VI Punta Arenas

Dans la matinée du 17 décembre 1880, un aviso, le Gracias a Dios, portant à sa corne les couleurs chiliennes, manœuvrait le long de la côte ouest du détroit de Magellan, de manière à profiter du premier flot pour donner dans le port de Punta Arenas.

Cet aviso venait de la baie Gente Grande, ouverte à l’opposé sur le littoral de la Terre de Feu, et les douze lieues que mesure le détroit à cette hauteur, quelques heures avaient suffi à les franchir.

Le Gracias a Dios était commandé par un lieutenant de la marine militaire, ayant sous ses ordres une vingtaine d’hommes, comprenant le mécanicien et les chauffeurs. En outre, trente soldats des milices argentine et chilienne formaient la compagnie de débarquement.

Deux passagers se trouvaient à bord de l’aviso, le commissaire Idiarte pour le Chili, le commissaire Herrera pour les provinces de la Plata ou République argentine.

Ces deux personnages avaient reçu de leurs gouvernements respectifs la mission de fixer en Magellanie la limite des deux États qui en réclamaient la possession. Cette question, qui traînait depuis nombre d’années déjà, n’avait pas encore pu être résolue à la satisfaction commune.

Il ne semblait pas, d’ailleurs, que, au cours de leur expédition, les deux commissaires fussent parvenus à se mettre d’accord. Aussi, à mesure que l’aviso s’approchait de Punta Arenas, échangeaient-ils des regards peu conciliants, en évitant de se rencontrer sur la dunette. Idiarte, très impatient, se promenait à bâbord, tandis que Herrera, en proie à une vive agitation, arpentait le pont à tribord. Allant et venant sur la passerelle, le lieutenant, habitué sans doute à ces manières, ne leur prêtait plus attention, et ne s’occupait que des manœuvres pour prendre son mouillage, dès que la marée le permettrait.

Vers dix heures un quart, le Gracias a Dios envoya son ancre par le fond près de la berge, en face des premières maisons de Punta Arenas. En réalité, la tenue n’est pas excellente et les navires sont mal abrités du large. Sous ce rapport, l’établissement de Port Famine, situé au sud, sur la même rive du détroit, offrait des avantages plus réels. Les bâtiments y étaient mieux garantis contre les vents du nord et de l’est, et la place ne manquait pas pour évoluer. En outre, les aiguades y donnaient en abondance une eau excellente, puisée au cours de la rivière de Gennes et les cargaisons s’y débarquaient avec facilité.

C’est même en considération de ces avantages que le gouvernement chilien eut la pensée de relever la colonie en ruines, l’ancienne Ciudad Réal d’el Felipe. Port Famine redevint une bourgade, et il y fut installé un lieu de déportation. Cela ne devait pas durer. À la suite d’une révolution qui éclata dans la ville de Valparaiso en 1850, les colons se déclarèrent les uns en faveur des anciennes autorités, les autres en faveur des nouvelles, que se disputaient les deux compétiteurs à la présidence du Chili, et finalement le gouverneur de Port Famine fut massacré.

Le gouvernement finit par vaincre cette rébellion de la colonie chilienne ; mais, à partir de ce jour, elle ne cessa de dépérir. Aussi, lorsqu’il s’agit de la rétablir une troisième fois, un autre emplacement fut-il choisi, et c’est celui qu’occupe actuellement Punta Arenas.

Du reste, le Chili tenait essentiellement à ce que son pavillon flottât sur cette rive occidentale du détroit de Magellan, et le port, auquel il voulait accorder toute franchise, le seul point de relâche entre l’Atlantique et le Pacifique, allait prendre une importance d’autant plus considérable que la navigation à vapeur se préparait à remplacer la navigation à voile. La route du détroit devenait aisément praticable aux steamers malgré les vents dominants de l’ouest. Enfin, c’était une prise de possession définitive à opposer aux prétentions de la République argentine, du moins en ce qui concernait la presqu’île de Brunswick, prolongement naturel du territoire patagonien.

Lorsque la manœuvre du mouillage eut été terminée, le canot de l’aviso reçut les deux commissaires qui y descendirent sans s’adresser une seule parole. Tous deux débarquèrent sur un étroit remblai de terre, qui formait appontement. Puis, MM. Herrera et Idiarte, prenant chacun de son côté, remontèrent une belle route soigneusement entretenue, qui conduit à la bourgade dont le petit clocher pointait au-dessus des arbres.

Bourgade, et ville dans l’avenir, après avoir débuté par n’être qu’un simple village. Sa rue principale est bordée de maisons contiguës, avec une véranda qui règne d’une extrémité à l’autre. On n’y compte que deux édifices publics, l’église, surmontée d’une flèche, qui émerge de la verdure et se profile sur un horizon de montagne, puis l’hôtel du gouverneur, une résidence assez confortable. Quelques années encore, et la rivale heureuse de Port Famine s’enrichirait d’autres monuments ; sa population s’accroîtrait, son commerce prendrait de l’extension par suite de ses rapports avec l’Amérique et l’Europe.

La bourgade est entourée de campos, – magnifiques pâturages pour l’élevage du bétail, dont l’exportation est une cause de gros bénéfices. Le gouvernement chilien l’avait bien compris. En faisant un port franc de Punta Arenas, il allait pouvoir offrir aux trafiquants des marchandises meilleures et moins chères qu’à Buenos-Ayres. C’est donc là que les bâtiments viendraient de préférence livrer et prendre leurs cargaisons, au lieu de charger dans les ports de la République argentine. Sans parler d’autres facilités de Punta Arenas, ces marchandises économisaient les frais de transport et de douane, en même temps qu’une traversée dont la longueur dépassait quinze cents milles.

On le voit, un bel avenir commercial est assuré aux habitants de la colonie. Mais, à cette époque, elle était déjà en voie de prospérité, grâce aux comptoirs fondés par des maisons anglaises et chiliennes, grâce aux rapports réguliers avec les îles Falkland, voisines de la Magellanie. Il s’y trouve un pénitencier installé dans d’excellentes conditions, et dont l’État tire bon profit.

Depuis longtemps déjà, les gouvernements chilien et argentin faisaient valoir des droits à la possession des territoires de la Patagonie et de la Magellanie, on le sait, territoires restés indivis entre les deux États. Cette affaire n’avait jamais pu être régularisée et donnait lieu à des discussions interminables. Aussi la Terre de Feu et les divers archipels qui en dépendaient pouvaient-ils être, avec raison, considérés comme indépendants.

Cette situation, toutefois, si elle se prolongeait, risquait d’engendrer quelque grave conflit. Non seulement au point de vue politique, mais au point de vue commercial en ce qui touchait les autres nations, il importait qu’elle prît fin. Il semblait d’ailleurs que la colonie de Punta Arenas assignait au Chili une certaine prépondérance sur le domaine magellanique.

C’est donc en vue d’obtenir une solution définitive que les deux républiques firent choix de deux commissaires chargés d’atteindre ce but. Il ne fallait pas tarder. Quelques émigrants affluaient dans ces régions, attirés par leurs richesses naturelles. Et puis, l’absorbante Angleterre n’était pas loin. De son archipel des Falkland, elle pouvait étendre la main jusqu’à la Magellanie, et aurait vite fait de franchir le bras de mer qui la séparait du continent américain. Déjà ses caboteurs fréquentaient assidûment les passes de l’archipel. D’autre part, ses missionnaires ne cessaient d’exercer leur influence sur la population fuégienne. Il était temps d’agir.

Donc le Gracias a Dios, mis à leur disposition par les autorités chiliennes, reçut à bord les commissaires Herrera et Idiarte. Deux mois auparavant, il avait quitté Punta Arenas et, consciencieusement visité ce vaste ensemble d’îlots et d’îles depuis le cap Pilarès de la Terre de Désolation à l’entrée ouest du détroit jusqu’à la pointe de Vancouver à l’extrémité de la Terre des États au-delà du canal Le Maire, et enfin jusqu’au dernier îlot sur lequel le cap Horn se dresse entre l’Atlantique et le Pacifique. L’aviso était sous les ordres d’un officier qui connaissait parfaitement toutes les passes, tous les sounds de ces parages. Les commissaires explorèrent d’abord la Patagonie et la Terre de Feu afin d’y tracer la ligne conventionnelle qui séparerait les deux États. Puis ils visitèrent les autres grandes îles, Clarence, Désolation, Dawson, puis les îles moyennes, Stewart, Londonderry, Navarin, Hoste, Gordon, Wollaston, puis les plus petites, Gilbert, Hermitte, Grévy, Freycinet, Déceit, Horn, sans oublier l’île Neuve. Mais, à l’époque où ils prirent pied sur l’île Neuve, le Kaw-djer, Karroly et son fils faisaient leurs tournées habituelles, et ni M. Herrera ni M. Idiarte ne purent se mettre en relation avec son hôte mystérieux.

Bref, lorsque l’aviso revint à Punta Arenas, les commissaires n’avaient pu s’entendre sur la fixation des limites ni en Patagonie ni en Magellanie. Au total, ils représentaient bien les idées des deux républiques, très jalouses de leurs droits, et très animées l’une contre l’autre. Au cours de l’expédition, des discussions violentes, des scènes regrettables, s’étaient maintes fois produites. À plusieurs reprises, le commandant avait dû interposer son autorité pour empêcher une lutte ; mais, à terre, cela ne finirait-il pas par un duel entre ces intraitables champions des deux pays ?…

Et alors, voit-on le Chili et l’Argentine prenant fait et cause, l’un pour le commissaire Idiarte, l’autre pour le commissaire Herrera, une guerre déclarée sur cette question de la Magellanie, Santiago et Buenos-Ayres en appelant au Dieu des batailles à propos d’une régularisation de frontières, et, qui sait ?… l’Europe et l’Amérique intervenant dans cette lutte ?…

Fort heureusement, M. Aguire, le gouverneur de Punta Arenas, était un homme de grande intelligence, d’un esprit très droit, qui savait examiner les choses avec raison et sang-froid. Il connaissait à fond les territoires contestés, et, en dehors des deux commissaires, il avait mis les présidents de l’Argentine et du Chili au courant de la situation.

Ayant su dans quel état d’hostilité MM. Idiarte et Herrera revenaient de leur mission, et désireux d’empêcher un éclat, il les convia, dès le lendemain de leur arrivée, à venir dans les bureaux de la résidence.

Les commissaires se rendirent à l’invitation de M. Aguire.

Celui-ci eut quelque peine à garder son sérieux, en voyant l’attitude des deux personnages en face l’un de l’autre, les regards furibonds qu’ils s’adressaient, l’envie féroce de se dévorer que témoignait leur maintien, la résolution de pousser les choses à l’extrême… Ne point oublier qu’il s’agissait là de personnages d’origine espagnole et que peut-être le sang des Don Diègue et des Don Gomès coulait dans leurs veines…

« Messieurs, leur dit tout d’abord M. Aguire, j’ai reçu des gouvernements chilien et argentin l’ordre de terminer au plus vite cette affaire de délimitation. Veuillez me rendre compte des résultats de votre mission. Je sais que vous l’avez remplie avec zèle, et je ne doute pas que nous n’arrivions à…

– Il n’y a pas possibilité de s’entendre avec M. Herrera ! déclara M. Idiarte d’un ton sec.

– Et, pour moi, ajouta M. Herrera, je renonce à toute relation avec M. Idiarte.

– Voulez-vous me laisser achever, messieurs ? reprit le gouverneur d’une voix conciliante. À quoi bon renouveler ici des discussions qui ne sauraient aboutir ? Il ne faut pas faire dégénérer en questions personnelles ce qui ne doit être traité que dans l’intérêt général. Que M. Herrera en veuille mortellement à M. Idiarte, que M. Idiarte ait voué une haine éternelle à M. Herrera, c’est un état de choses extrêmement regrettable, et de nature plutôt à retarder la solution de l’affaire pendante entre le Chili et la République argentine. »

Les deux commissaires ne répondirent rien, et M. Aguire reprit en ces termes :

« Donc, messieurs, oubliez-vous un instant, pour discuter avec sang-froid, et présenter les arguments sur lesquels reposent vos opinions. À mon avis, nous avons deux questions à discuter, premièrement celle de la Patagonie, deuxièmement celle de la Magellanie…

– Celle de la Patagonie ? s’écria M. Idiarte. Mais, pour un représentant des intérêts du Chili, est-ce qu’elle devrait exister ?… Est-ce qu’elle ne se résout pas d’elle-même et par la force des choses ?…

– En effet, riposta M. Herrera, qui ne voulut pas être en reste, elle se résout, mais en faveur de l’Argentine !

– Messieurs… reprit le gouverneur, qui prétendait diriger la discussion et y aurait grand-peine.

– Mais, interrompit vivement M. Herrera, ne suffit-il pas de jeter les yeux sur une carte, pour voir que la Patagonie est le prolongement géographique de l’Argentine, même climat, même sol, et qu’elle n’a pas d’autre limite naturelle que celles du continent américain ! Au contraire, l’État du Chili, une simple bande du littoral, est séparé du territoire patagonien par la barrière des Andes, et cette chaîne, au point de vue géographique, le Chili n’a pas le droit de la dépasser !

– Par exemple ! s’écria M. Idiarte. Vous affirmez là, monsieur, une prétention injustifiable, contraire au bon sens comme au droit ! Et ce n’est pas le gouverneur de Punta Arenas, qui est de nationalité chilienne, à qui il serait permis de l’admettre !

– Oublions, messieurs, que je suis Chilien, déclara nettement M. Aguire, et, ainsi que cela m’est ordonné, j’entends être neutre entre les deux pays. Je sais que le gouvernement argentin a toujours considéré la Patagonie comme lui appartenant d’une manière exclusive. Mais je ferai observer que la possession par le Chili de la colonie de Punta Arenas serait de nature à détruire cette prétention. Aussi, sans nous arrêter à ces arguments que les deux États pourraient faire valoir avec une égale valeur, mon avis est qu’il convient d’établir une ligne de démarcation sur le territoire patagonien, qui laisse à chacun ce qu’il a le droit de conserver légitimement.

– En Patagonie, aucune concession n’est admissible, affirma M. Idiarte.

– Aucune », ajouta M. Herrera.

Et tous deux avaient parlé avec une fermeté qui ne souffrait pas la contradiction.

« Il faut, pourtant, que la question soit résolue, et sans délai, déclara le gouverneur, et elle le sera sans vous, messieurs, si vous persistez à ne rien céder… »

Les deux commissaires, devant cette déclaration si précise, restèrent muets. Et, décidément, puisqu’ils refusaient de répondre, à quoi bon les avoir envoyés pendant deux mois en mission sur les territoires en litige ?…

Le gouverneur reprit :

« Et, maintenant, si, je le répète, il faut aboutir dans le plus bref délai, c’est moins sur la première question que sur la seconde, celle qui concerne le partage de la Magellanie. Que l’influence des deux États se soit toujours exercée sur les territoires de la Patagonie, soit ! Mais, sur la Terre de Feu, comme sur les archipels qui en dépendent, les Indiens ont toujours joui d’une indépendance complète, et on peut dire que la Fuégie n’est encore possédée ni par le Chili ni par l’Argentine. Sans doute, l’Angleterre convoite ce domaine dont elle est voisine depuis que les Falkland font partie de son empire colonial. Ses navires fréquentent les îles magellaniques ; ses trafiquants ont établi des relations commerciales avec les Pêcherais ; ses missionnaires travaillent avec une incroyable ténacité la population indigène ; des comptoirs ne tarderont pas à se créer sur le détroit de Magellan comme sur le canal du Beagle. Si l’on ne remédie pas promptement à cette situation, si les deux républiques ne parviennent pas à fixer chacune leurs droits sur ces territoires, si elles demeurent encore dans l’indivision, ce qui équivaut à dire que la Magellanie est à prendre, on la prendra, et c’est le Royaume-Uni qui finira par s’en emparer. Or, empêchons à tout prix que la Grande-Bretagne ait un pied sur l’Amérique du Sud, et c’est déjà trop qu’elle possède les colonies de la mer des Antilles et le dominion de l’Amérique du Nord ! »

C’était sagement raisonner au point de vue purement américain, et se rattacher à l’impérieuse doctrine de Monroe. Il y avait là un danger auquel on ne pouvait parer que par une prise de possession, un partage régulier de la Patagonie et de la Magellanie entre les deux États limitrophes. Mais, pour obtenir ce résultat, il fallait une entente dont les commissaires semblaient être bien éloignés.

« Monsieur le gouverneur, dit alors M. Herrera, en pinçant les lèvres, Votre Excellence a un moyen très simple de trancher la question, moyen très naturel, très logique, mais auquel M. Idiarte a toujours refusé son assentiment.

– Et lequel ?… demanda M. Aguire.

– C’est d’abandonner tous les territoires de la Patagonie à la République argentine, et tous les territoires de la Magellanie à la République chilienne.

– Voyez-vous cela ! s’écria M. Idiarte, les yeux enflammés de colère, cinq cent vingt mille kilomètres carrés à l’Argentine, et seulement […] au Chili !…

– Les deux domaines se valent !

– Vraiment, monsieur ! répliqua aigrement M. Idiarte. Eh bien, le professeur qui vous a enseigné l’arithmétique vous a volé votre argent !

– Je ne souffrirai pas… riposta M. Herrera, cette prétention de m’apprendre à compter !…

– Messieurs, fit le gouverneur, qui dut s’interposer entre les deux commissaires, près d’en venir aux mains.

– Et, d’ailleurs, reprit furieusement M. Idiarte, il y a tout d’abord une circonstance qui rend la proposition inacceptable.

– Non… aucune !… s’écria M. Herrera.

– Celle-ci, monsieur, déclara M. Idiarte, c’est que si la Patagonie était attribuée à l’État argentin, la presqu’île de Brunswick qui s’y rattache lui appartiendrait également. Le Chili verrait donc Punta Arenas lui échapper, cette colonie en voie de prospérité, cette colonie qui compte déjà deux mille habitants, cette colonie destinée à un si magnifique avenir, cette colonie chilienne, archichilienne…

– Eh ! fit M. Herrera, qui n’entendait point se rendre à cet argument, fort juste en somme, et prétendait avoir réponse à tout, vous la garderiez, votre presqu’île, et, au besoin, on pourrait en faire une île, en coupant son isthme…

– Messieurs, messieurs, dit le gouverneur, je vous en prie, laissons les choses telles que la nature les a faites, et les isthmes à leur place ! C’est assez d’avoir tenté l’affaire de Suez et du Panama ! D’ailleurs, à mon sens, la proposition de M. Herrera est inacceptable, même en réservant la presqu’île de Brunswick au Chili ! Ce qui est juste, ce qui est logique, c’est que le Chili et l’Argentine aient chacune une part égale des territoires patagoniens et magellaniques, de façon à satisfaire tous les intérêts. »

La sagesse parlait par la bouche de Son Excellence ; nul doute à cet égard. Toute autre solution serait bâtarde et grosse de conflits dans l’avenir. C’était donc à ce résultat que devaient tendre tous les efforts.

Et alors, M. Aguire essaya de réconcilier ces irréconciliables commissaires. Ce fut en vain. Aucun d’eux ne voulut céder si peu que ce fût de ses prétentions. Au sortir de cette entrevue, ils paraissaient encore plus irrités l’un contre l’autre, et il y avait à prévoir que la querelle finirait par un éclat.

Ce qui était certain, c’est que, étant données les prétentions que les deux États affichaient relativement à ces territoires indépendants, constitués par la Patagonie d’une part, et la Magellanie de l’autre, lesdites prétentions devaient peser d’un poids égal dans la balance. Il ne s’agissait pas, on le croira sans peine, de consulter les Téhuelhets et les Pêcherais sur la question de savoir s’ils deviendraient Chiliens ou Argentins. Non, pas de référendum à ce sujet. La question serait uniquement localisée entre les deux républiques. L’une franchirait-elle le rio Negro dont la rive gauche était déjà argentine ?… L’autre franchirait-elle les Andes dont le revers occidental était déjà chilien ?… Et sur quelle ligne s’effectuerait la délimitation ?…

Par malheur, on ne pouvait guère compter sur MM. Herrera et Idiarte pour déterminer cette ligne qui deviendrait frontière. Les renseignements qu’ils enverraient à leurs gouvernements ne permettraient pas de se décider en connaissance de cause. Mais, sans doute, ces gouvernements sauraient puiser à des sources plus sûres et surtout moins troublées.

Quant à M. Aguire, il ne put même pas savoir à quoi s’en tenir sur ce Kaw-djer, dont les Fuégiens, Yacanas ou autres, subissaient l’influence. Les commissaires ne l’avaient rencontré ni sur la Terre de Feu ni en aucune des autres îles de l’archipel magellanique. Et, cependant, si l’île Neuve, où résidait ce personnage, était attribuée au Chili, le gouverneur entendait être édifié à cet égard, et il entreprendrait une enquête pour être fixé et sur la situation et sur l’identité du mystérieux « bienfaiteur ».

Bref, des nouvelles entrevues que M. Aguire eut avec les commissaires qu’il interrogea séparément, il ne put rien ressortir de nature à faciliter une entente commune. Comment, dans ces conditions, jeter les bases d’un traité international sur lesquelles les deux Parlements pourraient se prononcer ? En somme, la situation de MM. Herrera et Idiarte ne cessa de s’empirer. En vain le gouverneur tenta-t-il d’amener les adversaires à composition. Leur fureur ne fit que croître. Bref, une rencontre eut lieu, dans laquelle M. Idiarte reçut une balle au flanc droit, et M. Herrera une balle à l’épaule gauche. Et il fut plus facile d’extraire ces balles qu’une réconciliation entre ces farouches ennemis.

Au total, ce duel ne fit point faire un pas à la question, et c’était à Santiago et à Buenos-Ayres qu’elle devrait être tranchée. Elle brûlait, d’ailleurs. Quelques tentatives avaient été ordonnées par le Royaume-Uni de nature à effrayer. Le pavillon de la Grande-Bretagne se promenait plus délibérément que jamais à travers les canaux et les sounds de la Magellanie. Ce qui était à craindre, c’était qu’un jour, il ne fût planté quelque part, et, on le sait, rien de difficile à déraciner comme ce pavillon britannique !

Enfin, le 17 janvier 1881, le traité fut signé à Buenos-Ayres par des commissaires qui n’étaient ni M. Herrera ni M. Idiarte, ce qui permit d’en finir.

Il convient de savoir que, jusqu’alors, il existait une ligne de démarcation entre le Chili et l’Argentine sur le territoire patagonien. Cette ligne suivait le versant même des Andes entre le versant du Pacifique et le versant de l’Atlantique, en s’arrêtant au cinquante-deuxième degré de latitude.

Voici donc ce qui fut définitivement accepté par les deux gouvernements :

À partir du cinquante-deuxième degré, une ligne serait dirigée vers l’est le long de ce parallèle, et se croiserait avec le soixante-dixième méridien, (72° 20’ 21” à l’ouest du méridien de Paris). De ce point, un tracé naturel prendrait le faîte des collines de la Patagonie le long du détroit de Magellan jusqu’à la pointe Dungeness du cap des Vierges.

Ainsi était divisée la Patagonie, et ainsi le fut la Magellanie.

À travers le territoire de la Terre de Feu, la ligne frontière reprenait à la hauteur du cap Espiritu-Santo, descendrait le long du soixante-huitième méridien (70° 34’ 21” à l’ouest de Paris) jusqu’au canal du Beagle.

Cette démarcation établie, tous les territoires de l’ouest appartiendraient au Chili, et tous ceux de l’est à l’Argentine.

Quant à l’archipel situé au sud du canal et dont le dernier îlot porte le cap Horn, il serait chilien en totalité, sauf l’île des États, que le détroit de Le Maire sépare de l’extrémité est de la Terre de Feu, maintenue sous la domination argentine.

En ce qui concerne le détroit de Magellan, aucune discussion à ce sujet. Il resterait, dans son absolue neutralité, ouvert aux navires des deux Mondes.

Tel fut le traité adopté, approuvé par les deux Parlements, et signé par les présidents des deux républiques américaines.

Mais, s’il faisait cesser l’indivision, s’il fixait les droits des deux États, la Patagonie d’une part, et la Magellanie de l’autre, y perdaient leur indépendance. Qu’allait devenir le Kaw-djer sur cette petite île Neuve, où son pied ne foulerait plus un sol libre, et qui devenait chilienne ?…

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