CHAPITRE DOUZIÈME

Qui trouverai-je comme avocat à Erlane ?… Ah ! si Conan ne bafouillait pas dans toutes les circonstances officielles !… On m’a parlé d’un séminariste qui a son bachot… On m’a dit : « Vous le trouverez au couvent des Franciscains français. »

Je traversai un large jardin ras. Dans les parterres bordés de buis, de courtes plantes grasses dessinaient des cœurs ou des M. Des statues pieuses, hissées sur des socles de briques, s’abritaient sous des niches de zinc. Le frère portier m’avait dit :

— Vous serez obligé d’attendre un peu : il est au salut.

On chantait, en effet, dans une petite chapelle au bout d’une charmille, sous des tilleuls. J’entrai. Les murs verdis se perçaient de quatre étroits vitraux en grisaille ; on y apercevait le balancement léger des branches. Les statues de plâtre peint étaient si maigres et si pâles qu’on en oubliait leur laideur. Les moines, agenouillés dans le chœur, sur une marche de bois, devant un retable dédoré, chantaient. Je ne voyais aucun visage, rien que le triangle brun du capuchon sur le surplis, la couronne de leur large tonsure. L’officiant, dans sa chape de brocart, était tout décapité par la prière. À droite du petit autel, un soldat, en capote fanée, balançait amplement l’encensoir qui, à chaque bout de son oscillation, lançait un nuage léger de fumée bleue. C’était certainement celui que je venais chercher.

On chantait les litanies, à la française, avec une faute d’accent par mot, et les appels se succédaient, soutenus par le chevrotement grêle de l’harmonium. Je regardai mon avocat : il tenait les yeux fixés sur l’ostensoir, sur le verre brillant de la monstrance où luisait l’Hostie, des yeux à lunettes, au-dessus d’un nez de tapir, un visage chevalin, assez niais, mais que la foi parvenait à rendre émouvant. Après tout, pensais-je, qu’est-ce que je viens lui demander ? De voir au delà des autres, de distinguer ce qu’ils ne voient pas, ce qu’ils ne veulent pas voir… Il a peut-être de l’entraînement !…

Le salut terminé, il revint éteindre les bougies, et, à chacun de ses passages devant le tabernacle, il fléchissait à fond, dans une génuflexion qui ne trichait pas, qui heurtait le genou contre le bois. Il recouvrit la nappe d’un couvre-autel de drap vert timbré d’une petite croix de ganse jaune, et après une courte prière à la grille de la sainte-table, il sortit, non sans me donner au passage un regard de déférente approbation pour ma présence.

Je le rattrapai dans l’allée :

— Je suis commissaire-rapporteur au Conseil de guerre, et je viens vous demander de défendre, à la prochaine audience, un garçon accusé de désertion à l’ennemi.

Il balbutia, tout de suite affolé :

— Mon lieutenant, je n’ai jamais parlé en public… et puis, je ne connais rien à…

— On ne vous demande pas de phrases. Vous n’aurez qu’à parler avec tout votre cœur, toute votre pitié… D’ailleurs, je ne devrais pas vous dire cela, mais si vous avez besoin d’un conseil…

Je le regarde : sa grande bouche en détresse remue, mâche de l’anxiété. Ses gros yeux, derrière les verres bombés, me rappellent ceux du cheval de de Scève bloqué devant le fossé. Il est très malheureux.

— Mon lieutenant, non… Je ne pourrais pas… Une responsabilité pareille !… Et puis, encore une fois, je n’ai jamais parlé…

Bon !… Il faut le laisser à ses bougies, au petit ménage de l’autel… Tout de même, il ne l’emportera pas en paradis !

— J’aurais cru, mon ami, étant donnée votre vocation, que vous accepteriez au moins d’essayer… Je vous souhaite de n’avoir jamais à engager votre responsabilité au confessionnal !

Il devient très rouge, mais sa tête refuse toujours, obstinément.

Pourtant, il m’arrête devant la statue de saint Michel, un saint Michel de faux bronze, exécutant, sur le dos de Satan, ce pas des patineurs dont Raphaël porte la honte, et il me dit :

— Mon lieutenant, vous pourriez peut-être voir le père Dubreuil du 58e. C’est un missionnaire des Missions étrangères. S’il acceptait…

S’il acceptait, ce serait une aubaine pour Erlane ! Je ne connais pas le père Dubreuil, mais je sais d’avance que le prestige d’un prêtre sur les officiers du tribunal donnerait un singulier poids à sa plaidoirie.

Je le demandai le lendemain au corps de garde du 58e.

— Il doit être aux patates, me répondit le sergent. Je vais l’envoyer chercher.

— Inutile. Conduisez-moi.

Chemin faisant, j’appris que le père Dubreuil était missionnaire en Océanie. Il disait la messe, le dimanche, dans un manège bulgare, avec un petit calice et des burettes qui ressemblaient à des jouets d’enfant pieux. C’était l’aumônier officieux du régiment, et ses chefs le laissaient très libre, mais il mettait son point d’honneur à ne couper à aucune corvée. Pour l’instant, il était aux patates.

Je le reconnus à sa barbe, une vraie barbe, pas de ces barbes récentes de prêtres en guerre, de ces barbes en hérisson noir, mais une large et soyeuse barbe en éventail. Je le reconnus encore à ce qu’il ne chantait pas la chanson vraiment inchantable de l’assemblée qui formait le cercle autour d’un tas de pommes de terre germées.

— Dubreuil.

Un peu lourd, l’air d’un vingt-huit jours, du ventre, mais une bonne bouche… Il ôte son calot : il est tondu à l’ordonnance. Sympathique !

Je l’entraîne, car toute la corvée, couteau suspendu, nous observe :

— Voilà : le général vous a désigné pour défendre au Conseil de guerre un gamin de vingt ans qui est accusé de désertion à l’ennemi. Je vais vous expliquer…

Je lui dis tout ce que je sais, tout ce que je devine, tout ce que je pense. Il écoute, tête basse, mains croisées et murmure :

— Ce ne sera pas commode !… Je ferai tout mon possible, mais ce sera bien peu, mon lieutenant !…

— Vous seul pouvez quelque chose… Avant tout, vous pouvez le remonter : il est à plat. Allez-y dès ce soir, et dites-lui tout de suite qui vous êtes… Demain, rendez-vous à la gare à sept heures. On ira voir sur place, si ça peut tenir debout, son excuse, si ce n’est pas absolument impossible qu’il se soit égaré dans le secteur.

C’est une idée de Conan, cette expédition.

— Tu comprends, m’a-t-il dit, un plan directeur, c’est pas le terrain ! On ne se rend bien compte que sur place. Emmène-moi, je te piloterai, et ça pourrait donner du fil à retordre à de Scève !…

J’ai bien soupçonné son offre d’être intéressée : il a sûrement envie de revoir une de ses anciennes cagnias ! Pourtant, c’est une dernière chance, et je ne dois pas la laisser échapper. J’ai donc fait signer au général une commission rogatoire et un ordre de transport pour nous trois…

Conan est arrivé le premier à la gare. Je lui annonce que nous aurons un compagnon, et comme il professe sur le clergé des opinions extrêmes, il me dit :

— Les curés, c’est comme les sous-offs corses, c’est tout bon ou tout mauvais. Comment qu’il est, le tien ?

— Regarde. Le voilà.

Le père Dubreuil, en effet, se hâtait à grands pas.

— Je vous ai fait attendre, mon lieutenant…

— Non. Vous êtes à l’heure.

Conan, qu’il a salué aussi raidement que faire se peut, l’observe… et lui tend la main. Puis, il nous entraîne sur le quai, et à peine assis dans le compartiment, il tire de sa poche une corde mince, et fixe solidement la poignée de la portière…

— Vous avez vu Erlane, hier ?

— Oui, mon lieutenant.

— Alors ?

Le père Dubreuil se tait, regarde ses genoux, immobile. Conan et moi, nous le guettons. Il hoche la tête et répond enfin :

— On hésite même à dire que c’est un enfant…

— Non, tranche Conan, c’est une fausse couche !

C’est vrai, ce qu’a dit le missionnaire ! Erlane n’a pas même la consistance d’un caractère enfantin, cette personnalité cohérente qui fait d’un garçon de dix ans un homme à échelle réduite. Les années ont déposé en lui, comme des alluvions, des choses d’homme, sur un fond tenace de puérilité. Et ce mélange déconcerte, gêne… Il a sûrement gêné le père comme moi-même.

— A-t-il toujours la colique ? demande Conan.

— Il s’est plaint d’entérite, mon capitaine.

Et Conan, accoudé sur ses genoux, suggère :

— Je n’ai pas de conseils à vous donner, mais si j’avais à le défendre, je la ferais valoir, cette cliche-là, parce que ce n’est pas la colique, c’est la frousse, mais la frousse-maladie qui vous fait s’en aller un bonhomme en eau, les os, le cerveau, tout !… Les types qui l’ont, y a plus qu’à les ramasser avec la pelle et le petit balai. On en trouvera peut-être un jour le microbe… Non, mais !…

Une main, du dehors, essaie de tourner la poignée de portière qu’il a si bien ficelée. Il abat la vitre et, tout le buste sorti, il chasse, avec des injures indignées, deux paysans bottés.

— T’as vu ça ! Et les wagons à vaches, pour qui que c’est ?…

Quand le train s’ébranle, il tire un jeu de cartes :

— Un poker ? Vous jouez ?

Le père Dubreuil répond :

— Parfois…

Il joue, en tous cas, fort bien, bluffe avec une sérénité, un calme respectueux qui arrachent bientôt à Conan des cris d’admiration.

J’offre des bastos ; le père refuse :

— C’est des cigarettes pour enfants de Marie, ça, mon lieutenant.

Et il bourre une pipe noire et courte.

La campagne bulgare défile, plane, bordée au loin par une haute ligne de montagnes pâles. Conan lui jette un coup d’œil :

— Choux-verts, piments… Piments, choux-verts… Des types qui boulottent ça à longueur d’année ne peuvent être que des salauds…

Puis il vit un lapin débouler :

— D’ici, on l’aurait avec du six.

— J’aimerais mieux du quatre, déclara le missionnaire.

— Vous chassez donc ?

— Là-bas, c’est plein de lièvres.

Conan réclama aussitôt des détails sur la chasse en Polynésie. Le père tuait des cochons sauvages, des pluviers. On parla des cannibales.

— Il en reste aux Fidji, assura le père, à Kandabou, à Tabé-Ouni. L’an dernier encore, un de nos missionnaires a été mangé. Ils s’en déshabituent pourtant petit à petit, surtout depuis qu’ils gagnent quelques sous à l’exportation du santal…

— C’est un arbuste ? s’informa Conan avec intérêt.

— Le santal blanc est même un grand arbre, répondit le père, un arbre à cime arrondie qui pousse dans la montagne.

Puis il parla des pirogues et des arbres à pain, des cocotiers, des tortues marines et des récifs de corail. Nous l’écoutions, sans nous lasser, car nous étions encore, tous les deux, à l’âge où l’on croit aux îles…

— Ils sont polygames ? demanda Conan qui eût visiblement aimé à poser des questions plus précises.

Le père répondit en riant avec bonhomie :

— Il se passe là-bas, au grand soleil, ce qui se passe en Europe entre quatre murs…

— Ça doit quand même suffoquer, au début ? insista Conan de plus en plus curieux.

— On est vite blasé, mon capitaine ! On comprend surtout très vite qu’on a bien fait de venir…

— Pour leur apprendre à se cacher ?…

— Surtout pour leur faire des piqûres de 914, répondit le père Dubreuil avec une grande simplicité. Ils sont presque tous syphilitiques.

Conan rebattit les cartes…

Le soir tombait quand nous descendîmes à Kalinovo. La gare bombardée avait été réparée avec des tôles arrachées aux abris du secteur proche. L’herbe poussait entre les rails, car la ligne n’était raccordée que depuis peu. Les deux employés à casquette plate nous regardèrent, étonnés, et, sitôt sorti, Conan s’orienta. Il montra, du bout de sa canne, une montagne violette, au-dessous d’un ciel encore limpide et profond. Un vol de vautours montait et descendait derrière la cime, si lent, si régulier, que l’on eût dit que, de l’autre côté du morne, quelqu’un jonglait avec les oiseaux noirs, les relançait dans le soir calme.

— Les lignes ! dit Conan.

Le bout ferré de sa canne suivait à l’ouest, le long de la pente, une longue estafilade grise qui se perdait à l’angle d’un col.

Je proposai :

— On ira demain ? C’est au moins à deux heures d’ici ! Il fera tout nuit. Que veux-tu voir ?

— Demain, je reprends le dur, répliqua Conan. Et puis, oui ou non, ton zèbre s’est-il trotté la nuit ? Oui ?… Alors c’est la nuit que tu dois y aller, si tu veux piger ! C’est pleine lune : on y verra comme en plein midi !…

Il piqua droit sur la montagne. Nous n’avions qu’à le suivre.

Nous nous taisions. La guerre était encore si proche que nous retrouvions brusquement, comme si elle fût restée attachée au terrain, notre âme des soirs de relève, cette angoisse active qui tenait tous les sens à l’affût, cette impression d’une présence hostile et cachée qui guettait notre montée. Le silence, même, inquiétait sourdement, comme jadis, la quiétude trompeuse des secteurs… On eût entendu sans grande surprise, l’espace brusquement gronder…

Conan montra, à notre gauche, une ombre qui serpentait :

— Le boyau des Rats.

Puis sa canne se rabattit vers un pli de terrain où blanchissaient quelques masures :

— Burmuchli, annonça-t-il. Tu parles si les fokkers ont tapé dedans !

Le râle gras d’un crapaud énorme, assis dans une plaque d’eau figée, pâteuse comme du plomb fondu, nous fit sursauter. Conan lui jeta une pierre. La bête se traîna lourdement sur le ventre, au fond de l’ornière.

— Vise-le, dit Conan, s’il n’a pas la dégaine d’un qui serait en patrouille !

Le sol montait. Devant nous, la courbe de la montagne semblait celle d’une longue draperie qui traîne. Le bleu du ciel se décolorait, et une grande panne de nuage fauve y allongeait comme une île oblongue. Conan se détourna :

— C’est l’heure du Zeppelin !…

Le Zeppelin de Guevgueli !… Le soir éveillait sa pulsation sonore, le timbre de ses moteurs devenait plus clair quand il prenait de la hauteur, puis les « bromm » des bombes jalonnaient le cours du Vardar…

— Un gourbi ! dit Conan, on approche !

Il montrait un trou noir, béant, à notre droite. Le coffrage avait fléchi, et le toit de rondins s’incurvait… Les sacs à terre, pourris, étaient plats et crevaient de partout.

Les grenouilles s’éveillaient, derrière nous, dans les marais, et leur chant, que traversait parfois le raclement sourd des crapauds, emplissait le crépuscule d’un étrange grelottement. Des scarabées bourdonnaient, quelques-uns nous heurtaient, et le choc cassait net leur note vibrante de violoncelle.

La montée était subitement devenue plus rude. Conan grimpait devant moi, à larges enjambées, et je m’essoufflais à le suivre ; le père Dubreuil fermait la marche et perdait du terrain. Soudain, nos ombres s’allongèrent : la lune se levait, et avec elle, la montagne.

Comme nous marchions vers l’ouest, le contre-jour du couchant l’avait jusque-là laissée dans l’ombre, mais sous la clarté pleine qui la fouillait, elle m’apparut aussi stérile, aussi âpre que jadis quand la chauffait l’écrasant soleil de midi. Je la revis pelée, coupante, ravinée, semée de pustules de roc, poussant partout des éperons, striée comme des coulées de lave. Derrière les premières crêtes, on en devinait d’autres, une effrayante succession d’autres crêtes… Hier, on était voué à la titanesque besogne de les prendre d’assaut, l’une après l’autre, celles qu’on voyait, celles qu’on ne voyait pas, toute la chaîne !…

On lui montait à même le flanc, et c’était rude ! Pas plus de pensée possible, maintenant, que les soirs de relève, sinon celle du bon caillou où poser le pied, le caillou qui ne roulerait pas. Si deux pierres s’entrechoquaient, je ne pouvais retenir un stupide haut-le-corps d’inquiétude.

Soudain, je ne vis plus Conan : il venait de sauter dans la tranchée, la première tranchée française.

Il l’arpentait à présent, devant moi. Son béret de chasseur roulait comme une boule noire le long du parados ; souvent un éboulement le forçait à remonter.

Je me détournai pour attendre mon avocat : derrière moi, la montagne semblait s’être déchirée en essayant de se soulever. Sa retombée avait formé des saillies surplombantes, des entablements cahotiques, ouvert des failles profondes, des enfoncements de cavernes. Des rocs, à quelques pas, des rocs plats, d’énormes dalles descendaient en s’imbriquant : on eût dit les tuiles de quelque toit géant.

Le long du parapet de pierraille, j’eus vite rattrapé Conan. Je l’appelai :

— Où nous mènes-tu ?

Il continuait à serpenter au fond de la tranchée et il ne répondait pas. J’aperçus une lueur qui marchait devant lui : il venait d’allumer sa lampe électrique.

— Amenez-vous, ordonna-t-il.

Il éclairait l’entrée d’une sape qui s’enfonçait dans le granit, à six mètres au moins de profondeur. Des pierres blessantes pointaient dans les parois de l’escalier, du mica étincelait. La lueur glissa sur les degrés de terre rongés par les pluies, pénétra jusqu’au fond de l’abri, y heurta quelque chose qui brilla d’un éclat froid.

— C’est pas la peine d’y descendre, c’est plein de flotte…

En éteignant, Conan ajouta :

— C’était le P. C. de de Scève.

Je me figurai Erlane en remontant les marches, entrant dans la nuit, non point dans cette magnifique nuit de printemps, mais dans une nuit d’hiver et diluvienne, où la terrible pluie des Balkans emportait tout, dissolvant tout, les secteurs et les âmes.

Quand il avait regardé par-dessus le parapet, c’était ce paysage de Golgotha qui lui était apparu à travers le rideau de pluie glacée, dans la lueur rouillée des fusées. Si j’avais pu l’emporter, cette montagne, à la semelle de mes bottes, pour la montrer aux juges, ils auraient peut-être compris qu’un gosse abandonné là dedans, au cœur de ce Balkan sinistre, tout seul, gravissant le torrent qui dévalait dans la tranchée, ait pu perdre son chemin, ou même son pauvre reste de courage !

— Où sont les tranchées bulgares ? demanda le père Dubreuil.

— Trois mille deux par le ravin, deux mille sept à vol d’oiseau.

Les chiffres précis tombèrent comme une condamnation. L’écart entre les lignes mesurait l’absurdité de l’excuse qu’Erlane invoquait toujours : on ne prend pas l’une pour l’autre deux tranchées séparées par plus de trois kilomètres d’une telle montagne !…

— Amenez-vous, répéta Conan.

Il sauta sur le parapet et marcha vers l’est. La montagne s’y étalait en un plateau où courait le sillon plus pâle d’un boyau. Au bout d’un quart d’heure de marche, nous nous arrêtions au bord d’un ravin abrupt. La lune y pleuvait sur des cimes d’arbres, un torrent grondait au fond. Conan nous entraîna jusqu’à un rocher qui surplombait le vide :

— Ben voilà, dit-il de sa voix somnolente, pas besoin d’aller plus loin pour piger. Là, à 300 mètres, c’est le mamelon de la Macédonienne. C’était là que de Scève l’envoyait porter un pli aux mitrailleurs.

Il montrait une sorte de ballon, un sommet arrondi, si proche, dans la nuit transparente, que je croyais voir le bout de la canne l’effleurer. Je murmurai :

— Il n’était tout de même pas possible de manquer ça !…

— Il n’y avait pas de lune, mon lieutenant, répliqua vivement le père Dubreuil. Ce soir, oui, cela semble impossible, mais, par nuit noire !…

— L’embêtement, fit remarquer Conan, c’est qu’il avait, pour y aller, le boyau là-bas, le boyau des Mûriers qui l’y menait par la main…

Sa canne désignait, à cent mètres en avant, une ligne d’ombre qui se perdait tout de suite dans un pli de terrain, mais le bâton la prolongeait, en marquait méticuleusement les coudes, avec une sûreté parfaite.

— Le boyau était bombardé, mon capitaine.

— Dans ce cas, il n’avait qu’à suivre le réseau, sur la crête… Et puis, une ou deux salves de 105, vous appelez ça un bombardement, vous le père anthropophage ?… À propos d’anthropophage, j’ai la dent, moi !… Passe-moi la musette !

Il y trouva un quignon de pain, des rondelles de saucisson et, la bouche pleine :

— C’est d’ici que je suis parti, il y aura un an le 12 juin… Trois beaux Fritz qu’on a ramenés, cette nuit-là !…

Il mâchait, avec son pain, des souvenirs que nous entendions mal ; puis, en secouant les miettes sur sa vareuse, il annonça :

— On va aller voir les Buls !…

Nous descendîmes une pente criblée de lune, de la terre crayeuse, presque éblouissante. J’allumai une cigarette. Conan se retourna :

— Tu vas nous faire repérer, toi !

Puis, comme le pas lourd du père Dubreuil faisait rouler des pierres le long de la sente :

— Non, mais, quel chahut ! fit-il blessé dans son vieil instinct de silence. Si je vous avais emmené en patrouille, vous, qu’est-ce que je vous aurais passé !…

Nous étions arrivés dans une sorte de cuvette que bordaient des boursouflures de rocs.

— À supposer, dit Conan, qu’il ait foutu le camp par le plus court, c’est par là…

Il donna quelques coups de canne à des choses qui traînaient :

— Attention au barbelé, il en reste.

Je me détournai : largement dépassé, le mamelon de la Macédonienne se dressait derrière nous, avec une rigueur de borne. Le père Dubreuil se retourna aussi et me regarda tristement. Il sentait, comme moi, que chaque pas qui nous en éloignait ôtait à un malheureux une chance de vie !

Au bout du plateau, nous retrouvâmes, béante, la coupure du ravin qui contournait tout ce pan de la montagne :

— Cette fois, annonça Conan, rien à faire. Faut descendre dans le fossé !

Il se laissa glisser le premier, en se tenant aux racines. Il dévalait avec une rapidité de chute. Nous nous débattions encore dans les griffes des acacias qu’il allumait sa pipe en bas, à cinquante mètres au-dessous de notre prudente descente.

— Il en a vu, tiens, ce bois-là ! nous confia-t-il quand nous l’eûmes rejoint sous le couvert !… Y a un an, à cette heure-ci, il n’aurait pas fait bon s’y balader comme maintenant ! Des Buls t’y attendaient dans tous les trous ! Seulement, quand tu tombais dans le nid, sans qu’ils t’aient entendu venir, tu parles d’une omelette !…

Le père Dubreuil demanda :

— Vous ne pensez pas, justement, qu’Erlane ait pu tomber dans une patrouille ?

— Il a toujours affirmé, répliquai-je, qu’il n’a rencontré personne.

Conan hocha la tête avec une pitié sincère :

— Le pauvre chien !… Il aurait dit, dès le début, qu’il s’était fait paumer au bord du ravin, il ne trouvait personne pour le contredire ! Les Buls y venaient assez souvent pour lui fournir un alibi…

Il nous précéda, en écartant les branches basses. La lune jouait doucement sur le sol, à travers l’ombre légère des arbres. Elle reluisait sur les feuilles cirées des mûriers. Le torrent, dont nous entendions la rumeur à notre droite, blanchissait par intervalles à travers les troncs noirs. Un brusque détour l’amena à nos pieds. Conan s’arrêta.

— C’est là que j’ai refait une patrouille de Buls, une nuit où on y voyait moins clair qu’aujourd’hui ! Dans la flotte, qu’on s’était couché avec les gars, mais c’était en août, y en avait pas beaucoup et elle était bonne… Cinq, qu’on a descendus à la première décharge, cinq et un prisonnier ! On l’a fait remonter en vitesse et c’est dans ma cagna que je me suis aperçu qu’il avait le ventre crevé, quand il est tombé à mes pieds, avec le poing sur son trou, pour empêcher ses boyaux de foutre le camp… C’est le seul à qui j’aie regretté d’avoir botté le train pour l’emmener !

Sa voix, dans la nuit, dans ce bois muet, prenait une force, une résonance étranges. On eût dit qu’il n’en contrôlait plus le volume, que les mots lui échappaient, comme en rêve, quand ils retentissent avec une sonorité de porte-voix.

Il repartit le long du torrent, dans la pénombre bleue.

— Sommes-nous encore loin ?

— T’en as encore pour une vingtaine de minutes.

— Ce n’est pas la peine d’aller plus loin, va ! La preuve est faite !

J’abandonnais !…

Il était tellement évident, désormais, que seule la volonté tenace de fuir avait pu amener Erlane jusque-là !

Vaincu, lui aussi, le père Dubreuil murmura :

— Ce n’est peut-être pas la peine, en effet…

Mais Conan ne s’arrêta pas :

— On ne va pas plaquer maintenant ! Faut que vous voyiez où il a accosté, votre pèlerin !

On marcha encore, longtemps, me sembla-t-il, sous le murmure des arbres. Les pièces de lune qui en tombaient tachaient de lumière nos visages et nos mains. Au-dessus de nos têtes, parfois, battaient de grandes ailes réveillées par notre pas. Conan nous arrêta, une seconde fois, au bord du torrent ; sa lampe aiguisa les dents d’un rocher qui semblait une touffe de stalagmites.

— Le rocher de la Scie… C’est le gué. Attention, ne foutez pas le pied dans la flotte, elle ne doit pas être chaude.

Il rabattait la lueur sur un chapelet de pierres plates que le torrent recouvrait d’une mince pellicule d’eau rapide. En février, quand Erlane avait passé, il devait avoir eu de l’eau jusqu’au ventre.

Sur l’autre bord, on quitta le ravin pour une vallée escarpée, une sorte de raillère croulante. Depuis le temps qu’on marchait, il me semblait impossible qu’on ne fût pas déjà arrivé. Ça prenait les allures d’une mystification !

— Ah ça ! y est-on ?

Conan leva le doigt. Il me montrait, devant nous, un piton qui s’enlevait à brusques arêtes, une sorte de pyramide tronquée, au bout d’une longue falaise noire :

— Le Piton des Vautours. C’était là leur premier poste.

Il fallut longer le pied du rempart de granit, aborder le bastion par derrière, y grimper le long d’une pente raide où la pioche des Bulgares avait, de loin en loin, entaillé quelques marches.

Quand on fut en haut, Conan regarda l’heure :

— Depuis le P. C. de de Scève, ça fait une heure quarante qu’on marche. Pour un type qui ne connaît pas la route, qui n’y voit pas, qui a les foies et les Buls devant, faut bien compter trois fois autant…

Je refis mentalement l’interminable trajet ; je revis le plateau, l’escarpement, la descente dans le ravin, le long cheminement à travers les broussailles et l’enchevêtrement des branches, les pierres plates du torrent, la raillère et l’assaut de la muraille. J’y ajoutai l’ombre, l’affreuse peur, la pluie, les menaces de mort embusquées à chaque pas : rien ne l’avait arrêté !… Je lui en voulus soudain, cruellement, de l’impossibilité où il me mettait de le défendre, de m’avoir amené de si loin pour me faire battre par l’évidence, et comme de Scève, lorsqu’il avait constaté sa désertion, je me prenais à lui supposer du courage. C’était le condamner ! Je le savais et pourtant, je ne pus retenir ma rancune :

— Il fallait vraiment qu’il en eût envie !…

Mais Conan qui s’était assis en propriétaire, les jambes pendantes, sur le parapet de la tranchée bulgare, Conan secoua la tête et expliqua en bourrant sa pipe :

— Ben moi, mon vieux, j’en sais rien !… Sûrement, quand on vient de faire la balade, on se dit : « Fallait qu’il ait mijoté ça depuis longtemps, le frère, pour pas s’arrêter en route ! » mais, avec une capacité de frousse comme celle de ton type, faut s’attendre à tout !… Suppose qu’il s’en allait peinard dans son boyau, porter son pli : un obus lui claque aux fesses, un autre au nez. Il se croit visé et il fout le camp, n’importe où, à travers le billard. Il n’a qu’une idée, galoper loin des éclatements… Ça tombe sur nos lignes : il n’y revient pas. Ça ne tombe pas en face : il y va. En face, ça mène chez les Buls, mais il n’y pense pas. Il a tout juste autant de raisonnement qu’un kleps qui traîne une poêle à la queue… Il traverse le plateau, et il te dégouline le ravin. Pourquoi ? Tout simplement parce que ça mettait plus d’espace entre lui et les 105… En bas, c’est un autre genre de frousse : une branche qui bouge, c’est un Bul ! le vent, c’est le grondement d’un chien, les grands bergers allemands des patrouilles qui vous étranglaient leur bonhomme… Il court là dedans, hors des sentes, en chialant, le cœur battant jusque dans la gueule. Il se fout par terre, il casse du bois : ça n’arrange rien ! Il s’assomme, il tombe à l’eau, il se terre dans un taillis, bien perdu, cette fois, et dingo !… Et puis, à l’aube, il en sort sur les genoux… »

Oui, il y a eu l’aube, la lumière… Il a vu clair dans le bois, dans son acte… Il a regardé le torrent… J’interromps :

— Alors, comment expliques-tu qu’il n’ait pas remonté l’eau ? Il savait bien pourtant qu’en aval c’était les Buls, qu’en amont, ça le ramenait chez nous !

— Mon vieux, dit Conan, c’est vrai ! Les Buls sont là, à portée de voix, de geste… Il a perdu son flingue, son casque dans le bois. Faudra qu’il explique comment, qu’il dise pourquoi il est descendu là au lieu d’aller porter son papier ; il faudra qu’il avoue la frousse qui l’y a jeté… On ne le croira pas, c’est pas croyable !… Et puis, il est à bout. Il n’a plus que la force d’en finir tout de suite. Trois cents mètres d’un côté, presque quatre kilomètres de l’autre… C’est peut-être tout simplement ça qui l’a décidé…

Le père Dubreuil approuve avec ferveur.

— Vous avez raison, mon capitaine ! C’est sûrement ainsi que cela s’est passé !

— Ben oui, mais vous ne pourrez pas le dire ! Sur les cinq bigorneaux qu’on vous alignera pour le juger, derrière le tapis, y en aura pas un d’assez culotté pour bien savoir ce que c’est que la frousse !…

Sa pipe rougissait, par bouffées, son visage placide qui semblait étrangement déplacé en ce lieu, à cette heure. Il tisonnait, dans la tranchée, du bout de son bâton.

— Et voilà ! conclut-il.

Libéré de sa mission de guide, il se reposait, semblait, tout courbé, remuer des cendres et des ombres.

— J’en ai balancé des grenades dans ces trous-là, dit-il enfin, rêveusement. Tiens, là où tu es, toi Norbert, je vois encore un grand Bul empoigner son flingue et me le lever sur la gueule. Je te l’ai cassé en deux à bout portant, d’un coup de parabellum dans le bide !…

D’instinct, je reculai d’un pas pour m’écarter de l’endroit où l’homme était tombé. Mais ce souvenir avait rejeté Conan debout.

— On les met, commanda-t-il ?

On partit, on longea la tranchée bulgare que Conan explorait de sa lampe, signalant au passage les entrées d’abris, les postes de guetteurs, les emplacements de mitrailleuses…

Un nocturne hulula derrière nous, un cri strident, achevé en râle, le cri d’une bête lentement assassinée. Conan sauta dans la tranchée, se releva : quelque chose brillait entre ses doigts.

— Un de leurs chargeurs…

Il le fourra dans sa poche… Son allure devenait singulière. Il passait d’un bord à l’autre de cette tranchée, y descendait, en remontait, fouillait du jet de sa lampe les moindres replis de terre. C’était une frénésie de mouvements qui rappelait l’allure fébrile d’un chien courant sur une piste chaude. C’étaient les mêmes élans, les mêmes détours, la même quête active, la même souplesse, une souplesse stupéfiante dans ce corps trapu.

— Tiens, c’est là que Grenais a ramassé ses quatre Buls, Grenais que t’as fait passer au tourniquet… Il leur avait coupé leurs bretelles pour pas qu’ils se cavalent ! Quand il leur a montré la route, il y en a eu un, un lieutenant, un grand roux, qui n’a pas bougé. Il faisait « non » de la tête, en tenant son grimpant à deux mains. Grenais l’a brûlé, les autres ont filé…

Il s’arrêta, me prit le poignet. De son autre main, il montrait la pente :

— Les nuits de coups de main, t’arrivais par là… T’arrivais à plat ventre, en respirant dans la terre. Tu mettais cinq minutes à faire un mètre… Tes gars, eux, prenaient un par un les cailloux ; ils les rangeaient, comme des œufs, pour qu’il n’y en ait pas un à rouler… T’entendais les Buls causer dans leur trou, rigoler, parfois, à cinq pas de toi ! T’étais là, couché, ton sifflet entre les dents. Tu savais que tu les possédais d’avance… Tu jouissais, tiens !… Et puis, tu te décidais ! Ton coup de sifflet, ça dressait d’un coup cinquante types qui tombaient dans la tranchée comme le tonnerre de Dieu !… Tu ne peux pas te figurer les têtes que t’y voyais, dans la tranchée, des gueules de types qui ne croient pas au diable, et qui le voient ! Ah ! ça te payait de tout ce que t’avais roté !… Et puis, ils payaient autrement, les vaches !… Ils en ont dégusté, avec moi… dégusté !…

Il bafouillait, saisi par une de ses terribles colères. Toute sa guerre, toute sa haine lui remontaient d’un coup à la tête, à la bouche ! Penché sur le trou noir d’une sape, il y crachait des injures entrecoupées ; il le guettait, comme s’il eût dû en sortir des hommes à tuer… J’en restais immobile d’horreur et de honte…

— Mon capitaine, regardez ! Les habitants de Slop sont rentrés !

La voix du père Dubreuil s’élevait derrière nous, ferme et grave, comme pour un exorcisme.

— Regardez, mon capitaine, ils sont rentrés !

Il s’était avancé près de Conan et lui montrait, à notre droite, très bas au-dessous de nous, des lumières…

Je savais ce qu’était Slop pour Conan, des maisons crevées où ses gars avaient tout pillé, des arbres hachés où il attachait ses pièges à cheddite, un village à embuscade, un terrain de combat à mort, lors des rencontres de patrouilles… C’était là que brillaient doucement les lumières…

Les yeux lourds, comme embués d’ivresse, il regarda longuement :

— C’est vrai, avoua-t-il enfin. Ils sont rentrés…

Alors, pour l’avoir vu à ce point possédé par sa guerre, j’en eus pitié, en songeant à ce qui l’attendait, et j’osai une question que je n’avais encore jamais osée :

— À propos, Conan, qu’est-ce que tu faisais dans le civil ?

Il resta muet pendant de longues secondes, il semblait chercher, péniblement, ne pouvoir s’arracher à cette tranchée noire qu’il fixait. Enfin d’une voix toute changée, une voix grise, morne, poignante, il répondit :

— J’étais dans la mercerie, comme mon père…

Puis la voix s’assura, retrouvant le souvenir d’un orgueil ancien :

— Mais on faisait aussi la chemiserie… et un peu de confection.

Il me regarda :

— Et puis, tu sais, une fois par mois, à la foire, y avait du monde.

Share on Twitter Share on Facebook