Chapitre IX Dans lequel s’écoulent quelques-uns des jours qui précèdent le mariage, et où se fait une constatation aussi certaine qu’inattendue.

Six jours encore, pas tout à fait une semaine, et le 31 mai, date fixée pour le mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson, serait arrivé.

« Pourvu qu’il ne survienne rien d’ici là ! », se répétait sans cesse la vieille Mitz.

Et, en effet, si la situation ne se modifiait pas, du moins importait-il qu’aucun incident ne vînt la rendre pire. D’ailleurs pouvait-il entrer dans l’esprit d’un être raisonnable que cette question de bolide pût empêcher ou retarder l’union des deux jeunes fiancés ? À supposer même que M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne voulussent point se trouver en face l’un de l’autre pendant la cérémonie, eh bien ! on se passerait d’eux. Après tout, leur présence n’était pas indispensable, du moment qu’ils auraient donné leur consentement. L’essentiel, c’était que ce consentement ne fût point refusé… au moins par le docteur, car, si Francis Gordon n’était que le neveu de son oncle, Jenny, elle, était la fille de son père, et n’aurait pu se marier contre sa volonté.

C’est pourquoi, si Mitz se disait : « Pourvu qu’il n’arrive rien d’ici là ?… » Loo, plus confiante, se répétait vingt fois par jour :

« Je ne vois vraiment pas ce qui pourrait arriver ! »

Même raisonnement que tenait Francis Gordon, bien que sa confiance n’égalât point celle de sa future petite belle-sœur.

« M. Hudelson et mon oncle ont pris une attitude déplorable l’un vis-à-vis de l’autre… mais je n’imagine guère ce qui viendrait envenimer leur querelle… Le maudit bolide est découvert… qu’il l’ait été par celui-ci ou par celui-là, il ne s’en émeut guère !… Il poursuit régulièrement sa marche à travers l’espace et, sans doute, il la continuera indéfiniment dans ces conditions… La réclamation de mon oncle et de M. Hudelson est connue, classée, et ils ne sauraient faire davantage, et, comme tout s’apaise avec le temps, leur rivalité finira par s’apaiser aussi, lorsque mon mariage avec ma chère Jenny aura lié intimement les deux familles !… N’importe, je voudrais être plus vieux de six jours ! »

Voilà ! il y a ainsi des circonstances où l’on sauterait volontiers du 26 au 31 mai, et, en somme, qu’est-ce qu’une semaine sur les trois mille que comprend la vie moyenne de l’homme ! Mais, cette suppression, il n’est pas en son pouvoir de la faire, et Francis Gordon dut se résigner à vivre les cent quarante-quatre heures qui le séparaient encore du jour nuptial.

C’était vrai, d’ailleurs, ce qu’il disait du météore. Le temps ne cessait d’être au beau, et jamais le ciel de Whaston n’avait été si serein. Quelques brumes matinales et vespérales qui se dissipaient après le lever et le coucher du soleil. Pas une vapeur ne troublait la pureté de l’atmosphère. Le bolide apparaissait régulièrement, se levant et se couchant à la même place, comme font les étoiles, il est vrai, sans cette avance de quatre minutes que constitue les trois cent soixante-six jours de l’année sidérale. Non, il marchait avec l’exactitude d’un parfait chronomètre. Aussi, à Whaston, comme dans tous les lieux où il était visible, que de lorgnettes guettaient son apparition et le suivaient dans sa course rapide ! Sa lumineuse chevelure resplendissait au milieu des nuits sans lune, et mille objectifs le saisissaient à son passage.

Faut-il ajouter que MM. Forsyth et Hudelson le dévoraient des yeux, qu’ils tendaient les bras comme pour le happer, qu’ils l’aspiraient à pleins poumons ! Certes, mieux eût valu qu’il se dérobât à leurs regards derrière une épaisse couche de nuages ! Sa vue ne pouvait que les exciter davantage l’un contre l’autre. Aussi Mitz, lorsqu’elle se mettait à la fenêtre avant de gagner son lit, le menaçait-elle du poing… Vaine menace, le météore continuait à dessiner son tracé lumineux sur le firmament pointillé d’étoiles.

Il convient de le mentionner, d’ailleurs, le bolide avait un véritable succès, et dans toutes les villes au-dessus desquelles il circulait, la nuit venue, il était salué par les acclamations du public, surtout à Whaston. Des milliers de regards guettaient l’endroit de l’horizon où il allait paraître, et ne le quittaient qu’un moment de sa disparition derrière l’horizon opposé. Il semblait vraiment qu’il appartînt plus particulièrement à cette charmante cité virginienne, pour cette raison que l’on devait à deux de ses plus honorables citoyens d’avoir pour la première fois signalé sa présence dans la troupe céleste des astéroïdes. Et, ce qu’il faut également dire, c’est que la cité s’était divisée en deux camps : ceux qui tenaient pour Dean Forsyth, ceux qui tenaient pour le docteur Hudelson. Il y avait des journaux qui soutenaient le premier avec violence, des journaux qui prenaient le parti du second avec fureur. Or, il est à remarquer que si le météore, comme il semblait d’après les communications faites aux Observatoires de Pittsburg et de Cincinnati, avait été découvert par les deux observateurs whastoniens le même jour, ou plutôt la même nuit, à la même heure, à la même minute, à la même seconde, cette question de priorité ne devait pas se poser. Cependant, ni le Morning Whaston, ni l’Evening Whaston, ni le Standard Whaston ne voulaient en démordre. Du haut de la tour, du haut du donjon, la querelle descendait jusque dans les bureaux de rédaction, et il était à prévoir des complications graves. On annonçait déjà que des meetings allaient se réunir dans lesquels l’affaire serait discutée, et avec quelle intempérance de langage, on s’en doute, étant donné l’impétueux caractère des citoyens de la libre Amérique. Et, s’en tiendrait-on aux paroles ?… Ne passerait-on pas aux actes ?… Les deux partis n’en viendraient-ils pas aux mains ?… Les bowies-kniffes ne sortiraient-ils pas des poches, et les revolvers ne partiraient-ils pas tout seuls ?…

Aussi, avec quelle inquiétude Mrs Hudelson et Jenny voyaient chaque jour s’accroître cette effervescence ! En vain. Loo voulait rassurer sa mère, en vain Francis voulait rassurer sa fiancée… Ils savaient bien que les deux rivaux se montaient de plus en plus, qu’ils subissaient ces impardonnables surexcitations. On rapportait les propos, faux ou vrais, échappés à M. Dean Forsyth, les paroles véritables ou fausses, prononcées par M. Hudelson… Et si celui-ci descendait de son donjon pour haranguer ses partisans dans le meeting hudelsonnien, si celui-là descendait de sa tour pour haranguer ses partisans du meeting forsythien, les deux foules ne se soulèveraient-elles pas ? Ne s’en suivrait-il pas une effroyable lutte qui ensanglanterait les rues de cette cité jusque-là si paisible ?…

C’est dans ces circonstances que se produisit un coup de foudre dont l’éclat retentit, on peut le dire, dans le monde entier.

Était-ce donc le bolide qui venait de faire explosion, une explosion qu’auraient répercutée les multiples échos de la voûte céleste ?…

Non, qu’on se rassure à cet égard. Il s’agit simplement d’une nouvelle que le télégraphe, le téléphone, répandirent avec leur rapidité électrique à travers toutes les républiques et tous les royaumes de l’Ancien et du Nouveau Monde. Et si jamais information météorolique allait être accueillie avec une prodigieuse stupéfaction, ce fut bien celle-ci dont les plus incrédules durent accepter la parfaite exactitude.

Et ladite information ne venait point du donjon de M. Hudelson, ni de la tour de M. Dean Forsyth, ni même de l’Observatoire de Pittsburg ou de l’Observatoire de Cincinnati. Non ! c’était à l’Observatoire de Boston, qu’une si inattendue découverte avait été faite dans la nuit du 26 au 27 mai, et on ne saurait s’étonner de son retentissement.

Tout d’abord, nombre de gens ne voulurent point l’admettre. Pour les uns, c’était une erreur qui ne tarderait pas à être reconnue, pour les autres, une mystification que des farceurs étaient bien capables d’avoir imaginée !

Cependant, les savants de l’Observatoire de Boston passaient pour être des hommes graves, qui ne se fussent pas prêtés à une plaisanterie de ce genre. À supposer même que cette prétendue découverte eût pris naissance dans le cerveau folâtre des élèves astronomes de ce grand établissement national, désireux de « se payer la tête de l’Univers», ainsi que le dit une feuille satirique de Washington, le directeur, pénétré des devoirs de sa haute fonction, ne l’eût pas laissé passer, ou tout au moins l’eût démentie dans les vingt-quatre heures…

Or, il n’en fut rien, et il y eut lieu de reconnaître le bien-fondé de l’information.

Voici du reste, la note que reçurent les principales cités des États-Unis, et, on en conviendra, jamais les fils télégraphiques n’avaient transmis une dépêche à la fois plus véridique et plus invraisemblable.

La note que, le jour même, publièrent les mille journaux de l’Union, disait :

« Le bolide signalé à l’attention des Observatoires de Cincinnati et de Pittsburg par deux honorables citoyens de la ville de Whaston, État de Virginie, et dont la translation autour du globe terrestre s’accomplit jusqu’ici avec une régularité parfaite, vient d’être examiné, étudié au point de vue de sa composition spéciale.

« De cet examen, de cette observation, de cette étude, il ressort l’indication suivante :

« Les rayons émanés de ce bolide ont été soumis à l’analyse spectrale et la disposition de leurs raies a permis d’en reconnaître avec la dernière évidence la composition.

« Son noyau qu’entoure sa chevelure lumineuse, et d’où partent les rayons observés, n’est point de nature gazeuse, mais de nature solide. Il n’est pas en fer natif comme le sont la plupart des aérolithes, ni formé de péridot, ce silicate magnésien qui renferme de petits globules pierreux.

« Ce bolide est en or, en or pur, et si l’on ne peut l’évaluer à sa véritable valeur, c’est que dans les conditions où il se présente, et vu l’éloignement, il n’est pas possible de mesurer les dimensions de son noyau.»

Telle était la note qui fut portée à la connaissance du monde entier. Quel effet elle produisit, il est plus facile de l’imaginer que de le décrire. Un globe d’or circulait autour de la terre et à moins de cinquante kilomètres de sa surface… Une masse du précieux métal dont la valeur ne pouvait être que de plusieurs milliards !… Un globe lumineux soit par lui-même, soit par l’échauffement dû à sa vitesse au milieu des couches atmosphériques !…

Et ce qui fut bientôt certitude, c’est que les chimistes de Boston n’avaient point fait erreur, et, dès que leurs confrères des autres pays eurent soumis les rayons du bolide à l’analyse, ils reconnurent que ces rayons ne pouvaient parvenir que d’un noyau d’or porté à une température insuffisante d’ailleurs pour en provoquer la fluidité.

Et, en ce qui concerne Whaston, c’était à cette ville que revenait l’honneur d’une telle découverte, et plus particulièrement aux deux citoyens, célèbres désormais, qui avaient nom Dean Forsyth et Sydney Hudelson !

Hélas ! une telle nouvelle n’allait point calmer leur rivalité, rapprocher les amis d’autrefois, rendre moins tendue la situation des deux familles. Au contraire, ils n’en seraient que plus acharnés à réclamer la priorité de leur extraordinaire découverte !…

Décidément, le Créateur n’avait guère exaucé les vœux de la fillette. Ce n’était point un nouveau bolide qu’il avait envoyé à l’oncle de Francis Gordon, au père de Jenny Hudelson, et ce serait avec plus de violence qu’ils se disputeraient ce globe d’or dont la trajectoire passait au zénith de Whaston !

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