CHAPITRE TREIZIÈME

On a jugé Erlane hier.

Hier, il est venu s’asseoir tout seul, au milieu de la salle, au centre du large rectangle de ciment que bordent les petites tables de l’école. Mon greffier qui l’avait vu sortir de prison, m’avait prévenu :

— Il n’en reste plus !…

Au premier regard que je jetai sur lui, je m’aperçus qu’il apportait là une indifférence morne, une apathie totale, qu’il avait épuisé ses dernières réserves d’angoisse. Les nerfs, comme disent les bonnes gens, étaient tombés, de même que tombent, dès qu’on les lâche, les ficelles qui soutiennent et secouent un pantin maigre… Comme il arrivait avant les juges, ainsi qu’il se doit, un gendarme le fit asseoir, et il me parut qu’il était seulement content d’être assis, qu’il ne restait plus en lui que la satisfaction d’être enfin assis, d’avoir son dos appuyé au dossier, ses mains allongées à plat sur ses genoux…

— Présentez… armes !

Dans le cliquetis des fusils de la garde, les juges entraient, des coloniaux kaki, une division dissoute que la nôtre venait d’absorber, des poitrines pavées de médailles, tous, même l’adjudant, gantés de blanc.

Le colonel, en s’asseyant, dit :

— Levez-vous.

Si Erlane s’était alors dressé, dans un beau garde-à-vous bien raide et bien sonnant, il eût impressionné favorablement le tribunal, car, assis, il était propre et se tenait droit. Mais il se leva mal et, sitôt debout, il fléchit sur une hanche, sa tête tomba sur l’épaule. Je me raidissais pour lui, comme on se penche, au billard, du côté où l’on souhaite que sa boule s’en aille. Je sentais que le colonel luttait contre l’envie de lui dire : « Tenez-vous mieux ! » J’espérai un instant que le père Dubreuil, qui le regardait, lui aussi, avec inquiétude, allait intervenir, déclarer : « C’est un malade. Il s’est traîné jusqu’ici. Si vous voulez qu’il réponde, faites-le s’asseoir, sinon il usera toute sa force à se tenir debout… » Il n’osa pas, trop respectueux, sans doute, de toutes les liturgies… D’ailleurs, le major que j’avais envoyé l’avant-veille à la prison, n’avait voulu reconnaître que de l’amaigrissement dû au refus de s’alimenter. Ce n’était pas le moment d’invoquer une grève de la faim…

— Je vous avertis que la loi vous donne le droit de dire tout ce qui est utile à votre défense…

C’était dérisoire, cette permission accordée à quelqu’un incapable, si visiblement, d’en user !…

Dans mon rapport, dans mon réquisitoire, j’ai agi au mieux, je le crois encore ce matin, en n’existant pas, en présentant les choses de la manière la plus terne, la plus sèche possible. Les juges, au moins, ne se sont pas appuyés sur moi !… J’ai concédé le fait matériel de la désertion, une désertion qui n’avait été ni préméditée, ni suivie de trahison… En raison de l’état mental de l’accusé, un hypernerveux, un impulsif sans volonté, j’ai demandé l’indulgence du tribunal.

Mais de Scève a été écrasant ! J’étais à peine assis, le président venait à peine de lui donner la parole qu’il se retournait vers moi :

— Je suis obligé, d’abord, de m’inscrire en faux contre le portrait moral que M. le Rapporteur vient de tracer de l’accusé. Il peut être juste aujourd’hui, après une année toute remplie de la crainte du châtiment, je n’en sais rien… Ce que j’affirme, c’est qu’Erlane, au moment de sa désertion, était pleinement responsable de son acte, qu’il m’a donné l’impression, pendant les trois mois où je l’ai eu sous mes ordres, d’un soldat poltron et paresseux mais nullement d’un malade ou d’un anormal. Avant de déposer, je tiens à engager tout entière, à ce sujet, devant le tribunal, ma responsabilité de chef.

Une fois de plus, je regardai les juges : le colonel avait des traits émaciés de colonial hépatique, des cheveux gris. Il écoutait, la tête un peu penchée. Le commandant, chauve, avec une mèche noire ramenée à la Napoléon, roulait de gros yeux dans les poches des paupières, une figure lourde de vieux noceur, une bouche tordue à gauche qui creusait la joue. Le capitaine avait posé sa tête longue sur un col carcan, démesurément haut, où éclataient ses larges écussons rouges d’artilleur. Ses moustaches étaient si longues et si noires, qu’elles semblaient postiches et inconvenantes dans l’occasion. Le lieutenant, imberbe, à fourragère rouge, s’était penché en avant. Le visage froncé d’attention, il semblait un goal guettant un coup franc. L’adjudant était fier d’être là, et que ce lieutenant essayât de le convaincre.

Plus que les juges, je me rappellerai la garde de cette audience… Le colonel l’avait composée de ses meilleurs soldats, des coloniaux rengagés qui faisaient, à eux douze, plus de trente citations. L’odieuse couleur moutarde de leurs vareuses s’était fanée au soleil, et l’argent des médailles, le bariolage des rubans à rayures y éclataient. Je lisais sur les barrettes : Maroc, Tonkin, Siam, Dahomey… Tous avaient dépassé la trentaine, et sur leur visage fixe, dans leurs regards qui parfois s’abaissaient sur le dos étroit de l’accusé, je lisais un mépris tranquille, impitoyable. Ils avaient déjà jugé !… Erlane, le père Dubreuil et moi, nous étions seuls, tous les trois, entre ces douze hommes et ces cinq juges, et jamais, même aux pires instants des attaques, je n’ai eu, comme à ces minutes, l’impression d’être cerné !

Si de Scève a tout emporté, c’est qu’il a révélé à l’audience un détail accablant, un détail qu’il s’était bien gardé de me livrer : le pli dont Erlane était porteur, ce sont les Bulgares qui l’ont reçu, et ce pli, exceptionnellement important, concernait l’organisation du tir indirect par toutes les mitrailleuses du secteur, avec l’indication des objectifs à battre. Que le déserteur se fût ensuite rendu coupable d’une seconde trahison, qu’il eût encore guidé le coup de main bulgare sur son ancienne tranchée, de Scève s’en disait persuadé, mais rien que pour avoir apporté ce pli au piton des Vautours, Erlane avait dû y être le bienvenu !…

Que pouvait le père Dubreuil pour parer ce coup ? Dire qu’Erlane ignorait l’importance du pli qu’il portait, qu’il en avait oublié même l’existence au moment d’aborder le piton ? Il le dit… C’était peut-être vrai !… Je ne sais plus !… Mais c’était minable, et le père le sentait le premier. Après cela, tout ce qu’il avait préparé sonnait forcément faux. Essayer d’attendrir les juges sur le dépaysement d’Erlane, la nostalgie d’Erlane, l’affection filiale d’Erlane, d’Erlane qui avait fait cracher cinq cents mitrailleuses de travers, sauvé la vie, peut-être, à des centaines d’ennemis, c’était peine perdue !

Le missionnaire l’a pourtant essayé. Il a dit des choses émouvantes avec une profonde conviction. Je sentais, moi, sa pitié déborder, mais déborder doucement, sans éclats de voix, une pitié de confesseur. Peut-être qu’en gueulant ?… Le colonel seul l’a écouté sans une seconde de distraction, avec déférence et sympathie ; les autres, au bout de dix minutes, ont subi sa plaidoirie comme un sermon. Il a trop pris, je crois, l’habitude de la douceur avec ses anthropophages !…

— Je déclare les débats terminés.

Quand le colonel s’est levé, je savais que tout était perdu…

L’attente, dans la cour d’école, l’école où siège le conseil, a été très courte : c’est vite fait de répondre oui à toutes les questions !…

Je ne me souviendrai heureusement que des paroles, car j’ai eu la lâcheté de garder, jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’on l’eût emmené, les yeux obstinément attachés au rebord de ma table. Même, pendant le brouhaha de départ, j’ai fait le simulacre de crayonner quelque chose, afin d’être bien sûr qu’il était loin, que je ne le reverrais pas en sortant… Ainsi, je ne pourrai me souvenir que des paroles :

— Au nom du peuple français (là, j’ai salué, et le cliquetis du présentez-armes a retenti si brusquement qu’il m’a semblé une détente de piège), ce jourd’hui 1er mai 1919, le Conseil de guerre délibérant à huis clos, le président a posé la question suivante : Le soldat de 2e classe Erlane Jean-René est-il coupable de désertion à l’ennemi, pour le 16 février 1918 à Burmuchli (Grèce), étant chargé d’une mission de liaison, avoir gagné les lignes bulgares sises à plus de trois kilomètres, avec cette circonstance aggravante qu’il était porteur d’un ordre important qu’il a livré à l’ennemi ?

« Il a été voté au scrutin secret. Le président a dépouillé les votes dans les conditions exigées par la loi. Sur la question : Erlane est-il coupable de désertion à l’ennemi et de trahison ?

OUI, à l’unanimité.

À la question : Existe-t-il des circonstances atténuantes ?

NON, à la majorité.

« Sur quoi, et attendu les conclusions prises par le commissaire-rapporteur dans son réquisitoire (pourquoi la formule me mêlait-elle à cela !) le tribunal a délibéré sur l’application de la peine. Le président a recueilli les voix, en commençant par le grade inférieur. En conséquence, attendu qu’il est constant qu’Erlane Jean-René a déserté à l’ennemi et s’est rendu de plus coupable du crime de trahison, le tribunal le condamne à la peine de MORT AVEC DÉGRADATION MILITAIRE, le condamne en outre aux frais envers l’État, ordonne qu’il sera donné lecture de la sentence devant la garde rassemblée sous les armes. »

Tandis que les juges rattachaient leur sabre, je quittai en hâte la salle du Conseil, laissant le père Dubreuil présenter à leur signature le recours en grâce que j’avais préparé. Ils refusaient d’ailleurs son papier d’un air vertueux, comme s’il leur eût offert, publiquement, des cartes postales obscènes.

En rentrant à mon bureau de Sofia, je trouvai sur ma table une enveloppe traversée d’un « Confidentiel » au tampon gras. J’ouvris, je lus, je relus et restai écrasé : c’était un ordre d’écrou au nom de Conan. J’avais mission d’assurer, avec les gendarmes de la prévôté, les arrêts de rigueur de « cet officier » inculpé d’homicide volontaire. Sous le même pli, un mot du chef d’État-Major m’appelait d’urgence à la Division « pour instructions complémentaires ».

Je me hâtai de désobéir. Je courus sur le boulevard, à la poursuite du petit tram déhanché qui cahotait vers Gorna Bania. J’y sautai en marche et commençai de compter les platanes et les stations, en m’exaspérant de la lenteur du tacot qui s’arrêtait tous les cinq cents mètres pour déposer à l’entrée de leurs chemins des paysannes maigres et maussades.

Ce fut au pas gymnastique que je gravis la petite côte qui menait à la villa de Conan, cette villa célèbre dans tout le corps d’armée. Elle s’agrémentait d’un toit pagode. L’architecte y avait multiplié, au moyen de minces cloisons de briques, des pièces minuscules dont l’incommodité avait vivement frappé le nouveau locataire. Aidé de son ordonnance, un ancien du groupe franc, que grâce à d’invraisemblables faux en écritures, il avait réussi à traîner partout à sa suite, Conan avait entrepris d’aménager sa demeure. En gloussant de joie, il avait démoli les cloisons à la pioche ; l’ordonnance jetait les gravats par les fenêtres. Le travail achevé, Conan jouissait, pour y installer son lit de camp et sa cantine, d’une chambre vaste comme une église, une chambre à quatre fenêtres, où débouchait un escalier.

Je savais cela. Je savais aussi qu’il ne restait plus de vitres à la villa. Conan, en effet, qui raffolait de noix, ne les cassait qu’en les lançant à toute volée contre les carreaux. Il professait, et l’événement lui donnait très souvent raison, qu’à condition qu’on y aille franchement, la noix retombe toujours en éclats et que la vitre n’en souffre jamais… Cependant, des noix, faites sans doute de meilleur bois, passaient parfois au travers, sans ébranler sa confiance en son moyen émouvant :

— C’est que le verre n’est pas bien appliqué contre la rainure. Y a du jeu, expliquait-il. Ce qu’il faudrait, c’est un truc tout d’une pièce, une glace d’armoire à glace…

La provision de noix n’était pas achevée que la pluie brutale du printemps bulgare entrait chez lui comme chez elle par les fenêtres crevées, et pourrissait les planchers. Que de bonnes heures j’avais passées là dedans !…

Sur le seuil, je me heurtai contre un factionnaire, un type chic, qui se cachait dans l’angle de la maçonnerie pour qu’on ne s’aperçût pas de dehors que la maison était devenue prison… Je lui tendis mon ordre, je montai : la porte était ouverte et j’aperçus Conan assis sur sa cantine. Quand j’atteignis aux dernières marches, il releva la tête qu’il tenait serrée dans ses poings :

— Te voilà !

La voix était dure, méfiante, le regard buté. Je refermai la porte :

— Alors, qu’est-ce qui se passe ?

Il haussa les épaules :

— Rien. Le proprio que j’ai vidé et qui s’est cassé la gueule.

— Où ?

— Là.

D’un coup de tête, il me montrait l’escalier.

Je compris que le propriétaire de la villa, alerté par les voisins, était venu constater les fameux « aménagements » et que Conan l’avait reçu lui-même. Je me forçai à demander :

— Il est mort ?

— On le dit…

— Mais enfin, comment est-ce arrivé ?

— Je t’ai déjà dit que je l’avais balancé dans l’escalier, répondit-il avec une impatience agressive. T’as la comprenoire enrayée !… Il s’est cassé quelque chose, ce qu’il a voulu !… Ça t’embête, hein ? Ça va te donner du boulot !… Pas trop, pourtant, parce que je la boucle ! Pas un mot avant l’audience ! Mais, le jour du jugement !… C’est là que les Athéniens s’atteignirent !… Je leur sortirai ça, d’abord ! – Il tira de sa poche une liasse de citations. – Celle-là : deux Buls, esquintés, celle-là quatre, celle-là six, celle-là une compagnie avec ses officiers. Et je leur dirai : « Maintenant, amenez voir la dernière pour le dernier Bul, celui de l’escalier ! Sortez-la, celle de la cassation et des travaux publics ! » Ça fera riche, hein ? Tu seras content d’avoir vu ça !

Il s’était levé, il marchait, les dents serrées, les yeux sortis de la tête ; son pas faisait fumer l’étrange plancher où se voyaient les traces des cloisons, où les lames s’alignaient dans tous les sens.

Je suppliai :

— Mon pauvre vieux, essaie donc un peu de comprendre…

Il s’arrêta net, me regarda :

— Comprendre ? Tu crois que, parce que je gueule, je ne comprends pas ? Il y a longtemps que j’ai compris qu’ils avaient honte de nous, qu’ils ne savaient plus où nous cacher ! Moi et mes gars, on l’a faite la guerre, on l’a gagnée ! C’est nous ! Moi et ma poignée de types, on a fait trembler des armées, t’entends, des armées qui nous voyaient partout, qui ne pensaient plus qu’à nous, qui n’avaient peur que de nous dès que s’allumait la première fusée !… Tuer un type, tout le monde pouvait le faire, mais, en le tuant, loger la peur dans le crâne de dix mille autres, ça c’était notre boulot ! Pour ça, fallait y aller au couteau, comprends-tu ? C’est le couteau qui a gagné la guerre, pas le canon ! Un poilu qui tiendrait contre un train blindé lâchera à la seule idée que des types s’amènent avec un lingue… On est peut-être trois mille, pas plus, à s’en être servi, sur tous les fronts. C’est ces trois mille-là les vainqueurs, les vrais ! Les autres n’avaient qu’à ramasser, derrière !… Et maintenant, ces salauds qui nous les ont distribués, larges comme ça, nos couteaux de nettoyeurs, nous crient : « Cachez ça ! Ce n’est pas une arme française, la belle épée nickelée de nos pères !… Et puis, cachez vos mains avec, vos sales mains qui ont barboté dans le sang, alors que nous, on avait des gants pour pointer nos télémètres !… Et pendant que vous y êtes, cachez-vous aussi, avec vos gueules et vos souvenirs d’assassins ! On ne peut pas vous montrer, voyons ! Regardez le bourreau s’il se tient peinard ! Faites-en autant, ou gare ! » Et alors, toutes les pelures d’orange, on te les sème sous tes bottes, pour te faire prendre la bûche. Entre un Bul et toi, on choisit le Bul !…

Je le pris à l’épaule :

— Mais réfléchis donc ! Peuvent-ils admettre, peut-on admettre qu’un malheureux qui vient ici pour essayer de sauver sa maison…

Il se dégagea brusquement, rompit d’un pas et me regarda avec haine :

— Un malheureux ! T’as osé dire un malheureux !… Alors, ceux de Macédoine qui n’ont plus qu’un tas de cendres pour maison, parce que tes « malheureux » ont tout écrasé, comment que tu les appelles ?… Dire que toi et tous les péteux de l’État-Major, vous n’avez pas eu le cran de répondre aux Buls quand ils sont venus se plaindre : « Chez qui vous croyez-vous ? Pas chez vous, je suppose !… Êtes-vous dessus ou dessous ?… Alors, payez la casse et poliment, hein ! » Mais non, tous les mufles de la D. I. ont retourné leur veste et fait des excuses à plat ventre ! C’est naturel : ils n’ont jamais vu de Bul avant de venir ici, ils en ont peur !… Attends que j’en tienne cinq devant moi, cinq dont le moindre aura quatre galons, puisque j’en ai trois, ils ne crâneront pas, vingt dieux, quand je leur sortirai ce que j’ai sur la patate !

— Et tu attraperas cinq ans !…

— Ça les vaudra ! Y a des mois que j’attendais l’occasion de leur casser le morceau, de leur mettre le nez dans leur colique. Je n’espérais pas pouvoir le faire devant cinq cents poilus !… Voilà, mon vieux, au plaisir !

Il me serra la main, puis me la referma sur une canette de bière :

— Descends ça au type d’en bas : il me fait mal à rester debout sur ma marche !…

Le chef d’État-Major m’attendait dans son bureau, un commandant du génie, austère et froid, dont les yeux gris pesaient tout de suite sur les vôtres, sans ciller, et ne les lâchaient plus. Il regarda sa montre :

— Vous êtes en retard !…

Il attendit une excuse qui ne vint pas, puis il posa le poing sur sa table :

— Je dois vous communiquer d’abord l’appréciation du colonel présidant le tribunal sur votre attitude dans l’affaire Erlane… En apportant ici les minutes du jugement, il a tenu à me dire l’indignation que lui ont causée votre inertie, vos hésitations, vos reculs. Il vous a qualifié d’un mot qui est peut-être dur, mais qui n’est que juste : vous avez été piteux ! Le général le saura.

Je ne bronchai pas. Mon garde-à-vous se raidit peut-être un peu plus… Le commandant se tut quelques secondes sans me quitter du regard.

— Je vous ai fait venir, poursuivit-il, à propos du capitaine Conan. C’est une affaire grave et vous savez pourquoi… Mais le général est résolu à la mener jusqu’au bout, sans se laisser arrêter par aucune considération. Il compte sur vous pour traduire cette volonté dans votre rapport.

Je compris qu’aucun plaidoyer n’était de mise. S’il ne s’était agi que du général, peut-être… Mais celui-là ne fléchirait pas plus que Conan n’avait fléchi. Pas d’excuses à espérer là-bas, pas d’indulgence ici… Mais j’avais, moi aussi, ma partie à jouer, et je répondis :

— Je dois vous avertir, mon commandant, que dès demain je soumettrai à la signature du général une ordonnance de non-lieu en faveur du capitaine Conan. Je me refuse à mettre ses services de guerre en balance avec une poussée donnée à un Bulgare dans un escalier.

Il me regarda soudain avec d’autres yeux. Je l’intéressais subitement.

— Vous refusez ?

— Oui, mon commandant.

Il lâcha un petit rire sec :

— Une poussée dans un escalier ! Vous avez l’art de présenter les choses, vous ! Une fracture de la colonne vertébrale !… Vous savez évidemment que le général prendra votre non-lieu pour ce qu’il est, une provocation et une insolence. Il donnera immédiatement l’ordre d’établir la plainte. Alors ?…

— Dans ce cas, mon commandant, je le prierai de me relever de mon emploi. Je ne suivrai l’affaire que comme défenseur du capitaine Conan.

Il me toisa :

— Mais, ma parole, c’est votre démission que vous m’offrez ! Où vous croyez-vous ? Vous êtes encore militaire, mon ami !

Ce « mon ami » ne m’écrasa point. La situation n’était pas si simple qu’il affectait de le croire. Je quittai le garde-à-vous, je me mis au repos pour répondre :

— Je le sais, mon commandant, mais je sais aussi que j’occupe un poste où personne ne peut m’obliger à conclure contre ma conscience. C’est pourquoi je vous demande de m’y remplacer.

Il réfléchit :

— C’est bien. À compter de cet instant, vous êtes relevé. Vous allez rejoindre votre compagnie.

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