au poumon. Bon pour le service armé », et il ajoute en frappant la poitrine étroite : « Ça vous fera du bien. Ça vous développera, le grand air, l’exercice ! » Et le voilà précipité au milieu des hommes qui le méprisent tout de suite pour sa maladresse, sa politesse. Je ne leur donne point tort : il ne peut être qu’odieux aux hommes, ou en attirer quelques-uns… On le brime : il achète des protections avec de l’argent. Sa mère s’exténue de démarches pour l’embusquer, elle écrase tous les gradés de cadeaux. Elle le suit de dépôt en dépôt, loue une chambre en face du quartier, et de cinq à neuf, le plaint, le console, le dorlote jusqu’au jour où il va faire partie d’un renfort pour le front, et c’est là, qu’afin de gagner au moins le temps du voyage, elle réussit à le faire désigner pour l’armée d’Orient, pour cette Salonique où la guerre est, dit-on, moins dure. Il arrive sur le Vardar, secteur de Burmuchli. Je connais le coin !
Je ne crois pas qu’il existe au monde plus sinistre lieu que ce morceau de Macédoine. Partout des crêtes en scie, des montagnes coupantes, des haillons de pierre déchirée, un long amphithéâtre de rocs gris fer. Tout y est cassé, éclaté, craquelé, brûlé !
Sa mère est à 2.680 kilomètres de lui – il a eu la puérilité de faire le calcul ! Ces quatre chiffres mesurent son abandon ! Car personne ne l’accepte : ses camarades qu’il irrite le rudoient ; ils l’appellent « la gonzesse » et lui disent des saletés. Ses chefs ne cachent pas leur dédain du piètre soldat qu’il fait. Ne l’ont-ils pas vu décomposé de peur sous les bombardements ?… Un soleil effrayant pleut sur les rocs : la tête bout sous le casque. Il souhaite passionnément mourir. L’aumônier, dont il servait tous les matins la messe, et qui était le seul à qui il pût se confier, le seul qui lui donnât le courage de durer, l’aumônier, paludéen, est évacué.
Et un soir, c’est une patrouille à Sion, une patrouille commandée par de Scève qu’il admire, de Scève qui est de son monde et qui connaît sa mère, mais ne lui en a jamais parlé, car il ne lui parle que pour le service. Il descend donc à Slop, la nuit, le long du taillis, sous les mûriers. Les Bulgares y viennent le matin… Tandis que les autres explorent une fois de plus les maisons d’où ils arrachent encore quelque pauvre butin, il entre, lui, dans l’église bombardée.
Il y trouve, parmi les ruines du toit, les saints arrachés de l’iconostase, les chasubles d’or déchiquetées. Le sol est jonché de vitraux en miettes, de pages arrachées aux missels. La cloche gît en morceaux : elle a crevé largement la voûte en tombant. Il s’attarde à fouiller tout cela de sa lampe électrique…
Il m’avoue qu’il a été tenté de laisser repartir la patrouille, de rester dans l’église fracassée à prier, à pleurer dans les ruines. Il était tellement las, tellement à bout qu’il espérait, de tout son cœur, mourir là, comme on meurt dans la « Légende dorée » quand on le désire beaucoup et qu’on a mérité sa mort. Mais de Scève, au départ, est entré dans l’église et l’a rappelé, rudement… Le lendemain, Erlane « s’égarait » en portant un pli à l’aspirant de la compagnie de mitrailleuses.
Car, brusquement, comme réveillé, il vient de renouer ce pitoyable mensonge à sa longue sincérité ! Se doute-t-il que ses confidences n’ont fait que me prouver à quel point sa désertion était inévitable ?… Il faudrait pourtant l’avertir de ne point recommencer cette démonstration…
Je déclare donc d’un air indifférent :
— Ce que vous venez de me dire n’intéresse pas directement l’affaire et ne figurera pas au dossier. Je vous déconseille même de le répéter devant le Conseil de guerre. Vous indisposeriez sûrement vos juges.
Il ébauche vers moi un geste court des deux mains :
— Merci de vos conseils, mon lieutenant, merci beaucoup… Je voulais aussi vous demander, mon lieutenant, si j’avais bien fait d’écrire à mon cousin qui est procureur à Lyon, et puis, j’ai dit à ma mère d’aller trouver…
Qu’il est maladroit !… Il me désarme, mais il doit en exaspérer d’autres !…
— Je ne suis pas votre avocat, au contraire… C’est à vous de juger quelles démarches vous devez tenter.
— Mais, croyez-vous, mon lieutenant, que je puisse espérer…
Je lui ai déjà montré deux fois la porte. Il ne s’en va pas : il veut un espoir pour les longues heures de prison, il le mendie avec un regard d’une anxiété telle, que je trahis :
— Tâchez de prouver que vous vous êtes égaré involontairement…
Comprend-il que je lui donne là un mot d’ordre ?…
15 avril.
De Scève est arrivé hier soir de Bucarest.
Je l’ai trouvé au mess, assiégé, comme hier le vaguemestre aux tranchées. Il distribuait des nouvelles de la grande ville dont tous, ici, gardent la nostalgie. Il avait même, je crois, accepté d’aller saluer, de la part de camarades, deux petites amies inconsolables et une fiancée. Il apportait des lettres écrites par les amies et des gâteaux confectionnés par la fiancée… Je n’ai pu, évidemment, lui parler d’Erlane, mais, dès ce matin, je lui ai téléphoné. Il m’a fait répéter :
— Erlane ? Vous dites bien Erlane ? Il est retrouvé ?
J’ai eu l’impression que sa voix durcissait dans l’appareil…
— Oui. Je l’ai déjà interrogé. Mais je ne veux rien faire sans vous avoir vu. Vous étiez son commandant de compagnie. Si vous aviez un instant…
— Très bien. J’arrive.
Et il a raccroché.
Quand il est entré, brusque, nerveux comme je ne l’avais jamais vu, il m’a serré distraitement la main :
— Alors, on l’a rattrapé, ce petit salaud ?
— Oui.
— Et qu’est-ce qu’il dit ?
— Qu’il s’est perdu dans le secteur en faisant la liaison.
De Scève hausse les épaules :
— C’est tout à fait lui, ça ! L’excuse la plus absurde, la bourde la plus épaisse, vous pouvez être sûr qu’il vous les servira… C’est outrageant, vous ne trouvez pas, un mensonge bête ?
— Et c’est forcément un mensonge ?
De Scève rit, de son petit rire muet :
— Cette fois, je vous préviens que votre conscience sera en repos ! Vous ne trouverez pas le plus petit doute à ramasser !… Les lignes bulgares étaient à plus de trois kilomètres des nôtres et, pour les atteindre, il fallait de la constance ! Il s’est égaré !… Quand vous aurez le plan sous les yeux, vous m’en direz des nouvelles !
— Et s’il a vraiment déserté, comment l’expliquez-vous ?
Il me regarde, étonné :
— Comment ? Mais vous ne l’avez donc pas vu ? Vous ne lui avez pas parlé ?… Comment je l’explique, sa désertion ? Mais parce que c’est le type le plus lâche, le plus veule qu’on puisse imaginer ! Je l’explique par son oreiller en caoutchouc, un oreiller qu’il gonflait tous les soirs et que ni les blagues des hommes, ni moi-même n’avons jamais pu lui faire lâcher. « Je ne pourrais pas dormir sans lui, mon lieutenant. » Il me répondait ça, avec sa tête penchée, son sourire de jeune chrétien aux lions… Mais mon pauvre vieux, il désertait cent fois par jour ! Il s’arrangeait toujours pour laisser son travail aux autres !… D’ailleurs, il s’y prenait de telle sorte, que ça leur faisait mal de le voir, et ils préféraient encore faire sa besogne ! Si vous vouliez être sûr qu’un pli n’arriverait pas, vous n’aviez qu’à le lui confier !… En désespoir de cause, j’avais fini par le coller au balayage et à la fosse aux ordures. Il devait y jeter du chlore : eh bien, il a réussi à tomber dedans !… Et avec ça, lèche-bottes, toujours dans vos jambes : « Est-ce comme ceci, mon lieutenant ? Est-ce mieux qu’hier ? » Uniquement pour vous forcer à vous occuper de lui !… Il m’a fait écrire par sa mère des lettres insensées ! Et : « il n’a pas connu son père, vous lui en servirez » et : « il vous admire tant » et « le moindre encouragement de votre part le rendrait si heureux !… » Vous sentiez des gens collants et tenaces, des mendigots de privilèges et de faveurs, à qui il ne pouvait entrer dans le crâne que M. Jean Erlane soit traité comme le fils d’un de ses fermiers !… Et quand il tombait un obus à cinq cents mètres !… Lui tombait dans les sapes, il n’y descendait pas : il en était tout de suite remonté, d’ailleurs, à grands coups de pied aux fesses… Il n’y a qu’un soir, qu’il m’a épaté : le soir où il n’est pas rentré ! Qu’il ait pu aller seul chez les Buls, tous ceux qui le connaissaient en sont restés bleus ! Il en a regrimpé dans notre estime !… Huit jours plus tard, on a malheureusement su ce que ça nous coûtait, sa promenade !
J’étais atterré : de Scève avait parlé avec une aversion, une rancune qui lui tordaient les lèvres : il haïssait certainement Erlane… et je le comprenais ! Erlane, scandaleusement incapable, ahuri, grotesque, servile comme tous les faibles, stupidement menteur comme tous les enfants, ne pouvait qu’humilier un chef comme de Scève, faire tache dans sa compagnie, l’exaspérer par sa couardise. Je l’admettais ! Mais je savais aussi de Scève capable de regarder au delà de sa répulsion, de ne pas juger en caporal et de conclure, comme moi, que si Erlane avait été détestable soldat, puis déserteur, la faute en était d’abord à ceux qui avaient écrasé un gamin sous un fardeau qui accablait déjà des hommes. Je le lui dis.
— Nous sommes parfaitement d’accord, répliqua-t-il. Un gamin, ou mieux, un petit garçon très bien élevé qui ne se salit pas, ne dit jamais de gros mots, aime bien sa maman, et qui, un beau soir, fait casser la tête à trente-sept pauvres gars d’une compagnie, grâce aux renseignements qu’il donne aux types d’en face !…
— Ce n’est pas encore prouvé !
— Je vous le prouverai dans mon rapport. D’ici là, si vous le voulez, vous en tirerez tous les aveux possibles, et sans mal !
Il cravachait sa botte, nerveusement, les sourcils rejoints. Puis il me fixa brusquement :
— Voulez-vous que moi, je le fasse avouer devant vous ?
Il comprit à mon regard combien je m’étonnais de son acharnement, car il expliqua :
— Ces trente-sept hommes que je l’accuse d’avoir fait tuer, j’en étais le chef responsable. Je puis, je dois donc lui en demander compte le premier. Cela vous permettra d’ailleurs de donner son vrai sens au rapport que je vous enverrai.
Je ne pouvais qu’accepter la confrontation. Mais en envoyant chercher le prisonnier, je savais qu’il était perdu, que de Scève lui arracherait toute la vérité. Et j’étais sourdement heureux que cette besogne se fît sans moi. Tout se passerait entre de Scève qui avait le droit, lui, d’être inexorable, et le greffier à qui j’avais fait signe, et qui préparait une feuille blanche… Je demandai, cependant, tandis que nous l’attendions :
— Vous ne l’avez naturellement jamais revu, depuis la nuit du 26 ?
— Jamais.
J’espérais encore qu’en le retrouvant si décharné, si misérable, de Scève ne pourrait se résoudre à l’écraser. Le pitoyable infantilisme de ce corps, de ce visage, le frapperait peut-être comme il m’avait frappé ! Je n’avais plus que cet espoir…
Il entra, et le garde-à-vous raidi qui lui remontait les épaules lui donnait l’attitude tragique d’un enfant qui attend un coup et ne pourra point le parer. C’était cela que j’avais voulu montrer à de Scève, et il ne le vit pas !… J’affirme qu’il ne vit pas Erlane tel qu’il était, cet adolescent, à thorax long et étroit, aux bras interminables. On l’avait tondu, à la prison, et ses cheveux ras accusaient encore sa pathétique jeunesse, tout le provisoire de ses traits fragiles, de ce visage puéril et effaré. De Scève, je le compris, portait en lui une image ancienne d’Erlane qui lui cachait le pitoyable prisonnier, et c’est à cette image qu’allait le regard tout de suite implacable qu’il posa sur lui et qui ne le lâcha plus :
— Le lieutenant-rapporteur me dit que vous prétendez vous être perdu au cours d’une mission de liaison ?…
Erlane se retourna tout d’une pièce vers celui qui parlait : je le vis se raidir, il écoutait avec des prunelles d’hypnotisé.
— Vous savez bien que c’est faux, continua de Scève, et que c’était impossible ! Je vous avais envoyé porter un pli aux mitrailleurs du mamelon de la Macédonienne, à cinq cents mètres à peine de mon P. C. Vous n’aviez qu’à suivre la tranchée Socrate, puis le boyau des Mûriers. Cela vous y menait tout droit…
— Le boyau… était… bombardé, mon lieutenant.
La panique de la voix étranglait les mots au passage. De Scève sourit méprisant :
— En effet, il tombait quelques 105… Dans ce cas, vous n’aviez qu’à prendre par la crête : vous étiez rendu en cinq minutes ! Au lieu de cela, je vais vous dire ce que vous avez fait : vous êtes sorti par la chicane, vous avez traversé le plateau, vous avez descendu dans le ravin et vous l’avez suivi, sous bois, jusqu’au gué du Rocher en Scie. C’est là que vous avez passé le torrent… Puis, vous avez remonté la vallée, escaladé le piton des Vautours jusqu’à leur petit poste : là, vous les avez appelés, en allemand. Ils sont venus…
La bouche d’Erlane tremblait : il voulait visiblement interrompre, nier : il n’y réussit pas !
— Mais ce n’est pas tout, continua de Scève. Un déserteur est heureusement une aubaine rare, alors on vous a conduit, sans douceur hein ? à Makukovo d’abord, mais vous ne vous y êtes pas arrêté… On vous a emmené immédiatement, beaucoup plus à l’arrière, à Guevgeli, au quartier général de la division bulgare… Vous vous souvenez : une grande maison tout près du hangar du Zeppelin ?…
Erlane le regardait, avec plus de stupeur peut-être encore, que de désespoir. Et de Scève lui jeta dans un haussement d’épaules :
— Là, on vous a interrogé, menacé… et vous avez dit tout ce qu’on a voulu !
Erlane remua. Sa tête fit « non ».
— Vous n’avez pas trahi ? Allons donc !… Vous êtes bachelier, vous savez lire une carte et vous avez parlé de façon très précise. Vous avez promené l’officier de renseignements, mètre par mètre, dans notre secteur ! Vous avez pointé, sur son plan, tout ce que vous saviez ! Vous lui avez appris que la cote 1203, qu’il croyait tenue par un bataillon, n’était occupée que par une compagnie, la vôtre. Ce renseignement, vous le donniez le 27, et le 30, après un bombardement de dix heures, la position était attaquée par tout un régiment. Sur cent vingt-deux hommes, vos camarades, il y en a eu trente-sept de tués ! Tué l’aspirant Dorange qui avait votre âge, tués les deux sergents de la troisième section, tué Gervais, votre camarade de la liaison, et trente-trois autres pauvres garçons, des pères de famille, des jeunes gens dont le dernier vous valait cent fois !… Quant au commandant de compagnie, assommé à coups de crosse, il s’est réveillé prisonnier dans ce bureau de renseignements de Guevgeli où vous aviez préparé ce beau travail !
Chose extraordinaire, c’était lui qui, indigné par ces souvenirs, ne se maîtrisait plus. Il criait, frappait mon bureau du poing. Au contraire, depuis qu’on l’accusait d’un crime inexpiable, de cette trahison que les poilus eux-mêmes, si indulgents aux fautes militaires, ne pardonnaient point, Erlane semblait reprendre une tremblante assurance. Il n’avait point interrompu, mais sa tête niait, niait sans cesse. Il dit enfin d’une voix essoufflée :
— Non, mon lieutenant… non, je n’ai pas donné de renseignements !… pas de renseignements… non !
De Scève le toisa :
— On vous en a demandé, je le sais ! C’est dire que vous en avez donné.
Erlane avala de la salive, secoua encore la tête avant de pouvoir parler, et affirma :
— Je n’en ai pas donné, mon lieutenant… On m’en a demandé mais je n’en ai pas donné… non, mon lieutenant !
De Scève croisa les bras, et avec un impitoyable mépris :
— Mais regardez-vous donc, mon garçon !… Vous suez la lâcheté. Vous ! refuser de trahir ? Alors que vous ne veniez que pour cela !… Mais le dernier des caporaux bulgares vous aurait fait vendre une armée, en vous menaçant d’un coup de botte !… Vous tueriez votre mère, vous marcheriez sur le Christ, et pourtant vous êtes dévot, si l’on vous le demandait revolver au poing. Vous êtes de la race des renégats, vous entendez !
Il fit un pas vers Erlane dont la tête répétait « non », mécaniquement, à moins que ce fût un tremblement nerveux causé par l’affreuse scène. De Scève ne se possédait plus, mais il s’en aperçut à temps, et vint à ma table, plus pâle encore que l’accusé. Les mains qu’il posa sur le rebord frémissaient :
— Excusez-moi, Norbert, dit-il. Je n’ai pas été maître de moi… Je tiens pourtant à vous dire ceci : que la désertion à l’ennemi et la trahison vont de pair, et que cette histoire-là a coûté trente-sept morts, sans parler des souffrances physiques et morales qu’elle a values aux vingt-cinq autres qui ont été pris par les Bulgares. Je ne pourrai que le répéter dans mon rapport.
Il me serra la main et sortit brusquement, sans avoir jeté un regard au prisonnier.
— Je n’ai pas donné de renseignements, mon lieutenant. Non, je n’ai pas donné de renseignements, non !…
Il répète cela d’une voix monotone, obsédante. Sa litanie se précipite, s’exaspère, monte, aiguë comme un cri, et, tout d’un coup, peut-être parce qu’il a rencontré mon regard, mon regard qui a changé depuis que de Scève a dit « trente-sept morts », tout casse, la voix et le corps qui s’affaisse sur les jambes molles, comme un mannequin bourré de chiffons, un corps qui gît en tas, par terre.