XI Hivernage

L’hiver débuta par de grands troubles atmosphériques dès les premiers jours d’avril ; mais ses violences ne surprirent pas les passagers du Jonathan, devenus les colons provisoires de l’île Hoste, installés de manière à ne pas trop souffrir ni des rafales ni du froid. Pour le plus grand nombre, ils occupaient des maisonnettes bien étanches. Pourvus de poêles dont le combustible serait abondamment fourni par les forêts voisines, ils pourraient supporter la baisse de la température, peu considérable d’ailleurs en Magellanie.

Jusqu’alors, un certain nombre d’émigrants – une centaine au plus – avaient préféré ne point abandonner les roufs ou l’entrepont du Jonathan, bien que la gîte qu’il donnait rendit peu commode le séjour à bord. Mais deux ou trois coups de vent, venus du sud, avaient soulevé la mer à travers les passes et battu de plein fouet la presqu’île Hardy. La coque du clipper, déjà très endommagée, s’était peu à peu entrouverte, et on ne pouvait douter que sa destruction totale ne fût prochaine. Il eût donc été imprudent de rester à bord, et les familles durent s’installer sous les dernières tentes, mieux d’ailleurs que ne le sont les Fuégiens sous le toit de leurs ajoupas ou de leurs wigwams. Quant au Jonathan, il ne fut bientôt plus qu’une carcasse informe, vidée de tout ce qu’elle contenait d’utilisable.

Quant à la chaloupe, elle se trouvait en sûreté au fond d’une sorte de cuvette de roches presque à l’embouchure du rio Yacana ; elle n’y ressentait rien de la houle du large, rompue par les récifs. Le Kaw-djer, Karroly et Halg continuaient de rester à bord, en attendant un départ dont la date n’était pas encore fixée.

Après les coups de vents du sud-ouest, les troubles atmosphériques cessèrent. Par sa position sur la rive gauche du rio, au revers du morne qui l’abritait, le village improvisé n’avait pas eu trop à souffrir et ni les maisonnettes ni les tentes ne furent menacées même au plus fort des tourmentes. La température s’abaissa alors, et les premières rigueurs du froid se firent sentir.

Tout d’abord, pour répondre aux appréhensions exprimées devant lui, le Kaw-djer avait rassuré ce monde d’émigrants. En Magellanie, avec une moyenne qui ne dépasse pas zéro, l’hiver était à la fois moins rude et moins long que dans les pays d’Irlande, du Canada et des États septentrionaux de l’Union, – ceci dit pour les Américains, les Canadiens et les Irlandais, et le climat de l’archipel valait bien celui de la Basse-Afrique.

C’était là un sujet fréquent de conversation dans la famille de M. Rhodes. Cette famille s’attachait de plus en plus au Kaw-djer, et que de regrets lorsque le jour de la séparation serait arrivé !

M. Rhodes, on ne saurait trop y insister, était un homme de bonne éducation, de grand sens, et dont les sentiments profondément religieux étaient partagés de toute sa famille. Il résidait à Madison, dans le Wisconsin, où l’avaient atteint des revers de fortune que personne n’eût pu conjurer. De là, ce parti pris et ce projet mis à exécution de s’expatrier, d’aller dans cette colonie africaine refaire sa fortune plus encore pour ses enfants que pour lui. Mme Rhodes, femme sérieuse et forte, l’avait encouragé dans ce dessein, prête à prendre sa part de cette existence laborieuse des émigrants. Aussi avaient-ils quitté Madison, presque sans esprit de retour, accompagnés de leurs deux enfants qu’ils adoraient et qui le leur rendaient en affection filiale. Cette famille, on peut le dire, avait la sympathie générale, et, avec le temps, son influence ne pouvait que grandir dans la future colonie.

La maisonnette de M. Rhodes avait été montée sur la rive droite du rio Yacana au milieu d’une vingtaine d’autres entre lesquelles l’espace ménagé, bordé d’un côté par la berge du cours d’eau, formait une petite place. Des hêtres et des bouleaux ombrageaient ce noyau de village. Cette habitation, ce n’était à vrai dire que quatre murs de planches, comme toutes celles que la Société de colonisation mettait à la disposition des émigrants à qui il importait de la rendre plus confortable, et, encore, se réduisait-il, ce confort, à quelques meubles, literie, et ustensiles de ménage.

C’était dans cette modeste habitation que le Kaw-djer passait tout le temps qu’il ne consacrait pas à des excursions en compagnie de M. Rhodes et d’autres dans les diverses parties de l’île. Puis, la nuit venue, il regagnait la chaloupe où l’attendaient Karroly et son fils, toujours prêts à reprendre la mer.

Reprendre la mer ?… En quelle direction ?… La Wel-Kiej retournerait-elle donc à l’île Neuve que le Kaw-djer avait abandonnée pour jamais, semblait-il, et l’on sait de quelles funestes idées il était hanté, lorsque la chaloupe l’entraînait vers le cap Horn ! Et, cependant, il parlait souvent à ses hôtes de son prochain départ.

Et M. Rhodes de lui dire un jour :

« Pourquoi vouloir nous quitter, vous qui êtes devenu notre ami ?… Pourquoi ne pas demeurer ici pendant l’hivernage ?… »

Le Kaw-djer ne répondit pas.

« Et, ajouta Mme Rhodes, lorsqu’un navire sera venu nous chercher à l’île Hoste, ne sera-ce pas trop tôt nous séparer avec cette désolante pensée de ne plus se revoir ?…

– C’est à vous que nous devons notre salut, dit alors le jeune Marc.

– Oh ! restez, monsieur le Kaw-djer ! » supplia Clary Rhodes.

Le Kaw-djer secouait la tête, en homme dont la résolution est irrévocablement prise.

« Je ne puis, dit-il, et il faudra que je parte bientôt… oui !… bientôt !…

– Pour retourner à l’île Neuve ? demanda M. Rhodes. Et que ferez-vous là que vous ne puissiez faire ici, chasser, pêcher, trafiquer de vos pelleteries ?… Quelle raison vous empêcherait donc de passer tout cet hiver avec nous ?… »

Ainsi pressé, le Kaw-djer éluda les questions, ne répondant point, du moins en ce qui le concernait. Il se rejetait sur Karroly. L’Indien et son fils ne pouvaient abandonner leur installation de l’île Neuve. C’est là qu’ils avaient définitivement fixé leur demeure, là que le Kaw-djer était venu partager cette solitaire existence. C’est là que Karroly était le mieux placé pour exercer son métier de pilote, là que les capitaines l’appelaient en hissant leur pavillon blanc à liseré bleu, lorsqu’ils se préparaient à remonter vers le canal du Beagle. Si Karroly n’était plus à son poste sur l’île Neuve, les navires iraient chercher les autres passes de l’archipel.

« Mais, répondit M. Rhodes, qui s’entêtait à ne point céder, les bâtiments ne fréquentent guère ces parages durant la mauvaise saison, et il n’y a point à faire de pilotages entre octobre et mars… On peut dire que le cabotage est suspendu cinq mois au moins. À la fin de mars, il sera temps de revenir à l’île Neuve… »

Le Kaw-djer continuait à se taire, et ses hôtes sentaient bien qu’ils touchaient là à tout ce qu’il y avait de mystérieux dans l’existence de cet homme.

« Et, d’ailleurs, ajouta M. Rhodes, pourquoi l’Indien ne retournerait-il pas seul avec son fils ?…

– Non, répondit alors le Kaw-djer. Je ne consentirais pas à me séparer de lui… Depuis bien des années, nous vivons ensemble, et je lui causerais autant de peine qu’il m’en causerait…

– Qu’il reste donc, mon ami, insista Mme Rhodes, et ne songez plus à partir. Voyez combien votre présence nous est utile, et que deviendrions-nous en votre absence. Il y a ici nombre de femmes, d’enfants à soigner, et ces soins, vous seul pouvez nous les donner ! Voici l’hiver venu, et qui sait s’il ne sera pas rude…

– Rude… non, madame Rhodes, rien de tel à redouter. J’ai l’expérience de ce pays, et je le répète, même en juillet, c’est-à-dire au cœur de l’hiver, les froids sont supportables. En Amérique, les vents du nord viennent des régions polaires encombrées de glaces… Ici les vents du sud n’ont eu à parcourir que de vastes mers qui ne les refroidissent pas… »

Ainsi causait le plus souvent la famille Rhodes, et, à ses prières, se joignaient celles d’autres familles qui avaient tant de raisons de tenir à la présence du Kaw-djer pendant toute la durée de l’hivernage. On le voyait si dévoué, si humain, il se montrait si entendu aux soins qu’il donnait. N’avait-il pas à sa disposition toutes les substances pharmaceutiques provenant du navire naufragé, et quel bon usage il en ferait !…

Oui ! c’eût été œuvre d’humanité que de rester sur l’île Hoste… Le Kaw-djer le sentait et peut-être un combat se livrait-il en lui. Mais, ce dont ne pouvaient se douter ceux qui voulaient le retenir, c’est qu’il attendait, un jour ou l’autre, l’arrivée des agents du gouverneur de Punta Arenas. Il savait combien sa présence en Magellanie paraissait suspecte. Si on le trouvait parmi les naufragés du Jonathan, on l’interrogerait ainsi qu’on voulait le faire à l’île Neuve. Or, pour ne jamais révéler à personne qui il était, une fois déjà, il avait fui ces terres magellaniques dont le traité de 1881 avait détruit l’indépendance…

Pourtant, il ne partait pas, et ne serait-il pas temps dès que l’aviso de Punta Arenas serait en vue de l’île Hoste, ou même le bâtiment envoyé pour rapatrier les naufragés du Jonathan ?…

Aussi, chaque matin, montait-il au sommet du morne, et ni M. Rhodes ni aucun autre n’eût pu soupçonner pourquoi ses regards se dirigeaient si obstinément vers le large…

D’ailleurs, maintenant, il n’était guère probable qu’un bâtiment s’aventurerait à travers les passes de l’archipel. Les tempêtes de neige les balayaient parfois avec une violence inouïe, et le charriage des glaçons les rendrait bientôt impraticables.

Le mois de mai touchait à sa fin, et le froid n’avait pas été rigoureux, ce qui confirmait les dires du Kaw-djer. Or, comme il ne parlait pas de son départ, M. et Mme Rhodes ne lui en touchaient plus mot. Il restait, c’était le principal. Chaque matin, on retrouvait la chaloupe à son poste. Le Kaw-djer continuait à donner ses soins à tous ceux qui les réclamaient, le bienfaiteur des naufragés, comme il était celui des indigènes.

Et, il n’est que juste d’en convenir, non seulement ses soins, mais ses conseils venant d’un homme qui connaissait bien cette région, son climat, ses ressources, rendirent de grands services aux hiverneurs de l’île Hoste.

Ainsi s’écoulaient les courtes journées et les longues nuits de cet hivernage, mais l’essentiel était que l’état sanitaire de ce petit monde n’eut point à en trop souffrir. Quelques maladies se déclarèrent, cependant, des maladies aiguës dont les soins du Kaw-djer triomphèrent sans peine, quelques décès aussi, d’enfants en bas âge et qui n’auraient pas mieux résisté sous le climat de l’Afrique méridionale.

En somme, il était heureux que les naufragés du Jonathan n’eussent pas été jetés sur l’île Hoste en pleine saison hivernale ! Combien leur impression eût été différente ! Au lieu de plaines verdoyantes, de forêts dans l’éclat de leurs frondaisons d’été, d’un ciel largement ensoleillé, rien que des brumes grisâtres cachant les hautes collines, des massifs d’arbres encroûtés de givre et dont les feuilles pendent comme des langues d’argent, un immense tapis de neige sous lequel se confondent le morne, la grève et les rives du rio Yacana, l’ensemble des tentes, des magasins et des maisonnettes, l’aspect d’un village au fond des steppes sibériennes.

Et, une plus triste impression eût encore accablé ces naufrages, si le Jonathan se fût perdu sur ces Terres de Clarence, de Désolation, de Guillaume que battent les tempêtes du Pacifique, dans l’ouest de l’archipel, même sur cette longue péninsule du mont Sarmiento, à l’extrémité de la Terre de Feu, devenue alors la Terre des Glaces ! Là les montagnes sont plus élevées et leurs cimes ne secouent jamais les brouillards qui les baignent encore sous le soleil des étés. Sur les étages de ces systèmes orographiques, l’éblouissante réverbération des glaciers est permanente. Il y a là un indescriptible chaos de montagnes avec leurs dômes, leurs aiguilles, leurs pinacles, l’enchevêtrement prodigieux de leurs ramifications, derniers soulèvements de la cordillère andine qui vient mourir à l’extrémité du nouveau continent !

Oui, telle est bien la différence que présentent ces deux moitiés de l’archipel magellanique. La nature a favorisé celle de l’ouest, cette Terre de Feu et les îles qui en dépendent. Aussi le traité de 1881 l’avait-il justement partagée entre les deux puissances réclamantes. Pourquoi fallait-il que ce partage lui coûtât son indépendance !…

Il faut le remarquer, de ce que tout cet archipel subissait les rigueurs de la mauvaise saison, de ce que les tourmentes l’assaillaient avec une violence extrême, de ce que ses hauteurs se coiffaient de glaces alors que son sol disparaissait sous les neiges, il ne s’ensuivait pas que la vie animale en fût absente. Les forêts abritaient toujours des ruminants en grand nombre, autruches, guanaques, vigognes, renards. À travers les prairies voletaient des oies de montagnes, de petites perdrix, des bécasses et bécassines. Sur le littoral pullulaient les mouettes qui sont comestibles, les grands oiseaux de mer, albatros, huîtriers à pattes jaunes et à bec rouge. Des baleines venaient souffler jusque dans les passes voisines, et les loups marins abondaient sur les grèves. Puis, entre les roches, au milieu des algues abondaient les merluches, les lamproies, de gros crustacés, et même dans les eaux du rio Yacana des galaxias de petite taille.

Il suit de là que chasseurs et pêcheurs purent économiser les provisions du Jonathan, tout en se procurant une alimentation fraîche et saine, car, ainsi que l’ont observé certains voyageurs, le gibier de la Fuégie et de la Patagonie est de qualité supérieure.

Quant aux Irlandais et aux Américains, il y en eut une cinquantaine qui occupèrent fructueusement leurs loisirs au métier de louviers, sous la direction de Karroly. Il résultait de là que si l’île Hoste n’était pas habitée, elle pouvait l’être, et elle aurait assuré l’existence à quelques milliers d’habitants.

Le mois le plus froid fut le mois de juillet, et, cependant, la température, avec un temps sec, un ciel clair, ne tomba pas au-dessous de sept degrés centigrades. Quelques glaces festonnaient les grèves, et, en amont, le rio Yacana se congela assez pour rendre praticable le passage d’une rive à l’autre. Il va sans dire que la grande artère qui sépare les territoires patagoniens et magellaniques ne se prend jamais, et que les navires peuvent toujours la franchir. Du reste, il en était du canal du Beagle comme du détroit, et le port de la presqu’île Hardy ne se fermait pas plus que celui de Punta Arenas.

Pendant cette période hivernale, l’île Hoste ne fut pas sans recevoir la visite de quelques indigènes. Des Fuégiens vinrent pêcher dans la baie de Nassau et s’établirent même durant quelques semaines sur le revers septentrional de la presqu’île Hardy.

Les émigrants n’eurent qu’à se louer de leurs rapports avec ces Pêcherais, rapports aussi cordiaux qu’ils avaient été avec les Indiens employés au déchargement de la cargaison. Le Kaw-djer retrouvait en eux sa clientèle fuégienne, et, à leur empressement, à leurs témoignages de reconnaissance, on voyait quelle affection, on pourrait dire quelle adoration, les mettait à ses pieds. Un jour, M. Rhodes ne put lui cacher combien le touchait la conduite de ces pauvres indigènes.

« Je comprends, dit-il, que vous soyez attaché à ce pays où vous faites œuvre si humaine, et que vous ayez hâte de retourner parmi ces tribus. Vous êtes un Dieu pour elles…

– Un Dieu ! répondit le Kaw-djer. Pourquoi un Dieu, quand il suffit d’être un homme pour faire le bien ?… »

M. Rhodes, dans toute la ferveur de sa croyance en un Dieu de bonté et de justice, était désolé de ne trouver dans le Kaw-djer qu’un athée, un matérialiste, et il ne discutait plus à ce sujet. Il se borna donc à répondre :

« Soit, puisque ce nom vous révolte ; mais il n’eût dépendu que de vous de devenir le roi de la Magellanie au temps où elle était indépendante…

– Les hommes, ne fussent-ils que des sauvages, dit le Kaw-djer, n’ont pas plus besoin d’un Dieu que d’un maître, et d’ailleurs, un maître, les Fuégiens en ont un maintenant… et je les abandonnerai… j’abandonnerai ce pays… » ajouta-t-il, mais si bas que M. Rhodes ne put l’entendre.

Dès le début d’octobre, les premiers symptômes de la saison nouvelle apparurent. Les neiges se changèrent en pluies qui coururent à travers les herbes ; les pentes des collines se zébrèrent de filets de verdure ; les hêtres antarctiques exhumèrent leurs squelettes du suaire blanc ; quelques arbres, à feuilles persistantes, montrèrent leurs frondaisons ; les nouveaux bourgeons poussèrent leurs pointes entrouvertes ; les glaces dérivèrent au courant des eaux redevenues libres ; l’embouchure du Yacana se dégagea peu à peu ; les bruyères secouèrent sous la brise leurs branches décolorées ; les troncs se tapissèrent de mousses et de lichens ; les sables resplendirent des coquillages que le ressac y semait à profusion ; les laminaires, pétrifiées par le froid, s’agitèrent le long des roches ; les goémons et les varechs s’épaissirent sous les eaux plus vivifiantes ; le soleil aidant, toute la nature revêtit ses couleurs printanières ; des effluves plus ardents, chargés d’odeurs balsamiques, se propagèrent à travers l’espace.

Il y eut encore des jours de rafales et le morne subit de terribles assauts du large ; mais on sentait que la période des grandes tempêtes était éteinte avec l’approche de l’apaisement estival.

Ce jour-là, dans la maisonnette de la famille Rhodes, on célébra le retour de la belle saison dont les hiverneurs ne verraient certainement pas la fin sur l’île Hoste.

Le ciel était pur, l’espace calme, le soleil brillant. Le thermomètre accusait une température de neuf degrés au-dessus de zéro. Pendant la matinée et l’après-midi, on venait le long des grèves, au pied du morne, près des rives du rio Yacana respirer la brise du large.

Le Kaw-djer, après le déjeuner, accompagna ses amis dans leur promenade. Ils avaient traversé le cours d’eau dans le youyou du Jonathan. De ce côté, on apercevait quelques louviers donnant la chasse aux amphibies qui rampaient à la surface des plages, se hissaient au flanc des roches, ou dormaient au pied de la falaise.

Le Kaw-djer semblait plus préoccupé que d’habitude, plus taciturne, sans doute à l’idée que le jour approchait où il devrait se séparer de cette honnête famille dont les affectueuses relations avaient réveillé en lui les instincts de sociabilité si naturels à l’homme. C’était pour lui un chagrin profond que de se dire qu’il ne reverrait plus jamais cet ami franc et bon, jeté sur son chemin par un naufrage, cette femme si dévouée, si consolante dont il avait pu apprécier les vertus, ces deux enfants, Marc et Clary, auxquels il s’était attaché ! Et ce chagrin, la famille Rhodes l’éprouvait au même degré. Leur désir, à tous, eût été que le Kaw-djer consentit à les suivre dans la colonie africaine, où il serait apprécié, honoré, aimé comme il l’était à l’île Hoste. Mais M. Rhodes comprenait bien que ce n’était pas sans motifs graves qu’un tel homme avait rompu avec l’humanité, et le mot de cette étrange et mystérieuse existence lui échappait encore.

« Voilà l’hiver achevé, dit Mme Rhodes, et, vraiment, il n’aura pas été trop rigoureux…

– Et nous constatons, ajouta M. Rhodes en s’adressant au Kaw-djer, que le climat de cette région est bien tel que l’avait affirmé notre ami ! Aussi plus d’un de nous aura-t-il quelque regret de quitter l’île Hoste…

– Eh bien… ne la quittons pas ! s’écria le jeune Marc, et fondons une colonie en terre magellanique !

– Bon ! répondit en souriant M. Rhodes, et notre concession du fleuve Orange, et les engagements de la Société de colonisation, et la concession faite par le gouvernement portugais…

– En effet… répondit le Kaw-djer, d’un ton quelque peu ironique, il y a des engagements avec le gouvernement portugais et il faut les tenir. Ici, d’ailleurs, ce serait le gouvernement chilien, et l’un vaut l’autre !

– Oui, six mois plus tôt… fit observer M. Rhodes.

– Six mois plus tôt, dit le Kaw-djer, vous eussiez abordé sur une terre libre, auquel un traité maudit a volé son indépendance ! »

Le Kaw-djer, les bras croisés, la tête redressée, portait ses regards dans la direction de l’ouest, comme s’il se fût attendu à voir l’aviso paraître au sortir du Darwin Sound.

En ce moment, les frères Merritt, suivis d’une trentaine de leurs compagnons, en excursion vers l’intérieur de l’île, vinrent à passer, bruyants et provocateurs. Cette famille Rhodes, justement honorée dans ce petit monde, ce Kaw-djer dont on ne pouvait nier la réelle influence, ils n’avaient jamais caché les mauvais sentiments qu’ils leur inspiraient. M. Rhodes le savait, d’ailleurs, et le Kaw-djer ne l’ignorait pas.

« Voilà des gens, dit M. Rhodes, que je laisserais ici sans regret. Je sens qu’il n’y a rien de bien à attendre de leur part. Ils seront une cause de trouble dans notre nouvelle colonie. Ils ne veulent admettre aucune autorité, ils ne rêvent que le désordre par l’application de leurs détestables doctrines !… Comme si ordre et autorité ne s’imposaient pas à tout état social, à toute nation, grande ou petite, quel que soit le régime ! »

Le Kaw-djer ne répondit pas, soit qu’il n’eût pas entendu, tant il était absorbé dans ses pensées, soit qu’il voulût ne pas répondre.

Il est juste de noter, cependant, que depuis le début de l’hivernage, ces anarchistes s’étaient toujours tenus à l’écart, au nombre d’une centaine, et n’avaient point cherché à troubler l’ordre ; c’est qu’ils regardaient comme provisoire cette installation sur l’île Hoste. Mais, si, par suite de circonstances imprévues, le séjour devait s’y prolonger, si la belle saison prenait fin avant que le rapatriement se fût effectué, peut-être se produirait-il quelque éclat, quelque révolte, qu’il faudrait réprimer comme il avait été fait à bord du Jonathan.

Mais cela n’était pas probable, et la situation se dénouerait vraisemblablement avant quelques semaines.

En effet, avant même l’arrivée de l’aviso chilien, il était possible que les colons eussent quitté l’île Hoste. Depuis que le naufrage du Jonathan était connu à Punta Arenas, il y avait lieu de croire que la Société américaine de colonisation avait dû être avisée. Or, pourquoi cette Société n’aurait-elle pas frété un navire destiné à recueillir les colons sur l’île Hoste pour les conduire à la côte d’Afrique ? S’il n’en était rien, assurément il viendrait, des ports du Chili ou de l’Argentine, des steamers qui les rapatrieraient à Valparaiso ou à Buenos-Ayres.

Cependant les jours s’écoulaient dans cette attente, qui ne laissait pas d’être un peu inquiétante. La végétation reprenait avec une extraordinaire vigueur. Jamais pâtures plus riches n’avaient été offertes aux ruminants, et elles eussent suffi à des milliers de têtes. Des neiges de l’hiver, il ne restait plus que quelques amas, à l’abri du soleil, et qui ne tarderaient pas à se fondre. Les chasseurs et les pêcheurs étaient servis à souhait. Les uns se répandaient à travers les plaines à la poursuite des guanaques, des vigognes, des autruches, sans parler de quelques couguars et jaguars, de mêmes espèces qu’à la Terre de Feu. Les autres exploitaient les plages voisines, et Karroly, en louvier avisé, ne négligeait point de s’approvisionner en fourrures qu’il rapporterait à l’île Neuve, lorsque la Wel-Kiej y ramènerait le Kaw-djer, en admettant qu’il y voulut revenir.

Enfin, on était arrivé à la seconde quinzaine d’octobre. Aucun navire ne s’était montré en vue de l’île, si ce n’est quelques caboteurs venus des Malouines, et qui ne pouvaient être utilisés pour le rapatriement des naufragés. L’aviso de Punta Arenas n’avait pas encore été envoyé par le gouverneur, et, cependant, il y avait eu promesse formelle de sa part, – promesse faite à M. Rhodes, lorsqu’il s’était rendu, quelques mois avant, dans la capitale de la Magellanie chilienne.

Les colons conçurent de ce retard des inquiétudes assez justifiées. Certes, l’île Hoste fournissait à tous leurs besoins. Les réserves de la cargaison étaient loin d’être épuisées, et ne le seraient même pas avant plusieurs mois encore. Mais, enfin, ils n’étaient pas à destination, ils n’entendaient pas se résigner à un second hivernage, et la question se posa de savoir si on ne devrait pas réexpédier la chaloupe à Punta Arenas. Le Kaw-djer fut consulté à ce sujet, et M. Rhodes lui demanda d’envoyer la Wel-Kiej à Punta Arenas.

Il est certain que cette proposition devait contrarier le Kaw-djer, si son intention était de retourner à l’île Neuve, ou tout au moins de quitter l’île Hoste. Le voyage de sa chaloupe durerait à tout le moins trois semaines, et son départ serait retardé d’autant. En cas que l’aviso chilien arrivât pendant l’absence de la Wel-Kiej, le Kaw-djer n’aurait plus la possibilité d’éviter les agents de l’autorité chilienne. Or, il y était bien résolu, bien qu’il n’en eût jamais rien dit à la famille Rhodes.

Néanmoins, et quelque désagrément que cela dut lui causer, il consentit, et il fut décidé que la chaloupe mettrait en mer dès le lendemain, 16 octobre. Cette fois encore, M. Rhodes y prendrait passage, et, de plus, le lieutenant Furner l’accompagnerait afin de demander son rapatriement immédiat et celui de l’équipage du Jonathan.

Or, les choses en étaient là, lorsque tous ces projets furent changés dans la soirée du 16.

Ce soir-là, suivant son habitude, le Kaw-djer, après avoir gravi les pentes du morne, observait la portion de mer qui s’étendait à l’ouest du Faux Cap Horn dans la direction de l’île Henderson.

Le soleil déclinait vers l’horizon, et une longue raie lumineuse tremblotait à la surface des eaux, ondulées en longues houles.

Soudain le regard du Kaw-djer se fixa sur un point presque imperceptible à la distance de huit à neuf milles. Son visage se rembrunit, un éclair passa dans ses yeux, et, après s’être assuré qu’il ne se trompait pas :

« Un navire, murmura-t-il, et l’aviso chilien sans doute ! »

Le Kaw-djer ne descendit pas encore ; il resta au sommet du morne jusqu’au coucher du soleil. Il n’avait point fait erreur : c’était l’aviso qui manœuvrait de manière à rallier l’île Hoste.

Mais la nuit était venue, et il y avait lieu de penser que l’aviso n’accosterait pas la presqu’île Hardy avant l’aube. Comment se fût-il aventuré au milieu des ténèbres à chercher un mouillage sans un pilote pour le diriger ?

Le Kaw-djer demeura quelques instants encore en haut du morne, le cœur gros, l’âme agitée ; puis il descendit sur la grève.

Dès que la nouvelle annoncée par lui fut connue, il se produisit une joie générale. Un navire arrivait enfin, et si ce n’était pas celui qui pourrait les rapatrier, du moins les naufragés du Jonathan allaient-ils entrer en communication avec le gouverneur de Punta Arenas.

M. Rhodes et sa famille rentrèrent dans leur habitation, et le Kaw-djer les y suivit comme d’habitude. Cette soirée se passa en conversations. On parla de l’avenir. La question du rapatriement serait résolue et M. Rhodes n’aurait pas besoin de se rendre à Punta Arenas.

Il lui sembla bien que ce soir-là, son hôte était plus triste que d’ordinaire, mais on respecta cette tristesse, et, lorsqu’il prit congé, vers neuf heures, ce ne fut pas sans avoir embrassé le jeune garçon et la fillette, sans avoir affectueusement serré la main de M. et Mme Rhodes.

Le lendemain, la chaloupe n’était plus au fond de la petite anse, et en vain tous les regards la cherchèrent-ils au large de l’île Hoste.

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