XIII Un chef

Près de deux mois avant ce jour, après avoir reconnu dans la soirée l’approche de l’aviso chilien, le Kaw-djer, sans le dire à personne, pas même à M. Rhodes ni à cette famille pour laquelle il professait un si sincère attachement, avait quitté l’île Hoste. Où allait-il, et même savait-il où il allait ?…

Pendant la nuit, en contournant les dernières roches de la presqu’île Hardy, Karroly et son fils avaient manœuvré pour remonter vers le nord sous petite brise d’ouest, en se dirigeant vers l’île Neuve.

Était-ce donc à sa demeure abandonnée depuis la mi-février que retournait le Kaw-djer, et se proposait-il de reprendre ses tournées charitables à travers les tribus fuégiennes ?…

Non ! le Kaw-djer pouvait-il oublier le traité signé entre le Chili et l’Argentine ? Est-ce que, maintenant, si loin qu’il s’enfuît, et jusqu’aux extrêmes limites de la Magellanie, il se trouvait une île, un îlot, un rocher, qui n’appartint pas à l’une des deux républiques ?… N’importe sur quel point de l’archipel il mettrait le pied désormais, échapperait-il à ces lois dont il ne voulait pas ?… Et, si comme il avait lieu de le croire, le gouverneur de Punta Arenas s’inquiétait de sa personne, s’obstinait à découvrir les secrets de son passé, n’allait-il pas être recherché par ses agents, poursuivi, traqué ? Reviendrait-il à cette dernière pointe du cap Horn… et alors ?… D’ailleurs les circonstances étaient-elles les mêmes ?… Pendant les quelques semaines qu’il venait de passer sur l’île Hoste, son cœur fermé à toute affection humaine, ne s’était-il pas rouvert, et après avoir sauvé les naufragés du Jonathan, ne se sentait-il pas rattaché au monde, à l’humanité ?… Et… cette famille Rhodes, quelques autres ?…

Ce fut, un mois seulement après son départ, que la chaloupe atteignit la crique de l’île Neuve. Le Kaw-djer avait bien eu l’intention de s’y rendre sans relâcher nulle part. Mais, en longeant la rive septentrionale du canal du Beagle, il ne put se refuser à visiter quelques campements de la Terre de Feu. Comment eût-il résisté aux appels des Indiens, dont les pirogues venaient au-devant de la Wel-Kiej ?… Ces pauvres Pêcherais étaient si heureux de revoir leur bienfaiteur… Et puis, dans certaines tribus, on avait besoin de ses services, des femmes, des enfants…

Et, pourtant – ce qui lui causa autant de douleur que de colère – le pavillon argentin flottait sur divers points du littoral. Le gouvernement de Buenos-Ayres avait déjà fait prise de possession. Et, sans doute, sur les diverses îles de la Magellanie méridionale, appartenant au Chili, se déployaient les couleurs chiliennes…

Oui, en effet, et on ne saurait peindre ce qui se passa dans l’âme du Kaw-djer, quand, revenu à l’île Neuve, au détour de la pointe, il aperçut le pavillon rouge et blanc dont l’étamine se déployait à la brise !

Ainsi les agents chiliens étaient venus ! Son habitation avait été visitée par eux, car il en trouva la porte ouverte !… Et s’il eût été là, on se fût emparé de sa personne, on l’eût interrogé… Et devant son refus de répondre, on l’eût conduit à Punta Arenas…

Non ! Cela ne serait pas ! Il abandonnerait l’île Neuve, et la pensée lui revint de chercher dans la mort, qui n’est pourtant pas l’éternel sommeil, le repos que la vie ne pouvait lui donner !…

Mais, cette fois, il ne reprendrait pas la route du cap Horn !… À quoi bon aller si loin ?… Est-ce que la mer ne battait pas les roches de l’île Neuve comme celles du Cap ?… Un jour, il aurait disparu, après avoir précipité dans les flots ce pavillon abhorré, et Karroly le chercherait en vain à travers l’île…

Telles étaient les résolutions du Kaw-djer, que ni l’Indien ni son fils ne pouvaient soupçonner. Une quinzaine de jours se passèrent cependant, sans qu’il eût mis son projet à exécution. Peut-être le lien des souvenirs le retenait-il encore ?…

Une nouvelle lui fut apportée dans la journée du 3 décembre, qui était de nature à modifier sa résolution.

Ce jour-là, un des Indiens du campement de Wallah, venu sur sa pirogue pour réclamer ses services, lui apprit ce qui s’était passé à l’île Hoste, les propositions du gouvernement chilien acceptées par les émigrants, la cession qui leur était faite, l’île redevenue indépendante, seule de tout l’archipel.

Mais, cet Indien ne se trompait-il pas, et comment avait-il appris cette nouvelle ?…

« Non, Kaw-djer, répondit-il. C’est le père Athanase qui nous a appris cela au campement…

– Quand ?…

– Il y a trois jours.

– Et il la tenait ?…

– Des agents venus de l’Argentine qui ont visité la Mission ! »

Les réponses de l’Indien étaient si affirmatives qu’il n’y avait pas à mettre en doute l’authenticité de cette nouvelle.

Ce fut comme un rappel à la vie qu’elle produisit sur le Kaw-djer. Sa poitrine oppressée se dilata. Il semblait que l’air lui revint.

La proposition qu’il fit à Karroly d’abandonner leur installation de l’île Neuve, d’emporter tout ce qu’ils possédaient à l’île Hoste, de devenir le pilote de la nouvelle colonie, dont le Kaw-djer entrevoyait le magnifique avenir, cette proposition fut aussitôt acceptée. À cette époque de la saison, les dernières fourrures avaient été vendues aux trafiquants. La chaloupe suffirait à transporter le matériel de l’habitation. Trois jours furent employés à cette besogne, et, après une visite faite au campement de Wallah, la Wel-Kiej suivit le canal du Beagle, la passe de Navarin, et le 13 décembre vint reprendre son mouillage de l’île Hoste.

Et, lorsque le Kaw-djer débarqua, il fut accueilli par les hurrahs des colons, accourus sur la grève.

Sans doute, le Kaw-djer ne devait ignorer qu’il fût populaire dans la colonie hostelienne, mais d’où venait ce redoublement de popularité, il ne pouvait le savoir.

Tout d’abord, à son débarquement, il trouva la famille Rhodes, et sa première parole fut :

« Hoste indépendante ?…

– Hurrah ! hurrah ! hurrah ! » cria de nouveau la foule des colons.

Mais, aussitôt, après les poignées de main échangées, après avoir serré M. Rhodes dans ses bras, après les baisers donnés au jeune garçon et à la jeune fille, le Kaw-djer les suivit à leur maison.

Et chacun put observer que cet accueil lui causait une grande joie, car il souriait, lui, de physionomie si triste d’ordinaire.

« Enfin, dit-il, je vais donc pouvoir demeurer parmi vous, mes amis, et désormais ma vie sera la vôtre ! »

Et il semblait que ce fut la satisfaction d’un homme fatigué par une longue et pénible route, qui vient d’arriver au but, et va se reposer enfin…

« Oui, mon ami, lui dit M. Rhodes, vous voici de retour à l’île Hoste, vous que nous n’espérions plus jamais revoir, et puisse-t-il n’être pas trop tard ! »

Ces paroles furent prononcées avec un tel accent de découragement, elles contenaient l’aveu de tant de déceptions, que le Kaw-djer en eût l’âme bouleversée et se sentit en présence d’une situation des plus menacée.

En ce moment, entrèrent deux des collègues de M. Rhodes. MM. O’Nark et Broks. Les regards du Kaw-djer allaient de l’un à l’autre, et alors M. Rhodes de lui dire, la voix tremblante :

« Mon ami, ce Dieu, auquel vous ne croyez pas, vous ramène ici pour nous sauver tous ! Notre malheureuse colonie est livrée au pire désordre, et peut-être le gouvernement chilien n’aura-t-il plus qu’à reprendre cette île…

– La reprendre ! » s’écria le Kaw-djer d’une voix terrible.

Il s’était redressé, ses yeux jetaient des éclairs, ses pieds frappaient le sol comme s’il eût voulu s’y enraciner indestructiblement.

« Mon ami, reprit M. Rhodes, depuis votre départ, il s’est produit de graves événements. Le Chili nous a fait le complet abandon de l’île Hoste, à condition de la coloniser. C’est à la presque unanimité des votes que cette proposition fût acceptée. Les naufragés du Jonathan la trouvaient avantageuse à tous les points de vue, et renonçaient à s’établir en terre d’Afrique…

– Et que pouvait-il leur arriver de plus heureux ! interrompit le Kaw-djer, incapable de contenir les pensées qui bouillonnaient en lui. À la baie de Lagoa, ils auraient eu à subir la domination étrangère… ils auraient été sous la dépendance des autorités portugaises… Ici, sur une terre redevenue libre, pas de maîtres…

– Kaw-djer, déclara d’une voix convaincue l’un des collègues de M. Rhodes, c’est précisément ce maître qui nous manque… celui qui aurait eu le droit, reçu le mandat de se faire obéir…

– Un maître ! répétait le Kaw-djer, dont ce mot révoltait l’âme.

– Un chef, si vous le voulez, mon ami, répondit M. Rhodes, un chef, investi d’une autorité suffisante pour administrer notre colonie, pour attribuer à chacun ce qui lui revient légitimement, pour imposer la loi à ceux qui n’en veulent subir aucune, enfin pour gouverner au nom de tous et dans l’intérêt de tous… »

Le Kaw-djer, la tête baissée, écoutait sans répondre.

« Et, au lieu de cela, qu’avons-nous eu ? reprit M. Rhodes : la confusion, le bouleversement, le désordre, la perspective de tomber dans l’anarchie la plus violente, les tentatives de pillage qui menacent de détruire nos ressources, qui compromettent l’avenir de la colonie, qui (la poussent) à sa ruine !…

– Vous entendez, Kaw-djer », ajouta Mme Rhodes.

Et, en effet, au dehors retentissaient des clameurs, qui n’étaient plus les hurrahs poussés au retour de la chaloupe.

Le Kaw-djer entendit-il ce tumulte du dehors ? N’était-ce pas le renversement de toutes ses idées ? Ce qu’il avait rêvé en revenant à l’île Hoste, ne pourrait-il donc le réaliser, cette socialisation des forces productives de la nouvelle colonie, ses richesses mises en commun et appartenant à la collectivité, l’existence vouée au travail, mais sans entraves, sans chaînes, où n’interviendrait jamais une autorité quelconque, enfin les théories qui lui étaient chères, dont il comptait faire une juste application, tout cela, y fallait-il donc renoncer, et la situation ne serait-elle sauvée que par la force de l’autoritarisme ?…

Il apprit alors de la bouche de M. Rhodes que, dans sa résistance aux doctrines anarchiques, le comité chargé de l’organisation était débordé, que la minorité prétendait s’imposer à la majorité. Il sut alors que les choses empiraient de jour en jour et que l’on courait à une catastrophe prochaine. La conduite des frères Merritt, des Irlandais et des Allemands qui marchaient d’accord avec eux, lui fut révélée. Ils voulaient soumettre l’île à un régime qui, sous le drapeau de la solidarité, est le plus tyrannique de tous… Ils refusaient d’obéir aux prescriptions du comité. Ils excitaient leurs partisans à piller les magasins, à s’approprier le matériel, à disperser à travers l’île, peut-être à les en chasser, les colons résolus à ne pas se courber sous leur joug !… Et ce mot, M. Rhodes le jetait sans cesse, comme une malédiction :

« Anarchie !… Anarchie !… »

Et maintenant qu’il était en face de cette situation si menaçante, ce mot trouvait-il encore un écho dans le cœur du Kaw-djer ? Ses convictions d’autrefois n’en étaient-elles pas ébranlées ? Se faisait-il en son esprit, si intransigeant jusqu’alors, si réfractaire aux exigences d’un état social, si ferme contre toute évidence à la nature des phénomènes, se faisait-il une brèche par laquelle pénétreraient des idées plus pratiques, plus sages ?…

Quoi qu’il en soit – peut-être parce qu’un suprême combat se livrait en lui – il restait immobile, il détournait la tête, sentant que les yeux s’attachaient à sa personne, il conservait une attitude de révolte, il gardait un silence farouche…

M. Rhodes lui prit la main, Mme Rhodes et ses deux enfants l’entourèrent de plus près. MM. O’Nark et Broks s’approchèrent, et leur collègue reprit :

« Non, mon ami, non, rien ne peut aboutir, rien même ne peut marcher dans une société où chacun est le maître d’agir à sa volonté, c’est-à-dire à sa fantaisie, à son caprice. On ne peut rien fonder de stable, de définitif, lorsque la direction supérieure vient à manquer. Il faut au-dessus de tous une tête pour concevoir, une main pour exécuter. Sans cette main et sans cette tête, nous sommes perdus, et nous n’avons plus qu’à abandonner notre île à la merci de ces violents qui, après nous en avoir chassés, finiront par se dévorer eux-mêmes, dénouement inévitable des excès révolutionnaires ! »

M. Rhodes et les siens n’ignoraient pas quelles étaient les doctrines du Kaw-djer en ce qui concernait ces graves questions, quels reproches il faisait à la société moderne, quel nouvel état social il rêvait en dehors de toute domination divine ou humaine. Sans doute ils savaient aussi qu’il n’était pas de ces sectaires qui veulent s’imposer par la violence et dont la main s’arme du fer ou du feu. Mais serait-il possible qu’il vint à se mettre en contradiction avec lui-même ?…

« Mon ami, reprit M. Rhodes en insistant, lorsque l’on est obligé de travailler pour tous, le travail devient une insupportable tâche, car on est bientôt la dupe des mauvais et des fainéants ! Le communisme ne serait applicable que si les hommes avaient les mêmes idées sur toutes choses, les mêmes goûts, les mêmes aspirations, la même dose d’intelligence et d’esprit, de force physique et morale. Or, il n’en est pas ainsi, et l’humanité ne se compose que d’éléments aussi divers qu’inconciliables. C’est pour cette raison que le communisme aboutit forcément au néant de l’anarchie ! »

Le Kaw-djer, comme si un trop lourd fardeau eût encore pesé sur ses épaules, était assis en un coin de la chambre, la tête entre les mains. À quelles pensées s’abandonnait-il ?… Répondrait-il enfin à ce qu’avait dit M. Rhodes, et que pourrait-il répondre ?… Reconnaissait-il, dans le présent, à quels bouleversements était livrée l’île Hoste ?… Entrevoyait-il, dans un avenir prochain, sa ruine, son abandon aux mains des frères Merritt et de leur bande, puis l’intervention du Chili pour en chasser ces misérables, et enfin, la perte de son indépendance sous la domination chilienne ?…

Et alors, lui, le Kaw-djer, qui croyait avoir retrouvé un refuge assuré sur cette île, seule indépendante dans tout l’archipel magellanique, que deviendrait-il ? Voici que ce sol s’effondrait encore sous ses pieds, et lorsque les colons l’auraient fui pour aller s’établir sur la concession de la baie de Lagoa, où irait-il ?…

Les cris redoublèrent en ce moment, cris de fureur d’une part, cris d’épouvante de l’autre. Les émeutiers s’approchaient, ils menaçaient la bourgade. Il fallait que M. Rhodes et les membres du comité vinssent tenir tête aux rebelles. Leurs partisans entouraient la maison et les appelaient…

« Venez… dit M. Rhodes à ses collègues. Notre place est au milieu d’eux ! »

Il s’était dirigé du côté de la porte, et s’arrêtant sur le seuil, il se retourna vers le Kaw-djer.

Terrifiées par les clameurs qui grandissaient, au moment où M. Rhodes allait ouvrir la porte, où son fils, MM. O’Nark et Broks se préparaient à le suivre, Mme Rhodes et sa fille s’étaient jetées aux genoux du Kaw-djer, et d’une voix tremblante, lui prenant les mains, le suppliant du regard, elles s’écriaient :

« Vous… vous… notre sauveur ! »

Pouvait-il donc les sauver, et avec elles toute cette population menacée par la bande des anarchistes ?… Alors que le comité se sentait impuissant, réussirait-il, lui qui n’avait d’autre appui que sa popularité ? Il fallait un chef, un chef dont le courage égalerait l’énergie… Y avait-il en lui l’étoffe de ce chef, et devait-il se dévouer au salut commun, quitte à résigner ce mandat que lui imposaient les circonstances, lorsqu’il l’aurait rempli ?…

« Kaw-djer ! lui cria une dernière fois M. Rhodes, au nom de tous les braves gens, pour lesquels ni mes collègues ni moi nous ne pouvons rien, je vous somme d’être notre chef ! »

À cet instant, la foule, femmes et enfants, s’était portée vers la maison de M. Rhodes.

Plus loin retentissaient ces cris qui se rapprochaient :

« Aux magasins… aux magasins !… »

Il fallait bien se rendre à l’évidence. Les frères Merritt, après avoir envahi la bourgade avec les rebelles – près de deux cents individus – se dirigeaient vers les magasins de la colonie. Ces cris : « aux magasins ! » venaient de ceux qui voulaient les attaquer et non de ceux qui voulaient les défendre.

C’étaient ces derniers que MM. Rhodes, O’Nark et Broks, après s’être armés des fusils, allaient rejoindre pour empêcher le pillage.

Par la porte ouverte, on apercevait nombre de colons effarés, gagnant le pied du morne, quelques-uns même la petite anse où était mouillée la chaloupe, Karroly et son fils à bord.

Une dernière fois, après avoir franchi le seuil de sa maison, M. Rhodes s’arrêta et sa voix se fit entendre :

« Kaw-djer ! » criait-il.

Le Kaw-djer se releva brusquement, la tête haute, le sang aux joues, l’œil en feu. Il fit quelques pas vers la porte, et s’arrêta au moment de sortir.

Il put apercevoir alors tout le tumulte de l’émeute sur la place, la masse de femmes et d’enfants, s’enfuyant vers le morne, une centaine d’hommes rangés autour des magasins qu’il fallait à tout prix défendre contre les pilleurs, plus loin, en remontant la rive gauche du rio Yacana, la bande hurlante à moins de deux cents pas, John et Jack Merritt à sa tête, la plupart porteurs de fusils et de revolvers.

« Hurrah… hurrah pour Jack Merritt ! » vociféraient-ils.

Après le dernier appel fait au Kaw-djer, MM. Rhodes, O’Nark et Broks s’étaient en toute hâte dirigés vers les magasins où les attendaient leurs collègues du comité.

Mais, en ce moment, les rebelles, au lieu de remonter dans cette direction, manœuvraient de manière à les cerner. Ce qu’ils voulaient, c’était d’abord s’assurer de leurs personnes, les obliger à se démettre des fonctions que le vote leur avait attribuées, puis les remplacer par l’un des frères Merritt, en faire le chef unique de l’île, et obliger toute la colonie à reconnaître son autorité. Et c’est bien ce qu’indiquaient ces hurrahs à l’adresse de Jack Merritt !

Lorsque les frères Merritt ne furent plus qu’à quelques pas, en avant de la bande, ils s’arrêtèrent.

« Que voulez-vous ? demanda M. Rhodes.

– Votre démission et celle de vos collègues, répondit John Merritt.

– Non !… nous ne la donnerons pas ! »

Des hurlements accueillirent cette déclaration, en même temps que les deux partis se rapprochaient, prêts à en venir aux mains. De chaque côté s’abaissèrent les fusils, se tendirent les revolvers, prêts à faire feu.

Et, des rangs tumultueux de l’émeute, les cris redoublèrent :

« Hurrah !… hurrah pour Jack Merritt ! »

Des deux frères, c’était le plus violent – un homme d’une taille athlétique, d’une vigueur exceptionnelle, capable de tous les excès et digne de commander une colonie de malfaiteurs !

Alors, sur un signe de lui, une douzaine de ses partisans marchèrent vers M. Rhodes et ses collègues. S’ils refusaient de se démettre, on saurait les y contraindre, dût-on se porter aux dernières violences…

En ce moment, M. Rhodes, près duquel se tenaient ses collègues, fut entouré de ses amis, résolus à le défendre. La lutte allait donc s’engager. Le premier coup de feu serait suivi de cinquante autres…

Soudain, une voix puissante retentit au milieu du tumulte :

« Bas les armes ! »

Le Kaw-djer venait d’apparaître sur le seuil de la maison. Il s’avança, et les rangs s’ouvrirent devant lui. Sa haute taille, toute son attitude inspirait la sympathie et imposait le respect.

Ce fut comme l’apparition de l’homme qui était seul capable de dominer la situation, capable d’obliger les révoltés à rentrer dans l’ordre, capable d’opposer une digue à leurs odieuses revendications, capable d’arrêter le combat à l’instant où le sang allait couler…

À sa vue, en effet, il y eut un répit. Les plus déterminés hésitèrent. Les frères Merritt reculèrent de quelques pas.

« Le Kaw-djer… le Kaw-djer ! » ce nom fut acclamé par des centaines de voix.

En ce moment s’avancèrent Karroly et son fils, tous deux armés d’une carabine, et prêts à se faire tuer pour défendre le Kaw-djer, si sa vie était menacée…

M. Rhodes et ses collègues s’écartèrent, et il prit place entre eux.

Alors, d’une voix calme et forte, où ne se trahissait aucune émotion :

« Que voulez-vous ? demanda-t-il en s’adressant aux rebelles.

– Ce que nous voulons, répondit John Merritt, c’est la démission du comité !… C’est un chef choisi par nous !…

– Et quel est-il ?…

– Celui qui partage nos idées, qui saura organiser la colonie comme nous l’entendons !… C’est mon frère !…

– Oui… hurrah pour Jack Merritt ! »

Et les vociférations redoublèrent qui ne prirent fin qu’à l’instant où le Kaw-djer, qui s’était avancé au premier rang, répondit :

« C’est le comité seul qui doit commander ici, et auquel chacun doit obéir !…

– Non ! s’écria Jack Merritt, homme d’action plutôt que de parole, en se dirigeant vers M. Rhodes…

– Un pas de plus !… » dit le Kaw-djer.

Et saisissant la carabine de Karroly, qui était près de lui, il la mit en joue…

Les autres fusils s’abaissèrent. L’effusion du sang n’avait-elle donc été que retardée par l’intervention du Kaw-djer ?…

C’est alors que M. Rhodes, d’un geste, réclama le silence :

« Cette démission qu’on exige, déclara-t-il, le comité la refuse à ceux qui n’ont pas le droit de me l’imposer… Mais, en son nom, je la donne librement et volontairement en faveur de l’homme qui est le plus digne d’être notre chef, celui que toute la Magellanie a déjà salué du nom de bienfaiteur ! »

Alors par une irrésistible entente, faite de confiance et de reconnaissance, ces cris éclatèrent de toutes parts, même dans les rangs des rebelles :

« Hurrah pour le Kaw-djer… hurrah ! »

Le Kaw-djer leva la main et dit :

« Vous voulez de moi pour chef ?…

– Nous le voulons ! déclarèrent M. Rhodes et ses collègues en étendant le bras vers lui.

– Hurrah ! répéta l’immense majorité des colons.

– Soit ! » répondit le Kaw-djer.

Et voilà dans quelles circonstances, il devint le chef de cette île Hoste, dont il sauvegardait et assurait l’indépendance !

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