XII La nouvelle colonie

Monsieur Rhodes avait été l’un des premiers averti du départ de la Wel-Kiej. Il en fut probablement affligé, affliction que ressentit non seulement sa famille, mais tout ce petit monde d’émigrants qui, depuis neuf mois, avait pu apprécier le dévouement du Kaw-djer. La disparition du bienfaiteur ne produisit pas moins d’effet que l’apparition du navire dans les eaux de l’île Hoste.

Le Kaw-djer était parti ; la chaloupe l’avait emmené avec Karroly et son fils… Où ?… S’était-il dirigé vers l’île Neuve, afin d’y reprendre son existence solitaire, ses tournées au milieu des tribus indiennes, et sans esprit de retour ? Mais pourquoi serait-il revenu à la presqu’île Hardy ?… Est-ce que cet établissement provisoire sur les bords du rio Yacana n’allait pas être abandonné ?… Est-ce que dans un délai qui ne pouvait se prolonger, les émigrants ne l’auraient pas définitivement quitté, soit qu’ils fussent ramenés à Valparaiso ou à Buenos-Ayres, soit qu’un steamer, expédié par la Société de colonisation ne vint les embarquer pour la côte d’Afrique ?…

Telles étaient les réflexions que faisait naître dans l’esprit de tous, ce départ inopiné du Kaw-djer. Qu’il l’eût effectué le jour où les colons quitteraient l’île Hoste, cela se comprenait ; mais pourquoi ne pas avoir attendu jusqu’à ce jour-là, et pourquoi n’en avoir rien dit à personne, pas même à M. Rhodes et sa famille ?… On ne rompt pas avec cette brusquerie les liens d’une sincère amitié dont il existait tant de témoignages… On est inexcusable de ne pas se donner un dernier adieu… Enfin pourquoi la hâte de ce départ qui ressemblait à une fuite ?… Était-ce donc l’arrivée du bâtiment chilien qui l’avait provoqué ?…

Toutes les hypothèses pouvaient être admises, étant donné le mystère qui entourait la vie de cet homme, dont on ne connaissait même pas la nationalité.

Enfin, l’aviso, vers huit heures du matin, vint mouiller à trois encablures en dedans de la pointe du Faux Cap Horn, et son commandant descendit aussitôt à terre.

La partie ouest et sud de la Magellanie étant devenue chilienne par le traité du 17 janvier 1881, le gouvernement, mettant à profit le naufrage du Jonathan et la présence de plusieurs centaines d’émigrants sur l’île Hoste, se proposait de débuter par un coup de maître.

À présent, la République argentine n’aurait plus rien à réclamer en dehors des territoires de la Patagonie et de la Terre de Feu qui lui étaient attribués, y compris la Terre des États au-delà du détroit de Le Maire ; et sur son propre domaine, le Chili avait toute liberté d’agir au mieux de ses intérêts. Or, il ne suffit pas d’entrer en possession d’une contrée indivise jusque-là, et sur laquelle d’autres nations auraient pu s’établir des droits de premier occupant. Ce qu’il faut, c’est d’en tirer avantage, c’est d’exploiter les richesses de son sol au double point de vue minéral et végétal, c’est de l’enrichir par l’industrie et le commerce, c’est d’y attirer une population, si elle est inhabitée, c’est en un mot de coloniser. À l’exemple de ce qui s’était déjà fait sur le littoral ouest du détroit de Magellan, où Punta Arenas voyait chaque année s’accroître son importance coloniale, la république du Chili devait être encouragée à poursuivre ce système, à provoquer l’exode des émigrants vers les îles de l’archipel magellanique passé sous sa domination, à utiliser cette région fertile, abandonnée jusqu’alors aux mains de misérables tribus indiennes.

Et, précisément, voici que sur cette île Hoste, située au milieu de ce labyrinthe des canaux du sud, un grand navire était venu se mettre à la côte dans les circonstances que le gouvernement ne tarda pas à connaître. Ce navire transportait près d’un millier d’émigrants, à destination d’une concession accordée par le Portugal en terre africaine. Oui ! sur cette île Hoste, le naufrage du Jonathan avait obligé une centaine de famille américaines, allemandes, irlandaises, à s’y réfugier, hommes, femmes, enfants. Et ils appartenaient à ce trop-plein des grandes villes encombrées des États-Unis, qui n’hésitent pas à chercher fortune jusque dans les lointaines régions d’outre-mer.

Aussi le gouvernement chilien se dit-il avec raison que c’était là une occasion inespérée de transformer les naufragés du Jonathan en colons de l’île Hoste. Ce ne fut donc pas un navire de rapatriement qu’il leur envoya, ce fut l’aviso, de station à Punta Arenas, chargé de faire connaître ses propositions. Cette île Hoste, il la mettait entière à leur disposition, non point par concession temporaire, mais en toute propriété, et s’en dessaisissait au profit de ses nouveaux colons.

On le voit, rien de plus clair, rien de plus net, et rien de plus adroit que cette proposition. Grâce au sacrifice que le Chili faisait de l’île Hoste, afin d’en assurer l’immédiate mise en valeur, les autres îles Clarence, Dawson, Navarin, Hermitte, recevraient peut-être d’autres émigrants, mais en demeurant sous la domination chilienne. Si la nouvelle colonie prospérait – ce qui paraissait probable – on saurait qu’il n’y a pas lieu de redouter le climat de la Magellanie, on connaîtrait ses ressources agricoles et minérales, on ne pourrait plus ignorer que, grâce à ses pâturages, grâce à ses pêcheries, cet archipel est propice à l’établissement des colons, et que le cabotage y prendrait une extension de plus en plus considérable.

Il faut d’abord noter que déjà Punta Arenas, comme port franc, débarrassé de toutes les exigences et tracasseries douanières, ouvert sans droits aux navires des deux continents, avait un magnifique avenir. C’était, en somme, s’assurer la prépondérance sur le détroit de Magellan, lequel, s’il est neutre, n’en appartient pas moins par ses deux rives à la République chilienne. Eh bien, dans une idée très politique, le gouvernement de Santiago ne se contentait pas, en ce qui concernait l’île Hoste, de l’exempter de toute contribution, mais il en abandonnait la propriété, il lui laissait son entière autonomie, il la distrayait de son domaine, et ce serait le seul morceau de la Magellanie qui aurait conservé une complète indépendance.

C’était d’ailleurs un parti que le gouvernement argentin n’aurait pu prendre, à moins d’abandonner la Terre de Feu. Sauf la Terre des États, improductive et inculte, le traité de 1881 ne lui avait attribué aucune île et tout l’archipel au sud du canal du Beagle comme à l’ouest du détroit de Magellan, arborait les couleurs chiliennes.

Restait la question de savoir si les naufragés du Jonathan accepteraient la proposition qui leur était faite, s’ils consentiraient à échanger la concession africaine pour l’île Hoste, qu’ils auraient en toute propriété.

L’aviso avait apporté la demande, il remporterait la réponse, mais le gouvernement ne voulait aucun retard. Il n’entendait pas laisser traîner cette question, et le commandant avait tout pouvoir pour traiter avec les représentants que les émigrants auraient choisis. Il resterait quinze jours au mouillage de l’île Hoste, et repartirait, que le traité fût signé ou non.

Si la réponse était affirmative, les nouveaux colons seraient immédiatement mis en possession de l’île Hoste, et ils pourraient y planter le pavillon qu’il leur conviendrait d’adopter.

Si la réponse était négative, le gouvernement aviserait aux moyens de rapatrier les naufragés. Ce n’était pas cet aviso de deux cents tonnes, on le comprend, qui pourrait les transporter, ne fût-ce qu’à Punta Arenas. L’arrivée d’un navire américain, expédié de San Francisco par les soins de la Société américaine, exigerait un certain temps, et plusieurs semaines s’écouleraient encore avant que l’île eût été évacuée.

Il est assez naturel d’imaginer que, tout d’abord, la proposition venue de Santiago produisit un effet extraordinaire, tant on l’attendait peu.

Pendant les deux premiers jours, elle fut l’objet de conversations animées, entre familles seulement, et sans qu’on songeât à la discuter dans une assemblée réunie à cette fin. En somme, elle semblait même si étrange que nombre d’émigrants se refusaient à la prendre au sérieux. À plusieurs reprises, quelques-uns des plus qualifiés allèrent trouver le commandant pour lui demander des explications, vérifier les pouvoirs dont il était porteur, s’assurer par eux-mêmes que l’indépendance de l’île Hoste serait garantie par la République chilienne.

Le commandant ne négligea rien pour convaincre les intéressés. Il leur fit comprendre quels étaient les mobiles qui faisaient agir le gouvernement, que de temps se passerait encore, avant qu’une nouvelle colonie, à l’exemple de celle de Punta Arenas, fût fondée dans l’archipel magellanique. Les naufragés du Jonathan étaient des émigrants. Ils se trouvaient sur l’île Hoste… On leur en assurait la possession…

« L’acte de donation est prêt, ajouta le commandant, et il n’attend plus que les signatures…

– Lesquelles ? demanda M. Rhodes.

– Celles des délégués qui auront été choisis par les émigrants en assemblée générale. »

En effet, c’était la seule manière de procéder. Plus tard, lorsque la colonie s’occuperait de son organisation, elle déciderait s’il lui conviendrait de nommer un chef ou non. Elle choisirait en toute liberté le régime qui lui paraîtrait le meilleur, et le Chili n’interviendrait dans ce choix en aucune façon.

Pour ne point autrement s’étonner des suites que cette proposition allait avoir, que l’on veuille se rendre bien compte de la situation.

Quels étaient ces passagers que le Jonathan avait pris à San Francisco et qu’il transportait à la baie de Lagoa ?… Des Américains pour le plus grand nombre, des Allemands, des Canadiens, des Irlandais, de pauvres gens que les nécessités de l’existence obligeaient à s’expatrier. La Société de colonisation avait obtenu cette concession de territoire dans les possessions africaines du Portugal, mais seulement pour une durée déterminée, et le gouvernement n’aliénait pas ses droits au profit des futurs colons. Si ceux-ci ne songeaient qu’à leurs intérêts, peu leur importait en somme de s’établir ici ou là, du moment que leur avenir était assuré ; pourvu que les conditions de l’habitat leur fussent également favorables.

Or, depuis que les passagers du Jonathan avaient occupé l’île Hoste, tout un hiver s’était écoulé ; ils avaient pu constater par eux-mêmes la modération de ses conditions climatériques, et que la belle saison s’y manifestait avec une générosité qu’on ne rencontre pas toujours sous des latitudes plus voisines de l’Équateur. Dans la Colombie anglaise, au Dominion, sur les limites septentrionales des États-Unis, les froids sont plus longs, plus rigoureux, et la végétation ne l’emporte ni par sa précocité ni par sa diversité.

Il va de soi que par un instinct naturel, ces émigrants voulurent s’en remettre à ceux que distinguaient leur situation sociale, leur instruction, leur intelligence. M. Rhodes et une douzaine de ses compagnons, dont l’influence s’exerçait librement, furent donc consultés par les chefs de famille auxquels ils inspiraient toute confiance. Il y eut de fréquentes réunions ; la question fut étudiée sous ses divers aspects. On discuta le pour et le contre avec soin.

Combien il était regrettable que le Kaw-djer eût précisément quitté l’île Hoste lorsqu’on aurait eu si volontiers recours à ses conseils ! Personne mieux que lui n’eût pu indiquer la meilleure solution. Très probablement, il eût été d’avis d’accepter la proposition du gouvernement chilien, d’autant plus qu’elle assurait sa complète indépendance à l’une des onze grandes îles de l’archipel magellanique. M. Rhodes ne doutait pas que le Kaw-djer eût parlé dans ce sens, avec cette autorité que lui donnaient tant de services rendus pendant l’hivernage.

Bref, après de longs pourparlers, après examen des arguments apportés de part et d’autre, il devint manifeste que la majorité des émigrants tendait à l’acceptation des offres du gouvernement chilien. M. Rhodes était entièrement acquis à cette solution. Ses partisans et lui faisaient valoir des raisons de grande valeur. La nouvelle colonie s’appartiendrait en propre, alors qu’à la baie de Lagoa elle serait soumise à la domination portugaise, sans parler du voisinage des Anglais du Cap, des populations de l’Orange et de la république de Prétoria, ni des risques qu’elle courrait sur les limites de la Cafrerie. Assurément, avant de traiter avec la Société de colonisation, les émigrants avaient dû tenir compte de ces aléas pour l’avenir, et s’y étaient résignés ; mais, à présent, une occasion se présentait de fonder la colonie dans des conditions meilleures, sur cette île Hoste, occupée depuis huit mois. Il n’y aurait pas à reprendre la mer, et combien de temps faudrait-il encore attendre avant qu’un navire fût arrivé pour transporter les émigrants à la baie de Lagoa ?… Et, même, ne devraient-ils pas, préalablement, gagner quelque port du Chili ou de l’Argentine, afin d’éviter un second hivernage si le navire tardait à venir ?…

Enfin, il y avait cette considération que le gouvernement s’intéresserait au sort de la colonie. On pourrait compter sur son assistance. Des relations régulières s’établiraient entre l’île Hoste et Punta Arenas. Des comptoirs nouveaux se fonderaient sur le littoral du détroit de Magellan ou sur divers autres points de l’archipel. Le commerce avec les Falkland prendrait une extension nouvelle, lorsque les pêcheries seraient convenablement organisées dans ces parages. Et même, dans un temps prochain, la République argentine ne laisserait pas en état d’abandon les territoires de la Fuégie, bordés par le canal du Beagle. Elle y créerait des bourgades , rivales de Punta Arenas, et la Terre de Feu aurait sa capitale comme la presqu’île de Brunswick.

Tous ces arguments étaient de poids, et ils finirent par l’emporter. D’ailleurs l’influence de M. Rhodes et de quelques autres fut prépondérante.

Il convient d’ajouter que les frères Merritt et leurs partisans se rallièrent dès le début à cette opinion. Leur convenait-il donc, et dans l’espoir d’y mieux assurer le triomphe de leurs doctrines, de rester sur cette île redevenue indépendante ?… Une propriété commune… le collectivisme imposé aux émigrants, en attendant l’anarchisme… une terre de refuge pour tous ces libertaires et fauteurs de désordre que repoussent les nations civilisées !… Quel avenir !

Enfin, il fallut en venir au vote, car le terme fixé par le gouvernement chilien approchait. Le commandant de l’aviso pressait la solution de cette affaire. À la date indiquée, le 29 octobre, il appareillerait, et le Chili conserverait tous ses droits sur l’île Hoste.

Une assemblée générale fut convoquée pour le 26 octobre. Devaient prendre part au scrutin définitif tous les émigrants majeurs, au nombre de trois cent vingt-sept, le reste se composant de femmes et d’enfants.

Le dépouillement du scrutin donna deux cent quatre-vingt-quinze votes en faveur de l’acceptation, majorité considérable, on le voit. Il n’y avait eu que trente-deux opposants qui voulaient s’en tenir au projet primitif et se rendre à la baie de Lagoa. Et, encore, acceptèrent-ils finalement de se soumettre à la décision de la majorité.

Le traité fut signé le jour même entre le commandant représentant le gouvernement chilien et M. Rhodes et neuf autres délégués, représentant les futurs habitants de l’île Hoste, maintenant terre indépendante.

Le lendemain, l’aviso quitta le mouillage de la presqu’île Hardy, emmenant le lieutenant Furner et les matelots du Jonathan qui seraient rapatriés à Punta Arenas par les soins du gouverneur. Seul, le maître d’équipage, Tom Land, manifesta le désir de demeurer sur l’île à titre de colon. C’était un homme énergique, en qui on pouvait avoir toute confiance, dont M. Rhodes appréciait les qualités, et sa demande fut admise.

Alors commença l’organisation de la colonie hostelienne. Les Hosteliens se réunirent sous cette appellation commune. Par malheur, s’ils étaient compris sous ce nom unique, ils n’en avaient pas moins des origines diverses et les difficultés seraient grandes à fondre ces tempéraments réfractaires. Ne sait-on pas que dans ces puissantes nations, tels les États-Unis d’Amérique, ou dans le royaume du Canada, le mélange des races est bien difficile à obtenir, que dans le même État, dans la même ville, les Américains restent Américains, les Allemands restent Allemands, les Anglais restent Anglais, et qu’il est impossible de prévoir l’époque à laquelle la fusion sera faite – si elle se fait jamais ?…

Il était donc à craindre que, dans ces conditions, l’organisation exigeât beaucoup de patience, beaucoup d’efforts, et surtout une grande dépense de courage et de fermeté.

Mais cette question se posait : à quelles mains appartiendrait une autorité assez indiscutée pour ne subir aucun échec, pour ne point être entravée dès le début ?… Aux mains d’un comité ou d’un homme ?…

Que M. Rhodes eût une sérieuse influence sur ses compagnons, qu’il possédât les qualités indispensables à celui qui occupe le premier rang, que son éducation fût plus relevée, que son instruction le mît au-dessus de la plupart des autres émigrants, que son intelligence, son bon sens, ses vertus privées, le rendissent propre à exercer le pouvoir, il est probable que la majorité des émigrants était d’accord à ce sujet. Mais il sentait bien qu’il aurait à lutter contre une minorité intransigeante, tapageuse, brutale, prête à tous les coups de force, et que, malgré son énergie, il succomberait à la tâche.

Restait donc la formation d’un comité, composé des plus dignes, présidé, si l’on voulait, par M. Rhodes, et dont les membres se dévoueraient à l’œuvre commune, en acceptant les responsabilités d’une situation difficile en somme.

Et, lorsqu’il s’entretenait de cette question avec quelques-uns, il disait :

« Sur la concession de la baie de Lagoa, la situation n’eût pas été ce qu’elle est ici, et l’organisation n’aurait pas rencontré les mêmes obstacles. En effet, la colonie devait relever directement du Portugal et c’est à un gouvernement portugais qu’eût été dévolue l’autorité…

– Peut-être est-il regrettable alors, lui répondait-on, que le Chili n’ait pas imposé un gouverneur à l’île Hoste comme il l’a fait à Punta Arenas…

– Mais dans ce cas, déclarait M. Rhodes, elle fût demeurée chilienne… elle n’aurait pas gardé son autonomie. Or, de n’appartenir à personne, d’être libres chez nous, cela nous a précisément décidés à accepter l’offre qui nous était faite, et à la condition de coloniser l’île Hoste, nous assurons son indépendance et la nôtre ! »

C’était vrai, M. Rhodes se plaçait sur le véritable terrain en répondant de la sorte. Il importait donc de s’organiser sans retard, et, finalement, après une réunion nouvelle de l’assemblée, on vota la formation d’un comité de quatre membres, comprenant un Américain, un Allemand, un Canadien, un Irlandais, comité dont M. Rhodes fut nommé président. Les Américains étant les plus nombreux parmi les émigrants, il était naturel que leur nationalité y fût prédominante.

Et, d’abord, il convint de régler la possession du sol. Par son étendue d’au moins deux cents lieues carrées, l’île Hoste aurait pu suffire aux besoins d’un nombre double et même triple de colons, avec ses terres cultivables sur la plus grande partie, ses forêts et ses pâturages. On pouvait donc concéder à chaque famille ce qui lui serait nécessaire. Les instruments de culture ne manquaient pas, ni les graines de semailles ni les plants dont le Jonathan possédait de grandes quantités, non plus que le matériel indispensable à tout établissement agricole. La plupart des émigrants étaient rompus à ces travaux de la campagne. Ils s’y livraient dans leur pays natal, ils s’y livreraient dans leurs pays d’adoption. Au début, les animaux domestiques ne seraient pas assez nombreux, sans doute ; mais, peu à peu, en raison des demandes qui seraient faites, il en viendrait des territoires de la Patagonie, où on les compte par milliers, particulièrement les chevaux, puis des pampas argentines, des vastes plaines de la Terre de Feu, et enfin des îles Falkland où l’élevage des moutons s’effectue dans une proportion considérable.

Mais si l’île Hoste offrait tant de ressources, c’était à la condition de ne pas se confiner sur les grèves de la presqu’île Hardy et le long des rives du rio Yacana. Il importait d’étendre l’occupation jusqu’au centre où se trouvaient les terres les plus fertiles, à l’ouest, vers la pointe de Rous, au nord-est, du côté des magnifiques prairies qui avoisinaient les profondes entailles de la baie Nassau. Sans doute, les colons accepteraient volontiers de se grouper sur ces divers points, et d’en prendre possession ; mais ne chercheraient-ils pas à se réunir suivant leur nationalité, les Américains avec les Américains, les Canadiens avec les Canadiens, les Allemands avec les Allemands, les Irlandais avec les Irlandais, et le comité serait-il assez puissant pour imposer une fusion des races qui importait à l’avenir de la colonie hostelienne ?…

M. Rhodes et ses collègues durent s’occuper de la cargaison du Jonathan et intervenir, non sans énergie, afin qu’elle ne fût pas livrée au pillage. Il s’agissait de la partager d’une manière équitable, proportionnellement aux besoins de chaque famille. Avant tout, il fallait empêcher le gaspillage des provisions qui assuraient pendant quelques mois encore la nourriture des colons, et permettaient d’attendre qu’ils pussent se suffire rien qu’avec les ressources de l’île.

Le comité fit tout ce qui était en son pouvoir pour procéder avec justice, et sauvegarder les droits de chacun. Mais malheureusement, il ne tarda pas à être débordé par les exigences des uns et des autres, en ce qui concernait la distribution des farines, des viandes conservées, des boissons alcooliques, et les magasins qui les contenaient faillirent être pillés. Enfin, une résolution fut prise et acceptée, malgré les protestations des frères Merritt et de la bande – on ne saurait l’appeler autrement – qu’ils traînaient à leur suite, la poussant aux violences contre les personnes et les propriétés : il fut décidé que ces provisions resteraient dans les magasins de la presqu’île Hardy, et ne seraient distribuées que par petites quantités au fur et à mesure des besoins, aussi bien de ceux des colons qui resteraient au campement du rio Yacana, devenu le principal centre de la colonie, qu’à ceux dont il fallait encourager l’établissement sur d’autres points de l’île.

Au surplus, sur cette question des terres à partager, il fut manifeste que chacun entendait les choisir à sa convenance, ceux-ci pour cultiver le sol, ceux-là pour exploiter les forêts, riches en bois de construction, et auxquelles on devrait demander le combustible, à moins que l’île Hoste ne possédât des mines de houille, ainsi qu’il en est à la presqu’île de Brunswick aux environs de Punta Arenas. Enfin, il y avait un certain nombre d’émigrants qui rechercheraient les pâturages, afin de s’adonner à l’élevage des bestiaux.

Au total, les terres les plus vivement disputées furent celles qui bordaient les rives du rio Yacana dans le voisinage de la bourgade en formation. Le comité se vit pris à partie avec la dernière violence par les frères Merritt, qui, eux, préconisaient les funestes lois du collectivisme. Ils se refusaient au partage du sol, ils exigeaient que les terres fussent utilisées au profit de la communauté. Tel était ce collectivisme intransigeant qu’ils prétendaient imposer, et si quelque colon faisait des bénéfices en dehors de la communauté, tous auraient le droit de l’en dépouiller au profit de tous.

On le conçoit, devant de telles doctrines soutenues par les plus violents, le comité fut dans la nécessité d’agir avec une extrême énergie. Il résolut donc de réduire par la force les premières tentatives de désordre. La lutte s’engagea d’abord contre ceux, Allemands et Irlandais, les plus ardents aux revendications de l’anarchisme, une vingtaine de familles comptant près de cent cinquante membres, et dont les frères Merritt disposaient entièrement.

La question était donc une question vitale d’où dépendait l’avenir de l’île Hoste. Qui l’emporterait, du parti de l’ordre, le plus nombreux d’ailleurs, ou du parti du désordre, que n’effrayait pas le risque d’en venir aux dernières extrémités. Ce que les frères Merritt attendaient, ce n’était pas de prendre la légitime part de la cargaison et du matériel à laquelle ils avaient droit, puis d’aller s’installer sur quelque autre point de l’île pour y vivre à leur goût. Non ! C’était d’habiter la bourgade naissante, dont ils feraient une véritable « frelonière », c’était d’obliger les autres à supporter leur domination, c’était enfin, eux qui ne reconnaissaient pas de maîtres, d’agir en maîtres.

M. Rhodes et ses amis résolurent de résister, de repousser la force par la force. Plutôt que d’accepter cet abominable état social, ils feraient appel au gouvernement chilien, ils lui demanderaient de reprendre à l’île Hoste son indépendance, ou ils l’abandonneraient pour n’y jamais revenir.

Un homme peut-être aurait été capable de s’imposer à cette heure périlleuse où des paroles on allait passer aux actes. Cet homme, on ne pouvait que l’apprécier, car on l’avait vu à l’œuvre. Les frères Merritt n’ignoraient même pas qu’il se rapprochait d’eux en théorie, et sentaient en lui une âme rebelle à toute autorité…

Cet homme, c’était le Kaw-djer. Mais qu’était-il devenu ? Depuis le départ de la chaloupe, on n’avait plus eu de ses nouvelles. Savait-on même s’il s’était dirigé vers l’île Neuve pour y reprendre avec Karroly son ancienne existence ? Et, d’ailleurs, eût-il accepté d’intervenir, et de quelle façon ?… Lui aussi, ne serait-il pas resté fidèle à ces idées radicales auxquelles il avait sacrifié toute sa vie ?…

Mais, enfin, il n’était pas là, et avait-on quelque espoir de le voir reparaître ?…

Cependant, la crise était à l’état aigu, et, d’une heure à l’autre, il fallait s’attendre à ce que les deux partis en vinssent aux mains.

M. Rhodes et ses collègues du comité ne comptaient plus que sur une chance, c’était qu’un navire arrivât en vue de l’île. Deux mois s’étaient écoulés depuis le départ de l’aviso, et sur la demande du gouverneur de Punta Arenas, le Chili avait dû se préoccuper d’envoyer un bâtiment à l’île Hoste pour lui apporter les animaux domestiques dont elle avait besoin…

On était déjà au 13 décembre, au milieu de l’été, et personne ne mettait en doute que le navire attendu prendrait son mouillage à l’embouchure du rio Yacana, avant la fin de la belle saison…

Ce jour-là, ce ne fut point ce navire qui fut signalé dans l’ouest. C’était une chaloupe qui, venant de l’est, doublait la pointe du Faux Cap Horn.

On reconnut aussitôt la Wel-Kiej que dirigeaient Karroly et son fils Halg, l’un à la barre, l’autre aux écoutes…

Mais le Kaw-djer était-il à bord ?…

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