CHAPITRE SEPTIÈME

J’avais rendez-vous à six heures du matin, avec les deux policiers roumains sur la place Saint-Georges, une petite place ronde, bordée de maisons à un étage. Au centre, une louve de bronze y pique de ses mamelles pointues deux poupées noires assises sur un socle étroit, Romulus et Remus. La neige, patiemment, avait recouvert la ville. Elle y prenait partout cet aspect matelassé, ces blancheurs rondes que lui connaissent seuls les pays où elle tombe pendant des jours, en lourds flocons, sur une terre dure. Tous les angles étaient ouatés, aux marches des perrons comme aux arêtes des toits. J’avais dû faire un détour, car le vent de la nuit avait rebroussé sur ma route un haut talus éclatant qui fermait une rue, et les deux silhouettes noires m’attendaient déjà au pied de la grande louve qui gardait, en équilibre sur son échine, un long pan de neige. Cela surprenait, cette bête avec de la neige sur le dos ! On s’étonnait qu’elle ne se secouât pas…

Les deux hommes, quand je débouchai sur la piatza, tournaient autour du socle pour tromper l’attente et le froid. De longues lévites brunes battaient leurs bottes. Le plus petit était coiffé d’une casquette militaire, à oreilles rabattues, l’autre, d’une caciula chauve, où ne s’accrochaient que quelques touffes de laine. L’homme à la casquette m’aperçut le premier, vint à ma rencontre et se présenta en français :

— Inspecteur Stefanesco.

D’un coup de tête, il désigna son collègue en mâchonnant un autre nom en sco : le grand policier leva mollement la main jusqu’au cylindre pelé qui le coiffait.

Sous la clarté blanche qui pleuvait d’un bec électrique, Stefanesco tendait un visage rasé, énergique, où remuait un regard agile et pénétrant, la bouche serrait des lèvres courtes et dures. L’autre policier me parut une brute paterne et massive ; les pouces carrés qu’il étalait sur ses revers étaient larges à cacher une pièce de cent sous. Je fus, je l’avoue, agréablement surpris : je m’attendais à deux parfaites gueules de faux témoins, et je rencontrais une manière de petit sous-off débrouillard et un placide hercule de foire.

Puis Stefanesco n’était point bavard, ni servile : les présentations faites, il me laissa là et reprit sa promenade. Au bout de quelques minutes, il tira même sa montre, avec une impatience marquée : mon gendarme-greffier se faisait attendre ! Il parut enfin, titubant sur des semelles de neige convexes dont il se débarrassait en lançant des coups de pied aux murailles :

— Je m’étais trompé de chemin, monsieur le Commissaire, et personne à qui demander…

On partit. Les deux Roumains marchaient devant et s’engagèrent dans des rues étroites où le sol clair accusait la noirceur des façades. Au premier carrefour on entendit tinter doucement des sonnailles, et un cheval apparut sur la neige, un cheval brun qui semblait ne rien traîner. Quand il passa, on vit, derrière sa croupe sur une luge précaire, faite d’une planche clouée sur deux ais, un paysan blanc qui nous leva son bonnet de fourrure et, détourné, nous regarda longtemps.

Les policiers s’enfonçaient dans un labyrinthe de ruelles où la neige recouvrait des trous et des pierres. Des porches s’ouvraient, bas et trapus, des corridors où le poudrin s’était engouffré et luisait dans l’ombre. Parfois, la neige amoncelée par le vent murait, jusqu’à mi-hauteur, une porte misérable. Le froid de l’aube nous appuyait aux tempes.

Les deux Roumains s’arrêtèrent au seuil d’un couloir étroit ; la lampe électrique de Stefanesco promena sa lueur sur les murs gras, les dalles disjointes. On entra.

À la première porte à gauche, l’inspecteur heurta durement du poing :

— Police !

La lampe de poche éclairait un disque de bois rongé, crevassé, où de la peinture s’était figée en larmes brunes.

— Police !

L’avertissement, cette fois, fut scandé de rudes coups de pied dans les planches. Alors, prudemment, la porte s’entrebâilla, mais Stefanesco l’ouvrit toute grande, d’une pression d’épaule, et la lumière froide de la lampe tourna, cherchant la fille, glissa sur un morceau d’épaule nue, puis remonta frapper le visage, un visage long, blême, où la bouche ouverte, les yeux dilatés creusaient des taches noires. Je l’entrevis à peine, car aussitôt la clarté l’abandonna, balaya la chambre, puis se fixa sur la table où luisait le cuivre d’une lampe à pétrole. Stefanesco l’alluma, et la flamme rouge monta, charbonneuse, misérable comme tout ce qu’elle éclairait, les bosses des murs rouillés, la table grasse où traînaient des guenilles, où durcissait un morceau de mamaliga, cette coriace galette de maïs qui nous avait tant déçus, car à sa couleur nous la croyions pétrie de beurre et d’œufs.

Le lit ressemblait au traîneau que nous venions de croiser : des planches sur des ais débordants. Un drap gris en pendait, la paillasse mince y creusait, jusqu’au bois, la place du corps. Un rideau d’andrinople rouge tombait d’une étagère, et la lueur du pétrole jouait dans un morceau de miroir fixé au mur par quatre clous. Un de ces taudis qui, sitôt entré, vous font regretter la rue, quelle qu’elle soit, que l’on vient de quitter.

La femme était restée près de la porte, pieds nus sur le carreau, ses maigres jambes découvertes par la chemise courte dont sa main crispée fermait l’entrebâillement. Visiblement, une peur atroce la rivait là où nous l’avions trouvée, une peur qui arrêtait tout en elle, le mouvement, la voix, le souffle, le regard. On l’eût dite assassinée. Cette panique la trahissait ; elle savait pourquoi nous étions là…

Stefanesco marcha sur elle, et le visage à toucher son visage, il lui parla avec une brutalité effrayante, déchiquetant, à coups de tête rapides, les mots qu’il lui crachait à la face.

— Nou, nou !… répétait la femme.

Les « non » roumains, sourds et prolongés, lui sortaient de la gorge comme des gémissements, et le tremblement des joues les coupait.

— Laissez-la s’habiller !

J’avais reculé, d’instinct, avec mon gendarme jusqu’au fond de la pièce, devant le rectangle noir de la fenêtre. Stefanesco montra, des yeux, à la fille les vêtements en tas sur son lit : elle endossa son manteau de ville, un manteau de drap brun, traîna ses pieds sous le grabat pour enfiler des savates.

J’entendis un bruit de déchirure : le grand policier arrachait l’andrinople des étagères et remuait de la vaisselle. Il trouva, entre les assiettes, une boîte éculée de papier à lettres et l’ouvrit sur la table. Stefanesco éparpilla des cartes postales, des factures, et, penché, les examina. L’autre tournait autour de la chambre, renversait la paillasse, palpait les robes, mais ne trouvant rien, il revint, lui aussi, près de la table. Alors, Stefanesco se fouilla et aligna, sur les papiers épars, trois photos, celles de Beuillard, de Grenais et de Forgeol qui avaient été prises, l’avant-veille à la prison. Il appela la femme, avec de nouvelles menaces qui sonnaient étrangement dans la maison endormie : les reconnaissait-elle ?

Toute courbée, elle regardait avec une intensité extraordinaire : on sentait qu’elle eût voulu à tout prix les reconnaître, à tout prix servir, désarmer… Elle dut avouer, en se relevant :

— Nou !…

Mais subitement, elle parla, des paroles pressées que les policiers écoutaient, impassibles.

— Elle connaît des Français, traduisit Stefanesco, mais ils sont habillés en jaune et portent un manteau rouge…

— Les chasseurs d’Afrique…

— Elle dit encore, ajouta négligemment le policier, qu’ils lui ont demandé de l’argent et qu’ils l’ont battue…

— Leur nom ?

Il haussa les épaules, puis s’en alla ouvrir la porte :

— Je vous prie, monsieur le lieutenant. Rien d’intéressant ici !…

Dehors, l’aube grise glissait des toits dans la rue brumeuse où passaient des ombres. Des lampes, comme celle que nous venions de quitter, rougissaient les vitres des bodegas. Je hâtai le pas afin de rejoindre Stefanesco.

— Pourquoi avait-elle donc si peur ?

— Peur qu’on l’emmène…

— Sans motif ?

Le Roumain, de nouveau, haussa les épaules, l’air maussade. Je compris alors que pour la femme, comme pour lui, l’innocence ne comptait pas, n’empêchait rien, et qu’en nous voyant entrer, elle n’avait point redouté sa punition, mais son malheur, un malheur toujours menaçant et qui n’avait point besoin d’être justifié.

On envahit deux autres chambres sans plus de succès, et ces échecs énervaient mes guides. Puis, ce fut, dans une soupente, où il fallut rester tête basse, une fille mafflue, tavelée, un visage de graisse où la sueur de la nuit délayait les fards de la veille. Celle-là, Stefanesco l’empoigna si fort que la chair du bras se gonflait en bourrelets blêmes entre ses doigts. Je le vis tordre ce bras, doucement, avec une lenteur sournoise…

— Allons, lâchez-la !

Je le dis, parce qu’il fallait le dire, par dégoût, mais sans pitié. La douleur rendait la femme plus hideuse encore, et il faut que les laides souffrent beaucoup pour devenir pathétiques ! La grimace de celle-là n’était que répugnante… Le policier, en la lâchant, la repoussa violemment contre le mur : sa grosse épaule, en cognant, fit un bruit mat de chute. Une odeur affreuse emplissait l’étroit bouge, des relents douceâtres de mort et de papier d’Arménie.

Je me souviens aussi d’une tzigane impudique et bronzée, toute droite, dans un pagne de négresse, et qui ne nous vit pas, tant elle était ivre, qui ne sentit pas, sur son épaule brune, s’accrocher les ongles de Stefanesco. Elle oscillait seulement, sous les bourrades, sans qu’il fût possible de rencontrer ses yeux, des yeux de statue, vides de regard.

Cependant, le jour était venu, et avec lui, pour moi et mon gendarme, la honte, car on s’arrêtait à notre passage, et on se détournait sur nous… À la lumière, Stefanesco et le grand policier apparaissaient minables et louches, avec leurs lévites effrangées, les grimaces de leurs bottes, mais à leur allure décidée, tout le monde comprenait qu’ils étaient les chefs de l’expédition et que nous, les uniformes, ne faisions que leur emboîter le pas.

Tout à coup, mon gendarme qui, en arpentant le trottoir, semblait poursuivre une méditation solitaire, déclara :

— Ces femmes-là, vues le soir et le matin, on ne croirait jamais que c’est les mêmes !…

Très juste ! C’étaient celles qu’on croisait fardées sur la Calea, le regard attisé par la voilette, celles qui nous arrêtaient en posant sur notre main la caresse tiède de leurs gants. Lorsqu’elles emmenaient un client, elles le conduisaient dans des chambres meublées de divans, capitonnées de tapis éclatants. Mais lorsque, le travail mécanique achevé, elles rentraient chez elles, c’était dans ces chambres-cavernes, qu’on eût dites creusées dans des falaises de craie, parce qu’elles étaient glacées et nues comme les sapes de Champagne. Là-dedans, elles laissaient tomber le harnais du métier, le vêtement, l’attitude, les crayons de rouge, et il ne restait plus que ce qu’on avait trouvé, de la chair grise et hâve, de la chair aux fibres cassées par le pétrissage des poignes. Sinistre !… Non, je n’oublierai jamais que c’étaient les mêmes !

Les policiers s’étaient arrêtés devant une maison plus haute et peinte en brun : un hôtel. Le tenancier sortit de sa cage vitrée, un gros homme sale, avec des cheveux sur les oreilles, répondit tout bas aux questions de Stefanesco, puis il nous précéda dans l’escalier étroit où se déclenchait, à tous les étages, le bruit des chasses d’eau. Au quatrième, il nous arrêta devant une porte, le 14, et descendit, après avoir beaucoup salué.

Stefanesco frappa. Il frappa, il ne cogna pas, ne cria pas « Police ». De l’intérieur, une voix de femme répondit :

— Entrez.

— Une Française ! m’annonça l’inspecteur. Et il s’effaça pour me laisser pénétrer le premier chez ma compatriote.

Les murs disparaissaient sous les éventails de papier, les photos de clients, les calendriers à femmes roses, les rosaces de cartes postales. La commode et la cheminée étaient un bazar de bibelots poussiéreux, du vase chinois de loterie foraine au service à liqueur dépareillé. Sur une sellette, une femme de plâtre peint souriait à des cerises qu’elle levait entre deux doigts. Je vis tout cela avant d’apercevoir le lit que me cachait une porte d’armoire ouverte.

— Mademoiselle Georgette, présenta Stefanesco avec déférence.

Elle nous regardait surprise, mais point effrayée. Le regard qu’elle me jeta était expert et froid. Elle me parut très grosse, dans sa chemise de nuit à cascades de dentelle, mais toutes les Françaises étaient grasses dans ce pays de femmes minces. La figure eût semblé bonne fille, sans la bouche facilement crispée, et les yeux. Dès qu’à mes premiers mots elle eut compris pourquoi j’étais là :

— Ah, monsieur, ce n’est pas trop tôt ! C’est honteux, ce qui se passe !… Je vous en prie, asseyez-vous… Va-t’en moumoute ! Laisse ta chaise au monsieur !… Mais ils réclament de l’argent à tout le monde ! Ils m’en ont demandé. Vous pensez si je les ai reçus ! Je leur ai dit : « Pour des Français, c’est ignoble votre conduite ! » Seulement, il y a des femmes qui se laissent dominer, et celles-là !… Avec nous, les Françaises, ils n’osent pas, parce qu’on sait leur parler, mais les Roumaines sont terrorisées, monsieur ! J’en connais une à qui ils ont cassé des dents !… Bien sûr, vous me direz qu’il n’y a que quelques voyous, et que tous les autres sont parfaitement corrects. Je le sais bien, mais vous pensez, l’effet que ça peut faire !…

Elle parlait avec de grands gestes indignés, assise sur son séant. La cigarette qu’elle avait lâchée fumait, près d’elle dans une soucoupe. Stefanesco écoutait avec attention, le gendarme-greffier approuvait, jugeant qu’elle s’exprimait bien, le grand Roumain, qui ne comprenait pas, regardait les photos aux murs.

— Vous n’en soupçonnez aucun d’avoir assailli le Palais de Glace ?

— Je ne vais jamais au Palais de Glace, monsieur. Quand je suis arrivée à Bucarest, en 1912, c’était comme institutrice. Je venais d’avoir mon brevet supérieur…

Stefanesco abattit brusquement les trois photos sur son lit. Une resta cachée par un pli du drap :

— Les connaissez-vous ? demanda-t-il.

Offusquée, elle lui jeta un coup d’œil noir, mais prit les cartes :

— Non, je ne connais pas…

C’étaient les photos de Grenais et de Beuillard.

Le policier tira le drap, et la troisième carte apparut. Mlle Georgette la prit :

— Ah, celui-là !…

— Vous le connaissez ?

— Je pense bien. La petite brute !

Elle considérait, avec une rancune qui lui tirait le coin des lèvres, le sourire impudent de Forgeol qui avait crâné devant l’objectif.

— Ah oui, je le connais, et je ne suis pas la seule. Vous pouvez demander à Foïtza Petresco et à Nica Lahovan ce qu’elles ont enduré avec lui ! Un soir, chez Capsa, il voulait que je l’emmène… J’ai refusé. Il m’a dit : « Si c’est de l’argent que tu veux, j’en ai… »

— Vous dites Nica Lahovan ?…

Stefanesco écrivait.

— Oui… Il m’a montré un billet de mille lei. Je lui ai répondu : « Vous m’en donneriez dix fois autant, je ne veux pas avoir affaire à vous ! » Alors, ce qu’il a pu me dire ! Je ne voudrais pas le répéter… Et tout bas, en riant, comme il rit là-dessus ! Je lui ai dit : « Vous êtes un lâche, d’insulter une femme ! » Alors, sous la table, il m’a pincé la cuisse, mais pincé en tordant ! Je ne peux pas vous le montrer, mais j’en ai encore la marque, et il y a trois semaines de ça ! J’ai crié. Il a fait l’étonné : « Vous vous êtes fait mal ? » Le sale sournois !… Je n’ai pas voulu faire d’histoires, parce que c’est un café bien tenu. Pourtant, je lui ai dit tout bas : « Je te retrouverai ! – Pas ce soir, qu’il m’a répondu : je suis attendu. Une autre fois… » Il est parti. Je ne l’ai plus revu.

— Cela se passait quand ?

Stefanesco, le crayon levé, attendait.

— Je sais que c’était un dimanche soir…

Le policier tourna les pages de son agenda :

— Vous disiez trois semaines ? Ce serait le dimanche 21 ?

— Attendez… Ce n’était pas le 14, j’étais à Giurgiu avec un ami… Ce n’était pas non plus le 28 : j’étais indisposée, je ne suis pas sortie. Oui, ça ne pouvait être que le 21.

Trois jours après l’assaut !…

— Depuis, vous ne l’avez pas revu ?

— Non.

— Vous n’en avez pas entendu parler ? Vous ne savez pas quelles femmes il a fréquentées ?

— Mais si ! Je me rappelle bien qu’Irina m’a dit qu’elle l’avait vu avec Ileana Sartul qui dansait au Corso. Ileana, je l’ai vue avant-hier, chez Maxim’s, mais elle était avec un officier, un petit à figure rouge.

— Je vous remercie…

Elle s’écria :

— Je donnerais cher pour que ce soit lui !

Elle criait cela, dans ce lit, toute gonflée d’une rage froide, son gros visage tendu par le souvenir des anciens affronts. Sûrement, Forgeol, avec des mots de France, l’avait remise à son rang de France, elle, la Française qui faisait prime chez les Roumains. Sans aucun doute, elle les appelait « mon cher », leur racontait Paris et son éducation distinguée ! N’admiraient-ils pas, de confiance, tout ce qui venait de chez nous, même ça !… Elle avait, pendant des années, bluffé sans discrétion. Et Forgeol était venu, armé des noms ignobles qu’on leur jette, et il les lui avait décochés, en souriant…

— Je m’excuse de vous avoir dérangée.

Elle remua, minaudant et fondant en sourires :

— Mais, par exemple, monsieur ! C’est moi qui suis confuse de vous avoir reçu dans ce désordre et dans une tenue, vraiment…

Penchée, afin d’ouvrir son décolleté, son regard pudibond et égrillard conviait le mien à la découverte de sa spacieuse poitrine. Je ne l’aurais pas crue si commerçante…

Cinq minutes plus tard, nous débouchions en plein boulevard Carol, dans la grande foule du matin, employés se hâtant vers leur bureau, femmes courant au marché, officiers roumains et français descendant au quartier. Je m’arrêtai net :

— Vous avez l’adresse de cette Ileana ?

Stefanesco frappa sur la poche de sa capote :

— Oui.

— C’est loin ?

— Du côté de Cotroceni.

Toute la ville à traverser !

J’arrêtai la calèche d’un scoptzy. Ça me coûterait cinquante lei, mais ça supprimait pratiquement mon escorte ! À neuf heures et demie, la voiture nous arrêtait devant la maison meublée où, d’après le carnet d’adresses de Stefanesco, logeait la danseuse Ileana Sartul.

Là encore, j’entrai le premier dans un long vestibule. La jeune femme qui m’ouvrait recula, en nous voyant, vers une porte fermée, puis elle cria ; Stefanesco, sans un mot, venait de lui sauter aux épaules ; il la poussait, chancelante, à reculons, l’assénait au mur, l’y maintenait comme clouée, à bras tendus.

Une porte, au fond du large couloir, s’ouvrit toute grande :

— Tiens !…

C’était Conan, en pyjama, et qui regardait, les bras croisés.

Si absurde que cela paraisse, je ne fus qu’à demi surpris de m’y heurter de nouveau. Je finissais par trouver presque naturel de le rencontrer à tous les tournants de cette affaire où nous luttions l’un contre l’autre. C’était peut-être qu’au fond de moi-même, je le redoutais partout… Peut-être aussi, Mlle Georgette m’avait-elle, sans que je m’en sois douté, préparé à cette entrevue : « un officier petit, à figure rouge »… Pieds nus sur le parquet, il semblait plus petit encore, et dans ce pyjama clair, plus rouge que jamais !

— Entrez donc par ici pour vous expliquer. Vous serez mieux !

Ce ne fut que dans la chambre qu’il sembla me reconnaître pour m’ordonner :

— Fais-les foutre le camp et reste. On va régler ça !

— …

— Je t’ai dit de les faire foutre le camp, ou je les vide !… Et puis, toi, lâche la gosse !

Stefanesco le toisa de son regard noir en resserrant sa prise sur l’épaule nue d’où le peignoir avait glissé. Alors, Conan ramassé, bondit, tête en avant, une terrible tête dure qui frappa la première. Je n’éprouvai, pendant une seconde, qu’une stupeur qui me paralysait devant la rapidité de ce corps d’ordinaire si lent ! Poings, pieds, tête redoublaient leurs coups avec une vitesse furieuse et précise ; les avant-bras tournaient comme des bielles, les jambes avaient pris un battement de pistons. Il donnait vraiment l’idée d’une effrayante machine d’assaut…

Je lui saisis le poignet au vol, il se dégagea d’une torsion, et son coup d’épaule m’envoya dans le mur. Mais Stefanesco, acculé dans un angle et qui encaissait bravement, profita de la diversion pour crier un ordre, et Conan l’abandonna pour bondir à l’autre bout de la chambre, à la poursuite du grand Roumain qui emportait Ileana hurlante. Il contournait le lit quand il trébucha et s’abattit : Stefanesco venait de lui lancer une chaise dans les jambes. Il se releva aussitôt, mais la porte où il se rua ne s’ouvrit pas ; l’autre, du dehors, la bloquait de sa masse. Puis l’on entendit tourner une clef. Conan, du regard, mesura l’épaisseur de l’obstacle et ramena tranquillement autour de ses hanches les débris de son pantalon de zéphyr rose. Un instant, il redressa la tête : dans la rue éclatait un coup de sifflet strident, le policier qui arrêtait une voiture pour y jeter sa prisonnière. Conan revint vers nous :

— Vous êtes trois beaux salauds, et l’autre, en bas, ça fait quatre !… Toi, le bel officier, compliments ! Tu fais un métier choisi ! Dire que quand on te voit quelque part, à présent, faut toujours se demander quelle saleté est en l’air !

Mon greffier, un gendarme respectueux et disert, tenta d’expliquer :

— C’était un simple renseignement, mon lieutenant, que ces messieurs, l’inspecteur Stefanesco…

— Vous, le cogne, bouclez-la !… Toi, là-bas, Chosensco, tu peux te vanter de m’avoir possédé, et d’être le premier !…

Il regardait, avec un commencement d’estime, le Roumain qui essuyait du sang sur sa joue.

— Ta chaise, c’était envoyé ! Je retiens le coup !

Puis il conclut d’un ton subitement las :

— Tout ça n’empêche pas que vous me dégoûtez tous !… Et maintenant, videz pour me laisser mettre mon grimpant.

Stefanesco, penché à la fenêtre, appelait déjà pour qu’on vînt nous déverrouiller. Conan, qui ne le quittait pas des yeux, réfléchissait tout haut :

— Les mouches, si ça ne venait pas immédiatement après l’étron, ça serait parfois un métier à culot !…

À moi, il me promit, quand je passai la porte :

— On en recausera demain, de cette petite affaire !…

Il se trompait : le lendemain, il partait en escorte de convoi jusqu’à Pitesci, où je n’eus aucun mal à le faire envoyer. Je m’en débarrassais ainsi pour une bonne quinzaine, car je n’en voulais à aucun prix à l’audience !

« Soldat Grenais Édouard, du 268e R. I.

» Grenadier d’une magnifique bravoure, toujours volontaire pour les plus dangereuses missions. Lors du coup de main du 23 septembre, a fait, à lui seul, quatre prisonniers, dont un lieutenant bulgare, et les a ramenés dans nos lignes. Déjà titulaire de trois citations. »

« Soldat Beuillard Henri, du 34e R. I.

» Passé sur sa demande au groupe franc, y a toujours fait preuve d’une intrépidité et d’un sang-froid au-dessus de tout éloge. Au cours de l’attaque du 12 février, a donné l’exemple d’une admirable ténacité. Alors que sa compagnie débordée aux ailes se repliait par ordre, a répondu à son adjudant : « Je n’en ai pas encore tué mon compte, je reste ! »

Le lieutenant qui défend mes brigands lit bien ! Il sait détacher le mot décoratif, et comme dit Conan, pousser la moulure. Il a déjà lu que le soldat Moreau, le quatrième assaillant que nous ont livré les aveux d’Ileana Sartul, blessé à la main droite, a réussi à abattre deux Allemands de la main gauche ; que Dufour s’est évadé de l’hôpital, avec 40° de fièvre, pour ne pas rater un coup de main, que Girard, un as de la liaison, atteint d’une balle qui lui avait brisé une jambe, s’est traîné sur un kilomètre, pour remettre à leur destinataire les ordres dont il était porteur. Des natures ! Des gars d’attaque, d’assaut !

Tout à l’heure, je prononçais un réquisitoire d’homme sensible, où j’évoquais les malheureuses en train d’agoniser à l’hôpital Regina Maria. Maintenant, le défenseur me répond que l’établissement pillé, comme les victimes, ne sont dignes vraiment que d’un minimum d’intérêt ; que le métier de fille, comme celui de tenancier de boîte de nuit, comporte des risques connus. Si les inculpés avaient choisi, pour y faire leur descente, une maison vouée au même commerce, mais de plus basse qualité, tout le monde eût trouvé la chose courante et négligeable !… Quant à l’argent de la caisse, c’était le fruit d’un travail très spécial, et il était permis de n’en point déplorer exagérément la perte !… Conan n’eût point dit autre chose.

Les juges écoutent attentifs. Il est vraiment adroit ce défenseur ! Il s’efforce de ramener l’agression aux proportions banales d’une rixe de quartier réservé. Il parle de pistolets qui n’ont blessé que des glaces, d’une fille piétinée, mais peut-être d’abord par ses danseurs en fuite. Une autre a eu le crâne fracturé : un coup de siphon, d’après le médecin légiste. Mais personne n’a vu donner ce coup !… La caisse a trois marches, la caissière y était assise sur un haut tabouret : n’est-il pas beaucoup plus logique de croire qu’à l’instant où elle a été renversée, sa tête est allée malheureusement s’enfoncer à l’angle du bar ?…

Des officiers, cités comme témoins à décharge, sont venus rendre hommage à la bravoure des accusés : soldats d’élite, ont-ils dit. De fait, ils sont alignés, impassibles, parfaitement corrects ; depuis deux heures que dure l’audience, leur garde-à-vous n’a pas fléchi ! Ils se tiennent aussi bien que les douze hommes en armes, debout, au repos, derrière eux.

Trois ans de prison à chacun… Avec les remises de peine, ils ne feront pas dix mois de rab !… Ce n’est pas cher ! Pourtant, lorsque Conan est rentré de Pitesci et qu’il a appris la sentence, il a craché sur le parquet ciré du mess :

— Trois ans pour avoir vidé une caisse à maquereaux ! Ces gars-là, tu leur as crié depuis 14 : « Bien tué ! Bien assommé ! Continue, tu m’intéresses !… » Et puis, quand tu n’en as plus besoin pour te cacher derrière, que tu ne trembles plus du maigre des fesses dans ta belle culotte de cheval : « À la chiourme !… Mais ne vous en faites pas, si on remet ça demain on vous réhabilitera tout de suite pour vous repousser devant ! »

Son coup de poing fit sonner vingt couverts :

— La v’là leur paix ! C’est quand les lopettes et les mufles ont le droit de piétiner des vrais hommes pour se venger dessus de leurs quatre ans de coliques. Une belle dégueulasserie !

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