VII Le cap Horn

Ce fut seulement le 29 janvier que l’on eut connaissance du nouveau traité, à l’île Neuve.

Quinze jours auparavant, un navire russe, à destination de Punta Arenas, s’était présenté à l’ouvert du canal du Beagle en demandant un pilote. Si ce navire se rendait par cette route à la colonie chilienne, c’est qu’il avait trouvé des vents contraires d’une grande violence à l’entrée du détroit de Magellan, entre le cap des Vierges et le cap Espiritu-Santo. Refoulé par les courants, il était descendu jusqu’au détroit de Le Maire, au-delà duquel il eut l’abri de la Terre de Feu. C’est à la hauteur de l’île Neuve que Karroly monta à bord ; puis, après une heureuse traversée, il venait de revenir, rapportant la nouvelle que dans le partage convenu entre les deux États, toutes les îles au sud du canal du Beagle relevaient du gouvernement chilien.

Lorsque Karroly lui eut appris cette si inattendue nouvelle, le Kaw-djer ne put retenir un mouvement de colère. Ses yeux s’imprégnèrent de haine, et, dans un terrible geste de menace, sa main se tendit vers le nord. Pas une parole ne lui échappa ; mais, ne pouvant maîtriser son agitation, il fit quelques pas désordonnés. On eût dit que ce sol se dérobait sous ses pieds, qu’il ne lui offrait plus un point d’appui suffisant…

Karroly et son fils n’essayèrent pas d’intervenir.

Enfin, le Kaw-djer parvint à reprendre possession de lui-même. Sa figure, un instant convulsée, recouvra son calme et sa froideur habituels. Ayant rejoint Karroly et croisant les bras sur sa poitrine, il l’interrogea d’un ton ferme et en ces termes :

« La nouvelle est certaine ?…

– Elle l’est, répondit l’Indien. Je l’ai apprise à Punta Arenas à bord d’un baleinier qui arrivait… Deux pavillons sont hissés à l’entrée du détroit sur la Terre de Feu, l’un chilien au cap Orange, l’autre argentin au cap Espiritu-Santo.

– Et, demanda le Kaw-djer, toutes les îles au sud du canal du Beagle dépendent du Chili ?…

– Toutes.

– Même l’île Neuve ?…

– Même !

– Cela devait arriver ! » murmura le Kaw-djer, dont une violente émotion altérait profondément la voix.

Puis il regagna la maison et s’enferma dans sa chambre.

Ici et plus péremptoirement que jamais se pose cette question : quel était donc cet homme ?… De quelle nationalité se fût-il réclamé ?… Quelles raisons, de haute gravité sans doute, l’avaient contraint à quitter l’un ou l’autre des continents pour ensevelir son existence dans la solitude de cette Magellanie ?… Pourquoi l’humanité semblait-elle se restreindre pour lui à ces quelques tribus fuégiennes, ces misérables Pêcherais auxquels il consacrait toute son intelligence et tout son dévouement ?…

Et maintenant que la Magellanie était privée de son indépendance, qu’elle devenait partie intégrante de la République chilienne, pourquoi ce fait purement géographique avait-il si rudement troublé le Kaw-djer ?… Pourquoi ce sol de l’île Neuve lui brûlait-il les pieds ?…

« Cela devait arriver ! » Voilà les dernières paroles qu’il avait fait entendre.

Ce qui pouvait être tenu pour certain, c’est que, grâce au traité du 17 janvier 1881, la situation du Kaw-djer devait être, et peut-être gravement, modifiée. Son attitude, en apprenant la nouvelle rapportée par Karroly, ne le disait que trop. N’allait-il pas, sous l’empire de craintes très justifiées, abandonner l’île Neuve et même les parages magellaniques qui ne lui offraient plus une complète sécurité, ou, s’il ne quittait pas cette île où il espérait terminer sa vie sans avoir à l’expliquer, son incognito n’allait-il pas être mis au grand jour ?…

Voilà tout ce que l’avenir se réservait d’apprendre relativement à l’hôte de l’île Neuve. Cela sans doute ne satisfera qu’à demi la curiosité inspirée par ce modus vivendi d’un homme qui ne voulait plus vivre qu’en marge de l’humanité, pour ainsi dire, et avait cherché refuge sur les dernières limites du monde habitable. De son nom, de son identité, de son origine, il faut se résigner à ne rien savoir, puisque les circonstances qui vont se produire ne devaient pas l’obliger à les révéler. Mais, en ce qui concerne ses idées dominantes, un coin du voile de sa vie a pu être soulevé.

Le Kaw-djer appartenait à cette catégorie sociale d’anarchistes intransigeants qui poussent leurs doctrines jusqu’aux extrêmes conséquences. De grande valeur, ayant aussi profondément creusé les sciences politiques que les sciences naturelles, homme de courage et d’action, résolu à mettre ses subversives théories en pratique, il n’était pas le premier savant qui eût versé dans les abîmes du socialisme, et le nom de quelques-uns de ces réformateurs redoutables est dans toutes les mémoires.

Le socialisme a été justement défini : « cette doctrine des hommes dont la prétention ne va à rien moins qu’à changer l’état actuel de la société, et à la réformer de la base au faîte sur un plan dont la nouveauté n’exclut pas ou n’excuse pas la violence. »

Tel était le but que le Kaw-djer avait entrevu, qu’il voulait atteindre per fas et nefas, dût-il dépenser sa fortune, y sacrifier sa vie pour assurer enfin le triomphe de ses idées.

On n’ignore pas les théories des socialistes qui ont laissé une empreinte indélébile dans l’histoire de leur temps.

Saint-Simon voulait l’abolition du privilège de la naissance, la suppression de l’héritage, et que chacun, suivant sa capacité, fût rétribué d’après ses œuvres.

Fourier, dans ses ouvrages, prêchait un système d’association, d’après lequel toutes les aptitudes seraient utilisées en vue du bien général.

Proudhon, suivant une formule célèbre, niant avec audace le droit de propriété, imaginait un ordre social fondé sur le mutualisme, et dans lequel chacun, adoptant les principes d’un individualisme à outrance, n’eût jamais stipulé qu’au seul profit de ses intérêts.

D’autres idéologues, plus modernes, n’ont fait que reprendre ces idées du collectivisme, en les appuyant sur la socialisation des moyens de production, l’anéantissement du capital, l’abolition de la concurrence, la substitution de la propriété sociale à la propriété individuelle. Et aucun d’eux ne veut tenir compte des contingences de la vie ; leur doctrine réclame une application immédiate et brutale ; ils exigent l’expropriation en masse ; ils imposent le communisme universel. Et tel est le drapeau des Lassalle et des Karl Marx que les mains allemandes ne sont pas seules à brandir. Tel celui de Guesde, le chef du communisme anarchiste qui demande l’expropriation en masse. Et ces dangereux rêveurs le déploient devant les populations troublées, au nom de cette formule qui résume tout : expropriation de la bourgeoisie capitaliste.

Peuvent-ils donc feindre d’ignorer que ce qu’ils appellent injustement le vol mérite le juste nom d’épargne et que cette épargne est le fondement de toute société ?…

Il convient de reconnaître que certains de ces utopistes, ceux qui ne cherchaient point à asseoir leur ambition sur le terrain de la politique, ont pu être ou sont de bonne foi. Ceux-là ont répandu leurs idées par la plume ou la parole ; ils n’ont pas substitué au livre la bombe ; ils n’ont pas prêché la propagande par le fait ; ils n’ont été anarchistes que par la théorie, jamais par la pratique.

Et c’est parmi ces derniers qu’il fallait ranger le Kaw-djer. Il n’avait jamais été compromis dans les violences anarchistes qui ont marqué la fin du dix-neuvième siècle. Une âme farouche, cependant, indomptable, intransigeante, ne souffrant aucune autorité, incapable d’obéissance, réfractaire à toutes ces lois, dont quelques-unes sont imparfaites, sans doute, mais nécessaires entre des hommes appelés à vivre en commun.

C’est cette nécessité que les anarchistes n’ont jamais voulu reconnaître, puisqu’ils poussent à la destruction de toute loi, qu’ils préconisent les théories de l’individualisme absolu, qu’ils luttent pour la suppression du lien social.

Telles étaient les doctrines de cet étranger, venu on ne sait d’où, exilé volontaire en ces régions lointaines, celui qui, dans un immense besoin de charité, avait consacré sa vie à ces Indiens, celui qu’ils saluaient du nom de « bienfaiteur » ! Qu’on imagine un saint Vincent de Paul doublé d’un Lassalle, car le Kaw-djer était un être de bonté, égaré dans les systèmes du collectivisme le plus avancé, étant de ceux auxquels paraissent justifiés tous les moyens pour le perfectionnement de l’état social.

Et, de même qu’il repoussait toute autorité humaine, il repoussait toute autorité divine, athée comme il était anarchiste, ce qui est d’une indiscutable logique. On l’a vu, il se couvrait de cette formule, qu’il avait lancée du haut de la falaise fuégienne, d’où il semblait embrasser le ciel et la terre :

« Ni Dieu ni maître ! »

Devant une telle conviction qui ne s’était jamais démentie, y avait-il lieu de penser, d’espérer qu’un jour viendrait où un revirement se ferait dans l’âme de cet homme, qu’il reconnaîtrait la fausseté et en même temps le danger de ces doctrines en contradiction absolue avec les nécessités de l’ordre public, que la société ne peut reposer que sur les inégalités sociales, qu’il y a là une loi de nature à laquelle l’humanité ne saurait se soustraire, et qu’enfin, si la justice et l’égalité absolues ne sont pas de ce monde, elles existent du moins dans l’autre.

Peut-être, à l’époque où il voulut s’expatrier, – et fut-ce même une des raisons qui l’y décidèrent, – vit-il avec un profond découragement le parti socialiste glisser vers la désorganisation, les violences se déclarer entre ces frères ennemis ?… Peut-être regarda-t-il comme impossible le triomphe des idées dans lesquelles se concentrait sa vie… Peut-être désespéra-t-il de jamais atteindre le but vers lequel il avait toujours marché sans reculer d’un pas ?…

Et alors, dégoûté du contact avec ses semblables, les ayant pris en horreur, non pas chassé de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, des États-Unis, mais dégoûté de leur prétendue civilisation, ayant hâte de secouer le poids d’une autorité quelle qu’elle fût, il avait cherché un coin de cette terre où un homme pût encore vivre en complète indépendance. Il crut l’avoir trouvé au milieu de cet archipel, aux confins du monde habité, et qui ne relevait d’aucune puissance. Ce qu’il n’eût rencontré ni en Europe, ni en Asie, ni en Afrique peut-être, ni sur les groupes du domaine océanien, cette Magellanie, avec ses tribus éparses, sans lien entre elles, allait le lui offrir à l’extrémité de l’Amérique méridionale.

Et, alors, il réalisa tout ce qu’il possédait, une modeste fortune, il quitta secrètement l’Irlande, sa dernière résidence, il prit passage anonymement sur un navire à destination des Falkland, il attendit une occasion pour gagner une des îles de la Magellanie, il débarqua sur la côte sud de la Terre de Feu, il mena la vie que l’on sait au milieu des Indiens Yacanas, une vie errante qui le conduisait de campement en campement, chasseur, pêcheur, et surtout dans son infatigable charité, semant le bien à ces pauvres indigènes.

On sait également dans quelles conditions le Kaw-djer fut amené à se fixer sur l’île Neuve, où depuis six ans déjà il résidait avec le pilote Karroly et son fils Halg. Tout son désir était, et aussi l’espoir, que rien ne vînt le troubler dans ce refuge solitaire et tranquille, au seuil duquel il aurait pu inscrire :

Sollicitae jucunda oblivia vitae .

Or, voici que ce traité de 1881 venait d’être signé entre le Chili et l’Argentine ! Voici que ce partage de la Patagonie et de la Magellanie leur faisait perdre l’indépendance dont ces régions avaient joui jusqu’alors ! Voici que, d’après ce traité, toute la portion des territoires magellaniques située au sud du canal du Beagle passait sous la domination chilienne ! Rien de cet archipel n’échapperait à l’autorité du gouverneur de Punta Arenas, pas même cette île Neuve, où le Kaw-djer avait trouvé asile !

Le Kaw-djer, retiré dans sa chambre, assis devant sa petite table, la tête appuyée sur sa main, ne s’était pas encore remis du coup qui venait de le frapper, comme la foudre frappe un arbre en pleine vigueur et qu’elle ébranle jusque dans ses racines !

Enfin, il se releva, il fit quelques pas vers la fenêtre, il l’ouvrit, il aperçut Karroly et son fils, immobiles au pied du morne. Ils se retournèrent vers lui, prêts à son appel, mais il ne les appela pas…

Non, sa pensée l’entraînait vers l’avenir, – un avenir qui ne lui offrait plus aucune sécurité. Des agents viendraient sur cette île. On savait qu’il y avait établi sa résidence. Plusieurs fois, il ne l’ignorait pas, on s’était inquiété de la présence de cet étranger en Magellanie, de sa situation dans l’archipel, de ses rapports avec les indigènes, de l’influence qu’il exerçait… Le gouvernement chilien voudrait l’interroger, apprendre qui il était, il fouillerait sa vie, il l’obligerait à rompre cet incognito auquel il tenait par-dessus toutes choses…

Quelques jours s’écoulèrent. Le Kaw-djer n’avait plus reparlé du changement apporté par le traité de partage. Mais il était plus sombre que jamais. Que méditait-il donc ?… Songeait-il à quitter l’île Neuve, à se séparer de son fidèle Indien, de cet enfant pour lequel il éprouvait une si profonde affection ?… Alors où irait-il ?… En quel autre coin du monde retrouverait-il cette indépendance, sans laquelle il semblait qu’il ne pût vivre ?… Et, lors même qu’il se réfugierait sur les dernières roches magellaniques, fût-ce l’îlot du cap Horn, échapperait-il à l’autorité chilienne ?… Lui faudrait-il donc aller au-delà, plus loin, plus loin encore, jusqu’aux terres inhabitées de l’Antarctique ?…

On était alors au début de février. La belle saison devait durer deux mois encore, la saison que le Kaw-djer employait à visiter les campements fuégiens, avant que l’hiver eût rendu impraticables le canal du Beagle et les sounds de l’archipel.

Cependant, il ne s’apprêtait point à s’embarquer sur la chaloupe. La Wel-Kiej, dégréée, restait au fond de la crique. Il ne parut même aucun navire en vue de l’île, et Karroly n’eut point de pilotage à faire. Ce n’est pas sans appréhension, d’ailleurs, que l’Indien se fût éloigné. Il sentait ce qui se passait dans l’âme du Kaw-djer, quel combat se livrait en lui. Le laisser seul, en proie à un si effroyable découragement, Karroly n’aurait pu s’y résoudre. Il eût trop craint de ne plus le retrouver à son retour.

Enfin, le 7 février, dans l’après-midi, le Kaw-djer monta au sommet du morne, et, de là, ses regards se portèrent dans la direction de l’ouest. Il était immobile, cherchant peut-être à voir si quelque navire chilien, l’aviso en station à Punta Arenas, ne descendait pas le canal à destination de l’île Neuve… Il ne vit rien de nature à justifier ses craintes, et, cependant, lorsqu’il fut revenu sur la grève, il dit à Karroly :

« Tu pareras la chaloupe pour demain dès la première heure.

– Un voyage de plusieurs jours ?… demanda l’Indien.

– Oui !… » répondit le Kaw-djer.

Karroly appela son fils, et se mit aussitôt à la besogne. Il n’avait que la fin de la journée pour armer la Wel-Kiej, y rapporter la voilure et les agrès, y embarquer le matériel et les provisions nécessaires à une traversée qui durerait sans doute une semaine. Le Kaw-djer se décidait-il donc à retourner au milieu des tribus fuégiennes avant la mauvaise saison ?… Allait-il remettre les pieds sur cette Terre de Feu devenue argentine ?… Voulait-il une dernière fois revoir ses Pêcherais avant de les abandonner pour toujours ?… Karroly ne l’interrogea point à ce sujet.

« Halg doit-il nous accompagner ?… se borna-t-il à demander.

– Oui.

– Et le chien ?…

– Zol aussi. »

Ce fut la seule réponse du Kaw-djer.

Vers le soir, les préparatifs étaient achevés. Comme d’habitude, quelques provisions avaient été embarquées dans la chaloupe avec les ustensiles de pêche et de chasse.

Le lendemain, la Wel-Kiej démarra dès l’aube. Le vent soufflait de l’est, grand frais. Un assez fort ressac battait les roches au pied du morne. Dans la direction du nord, au large, la mer se soulevait en longues houles.

Si l’intention du Kaw-djer eût été de rallier la Terre de Feu du côté du détroit de Le Maire, la chaloupe aurait dû lutter, car la brise fraîchissait à mesure que le soleil s’élevait sur l’horizon. Mais il n’en fut rien, car, sur son ordre, après avoir contourné la pointe extrême de l’île Neuve, la chaloupe prit direction vers l’île Navarin, dont le double sommet s’estompait vaguement entre les brumes matinales de l’ouest.

Ce fut à la pointe méridionale de cette île, l’une des moyennes de l’archipel magellanique, que la Wel-Kiej vint relâcher ce jour-même, avant le coucher du soleil, au fond d’une petite anse à rive très accore, où la tranquillité devait lui être assurée pour la nuit.

Pendant une heure, Karroly et son fils prirent avec leurs lignes quelques beaux poissons et ils recueillirent nombre de mollusques sur les roches. À cette pêche, ils auraient pu ajouter la chasse des loups marins et autres amphibies qui s’ébattaient sur les grèves. Mais qu’eussent-ils fait de leur dépouille, si la chaloupe tardait à rallier l’île Neuve ? Or, ils ignoraient les intentions du Kaw-djer. Celui-ci, toujours abîmé dans ses réflexions, gardait un mutisme absolu, comme s’il eût été en proie à l’obsession d’une idée fixe. Immobile, au pied du mât d’avant, il ne se décida point à débarquer. Il n’alla même pas s’étendre sur le tillac, et resta à cette place jusqu’au matin.

La journée du lendemain fut passée tout entière sur cette partie de l’île.

Alors que Karroly et Halg s’occupaient de diverses besognes, entre autres du nettoyage de la chaloupe, puis de renouveler les provisions de poissons et de mollusques, le Kaw-djer descendit sur la grève. Mais il n’avait point l’intention de chasser, car il n’emmena point Zol, et laissa son fusil à bord, bien que le gibier aquatique pullulât sur le littoral. Ce qu’il voulait sans doute, c’était de revoir, une dernière fois peut-être, quelques sites de cette île Navarin qu’il avait déjà visitée plusieurs fois comme l’île Hoste, sa voisine. Elle était déserte à cette époque, ou, pour mieux dire, – car les Indiens n’y résidaient pas à demeure – on n’y voyait aucun campement, et il ne paraissait pas que les louviers l’eussent fréquentée depuis quelque temps.

Ce fut donc à travers la solitude de ses prairies, sous la silencieuse profondeur de ses forêts que le Kaw-djer erra pendant une grande partie de la journée. Lorsqu’il avait gravi une colline dont le sommet émergeait de la verdure, il s’arrêtait, et ses regards se portaient sur toute la partie visible de mer. De là, vers le sud, il entrevoyait confusément d’autres îles, vers le sud-est, celle de Lennox et les îlots qui l’entourent, et la vaste baie de Nassau qui échancre si profondément l’île Hoste. Et peut-être se disait-il qu’au-delà les passes s’élargissaient, que l’archipel se divisait de plus en plus, que la mer n’y battait que des récifs, et qu’à lui, errant et fugitif, la terre manquerait au-delà du cap Horn…

Le soir venu, le Kaw-djer, de retour à bord, prit sa part du repas. Toujours absorbé, il répondait à peine aux rares questions que lui adressaient l’Indien et son fils, ces deux êtres qui lui étaient si attachés et pour lesquels il éprouvait une si profonde affection. Par instants, il les regardait, il semblait qu’il allait leur dire pourquoi il avait quitté l’île Neuve, pourquoi il se dirigeait vers les parages où se heurtent les eaux de l’Atlantique et du Pacifique…

Le lendemain, après une nuit que rien n’avait troublée, la chaloupe appareilla et, coupant obliquement la baie de Nassau, mit le cap sur l’île Wollaston, qui la limite au sud. La mer y était assez dure. Si la baie est couverte à l’ouest par les hautes falaises de l’île Hoste, par les îlots de Evout qui émergent au sud-est, elle est effroyablement battue par les houles du large dans toute la partie comprise entre ces îlots et ceux de Lennox. Le Kaw-djer dut donc se mettre à la barre, tandis que Karroly et Halg se tenaient aux écoutes de la misaine et de la grand-voile, car il y eut à manœuvrer contre une assez forte brise qui nécessita de prendre des ris.

Au soir, la Wel-Kiej vint prendre son poste d’amarrage à la pointe septentrionale que l’île Wollaston projette sur la baie de Nassau.

Cette île, très déchiquetée sur ses bords, formée de longues plaines à l’intérieur, ne présente pas le relief très accusé d’Hoste et de Navarin. Elle est d’ailleurs deux et trois fois moins étendue, et les rios qui l’arrosent coulent paisiblement à sa surface. Cependant ses prairies, encadrées d’essences antarctiques, ses herbages très fournis, la rendent propre à l’élevage des bestiaux, et certainement le gouvernement chilien saura l’utiliser, comme la Grande-Bretagne a fait des Falkland, en y fondant des établissements agricoles.

Grâce à l’abri qu’elle avait pris au revers du promontoire contre le violent ressac qui le battait à l’est, la chaloupe ne fut pas trop secouée. Cette nuit, le Kaw-djer voulut la passer au fond d’une anfractuosité où s’entassait une litière de varechs desséchés. Y trouva-t-il le sommeil, et mieux que s’il l’eût attendu sous le tillac de la Wel-Kiej, c’est possible. Dans tous les cas, Karroly, très inquiet, sentant peut-être approcher un dénouement fatal, ne songea pas à dormir un seul instant. À plusieurs reprises, alors que le clapotis de la mer couvrait le bruit de ses pas, il débarqua sur la grève, et vint s’assurer que le Kaw-djer était toujours étendu dans la grotte.

Cependant, vers trois heures du matin, l’Indien l’aperçut sur la grève. Il vint à lui :

« Laisse-moi, mon ami, lui dit le Kaw-djer d’une voix douce et triste, laisse-moi et va reposer jusqu’au jour. »

Karroly dut rentrer à bord, tandis que le Kaw-djer, en remontant la pointe, se dirigeait vers l’intérieur de l’île. D’ailleurs, il reparut vers onze heures pour le repas du matin, et vers cinq heures pour le repas du soir.

Toutefois, le temps devenait mauvais. La brise fraîchissait en halant le nord-est. D’épais nuages s’accumulaient à l’horizon. Il y avait menace de tempête. Or, comme la chaloupe allait continuer à gagner vers le sud, il importait de choisir les passes où la mer serait moins dure. C’est ce qui fut fait en quittant l’île Wollaston. Karroly prit par l’ouest, entre elle et l’île Baily, et contourna la partie occidentale de manière à donner dans le détroit qui sépare l’île Hermitte de l’île Herschell.

Tout cet ensemble constitue à proprement parler, l’archipel du cap Horn, dont l’île Wollaston est la principale au milieu des îles Grévy, Baily, Freycinet, Hermitte, Herschell, Déceit, des îlots Wood, Waterman, Hope, Henderson, Ildefonso, Barnevelt, et dont la plus reculée porte sur son dos de granit le formidable cap Horn.

En examinant la carte de cette région si tourmentée, brisée comme si elle se fût cassée en mille morceaux dans une chute, comment ne pas éprouver le même sentiment que Dumont d’Urville, lorsqu’il dit :

« Quand on contemple ces merveilleux accidents du sol, l’imagination se reporte involontairement à l’une des révolutions du globe, dont les puissants efforts durent morceler la pointe méridionale de l’Amérique et lui donner la forme de cet archipel qui a reçu le nom de Terre de Feu, mais quel fut l’agent mis en œuvre par la nature pour opérer ces résultats, le feu, l’eau, ou un simple déplacement des pôles ? »

La question en est toujours au point où l’a laissée l’illustre navigateur français, et ni les géographes ni les géologues n’ont encore pu y répondre.

Mais ce n’était pas à poursuivre la solution de ce problème que tendait le Kaw-djer en descendant vers les derniers îlots de l’archipel, devenu maintenant une dépendance de la République chilienne. Non ! il n’était que trop visible qu’il voulait fuir ces parages asservis, qu’il se refusait à fouler plus longtemps une terre qui n’était plus libre. Mais lorsqu’il aurait atteint les extrêmes limites de cette terre, lorsqu’il serait arrivé au cap Horn, lorsqu’il ne verrait plus devant lui que l’immense Océan, que ferait-il ?…

Ce fut à cette extrémité de l’archipel que la chaloupe vint relâcher dans l’après-midi du 15 février, non sans avoir couru les plus grands dangers, au milieu d’une mer démontée par les violences de l’ouragan. Il avait fallu toute l’habileté de Karroly, toute son intelligence à choisir les passes les plus abritées, pour n’avoir pas vingt fois sombré sous voiles, ou ne pas s’être fracassé contre les écueils. Et c’est à peine si le Kaw-djer s’était aperçu des dangers que courait la Wel-Kiej, et qui sait si, seul au milieu des coups de cette tourmente, il n’eût pas demandé à s’engloutir dans le remous de ces deux océans au pied du cap Horn…

La chaloupe avait trouvé refuge au fond d’une étroite crique, à la pointe méridionale de l’île. Karroly et son fils prirent soin de l’amarrer solidement, après avoir porté le grappin à terre. Puis les voiles furent laissées sur leurs cargues, la relâche ne devant sans doute être que de courte durée.

Il est vrai, lorsque le Kaw-djer débarqua, il ne dit rien de ses intentions, il renvoya le chien qui voulait le suivre, et, laissant Karroly et Halg sur la grève, il se dirigea vers le cap.

Cette île de Horn n’est à peu près formée que de roches énormes, une agglomération chaotique, dont les bois flottés, les laminaires gigantesques, apportés par les courants, jonchent la base. Au-delà, des pointes de récifs, par centaines, émergent au milieu des scintillements du ressac.

Le cap ne domine le niveau de la mer que de près de six cents mètres. C’est un énorme rocher, arrondi à sa cime, auquel on accède facilement par son revers septentrional en pentes très allongées, – telles celles qui montent en longues sinuosités au rocher de Gibraltar. Mais, ici, c’est un Gibraltar retourné, et son flanc vertical fait face à la mer.

Le Kaw-djer, après avoir suivi la grève sur sept à huit cents pas, gravissait une de ces sentes, de manière à gagner la partie la plus élevée du cap. Parfois l’ascension était rude, la pente très raide, et il lui fallait s’accrocher aux touffes lapidaires, encastrées dans les interstices de terre végétale. Parfois se produisaient quelques éboulis, et les pierres roulaient en bondissant sur les talus du cap.

Qu’allait donc faire là-haut le Kaw-djer ? Voulait-il porter ses regards jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon vers le sud ?… Mais qu’y verrait-il, si ce n’est l’immense nappe de mer qui se prolongeait, à plus de onze degrés, jusqu’au-delà du Cercle antarctique.

À mesure qu’il montait, le Kaw-djer était plus violemment assailli par la bourrasque. L’air, chargé de molécules humides, l’enveloppait et le pénétrait comme s’il se fût échappé d’un puissant ventilateur. Si son vêtement n’eût été serré à sa taille, il se fut mis en lambeaux. Mais rien ne l’arrêtait, et il ascendait toujours.

D’en bas, l’Indien et Halg apercevaient sa silhouette qui diminuait graduellement. Ils voyaient quelle lutte il soutenait contre la rafale. Ils se demandaient s’ils ne devaient pas le rejoindre, lui venir en aide, l’accompagner jusqu’à cette cime que nul pied humain n’avait peut-être foulée encore. Mais le Kaw-djer ne leur avait pas dit de le suivre, et ils restèrent sur le rivage.

Cette pénible ascension n’exigea pas moins de deux heures et demie, et il était près de sept heures lorsque le Kaw-djer atteignit le sommet du cap.

Il s’avança alors jusqu’à l’arête supérieure, et, là, debout au milieu de la tourmente, il demeura immobile, le regard dirigé vers le sud.

La nuit commençait à se faire vers l’est, mais l’horizon opposé s’éclairait encore des derniers rayons du soleil qui affleuraient la ligne du ciel et de l’eau. De gros nuages, échevelés par le vent, des haillons de vapeur, qui traînaient dans la houle, passaient avec une vitesse d’ouragan.

Devant les yeux, rien que l’immense étendue de mer d’où n’émergeait aucun écueil, car, du haut du cap, on ne peut apercevoir à […] lieues de là, les îlots de Diego Ramirez.

Mais enfin, qu’était-il venu faire là, cet homme à l’âme si profondément troublée ? Est-ce donc qu’il était depuis quelque temps hanté de l’idée d’en finir avec la vie ?… S’était-il dit qu’il irait devant lui, tant que cette terre, dont il ne voulait plus, ne manquerait pas à son pied, mais avec la volonté de chercher la mort dans les flots qui se brisaient à son extrême pointe ? Il n’avait qu’à s’élancer du haut du cap ; il ne se heurterait même pas à quelque roche sous-marine dans ces eaux profondes, et son corps serait la proie de deux océans…

Oui ! c’était ce qu’il avait résolu, maintenant qu’il était dépossédé de son dernier refuge sur la terre magellanique…

« Ni Dieu ni maître ! » s’écria-t-il à cette heure suprême.

Et il allait se précipiter dans le vide, lorsqu’un éclair lointain traversa l’espace et fut suivi d’une détonation.

C’était le coup de canon d’un navire en détresse au large du cap Horn.

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