J’étais allé, ce matin-là, au jardin de Cismigiu. Sur le lac, un disque de glace d’une seule coulée, un orchestre émiettait des valses dans le vent. Les patineurs étaient nombreux, femmes enveloppées de fourrures, dont on ne voyait que les yeux noirs, officiers roumains à shakos pâles. L’éclat de la neige voisine verdissait bien un peu les manteaux et jaunissait les uniformes, mais on l’oubliait à cause de l’aisance élégante, de la rapidité facile, miraculeuse de cette foule qui roulait comme une poignée de billes dans une assiette. Le tournoiement des croisés et des huit, les brusques voltes, le bruit égal et rond attiraient comme un vertige. On remarquait une femme, l’irréprochable ligne d’un corps penché, un délicat visage : on tentait de la suivre des yeux, mais elle se perdait dans le tourbillon sombre, dans cette cohue agile comme un bal de moucherons.
Nous regardions de loin, nous autres Français. Pas un de nous ne savait patiner, et notre prestige en souffrait ! Aussi, penauds, envieux, nous évitions de trop séjourner autour du lac, de laisser paraître notre curiosité, notre dépit. Nous avions presque l’impression d’être frustrés, car on nous avait tant habitués à l’admiration que nous étions tentés de l’exiger en toute circonstance. Or le rôle de spectateur n’est point admirable, et il nous pesait !…
Ceux qui disent que le Français aime à dénigrer son pays ne l’ont certainement jamais rencontré à l’étranger ! Là, il devient insupportable à force de chauvinisme ! Beaucoup d’entre nous qui n’étaient pas des sots, ont fait alors, à Bucarest, figure d’imbéciles, pour l’inégalable candeur avec laquelle ils vantaient leur patrie, et le dédain poli qu’ils manifestaient à l’égard des supériorités locales. Cela parvenait même à nous rendre, en corps, parfaitement ridicules. Pourquoi, par exemple, le dimanche, nos deux musiques se croyaient-elles tenues de jouer devant le Cercle Militaire ? Nos quelques pistons et trombones, échappés aux ravins des Balkans, y élaboraient la Mascotte devant une assistance sympathique d’abord, puis étonnée, puis moqueuse. Car c’était d’une misère indécente les explosions de cette vingtaine de gars ! Nous, nous écoutions ça pieusement, presque avec défi : musique française ! Les Roumaines profitaient de ce qu’on ne voyait pas leur bouche enfouie dans les fourrures, pour rire éperdument, et nos petites amies avaient beau nous avertir avec gentillesse qu’après les musiques allemandes, les nôtres paraissaient un peu… sommaires, pas un de nous n’en convenait.
Ici, en tout cas, nous n’existions pas ! Un de nos riz-pain-sel était bien descendu sur la glace, mais il ne savait qu’aller droit devant lui, et pour n’être pas gêné, il opérait seul, dans une sorte de ruisseau. Il se retournait en s’aidant d’un arbre !… Les Français de tous grades le regardaient du bord, férocement.
Je découvris Conan accoudé à une barrière, la tête sur les poings, et lui montrant notre champion titubant :
— Tu viens ? On va le prier de sortir !
Il haussa les épaules :
— Laisse-le, puisqu’il s’amuse…
Cette indulgence m’inquiéta. Je le regardai : je ne lui connaissais pas cette figure morne, ces yeux immobiles.
— Ça ne va pas ? Un coup de cafard ?
— Ça va très bien !… Une qui est bien roulée, tiens là-bas…
Mais le ton n’y était pas. Au bout d’un instant, il annonça avec une indifférence exagérée :
— On commence à en parler dur de la libération, hein ? Ce matin, au bataillon, on a rempli nos fiches…
Puis, tout à coup, cessant de feindre :
— Qu’est-ce qu’on va en faire, dis donc, des types qui ne sont bons qu’à se battre, et qui s’en sont aperçus ? Y en a, tu sais !… Pas beaucoup, mais y en a…
Il me livrait une angoisse, je ne lui rendis qu’un mot, un de ces mots commodes qu’on a toujours sur soi : s’adapter.
Il le médita, puis me montra un chien qui passait :
— Oui ?… Demande donc au kleps, là, de s’adapter à la salade ? On l’a entraîné à la chasse et la chasse est fermée. On le fouaillera jusqu’au sang s’il plume une poule… Alors, faudrait qu’il dépose son instinct comme une crotte ? Enfin…
Il tourna le dos au lac, fit quelques pas dans une allée étroite où la neige n’était que peu piétinée. Je le suivis, il s’arrêta quand je l’eus rejoint :
— Suppose qu’il y en ait d’assez francs pour s’avouer, je ne dis pas qu’ils la regrettent, mais qu’ils n’ont vécu que là… Faudra qu’ils s’en cachent comme d’un chancre. Et pourtant ils n’ont pas demandé à y aller !… Et puis, toute leur provision de culot, ils n’en auront plus le placement. Ça les étouffera. Ils crèveront de congestion…
Il reprit sa marche en frappant les arbres de sa canne : des pans de neige nous tombaient dans le cou.
— En bourrant ton Roumain, avoua-t-il, j’ai pensé à la police. Seulement, ça me dégoûte trop…
— À propos de police, dis-je…
Et pour le distraire, je lui contai ma dernière affaire : un sergent, une Roumaine, son mari. Le sergent avait eu peur et avait abattu le mari… Il refusa de s’y intéresser :
— Qu’est-ce que tu veux que ça me foute, ton rempilé ?… Enfin, pendant que tu fais ça, tu ne fais pas autre chose ! Venge la morale, va, protège la vertu des femmes, ça vaudra mieux que d’assommer Grenais et Beuillard, de faire esquinter par tes flics roumains la pauvre petite garce qui les a donnés…
Pour ne point accuser le coup, j’achevai mon récit :
— Comme il avait été menacé et que le mari a une sale presse, il s’en est tiré avec deux ans.
— Ben, dit-il simplement, ça met le cornard d’ici, à pas cher le kilo !…
Je ne le revis plus de trois longues semaines. Un à un, les régiments quittaient Bucarest, s’embarquaient, une fois encore, pour une destination inconnue. L’État-Major partit le dernier.
J’avais rempli un fourgon timbré J. M., de mes liasses de paperasses jaunes. Je me souviens d’un jour entier d’attente dans une gare de triage, au-dessous d’un grand pont de fer, où des femmes penchées faisaient des signes à mes camarades qui gardaient obstinément la tête levée. Des manquants étaient signalés dans toutes les compagnies. On me les ramènera un par un, quand on les aura découverts sous les porte-manteaux de leurs maîtresses…
Un chemin de fer… Des journées de convoi, d’une lenteur ! Cinq jours pour 600 kilomètres, enfin le sixième jour, dans une plaine plantée de choux verts, deux coupoles d’or s’étaient levées à l’horizon : Saint-Alexandre Newsky, Sofia.
Nous étions sans doute des vainqueurs trop râpés pour qu’on nous exhibât dans une capitale de vaincus. On nous avait donc cachés à Gorna Bania, à dix kilomètres de Sofia. « Gorna Bania », paraît-il, veut dire « bains chauds ». J’ai vu ce qu’on appelle pompeusement « les thermes » dans ce hameau à villas et c’est à peu près ignoble ! Tous les plus gros Bulgares viennent perdre, dans une piscine carrée, nus absolument, un peu de leur graisse jaune. La piscine est à 35°, mais la source qui jaillit dans une petite fosse est plus chaude de dix bons degrés. Alors, les plus durs de peau s’entassent là-dedans, serrés, et cuisent dans ce court-bouillon. Ils en sortent pourpres, crachant de la sueur, flapis, jambes en losange, et un garçon crasseux les soutient, les étrille devant les autres, sur l’étroit quai de pierre. Pas un n’a honte de sa graisse suante, de sa laideur ! Ils les étalent cyniquement, bestialement, et après qu’ils ont cuvé leur sulfure, allongés sur de petits lits de caserne où ils soufflent sans mot dire, ils repartent, par le petit tramway, vers ce Sofia qui nous est encore consigné. Les thermes sont la seule attraction du pays !
J’hésitais à en tâter, et j’arpentais un matin, sans me décider à y descendre, les bords carrés de l’eau fumante, quand j’en vis sortir Conan, un Conan velu, zébré de cicatrices en peau plissée, – ses cinq brisques de blessures, – et qui m’accueillit avec toute sa belle humeur retrouvée :
— Tu ne fais qu’arriver ? Nous, il y a déjà huit jours qu’on rigole ! Vus de près, mon vieux, les Buls sont marrants !…
Je ne savais trop comment interpréter cette appréciation, et je me demandais encore : « Qu’est-ce qu’il a déjà bien pu faire ici ? » quand il revint, habillé, le béret sur l’oreille, un ruban neuf à sa Légion d’honneur. Tout de suite, il me conta ses premiers souvenirs bulgares : des filles, du raki, rien de grave… Puis il me demanda en riant :
— Tu ne me trouves pas changé ?
— Quoi ? Tu as maigri depuis que tu prends les eaux ?…
— Mais non, ballot ! J’ai engraissé !… J’ai engraissé de ça !…
Il me tendit le bras : j’y vis un troisième galon d’argent.
— Mon capitaine !
— Ne débloque pas et amène-toi. Amène-toi surtout ce soir : je t’ai attendu pour fêter ça… Oui, ils me l’ont tout de même donnée, ma ficelle… Deux mois peut-être avant de me fendre l’oreille, mais ça s’arrose tout de même !
Cela s’arrosa le soir, dans la salle d’école que ses mitrailleurs, avec amour, avaient décorée de guirlandes et de petits drapeaux de papier. Ils y avaient même traîné un piano. Conan présida la réunion avec dignité, si bien que de Scève, un peu narquois, me fit remarquer son excellente tenue :
— Le voilà, le moyen rêvé pour qu’il se tienne peinard jusqu’à sa démobilisation ! À sa Légion d’honneur, ça lui a fait le même coup : une crise de majesté qui lui a bien duré trois semaines !…
Il prit son temps, puis ajouta :
— Ça valait plus !… Il est souvent empoisonnant, mais si le mot héros a un sens !…
Des groupes s’étaient formés dans la salle : le plus bruyant entourait le nouveau capitaine. Un camarade tapait sur le piano, des chansons commençaient… De Scève ouvrit une fenêtre, car la fumée de trente cigares nous embrumait. Assis sur le rebord, il me demanda :
— Vous ne l’avez pas connu au front, vous ?
— Non.
— Alors, puisque vous n’avez pas vu son corps franc, vous ne saurez jamais ce qu’est une véritable troupe d’hommes de guerre : c’était à la fois magnifique et effrayant !…
— Combien étaient-ils ?
— Cinquante. Il les avait choisis parmi tout ce qu’il y avait de gouapes à la division. D’ailleurs, vous avez fait la connaissance de quelques-uns… Ce joli monde cantonnait dans un village de l’arrière et il les soumettait à un entraînement terrible sans que jamais un seul ait tiqué. Et des trouvailles !… Toute la division a défilé devant son fameux réseau à sonnettes, que ses hommes traversaient sans faire tinter un seul des grelots qu’il avait accrochés à ses fils de fer. C’était prodigieux de les voir là-dedans, prodigieux de douceur, de souplesse !… Lui les regardait se désarticuler, et il constatait :
« Les Buls peuvent toujours accrocher des boîtes de singe à leurs barbelés, tiens ! » Puis il me confiait modestement : « Je l’ai pris dans Victor Hugo, le truc… On nous l’avait lu à l’E. P. S… »
Je riais. De Scève ajouta :
— Il avait d’ailleurs souvent, en mon honneur, des réminiscences classiques aussi imprévues. Un jour je l’ai surpris en séance d’exercices pratiques. C’était féroce et muet : des luttes, des bonds aux gorges, de terribles moulinets de crosses, des balancements de couteaux de chasse qui entraient en vibrant dans les planches des cibles.
« Tout ça, m’expliqua-t-il, c’est épatant, parce que ça ne fait pas de bruit. Seulement, si t’as besoin de prisonniers, t’es refait. Tu les trouves tous esquintés !… Ce qu’il faudrait, c’est le filet des gladiateurs romains que j’ai vu un jour au ciné : avec ça, t’aurais le Bul comme une fleur et vivant ! »
» Si vous aviez été dans son secteur, vous l’auriez vu arriver, de sa marche indolente, balancée, avec son air endormi, bonasse, sa bonne tête d’assiette de Quimper, un peu rouge, car, avec ses gars, il s’était mis au pinard plus que de raison… Il serait monté à votre observatoire… Là, il regardait le terrain, sans rien dire, pendant une heure, quelquefois plus longtemps. Eh bien, Norbert, il y avait quelque chose de merveilleux : ses yeux possédaient un instinct infaillible, un instinct de gouttes d’eau, pour découvrir la ligne de plus grande pente, pour suivre, sans jamais dévier, les dépressions presque insensibles, où ni les regards, ni les balles de l’ennemi ne pourraient le trouver ! Il photographiait tout cela, dans sa tête, patiemment, et il s’en allait en injuriant cordialement les hommes qu’il rencontrait. À vous, en vous serrant la main, il vous aurait dit : « Ce soir tu verras du beau boulot ».
— Et vous l’avez vu ?
— Oui… Le 10 février, vers neuf heures, je me suis aperçu tout à coup que ma tranchée débordait d’hommes, un débordement soudain, comme celui d’un ruisseau après l’orage, mais je ne les avais pas entendus venir.
» C’était une nuit sans lune, mais avec des étoiles, et en Orient, ça suffit. Je distinguai parfaitement leurs silhouettes dégagées : vareuses, souliers de repos, musettes, pas de fusils. Ils s’étaient tous plaqués contre le parados afin de ne point gêner la circulation, et Conan me les présenta : « Des gars qui ne reniflent pas, qui ne toussent pas, qui ne déchirent jamais leur fond de culotte à un barbelé. » Puis il me fit admirer leurs casques dépolis, leurs poignards dans une gaine de drap, leurs grenades OF, enveloppées de papier comme des œufs. Ce fut à moi, évidemment, pas à eux, qu’il fit ses recommandations : « N’aie l’air de rien… Pas plus, pas moins que d’habitude ! Des fusées comme les autres soirs, ça ne me gêne pas ! Si un de tes types tire un coup de fusil de trop, ce sera à moi qu’il en rendra compte. » Puis il se retourna vers ses gars, et leur rappela qu’ils étaient des hommes, des vrais, et cela avec la précision énorme que vous lui connaissez. Enfin, il dit : « On y va ? » et d’un seul coup, sans un raté, sans un dérapage sur le parapet glissant, la ligne tout entière sauta. Trois groupes aux trois chicanes et ils avaient disparu dans la nuit… Je savais que Conan n’irait pas par le ravin. Il ne m’avait pas caché que j’avais « salopé » le passage, avec mes patrouilles. Il se proposait d’aborder la montagne par ces rainures, ces replis qu’il avait repérés l’après-midi. « Je vous avoue que j’ai hésité à lancer ma première fusée. J’avais tort. Pas un mouvement sur ces croupes nues que la lueur éclairait pourtant maussadement, dans ce paysage de pierre dont le magnésium fouillait tous les recoins. Je vous garantis qu’ils savaient se planquer !
» J’attendis deux heures, deux heures d’affût… Vous savez, on a la vue et l’attention comme dans un tunnel, toutes pointées vers l’issue, vers le point que l’on guette. Il commençait à pleuvoir, une de ces pluies d’hiver grec, soudaine et drue, qui allait crépiter sur ces casques… Au bout de ces deux heures, je pensais qu’il avait échoué, pour une de ces mille raisons qui font manquer un coup de main, quelques chevaux de frise, un guetteur trop éveillé… Le secteur était d’ailleurs d’un calme ! Une mitrailleuse, vers le piton Socrate, qui tirait une bande toutes les cinq minutes, comme chaque nuit. Je regardai l’heure : minuit moins cinq… Peut-être dix secondes après, la crête d’en face s’embrasa, une explosion telle que je crus à une mine : cinquante OF qui venaient de tomber dans la tranchée bulgare et d’y éclater ensemble.
» Si vous n’avez jamais assisté à des combats de nuit, sur ce front-ci, ou dans les Vosges, vous ne pouvez pas réaliser exactement ce que ça peut être, une attaque à minuit, en montagne : c’est volcanique ! Un sommet incandescent, un cône de feu qui tonne, les explosions renvoyées par les échos dans un fracas d’écroulement, un cataclysme tel qu’on ne peut croire que des hommes en soient cause !… Ajoutez-y ce que vous connaissez, les tranchées, à droite, à gauche, qui s’allument en cordon fulminant, les fusées rouges qui se croisent, comme si l’on jonglait avec des torches, le barrage, un barrage mal aligné, d’ailleurs, qui ne devait guère gêner Conan pour revenir. Car il revenait… Son coup de main était achevé, et je m’en apercevais à un détail saisissant : la tranchée qu’il avait attaquée s’était éteinte, et cela faisait un large trou noir dans le secteur bulgare. De chaque côté, les lueurs longues des fusils, les jets de feu des mitrailleuses, les gerbes des grenades qui éclataient le long des parapets, mais là, rien !… Rien que le beau travail de Conan !
» Il sauta, à minuit et demi, tout près de mon P. C. Vous l’avez vu parfois en colère, mais vous ne pouvez pas vous figurer sa fureur cette nuit-là : apoplectique, les yeux hors de la tête, les poings crispés qui tremblaient à la hauteur des joues tout prêts à se détendre dans les visages… Effrayant !… Il répétait : « Salauds ! salauds ! salauds ! » mécaniquement, comme s’il avait haleté. Je crus un instant qu’une solide défense ennemie l’avait rejeté, mais pas du tout ! Un de ses sergents m’expliqua, à voix basse, que le lieutenant n’était pas content parce qu’ils avaient tout tué dans la tranchée, chacun comptant sur les camarades pour rapporter les prisonniers demandés. Conan, vraiment affolé cette fois, avait couru dans le boyau, dégringolé au fond des sapes, sans pouvoir y trouver un vivant ! Il répétait à deux pas de moi : « Salauds ! Ils ont tout bousillé, tout !… » Et me prenant à témoin de sa modération : « Deux ! Je ne leur en demandais que deux ! »
— Eh ben, vous autres, là-bas, c’est fini votre messe basse ?
Conan, debout près du piano, commençait à nous injurier cordialement pour nous être tenus si longtemps à l’écart de la fête et de Scève conclut à mi-voix :
— Un petit bonhomme terrifiant !…