X L’île Hoste

L’île Hoste est une des moyennes de l’archipel magellanique. Sa côte septentrionale, qui suit à peu près la direction du cinquante-cinquième parallèle, borde le canal du Beagle sur la moitié de son étendue. Si son littoral est sensiblement rectiligne au nord, il est des plus irréguliers sur les autres côtés du périmètre. Un angle droit la limite à l’ouest, à l’entrée du Darwin Sound, qui la sépare de l’île Gordon. Au-dessous se dessine une étroite baie que termine le promontoire de Rous, et devant laquelle écument incessamment les récifs de l’île Waterman. Puis, la côte se creuse, se hérisse de pointes, protégées de la haute mer par la ceinture des îlots de Wood, de Hope et d’Henderson. Une profonde échancrure du rivage de l’est découpe cette baie de Nassau, ouverte entre les îles Navarin et Wollaston, et vers le sud-est se projette cette presqu’île Hardy, recourbée comme un cimeterre dont la pointe effilée forme le Faux Cap Horn.

C’est en dedans de cette presqu’île, au revers d’une énorme masse granitique, que le Jonathan était venu s’échouer obliquement à la côte, avant à terre, derrière au large.

La longueur de l’île Hoste, d’après les cartes de King et Fitz-Roy, peut être estimée à vingt-cinq lieues, comptées sur le littoral du canal du Beagle. Quant à sa largeur, elle ne dépasse par dix lieues du nord au sud. Dans ces évaluations n’est pas comprise la presqu’île Hardy, très étroite déjà à sa naissance, dont la courbure se dessine sur une douzaine de lieues environ.

Au jour naissant, les hauteurs de cette presqu’île très abrupte, très déchiquetée, apparurent entre les brumes de l’aube que ne tardèrent pas à dissiper les dernières fureurs de la tempête.

Un morne, très à pic du côté de la mer, formait l’arête du cap et se rattachait par un faîte aigu à l’ossature de la presqu’île. Au pied du morne s’étendait un lit de roches noirâtres, pour la plupart immergées à marée haute, alors découvertes, le jusant étant au plus bas, et toutes visqueuses des goémons et des varechs qui les tapissaient. Quelques plaques de sable blanc mettaient de grandes taches jaunes entre les récifs, un sable lisse et humide encore, prodigieusement constellé de ces coquilles, térébratules, fissurelles, patelles, tritons, licornes, oscabrions, mactres, vénus, si abondantes sur les plages magellaniques.

Maintenant, il n’y avait plus à retenir les passagers sur le pont du navire. On imagine aisément la hâte que doivent avoir des naufragés de fouler la terre ferme, même lorsque le bâtiment a quitté son élément naturel et gît sur les roches.

En un instant, tous se furent déhalés par l’avant, et, au nombre d’une centaine, remontèrent la presqu’île dans la direction du nord-ouest. D’autres, impatients de reconnaître la situation, cherchaient à gravir les talus assez raides du cap, dont l’altitude, deux centaines de pieds, permettrait à leur regard d’embrasser une partie de l’île.

Le lieutenant Furner, le maître d’équipage, furent invités par le Kaw-djer et Karroly à les suivre, afin d’examiner le lieu d’échouage du Jonathan. Il y avait intérêt à savoir si la mer montante pourrait le remettre à flot, ou s’il était irrémédiablement perdu.

À eux se joignit un des passagers, M. Harry Rhodes, dont la femme, le fils et la fille demeurèrent à bord – un homme d’une cinquantaine d’années dont la situation était assurément supérieure à celle de la plupart des autres émigrants.

Il convient de dire que le Kaw-djer avait en vain essayé de donner ses soins au second Musgrave et au lieutenant Maddison. Leur cabine ne contenait plus que deux cadavres. John Furner était le seul survivant des officiers du clipper.

La première impression des passagers à la vue de cette terre n’avait point été bonne. Rien de triste comme ce Faux Cap Horn. Si cette aridité se continuait au-delà, les naufragés n’y trouveraient pas à assurer leur existence, le jour où les réserves alimentaires du Jonathan seraient épuisées. Or, dans un mois, la mauvaise saison, assez précoce en Magellanie, commencerait à se faire sentir, et, si le hasard n’amenait pas un navire dans ces passes, si aucun secours n’arrivait de Punta Arenas, il faudrait bien se résigner à un pénible hivernage sur le littoral de l’île Hoste.

Ce fut à ce sujet que la conversation s’engagea tout d’abord entre le Kaw-djer, le lieutenant Furner, Tom Land et M. Harry Rhodes. La première question du lieutenant avait été :

« En quelle partie de la Magellanie le Jonathan s’est-il perdu ?…

– L’île Hoste, répondit le Kaw-djer.

– Sur le détroit de Magellan ? interrogea M. Rhodes.

– Non, sur le canal du Beagle qui la sépare de la Terre de Feu…

– Dont nous ne devons pas être éloignés, dit le maître d’équipage, et qu’il eût été possible de gagner avec nos embarcations, si elles n’eussent été enlevées…

– Dans tous les cas, il nous reste encore la chaloupe qui vous a amené à bord, fit observer le lieutenant Furner en s’adressant au Kaw-djer.

– Elle est en bon état ?… demanda M. Rhodes.

– En bon état, répondit Karroly, dont le premier soin avait été de visiter la Wel-Kiej, où son fils était alors avec le chien Zol.

– Une chaloupe pour transporter plusieurs centaines de passagers, dit le Kaw-djer, ce serait long, pénible, et peut-être dangereux, si le mauvais temps ne cesse pas… Et puis… abandonner la cargaison… les vivres… le matériel ?… »

Il va sans dire que cette conversation se tenait en anglais, langue que Karroly comprenait et parlait, grâce à son métier de pilote. Aussi, devant cette proposition de quitter l’île, intervint-il en ces termes :

« À quoi bon chercher refuge à la Terre de Feu ?… L’île Hoste offre autant de ressources… Les naufragés du Jonathan sont assurés d’y pouvoir hiverner…

– C’est mon avis, ajouta le Kaw-djer, et c’est le conseil que je donne… »

Tandis que Karroly répondait, M. Rhodes l’observait avec attention, et il ne put lui échapper qu’il avait un Indien devant lui :

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il, au moment où le lieutenant Furner allait poser la même question.

– Le pilote Karroly…

– Alors, pilote, au nom des passagers et de l’équipage, je vous remercie. Vous avez risqué votre vie pour nous sauver, et si notre navire s’est perdu, combien de personnes vous doivent leur salut… »

Puis, s’adressant au Kaw-djer :

« Et à vous aussi, monsieur… qui êtes ?…

– Peu importe, répondit le Kaw-djer.

– Un compatriote, peut-être ?…

– Un ami des Fuégiens… depuis plusieurs années en Magellanie… » déclara le Kaw-djer.

M. Rhodes n’insista pas. Il comprit qu’il y avait là un secret à respecter sans doute. Mais il n’en avait pas moins exprimé les sentiments de reconnaissance pour le dévouement de ces deux hommes. Sans leur intervention, si le Kaw-djer n’avait pas eu la pensée de signaler la terre en éclairant le sommet du cap, si, par son ordre, la chaloupe ne se fût pas lancée à travers la houle, si Karroly n’eût pas pris en mains la barre du navire désemparé, s’il n’avait eu l’audace et l’habileté de le diriger vers la passe afin de trouver l’abri des îles, le Jonathan se fût brisé contre les roches de l’île Horn, et là, personne n’eût survécu au naufrage. D’ailleurs, si le clipper s’était mis à la côte sur la pointe de l’île Hoste, c’est qu’un dernier accident n’en avait plus laissé la direction au pilote.

Quant aux victimes, le capitaine, le second, le lieutenant, une dizaine de matelots et autant de passagers, c’était trop, sans doute ! Mais, au pied du cap Horn, c’est par centaines qu’on les eût comptées !

Cependant, comme la mer était basse, le lieutenant et ses compagnons redescendirent du morne afin de visiter la coque du navire, presque entièrement à sec sur les roches. M. Rhodes rejoignit sur la grève sa femme et ses enfants. Quant au Kaw-djer, désireux peut-être de se tenir à l’écart, il se dirigea vers la pointe de la presqu’île.

On eut vite acquis la certitude que le Jonathan devait être considéré comme absolument perdu. La coque était crevée en vingt endroits, déchirée sur presque toute la longueur du flanc de tribord. Avaries irrémédiables, quand il s’agit d’un bâtiment en fer, alors qu’un bâtiment en bois est susceptible d’être renfloué. Il fallait donc renoncer à tout espoir de le remettre à flots, et la mer ne tarderait pas à en achever la démolition.

« Ce que nous avons à faire, et sans perdre un jour, dit Tom Land, c’est de sauver la cargaison, de la déposer en lieu sûr. Avec le flot, la mer va pénétrer à l’intérieur de la cale, et les provisions dont nous avons besoin seront avariées…

– Et non seulement les provisions, répondit le lieutenant Furner, mais le matériel aussi. Qui sait si nous ne serons pas contraints d’hiverner sur cette île, s’il n’y faudra point passer la mauvaise saison avant d’être rapatriés ?…

– Tout le monde à la besogne ! », dit le maître d’équipage.

En effet, il n’y avait rien de plus pressant que cette besogne, décharger le Jonathan, que le premier gros temps détruirait, et rendre possible quelques mois de séjour sur cette île sans communication avec le Chili ou l’Argentine. Quant à gagner Punta Arenas, les moyens de transport manquaient. Mais on verrait à prévenir les autorités chiliennes, en vue d’un rapatriement au retour du printemps.

Le lieutenant et le maître d’équipage firent donc procéder au déchargement du navire. Allemands, Américains, Irlandais, comprenant l’urgence de ce travail, s’y mirent avec zèle et courage. On le sait, la cale du clipper contenait un important matériel de premier établissement pour la nouvelle colonie, non seulement des tentes, mais quelques maisons et magasins, dont les différentes pièces n’exigeaient qu’un simple montage et qu’il était facile d’utiliser. Les bras ne manquèrent point à cette tâche qui put être conduite à bonne fin dans un court délai. D’ailleurs, la nouvelle du naufrage s’était répandue en Magellanie. Des îles voisines de l’île Hoste, de la Terre de Feu arrivèrent des Fuégiens, des Pêcherais. Poussés par l’appât du gain, ils offrirent leurs services qu’il n’y avait pas lieu de refuser. Avec ces indigènes, de tempérament doux et paisible, rien à craindre de ce qu’on eût redouté de la part des Patagons, pillards et batailleurs, et il n’y eut pas à regretter leur concours.

Bref, au début de l’hivernage, les travaux s’accomplirent avec ordre. Le lieutenant Furner, aidé de M. Rhodes et de quelques émigrants qui exerçaient sur leurs compagnons une certaine influence, put imposer aux naufragés la discipline du bord. Ce qu’il y aurait eu de plus regrettable, c’eût été que le désordre se mit entre ces gens de nationalité différente, et qu’ils eussent refusé de reconnaître aucune autorité.

Or, c’est ce que M. Rhodes et ceux des colons qui marchaient d’accord avec lui, redoutaient non sans raison. Ils n’oubliaient point ce qui s’était passé pendant la traversée du Pacifique, les idées de rébellion propagées chez un certain nombre de passagers, l’intervention funeste des frères John et Jack Merritt, l’influence qu’ils avaient acquise sur quelques-uns de leurs compagnons. Ils se souvenaient que le capitaine Leccar, de regrettée mémoire, s’était vu dans l’obligation d’agir contre ces fauteurs de révolte, et, à plusieurs reprises, de leur interdire toute communication avec les passagers. N’allaient-ils pas profiter des circonstances pour recommencer leurs agissements et provoquer la rébellion alors que la plus complète entente était si nécessaire dans l’intérêt commun.

Tout d’abord, les frères Merritt n’eurent point une conduite suspecte, se sachant très surveillés. D’ailleurs, il leur eût été loisible de quitter le lieu d’hivernage, d’entraîner leurs partisans en quelque autre point de l’île, après avoir réclamé une part de la cargaison. Ils ne le firent point, et se joignirent aux autres passagers qui, sous la direction du lieutenant et du maître d’équipage, travaillaient au déchargement du navire. Mais que réservait l’avenir, et, pendant ces longs mois d’abandon, ne reprendraient-ils pas leur détestable propagande ?…

Il est vrai, il ne s’agissait pas de fonder une colonie sur le littoral de l’île Hoste. Ici, ce n’étaient point des émigrants arrivés à destination, mais des naufragés dont le rapatriement ne pourrait s’effectuer avant quelques mois, n’ayant d’autre souci que d’assurer leur existence durant l’hivernage.

Et même, ils n’étaient pas dans les conditions infiniment plus graves de ces naufragés qui sont jetés sur une terre inconnue, dont on ignore le nom et le gisement, une de ces îles isolées de l’océan Pacifique, en dehors de toutes communications maritimes.

Non, la catastrophe avait eu lieu dans l’archipel magellanique, sur la presqu’île Hardy de l’île Hoste, exactement portée sur la carte, bien connue du Kaw-djer et du pilote Karroly, dans la partie de l’archipel qui relevait maintenant du gouvernement chilien, et tout au plus à une centaine de lieues de Punta Arenas, la capitale de la Magellanie chilienne. La nouvelle du naufrage y serait bientôt connue, et, dès que la saison le permettrait, un navire serait expédié soit des ports de l’Amérique méridionale, soit même du port californien de San Francisco, d’où le Jonathan était parti quelques semaines auparavant.

Donc pas de sérieuses inquiétudes à concevoir, du moment qu’une installation convenable était assurée sur l’île Hoste ; le matériel fournissant un abri, la cargaison garantirait l’alimentation. Au total, si ce n’est le climat un peu plus dur dont ils auraient à subir les rigueurs, ces émigrants vivraient là comme ils eussent vécu pendant les premiers mois de leur séjour sur la terre africaine.

Trois semaines après le naufrage – le déchargement ayant été effectué en une huitaine de jours –, le campement était organisé sur la presqu’île Hardy à la date du 17 mars, et permettrait sans trop d’appréhension d’attendre la prochaine arrivée de l’hiver.

Entre-temps – cela va sans dire – des explorations furent faites dans toute la partie qui avoisinait le campement. Si la presqu’île Hardy attristait le regard jusqu’aux arides pointes du Faux Cap Horn, il n’en était pas ainsi de la contrée verdoyante dont les hauteurs se profilaient au nord-ouest. Aux roches tapissées de goémons, aux ravins hérissés de bruyères se succédaient de vastes prairies, des pâturages vierges que bordaient des collines boisées au pied des Sentry Boxes qui forment l’ossature de la presqu’île. Là s’entremêlaient les doroniques à fleurs jaunes, les asters maritimes à fleurs bleues et violettes, à des seneçons à tiges d’un mètre, et nombre de plantes naines, des calcéolaires, des cytises grimpants, des ancistres à gros fruits, des bromes, des stipes, des pimprenelles minuscules en pleine floraison. Les pâturages se succédaient aux pâturages, veloutés d’une herbe luxuriante, où des centaines de ruminants eussent trouvé leur pâture. Et, de fait, les représentants de la race ovine et bovine, embarqués à bord du Jonathan, en eurent jusqu’au ventre de ces épais herbages.

Une de ces excursions conduisit M. Rhodes et quelques-uns des colons à une douzaine de milles en direction du nord-ouest. Ils étaient accompagnés du Kaw-djer qui leur servait obligeamment de guide. Ils visitèrent ainsi la baie Bourchier sur le littoral ouest de la presqu’île, les baies Orange, Scotchwell, et au-delà la presqu’île à laquelle devait être donné le nom de Pasteur, entre le Tékinika Sound et le Ponsonby Sound dont les montagnes sont couvertes de neiges éternelles.

Leur admiration égalait leur surprise. Les riches pâturages témoignaient partout de la fertilité du sol, entretenus par un réseau de petits creeks, dont le cours se déversait dans une petite rivière aux eaux claires et limpides qui venait des collines du centre. La végétation arborescente répondait à cette luxuriante tapisserie des plaines. Les forêts, encadrant là de vastes espaces, se composaient plus particulièrement de hêtres antarctiques d’une venue superbe, enracinés dans un sol tourbeux mais résistant, et offraient des sous-bois très dégagés, parfois veloutés de mousses rameuses. Tels des bouleaux, des drimys, d’une circonférence de deux mètres à leur base. Tels aussi les écorces de Winter, et ces berbéris, sortes d’épines-vinettes dont le bois est d’une extraordinaire solidité, et des espèces de conifères ressemblant aux cyprès, d’une hauteur de trente à quarante pieds.

Sous ces voûtes verdoyantes s’ébattait tout un monde de volatiles, des tinamous de six espèces, les uns gros comme des cailles, les autres comme des faisans, des grives, des merles, ceux qu’on peut appeler des ruraux, et aussi les variétés de l’espèce marine, oies, canards, cormorans, goélands, tandis que les autruches nandous, les guanaques et les vigognes bondissaient à travers les prairies.

C’est à un demi-mille de l’endroit où s’était perdu le Jonathan, au milieu de la courbure dessinée par la presqu’île Hardy dont le raccord se fait à l’ouest avec les hautes terres, que les naufragés avaient établi leur campement provisoire. Là débouchait la rivière, aux rives ombragées, accrue de ses multiples affluents, dont les eaux s’écoulaient à la mer par le fond d’une petite crique. Sur ses bords, distants d’une centaine de pieds, il eût été facile de bâtir une bourgade pour une installation définitive. Au besoin, la crique aurait pu servir de port, étant très abritée des grands vents par les hauteurs du morne qui mesurait près de six cents mètres.

C’était là que le Kaw-djer et Karroly avaient conseillé aux émigrants de camper en vue d’un hivernage. Leur matériel d’habitation y trouverait place. En outre, – ils l’affirmaient – la mauvaise saison, entre avril et octobre, n’était pas aussi redoutable que le laissait croire la situation de la Magellanie au-delà du cinquante-deuxième parallèle. Le climat lui épargnait les rigueurs excessives dont sont affligées les régions polaires, et, sous le manteau de neige qui la recouvre pendant plusieurs mois de l’année, le froid n’est jamais insoutenable.

Certes, la malchance éprouvait cruellement les passagers du Jonathan. Alors qu’ils auraient dû être en plein Atlantique, navigant vers le cap de Bonne Espérance, ils se voyaient obligés à un séjour de quelque durée sur une des îles de l’archipel magellanique. Mais, au total, ils en seraient quittes pour un retard de quelques mois, et n’auraient à regretter que les victimes du naufrage.

M. Rhodes s’entretenait fréquemment de ces choses avec le Kaw-djer. Mme Rhodes, une femme sérieuse et de grand sens, son fils Edward, âgé de dix-huit ans, sa fille Clary, âgée de quinze, se sentaient, comme lui, attirés vers cet homme dont ils ne s’expliquaient pas l’existence solitaire en cette contrée, au milieu des Indiens du lointain archipel. De son côté, le Kaw-djer paraissait éprouver de la sympathie pour cette famille, dont nombre d’autres colons reconnaissaient le mérite et les vertus. Assurément, dans la nouvelle colonie, M. Rhodes était appelé à exercer une salutaire influence, et les braves gens seraient toujours de son côté.

Cependant, le Kaw-djer ne se livrait pas et gardait invariablement son habituelle réserve. Ses conseils, il ne les refusait à personne, et on les avait suivis pendant les travaux d’installation. Seuls les frères Merritt et quelques autres ne le recherchaient point, ignorant qu’il fût, comme ils l’étaient eux-mêmes, ennemi de tout ordre social. Et puis, en ce qui concernait le Kaw-djer, depuis ce qu’on eût pu appeler sa rentrée dans la vie pour l’accomplissement d’une œuvre d’humanité, songeait-il encore à ses projets, et, s’il ne voulait à aucun prix rester sur cette terre devenue chilienne, reprendrait-il la route du cap Horn ?…

Le campement de Yacana – ainsi se nommait ce cours d’eau de l’île Hoste – comprenait les tentes et les quelques maisons montées après le transport de la cargaison. Il avait fallu abandonner le navire qui achevait de se démolir au soulèvement de chaque marée. Maisons et tentes avaient été disposées sur la rive gauche du rio Yacana, et il suffisait de suivre cette rive pendant un demi-mille pour atteindre les pâturages qui couvraient la partie orientale de l’île. Les magasins, installés sous l’abri de grands hêtres, renfermaient la réserve des provisions, farines, viandes conservées, comestibles, tout ce qui devait servir au début de la colonie à l’embouchure du fleuve Orange. Des basses-cours avaient été établies pour la volaille, des soues pour les porcs. Quant aux vaches, chèvres et moutons, ces animaux occupaient des enclos dans les pâtures du voisinage.

On le comprend, cette vie en commun de près d’un millier d’émigrants, d’origine diverse, exigeait une discipline sévère. Ce n’était pas le jeune lieutenant qui eût pu leur imposer une efficace autorité. Si le capitaine Leccar ou même le second Musgrave eussent été là, peut-être auraient-ils été capables de maintenir l’ordre parmi les naufragés comme ils l’avaient maintenu parmi les passagers. Mais ils avaient péri, et, sur cette île, d’ailleurs, personne ne semblait désigné pour commander aux autres. En outre, il était toujours à craindre que les frères Merritt ne voulussent provoquer les mauvaises passions, mettre le trouble là où il était si nécessaire de s’entendre !

Du reste, le gouvernement chilien allait sans doute vouloir intervenir. Cette île lui appartenait, et, d’ailleurs, à qui, si ce n’est à lui, les naufragés se fussent-ils adressés pour leur rapatriement ? Aussi avait-il été décidé que Karroly et son fils se rendraient à Punta Arenas afin de faire connaître la situation à Son Excellence M. Aguire.

Et même, comme il parut convenable que l’un des émigrants accompagnât le pilote, M. Rhodes offrit de prendre passage à bord de la Wel-Kiej. Cet Américain serait plus qualifié que l’Indien Karroly pour les démarches à faire en vue d’obtenir le concours du gouvernement. D’abord John et Jack Merritt parurent opposés à ce projet, qui soumettrait les émigrants à l’autorité chilienne ; mais ils furent contraints de se rendre. Le Kaw-djer, consulté dans l’intérêt commun, n’avait pu qu’approuver cette résolution, bien décidé, toutefois, à quitter l’île Hoste avant l’arrivée des agents de Punta Arenas.

Après avoir pris congé de sa famille et de ses compagnons, M. Rhodes s’embarqua dans la matinée du 20 mars, et Karroly, dès qu’il eût contourné l’extrémité de la presqu’île Hardy, traversa la baie de Nassau, afin de suivre l’étroite passe de Mugray entre l’île Hoste et l’île Navarin. Après avoir débouché dans le canal du Beagle, il remonterait à l’ouest jusqu’à l’île Clarence, et atteindrait le détroit de Magellan presque en face du cap Froward.

On avait calculé que la chaloupe pourrait être de retour dans trois semaines, c’est-à-dire avant que l’hiver eût rendu difficile, sinon impraticable, la navigation de la Wel-Kiej à travers les sounds de l’archipel.

Pendant ce temps, la vie commune s’organisa, comme elle l’eût été dans la nouvelle colonie du fleuve Orange. Si ce n’est que les frères Merritt et un certain nombre de leurs partisans affectèrent de vivre à part, il ne se produisit aucun incident.

Le 9 avril, dans l’après-midi, la chaloupe fut signalée au large de la pointe, et, dès qu’elle eût accosté, M. Rhodes débarqua à l’endroit où l’attendaient sa famille et ses amis.

M. Rhodes, arrivé à Punta Arenas, avait vu M. Aguire qui était déjà instruit de la catastrophe du Jonathan. Le gouvernement chilien, déjà avisé, allait prendre des mesures en vue de rapatrier les émigrants. Mais alors, il ne se trouvait aucun navire à Punta Arenas qui pût être affecté au transport des naufragés à Valparaiso, ou autre port du Sud-Amérique. Du reste, la situation actuelle ne présentait rien d’inquiétant, avec un matériel de campement en bon état et des vivres assurés pour toute une année. Le mieux était donc de se résigner à un séjour de quelques mois sur l’île Hoste. Le gouverneur ne la perdrait pas de vue d’ailleurs. L’aviso, en station à Punta Arenas, serait envoyé prochainement à l’île, et, s’il le fallait, y devrait maintenir l’ordre.

Telle fut la réponse que rapporta M. Rhodes. Les colons pouvaient compter sur le bon vouloir du gouvernement chilien pour leur garantir toute tranquillité en attendant l’arrivée d’un navire de rapatriement. Donc, il y avait lieu d’envisager sans trop d’appréhensions la saison hivernale qui allait bientôt recouvrir de ses neiges l’archipel magellanique.

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