VIII Le naufrage

Il était alors sept heures et demie du soir. À la surface de cette mer, écrasée sous le poids des nuages, la nuit allait tomber lourdement, presque sans crépuscule, comme si le soleil se fût subitement éteint. On ne le sentait déjà plus du côté où il déclinait en ce moment, et c’était à se demander comment les lames, en déferlant, se couronnaient encore d’une crête lumineuse.

Le vent, soufflant du sud-est, et ne rencontrant aucun obstacle sur cette immensité découverte, battait en côte avec une prodigieuse violence. Tout navire qui, cette nuit-là, aurait tenté de doubler l’extrême pointe de l’Amérique, eût certainement risqué de se perdre corps et biens.

C’était le danger qui menaçait le bâtiment en détresse, et que la détonation venait de signaler. Assurément, il n’était pas impossible qu’il pût passer entre le cap Horn et les îlots de Diego Ramirez puisque c’est un bras de mer qui les sépare, mais à la condition de porter une voilure suffisante pour s’élever contre le vent. Or, au milieu de ces rafales croissantes, de ces aveuglantes grenasses, pendant lesquelles les nuages semblaient dévaler comme une avalanche, le navire pourrait-il conserver assez de toile pour tenir la cape courante ? Comment résisterait-il à de tels déchaînements atmosphériques, et, si c’était un voilier, ne serait-il pas désemparé de sa mâture ?…

Un second coup de canon retentit. Il semblait que le violent éclat de la bouche à feu frappait l’œil comme un projectile.

Le Kaw-djer n’était plus seul alors au sommet de l’îlot. Au bruit des détonations, l’Indien et son fils, après avoir laissé la chaloupe bien amarrée, s’étaient accrochés aux roches du cap, aux touffes poussées dans les fentes, pour arriver plus vite, et, déployant autant de vigueur que d’adresse, venaient d’atteindre le plateau.

La pluie ne tombait pas, et si, à cette hauteur, une poussière liquide imprégnait l’air, c’est que les embruns du ressac s’envolaient jusque-là.

Par intervalles, le bâtiment se montrait à travers le flottement des vapeurs, car la bourrasque le drossait à la côte. C’était un grand quatre-mâts, dont la coque noire, roulant d’un bord à l’autre, se découpait sur les blancheurs de la houle. Ce bâtiment venait de l’ouest, luttant contre le vent contraire.

« Il ne doublera pas… dit Karroly.

– Non, répondit le Kaw-djer, la mer est trop dure et le courant le prend dessous…

– Sait-il qu’il est près de terre, et de cette distance, a-t-il aperçu la côte ?… reprit l’Indien.

– Il n’a pu la voir, au milieu de cette obscurité, affirma le Kaw-djer, car s’il l’avait vue, sachant que le vent l’y jette, il prendrait un bord au large…

– Le peut-il ? demanda Karroly, s’il n’a pas conservé sa voilure, et il semble bien n’avoir que ses huniers au bas ris !… S’il ne profite pas d’une saute de vent, il sera jeté sur les roches du cap ! »

Mais comment ce navire aurait-il pu profiter de ces sautes de vent ; elles ne variaient guère que de quelques rhumbs, en halant toujours le sud. Assurément, personne, ni officier, ni homme de l’équipage ne savait que la terre était si proche, et que la tempête y portait en grand. Il eût fallu fuir vers le sud-ouest.

En ce moment, au milieu d’une de ces intermittences silencieuses qui séparent les rafales, plusieurs craquements se firent entendre, et, si le navire eût été plus près, on aurait pu croire qu’il se brisait contre les récifs.

« Il est perdu », s’écria Karroly.

En effet, les deux mâts d’artimon venaient de se briser au ras de l’emplanture, entraînant les agrès dans leur chute. Dans l’impossibilité où serait l’équipage d’installer des tourmentins, le bâtiment n’aurait plus de voile à l’arrière ; il ne pourrait tenir tête au vent en se mettant à la cape, ni s’élever de la côte. Comme le vent soufflait en plein du sud, sa perte était inévitable, à moins qu’il pût donner dans une des passes à droite ou à gauche du cap.

Deux autres coups de canon dominèrent les fracas de la tourmente, et, cette fois, le bâtiment n’était pas à un mille et demi de terre. Quel secours espérait-il donc au milieu de ces parages ? Sans doute, il ne devait pas ignorer qu’il fût dans les eaux du cap Horn, et il était nécessaire qu’il pût l’apercevoir au milieu des ténèbres de cette nuit.

Eh bien, ce cap qu’il ne voyait pas, il fallait le lui montrer, il fallait lui en indiquer la position certaine, afin qu’il pût en parer les écueils, et peut-être trouver refuge dans les canaux de la Magellanie, soit du côté de l’île Herschell, soit du côté de l’île Hermitte où la mer devait être plus maniable.

« Un feu… un feu ! cria le Kaw-djer.

– Viens », dit l’Indien à son fils.

Et tous deux, ils allèrent ramasser sur les flancs du cap des brassées de ces branches sèches, arrachées aux arbustes qui le hérissaient, de ces longues herbes que les vents avaient entassées dans les anfractuosités, de ces varechs pendant entre les roches. Puis, en toute hâte, ils accumulèrent ce combustible à la cime de l’énorme croupe, et en firent un foyer.

Cependant, de nouvelles décharges retentissaient, deux ou trois fois répercutées par les échos de l’île. Et ce que le Kaw-djer constatait à leur éclat plus vif, c’est que le bâtiment s’était déjà rapproché d’un mille de la pointe.

Il était alors huit heures du soir. La mer disparaissait sous une obscurité profonde, balayée par les coups de rafale.

Le Kaw-djer battit le briquet. L’amadou prit feu ; les brindilles s’enflammèrent, et la flamme, activée par les courants atmosphériques, ne tarda pas à gagner tout le foyer qui flamba, comme s’il eût reçu le souffle d’un puissant ventilateur.

En moins d’une minute, une colonne de flamme se dressa sur le plateau du cap, se tordit en projetant une lueur intense, tandis que la fumée se rabattait vers le nord en épais tourbillons. Aux rugissements de la tempête se joignirent les crépitements du bois dont les nœuds éclataient comme des cartouches touchées par une étincelle. Et, une fois de plus, au milieu des ténèbres déchirées par cette déflagration, les parages magellaniques justifiaient bien leur nom de Terre de Feu.

Le cap Horn est tout indiqué pour porter un phare qui éclairera ses dangereuses approches sur la limite des deux océans. Ce phare sera nécessairement établi un jour. La sécurité de la navigation l’exige. Déjà l’île des États lance ses feux nocturnes à la pointe de Vancouver ; mais, il est fort éloigné et ne sert qu’aux bâtiments qui viennent de l’est à travers l’Atlantique.

Nul doute que le foyer allumé par la main du Kaw-djer n’eût été vu. À bord du navire en détresse, on ne pouvait ignorer que la terre n’était pas à plus d’un mille sous le vent, et que la tempête y poussait. Le capitaine devait savoir qu’il se trouvait par le travers du cap Horn, s’il avait relevé sa position pendant le jour. Sans doute, il avait essayé de le doubler ; mais, repoussé par le vent, drossé par les courants, le navire n’avait pu se déhaler au large. Et, maintenant, à demi désemparé, il ne lui restait plus de salut qu’en se jetant à travers les passes de chaque côté de l’île Horn.

Mais quels épouvantables dangers comportait cette manœuvre au milieu d’une obscurité si profonde. Le Kaw-djer et Karroly n’entrevoyaient le bâtiment qu’à la lueur des coups de canon ! Si les accores du cap sont franches, les récifs fourmillent dès qu’on a dépassé la pointe. Quel autre qu’un pratique de ces parages parviendrait à s’y diriger, à trouver un abri derrière l’île ? Et encore, en eût-il été capable pendant les heures obscures qui allaient s’écouler jusqu’au lever du jour ?…

Cependant, le foyer continuait de jeter ses éclairs à travers la nuit. Karroly et Halg ne cessaient de l’alimenter. Le combustible ne manquerait pas jusqu’au matin, s’il le fallait.

Le Kaw-djer, en avant du foyer, tandis que les flammes se recourbaient derrière, essayait de relever la position du navire. Ce qu’il y aurait à faire pour lui porter secours, prévenir sa collision contre les écueils, le guider à travers les passes, il se le demandait. Il ne pensait plus à en finir avec la vie, maintenant, mais à sauver des malheureux menacés de périr. Et, à la lueur du feu, lorsqu’il se retournait vers l’Indien et son fils, il les voyait prêts à lui obéir.

« À bord ! » s’écria-t-il enfin.

Et, tous trois, dévalant les talus du cap, non sans risques, eurent atteint la grève en quelques minutes, et, le chien les y suivant, ils embarquèrent dans la chaloupe. Le grappin ramené en dedans, elle sortit de la crique, Halg au gouvernail, le Kaw-djer et Karroly aux avirons, car il n’eût pas été possible de mettre dehors un morceau de toile, et d’ailleurs le vent eût rejeté la Wel-Kiej vers le nord.

Il fallut sortir des écueils qui couvrent latéralement la base du cap, et contre lesquels la houle brisait avec une indescriptible fureur. Des cris aigus d’oiseaux passaient au milieu des embruns.

La chaloupe eut grand peine à se dégager du tourbillon des récifs, bien que les avirons fussent maniés par des bras vigoureux. Au dehors, la mer était démontée. Les lames déferlaient avec fureur et fracas, comme si elles eussent rencontré le fond, bien que la sonde accusât plusieurs centaines de pieds. La Wel-Kiej, secouée à se démembrer, bondissait, se renversait d’un flanc à l’autre, se mâtait parfois comme disent les marins, toute son étrave hors de l’eau, puis retombait pesamment. De lourds paquets de mer embarquaient, s’écrasaient en douches sur le tillac et roulaient jusqu’à l’arrière. Alourdie par cette charge d’eau, la chaloupe risquait de sombrer. Il fallait alors que Halg abandonnât le gouvernail et, l’écope à la main, vidât cette eau qui eût fini par emplir le coffre. Le courageux garçon s’acquittait adroitement de sa besogne, tout en rectifiant la barre de temps à autre. Il était fait à ce dur métier du pilotage à travers les passes de l’archipel magellanique.

Cependant la chaloupe marchait aussi droit que possible vers le bâtiment dont on voyait alors les feux de position. D’ailleurs, drossé par la rafale, il gagnait plus rapidement sur elle. À présent, quelques minutes suffiraient pour que le Kaw-djer et ses compagnons fussent bord à bord.

On apercevait la masse qui tanguait comme une bouée gigantesque, plus noire que la mer, plus noire que le ciel. Ses deux mâts d’arrière, retenus par leurs galhaubans, tramaient à sa suite, tandis que le mât de misaine et le grand mât décrivaient des arcs d’un quart de cercle, en déchirant les brumailles. Le grand danger était que la mâture, soulevée par la houle, ne fût précipitée contre la coque du navire, au risque de la défoncer.

« Que fait donc le capitaine, s’écria Karroly, et comment n’en est-il pas encore débarrassé ?… Il ne sera pas possible de traîner cette queue à travers les passes ! »

Le Kaw-djer ne répondit pas. Ce qui lui vint à la pensée, c’était que les officiers, l’équipage de ce bâtiment, étaient affolés, et que, peut-être même, n’y avait-il plus de capitaine à bord.

En effet, couper les agrès qui retenaient les mâts tombés à la mer eût été de toute urgence. Mais, sans doute, le navire était en plein désordre, et personne ne songeait à cette besogne. De commandement, il ne devait plus y en avoir, et il semblait que toute manœuvre fût abandonnée. On ne voyait pas un seul homme courir sur les lisses, se hisser aux enfléchures des deux mâts restés debout.

Et, cependant, l’équipage ne pouvait plus ignorer que le navire fût affalé sous la terre, qu’une dizaine d’encablures l’en séparaient seulement, qu’il ne tarderait pas à s’y fracasser. Le foyer allumé au faîte du cap Horn jetait encore des langues de flamme qui s’échevelaient dans des proportions démesurées, lorsque le brasier s’activait au souffle de la tourmente.

« Est-ce qu’il n’y a plus personne à bord ? » dit l’Indien, répondant à la pensée du Kaw-djer.

Oui, il se pouvait que le bâtiment eût été abandonné de ses passagers, de ses officiers, de son équipage, que ces malheureux, après s’être jetés dans les embarcations, fussent pris entre les remous de ces deux océans, dont le flux et le reflux rendent si dangereux, et quelquefois impraticables, les parages du cap Horn. Durant les courtes accalmies, pas un cri ne se faisait entendre, pas un appel désespéré ! Et, qui sait même, si ce navire, changé en un énorme cercueil, ne renfermait pas que des mourants et des morts, dont les corps allaient se déchirer bientôt sur la pointe des récifs ?…

Enfin la Wel-Kiej arriva par le travers du bâtiment au moment où il faisait une embardée sur tribord, qui faillit la couler. Mais un coup de barre de Karroly lui permit de filer le long de la coque où pendaient des bouts de grelins et d’aussières. L’Indien put adroitement en saisir une, et, en un tour de main, il l’eut amarrée à l’avant de la chaloupe.

Puis, son fils et lui, le Kaw-djer ensuite, s’élevant sur cette aussière, franchirent les bastingages, et retombèrent sur le pont.

Non ! ce navire n’avait point été délaissé. Une foule éperdue de passagers, hommes, femmes, enfants, l’encombraient. Pour la plupart étendus contre les roufs, le long des coursives, on eût compté plusieurs centaines de malheureux au paroxysme de l’épouvante, et qui n’auraient pu se tenir debout, tant les coups de roulis étaient insoutenables.

D’ailleurs, au milieu de cette obscurité, personne n’avait aperçu ces deux hommes et ce jeune garçon qui venaient de se hisser le long de la coque et de franchir les pavois par le travers du mât de misaine.

Karroly se précipita vers l’arrière, espérant trouver l’homme de barre à son poste…

La barre était abandonnée. Le navire, à sec de toile, allait où le poussaient la houle et le vent.

Mais le capitaine, les officiers, où étaient-ils ?… Est-ce donc qu’ils avaient lâchement, au mépris de tout devoir, déserté le bord ?…

Le Kaw-djer saisit un matelot par le bras et lui dit en anglais :

« Ton commandant ?… »

Cet homme n’eut pas même l’air de s’apercevoir qu’il était interpellé par un étranger bien que la figure du Kaw-djer fût éclairée alors par le feu du cap Horn, et il se borna à hausser les épaules.

« Ton commandant ?… reprit le Kaw-djer.

– Élingué par-dessus le bord, et une dizaine d’autres, avec la mâture. »

Ainsi le bâtiment n’avait plus de capitaine, et une partie de son équipage lui manquait.

« Le second ? » demanda le Kaw-djer.

Nouveau haussement d’épaules de ce matelot, d’une indifférence évidente, par résignation sans doute, à tout ce qui arrivait.

« Le second ? répondit-il, les deux jambes cassées, affalé dans l’entrepont…

– Mais le lieutenant… les maîtres ?… où sont-ils ?… »

Un geste du matelot signifia qu’il n’en savait rien.

« Enfin qui commande à bord ?… s’écria le Kaw-djer.

– Vous ! répondit Karroly, qui venait de le rejoindre.

– À la barre donc, ordonna le Kaw-djer, et donnons dans la passe ! »

Karroly et lui coururent en toute hâte à l’arrière, et, les mains sur la roue, essayèrent de diriger le bâtiment vers l’ouest du cap Horn.

Quel était ce navire ?… Où allait-il ?… On le saurait plus tard. Quant à son nom et à celui de son port d’attache, il fut possible de les lire sur la roue, à lueur d’un falot apporté par Halg :

JonathanSan Francisco

Les violentes embardées rendaient la manœuvre du gouvernail très difficile. Par malheur, son action était peu efficace, car le bâtiment n’avait pas de vitesse propre, et dérivait avec la houle.

Cependant, le Kaw-djer et Karroly essayaient de le maintenir en direction de la passe. Le feu du cap Horn jetait encore quelques flammes ; mais il ne tarderait pas à s’éteindre…

Or, quelques minutes, c’était plus de temps qu’il ne fallait pour atteindre l’entrée du canal qui, sur bâbord, se creuse entre l’île Hermitte et l’île Horn. Si le bâtiment parvenait à parer les quelques écueils qui émergent dans sa partie moyenne, peut-être gagnerait-il un mouillage abrité du vent et de la mer ? Là, on attendrait en sûreté jusqu’au lever du jour…

Et, d’abord, une précaution indispensable avait été prise. Karroly, aidé de quelques matelots, s’était porté vers l’arrière. À peine s’ils s’aperçurent que c’était un Indien qui les commandait. Ils se mirent en toute hâte à couper les haubans et galhaubans de tribord qui retenaient les deux mâts à la traîne. Il importait de parer à des chocs violents ; la coque, bien qu’elle fût en fer, eût fini par être défoncée.

Les agrès, tranchés à coup de hache, Karroly vit la mâture s’en aller en dérive, et il n’eut plus à s’en occuper. Quant à la chaloupe, la Wel-Kiej, sa bosse la ramena vers l’arrière, de manière à prévenir toute collision. Puis, Karroly revint à la barre.

La fureur des lames s’accroissait dans le voisinage des récifs, et d’énormes lames embarquaient par-dessus les bastingages. Nouvelle cause d’épouvante et d’affolement pour les passagers. Mieux aurait valu que tout ce monde se fût réfugié sous les roufs ou dans l’entrepont. Mais le moyen de se faire entendre et comprendre de ces malheureux ! Il n’y fallait pas songer, et, cependant, quelques-uns étaient renversés par les coups de houle et roulaient d’un bord à l’autre.

Enfin, non sans avoir fait d’effrayantes embardées qui, tour à tour, exposaient ses flancs aux assauts de la mer, le bâtiment doubla le cap, frôla les récifs qui le hérissaient à l’ouest, et remonta le long de l’île Horn, dont les hauteurs, dominant ses criques anfractueuses, le couvrirent en partie contre les violences de la bourrasque. Il s’en fallut de peu qu’il ne s’y brisât. Un morceau de voile avait été hissé à l’avant en guise de foc. Karroly, à la barre, quelques hommes avec lui, entre autres le maître d’équipage, essayait de se maintenir en direction.

À celui-ci, il avait simplement dit : « Pilote ! » et l’autre n’en avait pas demandé davantage.

Tout danger n’avait pas disparu, et lorsque le navire serait arrivé à la pointe septentrionale de l’île, pris par le travers, il serait de nouveau exposé à toute la brutalité des lames et du vent qui enfilaient le bras de mer entre l’île Horn et l’île Herschell. D’ailleurs il était impossible d’éviter ce passage, puisque la côte du cap n’offrait aucun abri, pas une anse où le Jonathan eût pu mouiller ses ancres. En outre, le vent, qui tombait de plus en plus au sud, ne tarderait pas à rendre intenable pour un bâtiment cette portion de l’archipel.

Toutefois, ce que le Kaw-djer espérait, ce que pourrait peut-être faire Karroly, grâce à son instinct et son habileté de pilote, mais à la condition que le gouvernail conservât une certaine action, c’était de courir à l’ouest, en s’abritant des îlots de Hall, d’atteindre la côte méridionale de l’île Hermitte. Cette côte, assez franche, longue d’une douzaine de milles, n’est pas dépourvue de refuges. Au revers de l’une de ses pointes, à l’intérieur d’une crique en dehors de la houle, le Jonathan serait en sûreté jusqu’à la fin de cette tempête, dût-elle durer vingt-quatre ou quarante-huit heures. Puis, la mer redevenue calme, le vent favorable, Karroly essayerait de s’élever jusqu’au canal du Beagle, entre les îles Hoste et Navarin, puis, bien que le navire fût à peu près désemparé, de le conduire à Punta Arenas par le détroit de Magellan.

Mais que de périls présentait la navigation jusqu’à l’île Hermitte ! Comment éviter les nombreux récifs dont ces passes sont semées ! Avec la voilure réduite à un bout de foc qui risquait d’être emporté à chaque instant, comment assurer la marche du navire au milieu de ces profondes ténèbres ?…

Enfin, après une heure terrible, les dernières roches de l’île Horn furent dépassées, et alors la mer battit en grand le navire. Il revenait avec une telle impétuosité tantôt sur un bord, tantôt sur l’autre, que le foc ne pouvait plus suffire. Le maître d’équipage, avec l’aide d’une douzaine de matelots, tenta d’établir une voile de cape au mât de misaine.

C’était un tourmentin de grosse toile, bordé de solides ralingues, éprouvé déjà par les fortes tempêtes. Le difficile serait de le hisser à bloc au capelage du mât de misaine, dont ni les haubans ni les étais n’avaient cédé, puis de l’amurer et de le border vent arrière.

Il ne fallut pas moins d’une demi-heure pour y réussir. Après mille difficultés, alors que les claquements de la toile détonaient comme des coups de feu, la voile fut mise en place et tendue au moyen de palans, non sans que les hommes y eussent employé toute leur vigueur. Assurément, pour un navire de ce tonnage, l’action de ce morceau de toile serait à peine sensible. Cependant, il la ressentit, étant donnée la force du vent, et les sept à huit milles qui séparent l’île Horn de l’île Hermine furent enlevés en moins d’une heure.

Le Kaw-djer et Karroly espéraient donc que le Jonathan pourrait atteindre le revers de la pointe qui se projette au sud et y trouver abri, lorsque, un peu avant dix heures, un effroyable craquement se fit entendre au milieu des hurlements de la bourrasque.

Le mât de misaine venait de se rompre à une dizaine de pieds au-dessus du pont. Il tomba en entraînant dans sa chute une partie du grand mât dont les agrès cédèrent, et mâts de hune, de perroquets et vergues disparurent en écrasant les bastingages de bâbord.

Cet accident fit plusieurs victimes parmi les passagers et les matelots, car des cris déchirants furent poussés. Au même instant, le Jonathan donna une telle bande qu’il menaça de chavirer, après avoir embarqué une énorme masse d’eau.

Il se releva, cependant, et ce fut comme un torrent qui courut de l’avant à l’arrière, entre les coursives, retombant par les dalots et à travers la brisure des bastingages. Par bonheur, les agrès s’étaient rompus, et les débris, entraînés par la houle, ne menaçaient plus la coque.

Mais à présent le Jonathan ne sentait plus sa barre, et il s’en allait en dérive…

« Nous sommes perdus ! s’écria un des matelots.

– Et pas d’embarcation ! s’écria un autre. »

En effet, elles avaient été enlevées par la mer.

« Il y a la chaloupe du pilote ! » s’écria un troisième.

Et tous allaient se précipiter vers l’arrière, où la Wel-Kiej suivait à la traîne.

« Restez ! » commanda le Kaw-djer, et cet ordre fut donné d’une voix si impérieuse que le maître d’équipage et ses hommes durent obéir.

Il n’y avait plus qu’à attendre le dénouement, c’est-à-dire la catastrophe finale. Si le Jonathan manquait l’île Hermitte, peut-être les courants de la marée qui montait alors l’entraîneraient-ils vers l’ouest, et il irait se briser contre les îlots de Santo Ildefonso. D’ailleurs, désemparé de sa mâture, que fût-il devenu sur cette terrible mer du Pacifique ?

Une heure après, Karroly entrevit une énorme masse. C’était l’île Wollaston dont les hauteurs s’estompaient vers le nord. Mais le flot se faisait sentir alors dans ces passes où tourbillonnait la houle venue de l’est, et l’île Wollaston fut presque aussitôt laissée sur tribord.

Aucun doute, le Jonathan allait passer entre l’île Hermitte et la pointe de l’île Hoste, lorsque, un peu avant minuit, un formidable choc l’ébranla dans toute sa membrure. Il s’arrêta brusquement, en donnant la bande sur bâbord…

Le navire américain venait de se mettre à la côte sur cette extrémité de l’île Hoste qui porte le nom de Faux Cap Horn.

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