IX Le Jonathan

Quinze jours avant cette nuit du 15 au 16 février, le clipper américain Jonathan avait quitté San Francisco de Californie, à destination de l’Afrique méridionale. C’est là une traversée de […] milles qu’un navire bon marcheur peut accomplir en cinq semaines, s’il est favorisé par le vent et la mer.

Ce voilier – deux mille cinq cents tonneaux de jauge – était gréé de quatre mâts, le mât de misaine et le grand mât à voiles carrées, les deux autres à voiles latines, brigantines et flèches. Il sortait des chantiers de Sherry and Forster. Coté de première classe, sa coque de fer finement allongée, son tirant d’eau, la perfection de son appareil vélique, sa machinerie pour les divers services du bord, offraient toutes garanties de sécurité dans un voyage rapide.

Le capitaine Leccar le commandait, un excellent marin dans la force de l’âge, ayant sous ses ordres le second Musgrave, les lieutenants Furner et Maddison, le maître Tom Land, et un équipage de vingt-sept hommes, tous américains.

Le Jonathan avait déjà traversé deux fois le Pacifique, chargé pour l’Australie et les Indes anglaises. Ses retours de Calcutta et de Sydney s’étaient effectués dans des conditions favorables, bien que les mers du Sud ne lui eussent point épargné leurs violences. Au double point de vue maritime et commercial, ses armateurs, MM. Blount et Frary, n’avaient eu qu’à se féliciter du résultat de ces deux campagnes.

En vue de ce dernier voyage, qui venait de se terminer par une catastrophe, le Jonathan n’avait point été affrété pour un transport de marchandises. Neuf cents émigrants s’y étaient embarqués pour une colonie de l’Afrique méridionale. C’était sur la baie de Lagoa, des possessions portugaises du Sud Afrique, que cette colonie allait s’établir sur une concession faite par le gouvernement portugais.

Le plus grand nombre de ces émigrants appartenaient aux États du Nord. Il se trouvait parmi eux, cependant, quelques familles irlandaises et allemandes, de ces Européens américanisés qui abondent dans l’Illinois et la Californie. La Société de colonisation, établie en cette ville, avait fait appel aux émigrants de toute origine pour peupler de vastes concessions de terrains obtenus sur la baie Lagoa, en un pays fertile, avec l’espoir de contrebalancer l’influence anglaise du Cap.

Cette population hybride, composée d’éléments divers, peut-être serait-il difficile d’en fusionner les éléments, si on ne lui imposait pas à terre cette sévère discipline qu’elle avait déjà subie à bord du Jonathan. Au surplus, le quatre-mâts avait été aménagé pour ce transport de colons. À l’intérieur des roufs et dans l’entrepont, hommes, femmes, enfants, avaient pu se caser assez convenablement. D’ailleurs, la traversée ne devait pas être de longue durée. À cette époque de l’année, après avoir redescendu le long de la côte américaine, le Jonathan se trouverait en pleine saison chaude, et ne devait pas rencontrer en février et en mars, ni dans le Pacifique ni dans l’Atlantique, les grands mauvais temps de la période hivernale.

La cargaison du clipper, en dehors des provisions nécessaires au voyage, comprenait tout ce qu’exigerait la colonie à son début. L’alimentation de ces neuf centaines d’émigrants était assurée pour quelques mois en farines, conserves et boissons alcooliques. Le Jonathan emportait aussi le matériel de première installation, des tentes, des habitations démontables, un mobilier sommaire, les ustensiles nécessaires aux besoins des ménages. La Société s’était préoccupée de fournir aux colons le matériel agricole qui permettrait de mettre immédiatement en valeur les terres concédées, plants de diverses natures, graines pour semence, céréales et légumes, un certain nombre de bestiaux des espèces bovine, porcine et ovine, tous les hôtes habituels de la basse-cour. D’autre part, les armes et les munitions ne manqueraient pas, en cas qu’il y eût à repousser les attaques des Namaquas et des Boshimans, toujours en guerre avec les autres tribus hottentotes. Le sort de la nouvelle colonie était donc garanti pour une période suffisante. D’ailleurs, il n’était pas question qu’elle fût abandonnée à elle-même. Le Jonathan, de retour à San Francisco, y reprendrait une seconde cargaison qui compléterait la première, et, si l’entreprise paraissait réussir, transporterait un second personnel de colons à la baie de Lagoa. Ils ne manquent pas, ces pauvres gens auxquels l’existence est trop dure, impossible même dans la mère patrie, et dont tous les efforts tendent à s’en créer une autre en terre étrangère.

Le début du voyage ne fut pas heureux. Dès qu’il eut mis dehors, presque au sortir de la rade de San Francisco, avant d’avoir atteint la latitude de San Diego (Basse-Californie), le Jonathan eut à lutter contre les vents contraires, qui soufflaient du sud-ouest. Le capitaine Leccar prit le parti de gagner le large, craignant d’être affalé sous la terre. Il eut même à essuyer, quelques jours plus tard, un coup de vent d’une extrême violence et dut se mettre à la cape par le travers du cap Corrientes, à la hauteur du Mexique.

Les émigrants sur ce clipper où ils étaient assez étroitement installés, avaient beaucoup à souffrir de ces mauvais temps pendant lesquels ils ne pouvaient demeurer sur le pont. Mais enfin le Jonathan ne fit pas d’avaries graves, et, le capitaine, après avoir fui quelques jours vers l’ouest, put reprendre sa marche vers ce groupe des Galapagos que traverse l’Équateur.

La navigation continua, contrariée à la fois par les calmes et les tempêtes. Le moral des passagers s’en ressentit. Il y eut des plaintes et des menaces. Le capitaine Leccar, bien secondé par son second Musgrave, eut à prendre des mesures sévères pour enrayer des tentatives de rébellion. Il y avait parmi ces émigrants des hommes de désordre, aventuriers prêts aux pires excès, peu rassurants pour l’avenir de la nouvelle colonie.

Qu’on ne s’étonne pas si, parmi cette future population si mélangée, se trouvaient quelques-uns de ces révolutionnaires de métier, toujours en lutte avec les lois, ennemis de tout état social, agents de désorganisation, dont aucun pays policé ne peut tolérer la présence. À citer entre eux, comme les plus redoutables, les frères John et Jack Merritt, Irlandais d’origine, appartenant à la secte des Fenyans, contre laquelle l’Angleterre dut prendre les mesures les plus rigoureuses. Chassés du Royaume-Uni, qui se montre cependant d’une tolérance imprudente pour les agitateurs de quelque nationalité qu’ils soient, ces deux frères, alors âgés de quarante et quarante-cinq ans, s’étaient engagés parmi ces émigrants que le clipper transportait dans l’Afrique méridionale. Quel était leur but, et qu’allaient-ils faire à la baie de Lagoa ?… Peut-être y provoquer des troubles, dont ils profiteraient, peut-être y imposer leurs idées. Propagandistes par le fait, ils étaient bien différents du Kaw-djer, dont la doctrine répugnait aux violences.

Ces anarchistes n’attendirent même pas que le Jonathan fût arrivé à destination. Parmi ces quelques centaines de passagers, ils en trouvèrent un certain nombre disposés à subir leur influence, de ces malheureux que la misère livre à toutes les mauvaises instigations. Assurément, la grande majorité des émigrants résista à leurs tentatives lorsqu’ils voulurent enfreindre la discipline du bord. Aussi, le capitaine Leccar dut-il, à plusieurs reprises, intervenir énergiquement et réduire ces excitateurs à l’impuissance.

Cependant, le Jonathan continuait à descendre les mers du Pacifique, très éprouvé en somme par la fréquence des bourrasques du large. Par bonheur, les vents alizés s’étaient rencontrés sur ces parages compris de chaque côté de l’équateur entre les trentièmes parallèles nord et sud. Sans doute, en conséquence du mouvement diurne du soleil, ils soufflaient de l’est à l’ouest, mais ils se propageaient avec constance et régularité, n’allant jamais jusqu’au grand frais ou à la grande brise, et le clipper pouvait faire route au sud en tenant le plus près. D’ailleurs, il n’eut point à courir de longues bordées au large. Il prolongea la côte américaine, tantôt à dix milles, tantôt à trente, depuis la latitude de Lima du Pérou jusqu’à celle de Valparaiso du Chili, sous une allure moyenne, et bien qu’il eût presque toujours à lutter contre une mer très dure. Il n’était donc plus, à la date du 11 février, qu’à une distance de dix degrés, soit six cents milles marins, du cap Pilarès, à l’entrée occidentale du détroit de Magellan.

Le capitaine Leccar avait l’intention de traverser le détroit pour passer du Pacifique à l’Atlantique. On ne l’ignore pas, ce détroit est une route plus indiquée pour les bateaux à vapeur que pour les bateaux à voile. Ceux-ci peuvent hésiter à s’y engager, car ils sont obligés à de multiples changements de direction suivant l’orientation des passes, manœuvres faciles aux steamers. Mais lorsqu’un voilier se présente par l’ouest, les circonstances le favorisent. Il a déjà quitté la région des alizés qui soufflent de l’est, et, ainsi que cela a été mentionné, les vents dominants du détroit magellanique se propagent de l’ouest à l’est, c’est-à-dire du cap Pilarès au cap des Vierges. Un clipper tel que le Jonathan avait donc tout avantage à prendre cette route où il rencontrerait des brises constantes, ce qui lui permettrait d’éviter les parages si tourmentés du cap Horn.

Arrivé au cinquante-deuxième degré de latitude, le capitaine longea la côte ouest de l’île Adélaïde depuis le cap Isabel jusqu’au cap Parker de manière à donner dans le détroit après s’être garé des dangers de l’archipel Sir John Narborough. Le cap Pilarès lui restait alors exactement dans l’est, à la pointe de la Terre de Désolation.

On le sait, c’est entre ces deux terres, ou plutôt ces deux vastes îles d’Adélaïde et de Désolation, que s’ouvre du côté de l’ouest le passage entre les deux océans qui forme une sorte d’S majuscule.

Mais, ce jour-là, par un nouveau coup de la malchance, survint une tempête des plus violentes, avec rafales et grenasses, en même temps que le vent sautait de l’ouest au nord.

Il fallut sans retard amener les voiles hautes, mettre les huniers au bas ris, et gouverner de façon à prendre la lame obliquement, afin d’éviter les gros coups de mer.

La nuit du 13 au 14 février ne donna pas un instant de répit. Le capitaine et les officiers ne purent quitter leur poste. Pendant la journée du 13, l’état du ciel n’avait pas permis d’obtenir une observation ; mais, à l’estime, il y avait lieu de croire que le clipper se trouvait par le travers du détroit.

Toutefois, comme l’entrée est extrêmement difficile par mauvais temps, comme un navire, s’il vient à la manquer, risque de se mettre au plein, il convenait d’agir avec une prudence extrême. Et qui sait s’il n’eût pas mieux valu revenir vers l’ouest, et battre la haute mer, en attendant la fin de cette tempête et la reprise des vents réguliers…

Si, encore, un feu eût permis de relever avec précision le gisement du cap Pilarès, le Jonathan aurait peut-être pu embouquer le détroit, puisque entre ce cap et le cap Parker, l’ouverture mesure une trentaine de kilomètres. Mais un phare manquait au cap Pilarès, comme il manquait au cap Horn. Cette partie du littoral n’est point éclairée, et, on le répète, il faut aller jusqu’à la Terre des États pour apercevoir le premier feu de l’Atlantique.

Cependant, il n’était pas douteux que le Jonathan fût arrivé à l’ouvert du détroit, mais, sans la sévère surveillance à bord, l’attention des vigies, à l’avant et à l’arrière, il eût été se briser contre les roches du cap Pilarès. Au milieu des ténèbres, on aperçut à temps son énorme masse chaotique, et virer assez tôt pour ne point se jeter à la côte.

Il est vrai, dans ces conditions, avec ce furieux vent de nord et une mer que le flot contrariait alors, le virement de bord aurait pu échouer. L’étrave du clipper n’était même plus qu’à une demi-encablure des brisants, lorsque l’action du gouvernail se fit sentir. Il fut nécessaire de revenir lof pour lof, et hisser rapidement une voile de cape à l’artimon.

Le virement réussit enfin, et le Jonathan, dégagé de ce mauvais pas, reprit direction au large.

Le capitaine Leccar reconnut sa position quelques heures après l’aube. Il releva la terre à sept ou huit milles dans l’est, mais déjà le cap Pilarès lui restait très en arrière. Or, la tempête était dans toute sa force, sans aucun symptôme d’apaisement. Avec sa voilure réduite, le Jonathan ne pouvait regagner contre ce vent du nord. À lutter contre la houle, contre ces lames déferlantes qui le couvraient en grand, il eût risqué de se mettre en perdition.

Le capitaine Leccar dut donc modifier ses projets. Avec ce vent dont la violence s’accroissait, le clipper avait été entraîné vers le sud, au-delà de la baie Otway, au risque de se fracasser sur les îlots de Week. Après avoir dépassé le cap Tate de la Terre de Désolation, il lui était impossible de remonter vers le cap Pilarès. Donc, la nécessité s’imposait de renoncer à passer le détroit, et de descendre au sud, afin de rallier l’Atlantique par le cap Horn.

Après une conférence à ce sujet entre le capitaine et ses officiers, ordre fut donné de porter au large sous les huniers au bas ris, à l’allure du grand largue. En effet, il n’est pas dans les habitudes des voiliers de longer cette succession d’îles et d’îlots, contre lesquels la mer brise avec violence, et que défendent des centaines de récifs. Mieux valait ne se rapprocher des parages magellaniques qu’à la hauteur du cinquante-sixième parallèle sud, puis le suivre en laissant le cap sur bâbord, et sur tribord, les îlots de Diego Ramirez. Peut-être, à la surface de l’Atlantique, le Jonathan rencontrerait-il des brises plus favorables qui le ramèneraient vers le cap de Bonne Espérance.

Il était regrettable, cependant, d’abandonner la route du détroit, d’une part plus courte, de l’autre relativement facile aux voiliers qui la suivent de l’ouest à l’est. Aussi le capitaine Leccar avait-il étudié la question d’y rentrer sans revenir chercher le cap Pilarès. Avec un pilote, très pratique de l’archipel, il aurait pu le tenter non sans succès – tel Karroly, par exemple –, prendre le canal de Cockburn au sud de la Terre de Désolation, contourner l’île Clarence, soit par sa pointe nord-ouest, soit par sa pointe sud-est, puis atteindre, en évitant la haute mer, le cap Froward que la presqu’île de Brunswick projette au tiers du détroit. De là, le Jonathan eût remonté vers le nord, en passant devant Port Famine, devant Punta Arenas, et, après avoir franchi les deux goulets, il aurait débouqué entre le cap des Vierges et le cap Espiritu-Santo sur l’Atlantique, presque à la hauteur du cinquante-deuxième parallèle. Assurément, ce plan était exécutable. Mais, en l’absence d’un pratique, au milieu de ce dédale d’îlots et d’îles, même en les relevant sur les cartes très exactes de ces parages, il eût été imprudent de s’y aventurer, et le capitaine Leccar eut raison de s’abstenir.

Le Jonathan continua donc à descendre, tout en gagnant vers le sud-est, autant que le permettait l’état de la mer, à plus de trente milles des îles Stewart, Gilbert et Londonderry. Dans l’après-midi du 15, après cette très pénible navigation de vingt-quatre heures, il se trouvait par le travers des îlots de Santo Ildefonso.

Par malheur, les violences de la tempête n’étaient pas encore épuisées. Et, maintenant, cet espace, dégagé de tout obstacle, où l’Atlantique et le Pacifique viennent heurter leurs eaux, offrait un champ libre aux luttes des deux océans. Aussi le capitaine Leccar dut-il regretter plus encore d’avoir manqué l’entrée du détroit, où, d’ailleurs, il eût trouvé de nombreux points de relâche.

On était alors aux premières heures de la soirée. Le vent faisait rage. La mer, dure et creuse, fatiguait effroyablement le navire, que ne pouvait appuyer une voilure de plus en plus réduite.

Elle fut épouvantable, cette nuit du 15 au 16 février. Des deux côtés de l’Amérique se précipitaient des rafales obliques, heurtées en ces parages du cap Horn, où le clipper se débattait entre les chocs des deux océans.

Vers six heures, la bourrasque avait été telle que les deux mâts d’artimon du Jonathan se brisèrent et tombèrent par-dessus les bastingages. Un faux coup de barre, qui ne put être évité et renversa plusieurs hommes, mit le navire en travers à la lame. Il se coucha sur tribord au risque d’engager. On put même craindre qu’il ne se relevât pas, car des masses d’eaux couraient sur son pont, et les dalots ne leur offraient pas une issue suffisante. Cependant, il parvint à se redresser et ses huniers, contrebrassés en tout hâte sur l’ordre du lieutenant Furner, le remirent debout à la houle.

Mais le capitaine Leccar avait été enlevé par une lame, et il fut impossible de lui porter secours. Deux matelots emportés avec lui, le second Musgrave et le lieutenant Maddison, mortellement blessés par la chute des mâts d’artimon, furent encore les victimes de ce coup de mer.

Telle était la situation : un navire désemparé, le capitaine disparu, le second et l’un des lieutenants qui ne devaient pas survivre à leurs blessures, un équipage diminué de quelques matelots ! Pour commander, uniquement un jeune officier de vingt-trois ans, le lieutenant Furner, le maître Tom Land, deux seconds maîtres, et pour manœuvrer plus que dix-sept hommes !

Quant aux passagers, qui s’étaient refusés à rester dans l’entrepont ou à l’intérieur des roufs, plusieurs périrent également, et d’ailleurs il ne fut pas possible de maintenir l’ordre dans cette cohue affolée.

Soudain, vers sept heures, une soudaine accalmie se produisit, et, si la mer ne tomba pas, du moins les vents de nord cessèrent brusquement, comme si l’espace eût été vide d’air de ce côté. Mais, quelques minutes après, les rafales reprenaient avec une nouvelle violence, et, cette fois, c’était le sud qui les précipitait contre les indestructibles masses de l’archipel américain.

Il n’était que trop évident, le sinistre auquel courait à présent le navire, désemparé de sa mâture d’arrière, dans l’impossibilité d’établir les voiles qui lui eussent permis de tenir la cape et de résister à la nouvelle tempête que déchaînaient les lointaines régions de l’Antarctique. En outre, la houle venant du nord contrariait la houle venant du sud, avec la saute de vent, et la mer fut absolument démontée. Il semblait même que les ténèbres, si profondes déjà, se fussent encore accrues avec les violences de la tourmente.

Et, maintenant, – cela ne pouvait être l’objet d’un doute, – maintenant que le navire courait vers la terre, qu’il était hors de la puissance humaine d’en changer la direction, à quelle distance se trouvait cette terre où l’attendait le naufrage ?… À moins de dix milles, d’après ce qu’estimaient le lieutenant Furner et le maître d’équipage Tom Land. Et cette terre devait être la Magellanie dont les canaux et les îles eussent offert tant de points de relâche, mais contre laquelle le Jonathan se serait perdu avant d’avoir pu s’y réfugier.

On aurait voulu tout au moins retarder la catastrophe finale jusqu’au jour. Le naufrage laisserait peut-être alors quelques chances de salut. Le lieutenant et les maîtres mirent le navire à sec de toile, en amenant les deux huniers, les seules voiles qui eussent été conservées. Mais la masse de ce grand quatre-mâts donnait au vent une prise suffisante pour que sa vitesse, aidée de la houle, fût considérable encore. Donc, il n’en fallait pas douter, ce serait en pleine nuit que se produirait la collision, en pleine nuit que le Jonathan se briserait sur les rochers du cap Horn.

Et, alors – quel recours pouvait-on ici attendre et d’où serait-il venu – le canon de détresse retentit au milieu du tumulte effrayant des vents et de la mer. L’épaisse obscurité fut déchirée par l’éclat des décharges que ne répercutait aucun écho à cette distance…

Le Jonathan dérivait toujours vers la côte…

On sait ce qui s’était passé lorsque le navire ne fut plus qu’à quelques milles de la terre, le feu allumé au sommet du cap, le Kaw-djer, au moment de terminer sa vie par le suicide, bravant la mort pour sauver des centaines de victimes, la chaloupe de Karroly poussant vers le bâtiment en perdition et risquant cent fois de chavirer au milieu de cette houle déferlante…

On sait comment la Wel-Kiej parvint à accoster le clipper, comment l’Indien et son fils purent s’amarrer aux agrès qui traînaient à l’arrière, comment deux hommes et un jeune garçon s’élancèrent sur le pont encombré d’une foule au paroxysme de l’épouvante, alors que l’équipage était décimé, le capitaine disparu, les principaux officiers blessés mortellement…

On sait que Karroly, sur l’ordre du Kaw-djer, saisit la barre et, jouant le tout pour le tout, lança le clipper à travers la passe de l’île Hermitte, après avoir laissé le cap sur tribord…

On sait enfin que la catastrophe n’avait pu être évitée et dans quelles circonstances elle s’était produite, le Jonathan entraîné vers le nord, à l’abri des hauteurs de l’île Horn, puis retrouvant la mer démontée à l’extrémité de la passe, le tourmentin installé à l’avant afin de pouvoir maintenir le navire en direction et le conduire au mouillage de l’île Hermitte, la chute du grand mât et du mât de misaine faisant de nouvelles victimes, le clipper privé de sa dernière voile, livré à toutes les rages du vent et de la mer, et venant s’échouer contre cette pointe de l’île Hoste à laquelle a été donné le nom de Faux Cap Horn…

Il était alors trois heures du matin, et les premières nuances de l’aube n’avaient pas encore percé les sombres profondeurs de l’espace.

Au choc contre les roches de la pointe, le Jonathan s’était à demi-renversé sur le flanc de tribord et de sa coque éventrée s’étaient échappés des craquements qui dominèrent les fracas de la tourmente.

Dès la collision, les malheureux naufragés furent pris d’un irrésistible affolement. Quelques-uns, volontairement, d’autres, emportés par le choc, passèrent par-dessus le bord et tombèrent sur les récifs où le ressac les roula comme des épaves, mutilés et sans vie…

Après la secousse, le Jonathan, resté immobile, ne devait plus bouger. Il s’était mis à la côte au plein de la mer, et le jusant commençait à entraîner la houle vers l’est.

Le Kaw-djer, le lieutenant Furner, le maître d’équipage Tom Land, parvinrent non sans peine à ramener l’ordre parmi les émigrants que l’immobilité du navire finit par rassurer, et il n’y eut plus qu’à attendre le lever du jour.

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