XIV Six ans de prospérité

Six ans après les événements qui viennent d’être racontés, la navigation dans les parages de l’île Hoste ne présentait plus ni les difficultés ni les dangers d’autrefois. Un bâtiment pouvait, en toute sécurité, suivre de pointe en pointe, soit le canal du Beagle, soit le Darwin Sound, soit même gagner à travers l’archipel du cap Horn, l’extrémité de la presqu’île Hardy. À l’extrémité de cette presqu’île, un feu jetait ses multiples éclats au large – non pas un feu de Pêcherais tels que ceux des campements de la terre fuégienne, mais un feu de port, éclairant les passes et permettant d’évoluer sans se jeter sur les écueils pendant les sombres nuits de l’hiver.

Là, à l’entrée de la crique arrosée par le rio Yacana, des estacades servaient de brise-lames, et des appontements permettaient aux navires, abrités de la houle, de débarquer leurs cargaisons ou de charger pour des voyages de long-cours. Peu à peu s’était formé ce port grâce aux relations commerciales établies entre l’île Hoste, le Chili et l’Argentine. Elles s’étendaient même jusqu’à l’ancien et au nouveau continent.

Au-delà du port, sur les deux rives du cours d’eau en communication par un pont de bois, se développait une bourgade, destinée à devenir ville dans un avenir peu éloigné. On y avait tracé des rues symétriques, se coupant à angle droit suivant la mode américaine, et bordées de maisons en pierres ou en bois, avec cours par devant et jardinets en arrière. Quelques places étaient ombragées de beaux arbres, pour la plupart des hêtres, et autres à feuilles persistantes. Ici et là s’élevaient plusieurs édifices plus importants, la résidence du gouverneur, destinée aux divers services publics, une église dont le clocher pointait entre les frondaisons au pied du morne.

En 1882-83, lorsque la mission française, amenée par le navire la Romanche, vint s’installer à la baie Orange de l’île Hoste pour observer le passage de Vénus, les quelques rapports qu’elle eût avec la nouvelle colonie ne lui laissèrent que d’excellents souvenirs.

En vérité, un navigateur, forcé de relâcher dans ces parages, sans avoir pu relever exactement sa position, se serait assurément demandé s’il n’était pas arrivé en vue de Punta Arenas, si cette terre n’était pas la presqu’île de Brunswick, si ce détroit où l’avaient poussé les vents d’ouest n’était pas le détroit de Magellan…

Non ! c’était bien l’île Hoste, et cette bourgade qui apparaissait à ses yeux, c’était Libéria, la capitale de l’île concédée six ans avant par le gouvernement chilien aux naufragés du Jonathan.

Tel avait été le résultat obtenu en ces quelques années, grâce à l’énergie, à l’intelligence, à l’esprit pratique du chef que les Hosteliens avaient acclamé, alors que l’anarchie menait l’île à sa ruine. Et, non seulement, il l’avait sauvée d’un tel malheur, mais il lui avait épargné le joug de la domination chilienne.

Et, cependant, toujours la même ignorance au sujet du Kaw-djer. On ne savait rien de lui, et personne ne songeait à lui demander compte de son passé. Ce que nul n’ignorait, suffisait d’ailleurs, c’est que depuis une époque reculée déjà, il était venu se réfugier dans l’archipel magellanique, qu’il vivait à l’île Neuve avec le pilote Karroly et consacrait son existence aux pauvres indigènes de la Magellanie. Ce que M. Rhodes tenait pour probable, c’est que le Kaw-djer était d’un caractère si entier, d’une telle intransigeance en ce qui concernait les questions sociales, qu’il n’avait jamais pu se plier à une autorité quelconque. On sait qu’il ne se trompait pas.

Ce que ne pouvaient, non plus, oublier les passagers du Jonathan, c’est qu’ils devaient leur salut au Kaw-djer. Au plus fort de la tempête, c’était lui qui avait allumé ce feu au sommet du cap Horn, c’était lui qui avait risqué sa vie pour accoster le navire désemparé que la houle poussait vers les récifs, c’était lui qui lui avait amené le pilote qui seul pouvait l’engager dans ces dangereuses passes et le conduire au milieu de cette nuit noire à l’abri de l’île Hoste.

Non ! pas une mémoire n’avait oublié les services rendus, et c’est pour cette raison même que le jour où M. Rhodes et ses collègues du comité résignèrent leur mandat, une majorité considérable se prononça en faveur du Kaw-djer. Non seulement tous les partisans de l’ordre se rencontrèrent sur son nom, l’accueillirent de leurs hurrahs, mais nombre des partisans des frères Merritt se détachèrent de leur clan.

Telle fut l’influence de cet homme. Il semblait qu’une sorte de puissance occulte se dégageait de sa personne, et lorsque le comité s’était démis en sa faveur et le désignait aux suffrages de tous, M. Rhodes, inspiré par son bon sens, savait bien que ce serait mettre à la tête de la colonie, celui-là seul qui fût capable d’assurer l’ordre et d’accomplir l’œuvre d’organisation.

Faut-il donc croire qu’un improbable revirement s’était produit dans l’esprit du Kaw-djer, qu’il avait fait litière de ses idées d’autrefois, qu’il était revenu à une conception plus normale des obligations que la nature impose à l’humanité ?…

Dans tous les cas, on sait où il en était arrivé de déception en déception ! Quelques mois avant, il avait pu croire que la terre allait lui manquer, qu’il ne trouverait plus asile en aucun coin du monde. Il se voyait chassé de cette Magellanie où il avait espéré finir ses jours, alors que tout l’archipel était dévolu à un État qui le courberait sous le joug et lui ferait sentir l’aiguillon…

Or, dès qu’il avait appris que l’île Hoste gardait son indépendance, le Kaw-djer s’était hâté de quitter son îlot devenu chilien, et de rejoindre ce petit monde de colons afin de s’établir parmi eux.

Or, sa pensée était que l’œuvre d’organisation devait être très avancée à cette époque, sinon complète, qu’il n’arriverait pas trop tard pour y mettre la main, pour y imprimer son cachet personnel, pour lui donner cette liberté absolue à laquelle il croyait que tout être humain avait droit, sans que l’ombre d’une autorité se fît jamais sentir.

Et lorsque la chaloupe l’avait débarqué sur la grève de la presqu’île Hardy, il avait trouvé le désordre à son comble, les honnêtes gens menacées par les malfaiteurs, l’émeute grondante, les révolutionnaires se précipitant au pillage, le sang prêt à souiller le sol de l’île Hoste…

Alors, la nomination d’un chef s’était imposée – un chef unique, qui fût capable de rétablir l’ordre… et il avait accepté d’être ce chef.

Aussi, ce jour même, dans la maison de M. Rhodes, celui-ci l’avait remercié, disant :

« Mon ami, vous nous avez préservés des plus grands malheurs, dont le pire eût été l’abandon de notre île !… Vous avez sauvé notre indépendance, et c’est Dieu qui vous a envoyé ! »

Qu’il eût été chargé d’une mission providentielle, cela ne pouvait évidemment être admis par ce négateur de toute puissance divine. Mais il n’avait pas relevé le dire et s’était contenté de répondre :

« J’ai accepté la tâche d’organiser la colonie… Je m’appliquerai à la remplir, et l’œuvre terminée, mon mandat cessera. Je vous aurai prouvé, je l’espère, qu’il y aura au moins un endroit de cette terre où l’homme n’a pas eu besoin de maître !…

– Un chef n’est pas un maître, mon ami, avait déclaré M. Rhodes, et vous allez le prouver. Mais il n’est pas de société possible sans une autorité supérieure, quel que soit le nom dont on la revêt, et si elle n’a pas la puissance nécessaire pour gouverner.

– Dans tous les cas, avait répondu le Kaw-djer, cette autorité doit prendre fin dès que les rapports d’homme à homme ont été réglés en laissant à chacun toute son indépendance.

– Soit, mon ami, mais vous avez tout pouvoir, et je sais que vous en userez pour le bien commun. À l’œuvre, et assurez dès le début, fût-ce par l’emploi de la force, l’avenir de notre colonie !… de la vôtre, puisque vous voilà citoyen de l’île Hoste ! »

Le Kaw-djer se mit donc ardemment à l’œuvre, et, bien que le comité eût été dissous, que son autorité fût remise entre les mains d’un seul, des membres lui offrirent leur concours qu’il s’empressa d’accepter.

Avant tout, il s’agissait de rétablir l’ordre dans la colonie, d’assurer la sécurité des biens et des personnes, de sauvegarder les réserves qui étaient la propriété de tous. Or, tant que subsisterait le parti des rebelles, tant qu’un certain nombre d’anarchistes marcheraient à la suite des frères Merritt, tant que ces libertaires ne seraient pas réduits à l’impuissance, la paix ne pourrait régner dans l’île. Il fallait donc agir contre ces ennemis de toute société avec une impitoyable énergie.

À partir du jour où le Kaw-djer devint le chef de la colonie hostelienne, John et Jack Merritt ne virent plus en lui que l’homme désigné pour les combattre, l’adversaire de leurs doctrines antisociales, celui qu’il fallait à tout prix et par tous les moyens jeter bas. Que le Kaw-djer, jusqu’alors, eût partagé leurs idées, du moins au point de vue théorique, peut-être le soupçonnaient-ils, et peut-être espéraient-ils qu’il les mettrait en pratique. Mais leur erreur fut de courte durée, et, dès le début, ils comprirent qu’ils ne pouvaient compter sur lui.

Depuis la reconnaissance du nouveau chef, les frères Merritt n’avaient plus rallié autour d’eux qu’une cinquantaine de partisans, décidés à les suivre jusqu’au bout – la plupart Allemands de l’école de Karl Marx, ou Irlandais que le fenianisme portait aux dernières violences. Ils se trouvaient donc en une infériorité numérique qui aurait dû leur inspirer quelque prudence. Dans leur intérêt, mieux eût valu qu’ils se fussent réfugiés en une autre partie de l’île Hoste, et là peut-être le Kaw-djer les aurait-il laissé faire l’essai de leurs utopies qui les eussent bientôt conduits à la misère, à la ruine. Mais telle était la surexcitation de ces esprits faussés, qu’ils avaient préféré la lutte à main armée, et, dès le lendemain, en assaillant les magasins dont le pillage eût compromis l’avenir de la colonie.

Le Kaw-djer, ayant fait appel à tous les hommes d’ordre, la rébellion fut domptée presque sans effusion de sang. Mais quelques-uns y perdirent la liberté, – entre autres les frères Merritt qui furent emprisonnés et gardés à vue jusqu’à ce qu’il eût été statué sur leur sort.

Il va de soi, que devant ce coup de force, les rebelles, pour le plus grand nombre, firent acte de soumission. Ils n’étaient que les membres du corps anarchiste, et ce corps n’avait plus de tête.

Quant à la décision à prendre vis-à-vis de Jack et de John Merritt, le Kaw-djer n’hésita pas. Constituer une sorte de tribunal, un jury nommé par le sort, faire comparaître les coupables devant lui, attendre le verdict et l’exécuter, cela fut rejeté de son esprit dès le principe.

Ce que les deux frères eussent dit pour leur défense, devant ce jury, le Kaw-djer le savait. Ils auraient invoqué l’indépendance humaine, le droit, à qui ne reconnaît pas de maîtres, de ne subir aucune autorité. Ils auraient soutenu que sur un sol libre, aucune loi ne pouvait y être appliquée à ceux qui ne les avaient pas faites, qu’ils se refusaient à admettre cette dictature d’un seul imposée à toute la colonie hostelienne !…

Et n’étaient-ce pas les idées qui étaient celles du Kaw-djer, dans lesquelles se résumaient ses doctrines, et dont, maintenant qu’il avait charge d’âmes, il sentait toute l’injustice et toute l’inanité ?

Aussi, lorsque M. Rhodes lui proposa de poursuivre les coupables devant un jury de colons, il répondit en homme dont la résolution est inébranlable :

« Je ne crois pas devoir le faire, tant que nous n’aurons pas de lois sur lesquelles on puisse fonder un jugement, ni de juges pour le rendre. Or, les actes de ces révoltés exigent une justice prompte et qui serve d’exemple à quiconque voudrait marcher sur leurs traces. Il faut qu’ils soient chassés de l’île, et qu’ils ne puissent jamais y remettre les pieds !…

– Vous avez raison, et vous serez approuvé de tous, répondit M. Rhodes.

– La chaloupe ira les conduire à Punta Arenas d’où ils se feront rapatrier à leur convenance. »

Tel fut le premier acte du nouveau chef de l’île Hoste. Les réclamations des frères Merritt, des cinq ou six complices, arrêtés avec eux, furent sans effet. Il importait au bon ordre que l’île fût au plus tôt débarrassée de ces sectaires.

Toutefois, il n’y eut pas lieu d’employer la Wel-Kiej à ce transport. Trois jours après, mouilla devant l’île un navire expédié de Valparaiso, avec un supplément de matériel, une complète cargaison d’objets nécessaires aux colons, et aussi du bétail, une centaine de têtes. Très intéressé au succès de cette tentative de colonisation, en accordant toutes facilités financières, le gouvernement s’était promis de lui prêter le concours le plus efficace. Aussi avait-il envoyé ce navire, et, après son déchargement, lorsqu’il reprit la mer, il avait à son bord les rebelles chassés de l’île Hoste.

À partir de ce jour, la tranquillité régna dans la colonie, et l’organisation se fit peu à peu sous la main ferme du Kaw-djer. Il fut utilement secondé par M. Rhodes et quelques autres, attelés de grand cœur à cette tâche. Ils trouvèrent un concours précieux dans ce maître d’équipage du Jonathan, Tom Land, qui avait préféré ne point quitter l’île. C’était un homme très débrouillard, très résolu, pour lequel il ne devait y avoir aucune différence entre une colonie et un navire, au point de vue de la discipline, où le capitaine comme le gouverneur doivent être maîtres après Dieu.

En premier lieu, le Kaw-djer voulut visiter toute l’île. Sa partie centrale, on le sait, offrait une grande étendue de terres arables, de culture facile, qui seraient d’un excellent rapport dès la première année. Au voisinage de la presqu’île Hardy, et, vers le nord, elle était bordée d’une chaîne de collines richement boisées, qui la couvraient des mauvais vents et aussi des froids trop rigoureux.

Ces terres furent équitablement partagées entre les colons dont elles devinrent la propriété personnelle. Il ne fut aucunement question de les soumettre au régime du collectivisme. Chaque famille eut sa part en propre, et le fruit de son travail lui appartiendrait sans que la communauté vînt le réclamer à son profit.

« Voyez-vous, Kaw-djer, lui disait Tom Land, tandis qu’ils parcouraient le littoral depuis le Faux Cap Horn jusqu’à l’extrémité de la pointe de Rous, quand j’ai économisé sur ma paie, ce n’est pas pour que le camarade qui a mangé la sienne, vienne encore boire la mienne ! Ce que j’ai gagné ou économisé n’est à personne autre qu’à moi, ou bien je ne travaillerais pas et je me mettrais à la charge des autres. Ceux qui pensent différemment n’ont pas la moindre idée de ce qui est pratique et juste, et, mon avis est qu’on doit les enfermer à fond de cale ! »

Depuis que la Magellanie et la Patagonie avaient été partagées entre elles, les deux républiques voisines avaient très diversement procédé pour la mise en valeur des terres. Faute de bien connaître ces régions, l’Argentine faisait des concessions comprenant jusqu’à dix ou douze lieues d’étendue, et, quand il s’agissait de ces forêts où l’on compte jusqu’à quatre mille arbres à l’hectare, combien n’aurait-il pas fallu de temps pour les exploiter, dût-on produire deux cent mille pieds de planches annuellement. De même pour les cultures et les pâturages, trop largement concédés et qui eussent nécessité un personnel et un matériel agricoles trop considérables.

Et ce n’est pas tout, les colons argentins étaient tenus à des relations constantes, difficiles et coûteuses avec Buenos-Ayres. C’est à la douane de cette capitale, c’est-à-dire à quinze cents milles de la Magellanie, lorsque des marchandises y étaient introduites, que devait être envoyé le manifeste de chargement du navire, et six mois se passaient au moins, avant qu’il eût pu être retourné, sans compter les droits à payer au cours de la bourse du jour ! Or, ainsi que l’ont dit les économistes, parler de Buenos-Ayres en Terre de Feu, c’est parler de la Chine ou du Japon.

Qu’a fait le Chili, au contraire, pour favoriser le commerce, pour attirer les émigrants, en dehors de cette hardie tentative de l’île Hoste ? Il avait fondé Punta Arenas, déclarée port franc, de telle sorte que les navires y apportent le superflu et le nécessaire que l’on se procure dans des conditions infiniment meilleures de prix et de qualité. Aussi tous les produits de la Magellanie argentine affluaient-ils à Punta Arenas, où les maisons anglaises et chiliennes ont établi des succursales en voie de prospérité.

Le Kaw-djer connaissait depuis longtemps le système du gouvernement chilien, et, lors de ses longues excursions à travers les territoires de la Magellanie, il avait pu constater que leurs produits, ceux de la chasse, de la pêche, de la culture, affluaient vers Punta Arenas et non vers Buenos-Ayres. C’est pour cette raison, qu’à l’exemple de la colonie chilienne, l’île Hoste fut dotée d’un port franc. Et l’ancien campement des naufragés, devenu peu à peu bourgade et ville, sous le nom de Libéria, fut ce port franc.

Et, le croirait-on, la République argentine qui avait fondé Ushaia sur la Terre de Feu, presque au-dessus de l’île Hoste, de l’autre côté du canal du Beagle, ne devait pas profiter de ce double exemple. Comparée à Libéria et à Punta Arenas, cette colonie est restée en arrière grâce aux restrictions que le gouvernement apporte à l’extension du commerce, à la cherté des droits de douane, aux entraves mises à l’exploitation des richesses aurifères du sol, à l’impunité dont jouissent forcément les contrebandiers, puisqu’il est impossible au gouverneur de surveiller les sept cents kilomètres de côtes soumises à sa juridiction.

Les événements dont l’île Hoste avait été le théâtre, la situation indépendante qui lui fut faite par le Chili, sa prospérité qui alla toujours en croissant sous la ferme administration du Kaw-djer, tout cela devait la signaler à l’attention du monde industriel et commercial. De nouveaux colons y furent attirés, auxquels on concéda très libéralement des terres dans des conditions avantageuses. On ne tarda pas à savoir que les forêts riches en bois de qualité supérieure à ceux de l’Europe, rendaient jusqu’à quinze et vingt pour cent, ce qui amena l’établissement de scieries et activa cette exploitation si fructueuse. En même temps, on trouvait preneur de terrains à mille piastres la lieue superficielle pour des faire-valoir agricoles, et le nombre de têtes de bétail atteignit bientôt plusieurs milliers sur les pâturages de l’île.

La population, d’ailleurs, s’était rapidement élevée. Les quelques centaines de naufragés du Jonathan s’accrurent d’un chiffre presque égal d’émigrants venus surtout de l’ouest des États-Unis, du Chili et de l’Argentine. Deux ans après la déclaration d’indépendance, Libéria comptait près de deux mille âmes, et l’île Hoste près de trois mille.

Il va de soi que bien des mariages s’étaient faits à Libéria. Les bureaux de l’état civil fonctionnaient à la mairie où se concentraient les divers services, entre autres ceux qui se rattachaient à la sûreté de l’île, confiés à des agents très sûrs, dirigés par Tom Land, le maître d’équipage qui possédait toute la confiance du Kaw-djer.

Parmi les mariages célébrés avec quelque éclat, il y avait lieu de citer ceux de Marc et de Clary Rhodes. Le jeune homme avait épousé la fille du directeur d’une importante scierie en grande prospérité. Un jeune médecin de San Francisco, qui était venu s’établir à Libéria sur l’invitation même du Kaw-djer, s’était marié avec la jeune fille. D’autres unions avaient créé des liens étroits entre les principales familles.

Maintenant, pendant la belle saison, le port de Libéria recevait de nombreux navires. Le cabotage faisait d’excellentes affaires, non seulement avec Libéria, mais aussi avec les divers comptoirs fondés sur d’autres points de l’île, soit aux environs de la pointe Rous, soit sur les rivages septentrionaux que baigne le canal du Beagle. C’était pour la plupart des bâtiments de l’archipel des Falkland, dont le trafic prenait chaque année une extension nouvelle.

Et, non seulement l’importation et l’exportation s’effectuaient par ces bâtiments des îles anglaises de l’Atlantique ; mais de Valparaiso, de Buenos-Ayres, de Montevideo, de Rio-de-Janeiro venaient des voiliers et des steamers, et, dans toutes les passes voisines, à la baie de Nassau, au Darwin Sound, sur les eaux du canal du Beagle flottaient les pavillons danois, norvégiens, et américains.

Le trafic pour une grande part s’alimentait aux nombreuses pêcheries qui, de tout temps, ont donné d’excellents résultats dans les parages magellaniques. Il va de soi que cette industrie avait dû être sévèrement réglementée par les arrêtés du Kaw-djer. En effet, il ne fallait pas par une destruction abusive provoquer à court délai la disparition, l’anéantissement des animaux marins qui fréquentent si volontiers ces mers. Et non seulement les indigènes, Yacanas, Pêcherais ou Fuégiens, attirés sur l’île Hoste, se livraient avec passion à ce métier ; mais on y voyait des louviers de profession, gens de toute origine, aventuriers de toute espèce, sortes de sans-patrie, que Tom Land n’aurait pas pu tenir en bride, s’il ne s’y fût appliqué avec une décision toute militaire. Ces louviers, d’ailleurs, opéraient dans de meilleures conditions qu’autrefois. Il ne s’agissait plus de ces expéditions, entreprises à frais communs, qui les amenaient sur quelque île déserte, où trop souvent ils périssaient de fatigue et de misère. À présent, ils étaient assurés d’écouler les produits de leur pêche, sans avoir à attendre pendant de longs mois l’arrivée d’un navire qui ne venait pas toujours. Du reste, la manière d’abattre ces inoffensifs amphibies n’avait pas été modifiée. Rien de plus simple : salir a dar una paliza, aller donner des coups de bâton, car il n’y a pas lieu d’employer d’autre arme contre ces pauvres animaux.

À ces pêcheries alimentées par l’abattage des loups marins, il y avait lieu d’ajouter les campagnes des baleiniers qui sont des plus lucratives en ces parages. Les canaux de l’archipel peuvent fournir annuellement un millier de baleines. Aussi, les bâtiments, armés pour cette pêche, fréquentaient-ils assidûment pendant la belle saison les passes voisines de l’île Hoste, certains de trouver maintenant au port franc de Libéria tous les avantages que leur offrait celui de Punta Arenas.

Enfin, il était une autre branche de commerce, c’est l’exploitation des grèves que couvrent par milliards des coquillages de toute espèce. Il faut citer, entre autres, ces myillones, mollusques comestibles, de qualité excellente, et d’une telle abondance qu’on ne saurait l’imaginer. Et cela explique comment les navires en exportent de pleins chargements, et qu’ils se vendent jusqu’à cinq piastres le kilogramme dans les villes du Sud-Amérique. En fait de crustacés, les criques de l’île Hoste sont particulièrement recherchées par un crabe gigantesque, habitué des herbages d’algues sous-marines, le centoya, dont deux suffisent à la nourriture quotidienne d’un homme de grand appétit.

Mais ces crabes ne sont pas les seuls représentants du genre des crustacés. Il y a les homards, les langoustes, les moules dont les usines faisaient des conserves expédiées outre-mer.

On le pense bien, la colonie hostelienne avait dû attirer les missionnaires. Il s’en trouvait déjà sur divers points de la Terre de Feu, et qui appartenaient à la Mission d’Allen Gordon , en grande vénération dans le pays. D’ailleurs, les Indiens des territoires magellaniques sont très avides de leçons religieuses, et c’est avec une remarquable assiduité qu’ils fréquentent l’école et l’église.

Cette Mission d’Allen Gordon, actuellement dirigée par Mgr Laurence, a su les attirer par des procédés habiles ; c’est en leur langue que les prédications sont faites, et certains passages de la Bible, traduits en yaghon, leur sont généreusement distribués sous forme de livres.

Et que l’on ne s’étonne pas autrement si ces missionnaires anglicans ont imaginé un enfer spécial pour les Fuégiens, un enfer frigorifique. Comme ces pauvres gens considèrent le froid comme leur plus cruel ennemi, les feux de l’enfer traditionnel ne les auraient pas effrayés.

Quelles que fussent les opinions du Kaw-djer sur la question religieuse, il accueillit convenablement les ministres qu’amenèrent les cutters de la Mission. Il les laissa s’établir à Libéria et ne mit aucune entrave à l’exercice du culte.

Et n’était-il pas déjà revenu de bien d’autres idées quelquefois séduisantes en théorie, et qui ne résistent pas à la pratique ? La population, d’ailleurs, vit avec une réelle satisfaction s’élever une église sur une des places de Libéria, et des écoles où les familles protestantes purent envoyer leurs enfants.

Mais il en était un certain nombre qui professaient la religion catholique, des Irlandais, des Canadiens, et même des Américains. Il convenait donc que cette religion fût représentée par ses missionnaires. Ce furent les établissements de la Magellanie auxquels on fit appel ; leur personnel s’y rendit avec empressement, ainsi que plusieurs sœurs de la confrérie de Sainte-Anne pour soigner les malades.

Or, précisément, les premiers qui débarquèrent à Libéria furent les pères Athanase et Séverin que le Kaw-djer avait pour la dernière fois rencontrés en Terre de Feu au campement de Wallah. Bien qu’il eût toujours évité tout rapport avec ces missionnaires, il n’ignorait pas que c’étaient des hommes honnêtes et courageux, des prêtres consciencieux et zélés – dignes du grand culte qu’ils représentaient, ils luttaient avec avantage contre le prosélytisme un peu trop commercial des ministres protestants.

Aussi dès la seconde année depuis sa fondation, Libéria possédait-elle une école catholique, aussi confortable que celle de ses rivaux, et une église, élevée sur la rive droite du rio Yacana, dont le style architectural, moins sévère mais non moins religieux, contrastait avec le lourd puritanisme du temple.

Du reste, bon accord et échange de bons procédés entre les représentants des deux cultes, et rien ne troublait plus la colonie, si menacée à son début par les ennemis de tout état social.

Et maintenant, quelles relations existait-il entre l’île Hoste et le gouvernement chilien depuis qu’il avait renoncé à tout droit sur elle ? Elles étaient excellentes de part et d’autre. Le Chili ne pouvait que s’applaudir, et chaque année davantage, de sa détermination. Il attendait des profits moraux et matériels qui manqueront toujours à la République argentine, tant qu’elle s’obstinera à des pratiques condamnées par les meilleurs économistes, et dont on pouvait déjà constater les déplorables effets dans sa colonie d’Ushaia.

Assurément, tout d’abord, en voyant à la tête de l’île Hoste ce mystérieux personnage, dont la présence dans l’archipel magellanique lui avait paru à bon droit suspecte, le gouvernement chilien n’avait pas dissimulé son mécontentement et ses inquiétudes. Il est vrai, sur cette terre indépendante où il avait pris refuge, on ne pouvait plus rechercher la personne du Kaw-djer, ni vérifier son origine, ni lui demander compte de son passé, puisqu’il ne consentait pas à en révéler le secret. Que ce fût un homme incapable de supporter le joug d’une autorité quelconque, qu’il eût été jadis en rébellion avec toutes les lois sociales, qu’il eût peut-être été chassé de tous les pays soumis, sous n’importe quel régime, aux lois justes et nécessaires, son attitude autorisait toutes ces hypothèses, et, s’il fût resté sur l’île Neuve, il n’aurait pu échapper à la police chilienne. Mais, après les troubles provoqués dans la nouvelle colonie par les violences de l’anarchisme, après l’expulsion des frères Merritt et de leurs partisans, lorsqu’on vit la tranquillité renaître dans l’île grâce à la ferme administration du Kaw-djer, le commerce reprendre et s’accroître, la prospérité largement s’étendre, il n’y eut plus qu’à laisser faire. Et, au total, il n’y eut aucun nuage entre le gouverneur de l’île Hoste et le gouverneur de Punta Arenas.

Inutile de dire que, étant donnée l’importance maritime du port de Libéria, sa situation entre le Darwin Sound et la baie de Nassau, les navires de commerce y venaient de préférence. Ils y trouvaient une excellente relâche, plus sûre même que celle de la colonie chilienne, surtout fréquentée d’ailleurs par les steamers qui traversaient le détroit de Magellan pour aller d’un océan à l’autre.

Dans ces conditions, on comprendra que Karroly, devenu pilote-chef de l’île Hoste, fut très demandé par les bâtiments à destination de Punta Arenas ou des comptoirs établis sur quelques îles de l’archipel. Il n’avait point voulu abandonner son ancien métier, et son fils, qui s’était récemment marié avec une jeune Canadienne, l’y aidait toujours à bord de leur fidèle Wel-Kiej. Et ils étaient toujours dévoués corps et âme à leur bienfaiteur, comme s’ils eussent encore vécu dans la solitude de l’île Neuve.

Six ans s’écoulèrent ainsi, pendant lesquels les progrès de l’île Hoste ne cessèrent de se développer. L’administration du Kaw-djer en avait fait une colonie modèle, et, en rivalité avec Libéria, mais une rivalité généreuse et féconde, trois autres bourgades s’étaient fondées, à la pointe Rous, au fond de la baie de Nassau, et à sa pointe extrême sur le Darwin Sound en face de l’île Gordon. Elles relevaient naturellement de la capitale, et le Kaw-djer s’y transportait soit par mer, soit par les routes tracées à travers les forêts et les plaines de l’intérieur.

Ce fut, à cette époque, au mois de novembre de l’année 1887, que Libéria reçut pour la première fois la visite du gouverneur de Punta Arenas. M. Aguire ne put qu’admirer cette colonie si prospère, les sages mesures prises pour en accroître les ressources, la complète fusion qui s’était faite dans cette population d’origines différentes, l’ordre, l’aisance, le bonheur qui régnaient dans toutes les familles. On le comprend, il observa de près l’homme qui avait accompli de si belles choses, et auquel il suffisait de n’être connu que sous ce titre de Kaw-djer. Aussi ne lui marchanda-t-il pas ses compliments en disant :

« Cette colonie hostelienne, c’est votre œuvre, monsieur le gouverneur, et le Chili ne peut que se féliciter de vous avoir fourni l’occasion de l’accomplir.

– Un traité, se contenta de répondre le Kaw-djer, avait fait entrer sous la domination chilienne cette île qui n’appartenait qu’à elle-même, et il était juste que le Chili lui restituât son indépendance. »

M. Aguire sentit bien ce que cette réponse contenait de restrictif. Le Kaw-djer ne considérait pas que cet acte de restitution dût valoir au gouvernement chilien un témoignage de reconnaissance. Aussi M. Aguire, se tenant sur la réserve, se borna à dire :

« Dans tous les cas, je ne crois pas que les émigrants du Jonathan puissent regretter la concession africaine de Lagoa…

– En effet, monsieur le gouverneur, puisque là, ils eussent été sous la domination portugaise, alors qu’ici ils ne dépendent de personne.

– Ainsi tout est pour le mieux ?…

– Pour le mieux, répondit le Kaw-djer.

– Nous espérons, d’ailleurs, reprit M. Aguire, voir se continuer les bons rapports entre le Chili et l’île Hoste…

– Nous l’espérons aussi, déclara le Kaw-djer, et, peut-être, en constatant les résultats du système appliqué à l’île Hoste, la République chilienne sera-t-elle portée à l’étendre aux autres îles de l’archipel magellanique ?… »

M. Aguire ne put s’empêcher de sourire, et ne répondit pas, car il n’avait point à répondre.

M. Rhodes, qui assistait à l’entrevue avec MM. O’Nark et Broks, avait bien compris qu’il ne fallait pas s’engager sur ce terrain. Il voulut seulement attirer l’attention du gouverneur sur la situation actuelle de la colonie d’Ushaia, comparée à celle de l’île Hoste.

« Vous voyez, dit-il, monsieur Aguire, d’un côté la prospérité, de l’autre le dépérissement. Devant l’intervention coercitive de l’Argentine, les colons se refusent à venir, les navires dédaignent un port qui ne leur offre pas les franchises indispensables au commerce, et malgré les réclamations de son gouverneur, Ushaia ne fait aucun progrès…

– J’en conviens, répondit M. Aguire. Aussi le gouvernement chilien a-t-il agi tout autrement avec Punta Arenas. Sans aller jusqu’à rendre une colonie absolument indépendante, il est possible de lui accorder nombre de privilèges qui assurent son avenir. »

M. Rhodes ne put que reconnaître la justesse de cette observation que, sans doute, le Kaw-djer n’aurait jamais voulu admettre. Mais alors, il en vint à faire une proposition directe relativement à un projet qui ne pouvait être réalisé sans l’agrément du gouverneur chilien.

« Monsieur le gouverneur, dit-il, il est cependant une des petites îles de l’archipel, un amas de roches stériles, dont je demanderais au Chili de nous consentir l’abandon, puisque cet îlot est sans valeur.

– Et lequel ? demanda M. Aguire.

– C’est l’îlot du cap Horn.

– Et que voudriez-vous y faire ?…

– Y établir un phare qui est de toute nécessité à cette dernière pointe du continent américain. Éclairer ces parages serait d’un grand avantage pour les navires, non seulement ceux qui viennent à l’île Hoste ou qui fréquentent les passes de Navarin, de Wollaston, d’Hermitte, de la Terre de Désolation, mais aussi ceux qui cherchent à doubler le cap entre l’Atlantique et le Pacifique. »

MM. Rhodes, O’Nark et Broks, qui étaient au courant des projets du Kaw-djer, ne purent qu’appuyer sa demande en faisant valoir sa réelle importance. Après avoir pris connaissance du phare de la Terre des États, les bâtiments n’en peuvent plus relever un seul avant les îles du littoral chilien, au grand dommage de la navigation.

M. Aguire, assurément, n’en était pas à reconnaître le bien-fondé de cette proposition, et les divers États avaient maintes fois exprimé le désir qu’un phare fût placé sur l’extrême pointe du cap Horn.

« Ainsi, demanda-t-il, la colonie de l’île Hoste serait disposée à construire ce phare ?…

– Oui, monsieur le gouverneur, répondit le Kaw-djer.

– À ses frais ?…

– À ses frais, mais sous la condition formelle que le Chili lui concéderait l’entière propriété de l’île du cap Horn. »

M. Aguire ne pouvait répondre autrement qu’en se chargeant de transmettre cette proposition au président de la République chilienne. Les Chambres décideraient s’il y aurait lieu d’y donner suite.

Bref, lorsque M. Aguire remonta à bord de l’aviso qui devait le reconduire à Punta Arenas, il n’eut qu’à renouveler ses félicitations. Son gouvernement ne pouvait être que très satisfait de cette prospérité de la colonie hostelienne, qui assurait l’avenir de ses possessions magellaniques.

Trois semaines plus tard, le Kaw-djer était officiellement informé que la proposition relative à l’île du cap Horn aux colons de l’île Hoste, venait d’être soumise à la discussion des Chambres chiliennes. De sérieux débats s’étaient produits sur cette proposition qui venait d’être acceptée.

Il y eut donc à rédiger un acte de cession qui serait revêtu des signatures du président de la république et du gouverneur de l’île Hoste, à la condition que la colonie élèverait et entretiendrait un phare sur l’extrême pointe du cap.

Ce traité fut signé le 15 décembre 1887 entre le Chili et l’île Hoste.

Le Kaw-djer entendait n’apporter aucun retard à la réalisation de ce projet, et la belle saison ne devait pas finir avant que les travaux n’eussent été commencés. Deux ans suffiraient à les mener à bon terme, et la sécurité de la navigation serait alors assurée aux approches de ces dangereux parages.

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