Chapitre XI Dans lequel les calculateurs ont une belle occasion de se livrer à des calculs, bien faits pour surexciter la convoitise de la race humaine.

« Ce qui est certain, s’écria en se levant ce matin-là, dès sept heures, l’impatiente Loo, c’est que nous n’avons plus que quatre jours à passer pour être au 31 mai, et le 31 mai, Francis Gordon et Jenny Hudelson à onze heure trente sortiront de Saint-Andrew mari et femme. »

Elle avait raison, la fillette, mais il importait qu’il ne se produisît aucune éventualité grave avant cette date.

Or, la situation du docteur Hudelson et de M. Dean Forsyth ne tendait point à se modifier. L’échange de lettres, à propos de l’ascension de l’aéronaute Walter Vragg n’avait pu que l’aggraver. Personne ne doutait que si les deux rivaux se rencontraient dans la rue, il en résulterait une explication des plus vives, et quelles en seraient les suites ?…

Très heureusement, l’un ne quittait guère sa tour, l’autre ne quittait guère son donjon. Assurément, ils cherchaient plutôt à s’éviter qu’à se trouver l’un en face de l’autre. Mais enfin, il faut toujours compter avec le hasard, lequel a l’habitude d’embrouiller et non de débrouiller les choses. Toutefois, plus que quatre jours ! ainsi que l’avait dit miss Loo, et c’était aussi la réflexion que sa mère, sa sœur et son beau-frère futur faisaient avec elle.

D’ailleurs il ne semblait pas qu’une complication quelconque pût provenir de ce bolide. Indifférent et superbe, il poursuivait sa marche régulière du nord-est au sud-ouest, sans montrer une tendance à dévier de cette direction, du moins jusqu’alors. Il se transportait à toute vitesse au-dessus des millions de têtes humaines levées vers lui. Jamais souverain ou souveraine des plus grands empires, jamais cantatrice des plus grands théâtres, jamais ballerine des plus grandes scènes, n’avaient été ni tant ni si passionnément lorgnés ! Quand se produit une simple éclipse de soleil, on n’ignore pas que les verres fumés se débitent à un chiffre énorme. Que l’on estime donc ce qu’il se vendit de lorgnettes, de lunettes, de télescopes, dans tous les pays d’où le météore était visible ! Et qui sait si parmi ces inlassables observateurs, il ne s’en trouvait pas qui espéraient compléter la découverte, soit en calculant avec plus de précision les éléments du nouvel astéroïde, soit en déterminant les dimensions de son noyau d’or ?…

Et n’était-ce pas à cette étude que s’appliquaient obstinément M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ?… En attendant que la priorité de la découverte fût attribuée à l’un ou à l’autre, en cas qu’elle pût l’être, quel avantage pour celui des deux rivaux qui arracherait au météore quelques-uns de ses secrets ! La question du bolide, n’était-ce pas la question du jour, la question du monde entier ?… Et si les Gaulois ne craignaient rien, si ce n’est que le ciel ne leur tombât sur la tête, les terrestres, cette fois, n’avaient qu’un désir : c’est que le bolide, arrêté dans sa course, cédant à l’attraction, enrichît le globe des milliards de sa valeur intrinsèque !

« Mon maître, répétait sans cesse Omicron, pendant ses longues factions nocturnes sur la terrasse de la tour, on ne parviendra donc pas à calculer le poids de notre bolide ?… »

Il en était arrivé à dire « notre », bien que cet adjectif possessif sonnât mal aux oreilles de M. Dean Forsyth.

« On le calculera, répondit celui-ci.

– Et on en connaîtra la valeur ?…

– On la connaîtra.

– Ah ! si cela venait de nous ?…

– De nous, Omicron, ou de tout autre, peu importe, pourvu que ce ne soit pas de cet intrigant d’Hudelson !

– Lui !… jamais ! », déclara Omicron, qui prenait bonne moitié des passions de son maître.

Or, on n’en doute pas, le docteur tenait le même raisonnement, et n’entendait pas que son rival prît sur lui un tel avantage.

Il est vrai, le public ne demandait, lui, qu’à savoir ce que valait le bolide en dollars, en guinées ou en francs, et il lui importait peu que cela vînt de l’un ou de l’autre, pourvu que sa curiosité eût enfin complète satisfaction.

Il n’était encore question que de curiosité, non de convoitise, puisque, vraisemblablement, personne ne mettrait jamais la main sur l’insaisissable trésor.

Et, vraiment, n’était-ce pas une trop grosse tentation pour l’humanité, n’était-ce pas la mettre à une trop rude épreuve que de promener à la hauteur d’une trentaine de kilomètres, ces millions aériens ?…

Quoiqu’il en soit, pour qui a étudié les cervelles terrestres, il ne peut paraître surprenant que depuis le jour où la nouvelle se répandit que le bolide était en or, elles fussent à l’envers. Et que de calculs se firent pour en établir le prix ! Mais la base manquait toujours, puisque les dimensions du noyau restaient à déterminer. Au milieu de son rayonnement superbe, les instruments les plus perfectionnés n’avaient encore pu déterminer ni sa configuration ni sa grosseur. Qu’il fût uniquement composé du plus précieux des métaux, cette question ne faisait plus doute, et cela pouvait être constaté chaque jour par l’analyse spectrale de ses rayons. En tout cas, ce qui n’était pas moins douteux, c’est qu’il devait avoir une valeur telle que ne pouvaient rêver les plus ambitieuses imaginations.

En effet, ce jour même, le Standard de Whaston publia la note suivante :

« En admettant que le noyau du bolide Forsyth-Hudelson – ce journal le désignait sous ce double nom – se présente sous la forme d’une sphère mesurant seulement dix mètres de diamètre, s’il était en fer, il pèserait trois mille sept cent soixante-treize tonnes. Mais, par cela même qu’il est en or pur, il en pèse dix mille quatre-vingt-trois, et vaudrait trente et un milliards de francs.

On le voit, le Standard, très lancé dans le courant moderne, prenait le système décimal pour base de ses calculs. D’ailleurs, à cette époque, déjà, les États-Unis commençaient à s’y rallier, et, au lieu du dollar et du yard, se servaient du franc et du mètre.

Ainsi, rien qu’avec un volume si réduit, le bolide aurait eu pareille valeur !…

« Est-ce possible, mon maître ? demanda Omicron, tout ahuri, après avoir lu la note en question.

– Non seulement c’est possible, c’est certain, répondit M. Dean Forsyth, et il a suffi d’employer pour tenir ce volume la formule :

Omicron ne put que s’incliner devant cette formule, absolument inintelligible pour lui, et se borna à répéter, d’une voix tremblante d’émotion : « Trente et un milliards… trente et un milliards ! …

– Oui, affirma M. Dean Forsyth, mais ce qui est odieux, c’est que ce journal persiste à accoler mon nom à celui de cet individu. »

Très probablement, le docteur faisait de son côté la même réflexion.

Pour miss Loo, lorsqu’elle lut la note du Standard, une si dédaigneuse moue se dessina sur ses lèvres roses que les trente et un milliards en eussent été profondément humiliés !

On sait que le tempérament des journalistes, même dans le Nouveau Monde, les porte instinctivement à surenchérir. Quand l’un a dit deux, l’autre dit trois, simple effet de la concurrence en matière de presse. Aussi ne sera-t-on pas surpris si, le soir même, l’Evening Whaston répondait en ces termes, prenant fait et cause pour le donjon, tandis que le Morning Whaston tenait pour la tour, alors que le Standard réunissait les deux noms d’Hudelson et de Forsyth sous la même rubrique :

Nous ne savons pas pourquoi le Standard s’est montré si modeste dans l’évaluation de la grosseur du bolide… Est-il donc de dimensions si restreintes que le diamètre de son noyau ne mesure pas plus de dix mètres ?… Est-il convenable de ne faire qu’un caillou d’un astéroïde qui peut être une énorme roche ?… Est-ce que les savants les plus autorisés n’ont pas attribué quatre cent vingt mètres au bolide du 14 mars 1863 et cinq cents mètres au bolide du 14 mai 1864 ?… Eh bien, nous irons plus loin que le Standard, et, ne fût-ce que pour rester dans des hypothèses acceptables, c’est un diamètre de cent mètres que nous attribuerons au noyau du bolide Hudelson. Or, en se basant sur ce chiffre, on trouve que son poids, s’il était en fer, serait de trois millions sept cent soixante-treize mille cinq cent quatre-vingt-cinq tonnes… Mais puisqu’il est en or, son poids serait de dix millions quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt-huit tonnes, et il vaudrait trente et un trillion deux cent soixante milliards de francs…

– Et encore, on néglige les centimes », déclara plaisamment le Punch, lorsqu’il cita ces chiffres prodigieux que l’imagination a quelque peine à concevoir.

Ainsi donc, qu’on adoptât, soit les mesures du Standard, soit les mesures de l’Evening Whaston, c’étaient des milliards de milliards qui, toutes les vingt-quatre heures, passaient au-dessus de la cité virginienne et des autres situées sous la trajectoire.

Et lorsque la vieille Kate eut lu la note en question, elle ôta ses lunettes et dit à M. Proth :

« Ça ne m’apprend rien, tous ces gros chiffres, mon maître. J’aimerais mieux savoir combien cela ferait par personne, si ce trésor tombait sur la terre, en le partageant entre tous les humains…

– Vraiment, Kate… Mais ce n’est qu’une division des plus simples, et en admettant qu’il y ait quinze cents millions d’habitants sur la terre…

– Tant que cela, Monsieur ?…

– Oui, vous et moi, nous ne sommes guère que d’infimes quinze cent millionièmes !…

– Et chacun aurait ?…

– Attendez, Kate, répondit M. Proth, car il y a tant de zéros au diviseur et au dividende que je craindrais de m’embrouiller et de vous faire du tort…

Et, après avoir établi son opération sur un coin du journal :

« Cela donnerait environ vingt et un mille francs par tête…

– Vingt et un mille francs ! s’écria la vieille servante en joignant les mains… Alors tout le monde serait riche…

– je crois plutôt que tout le monde serait pauvre ! répliqua le juge Proth, car l’or déprécié n’aurait plus de valeur… Il vaudrait ce que valent les grains de sable de nos grèves !… Et, en admettant même qu’il eût conservé sa valeur, combien auraient bu, mangé, dissipé vite leurs vingt et un mille francs, et seraient redevenus aussi misérables qu’avant !

Et là-dessus, le philosophe Proth, ayant dit leur fait à ces absurdes partageux de l’Ancien comme du Nouveau-Monde, revint arroser ses fleurs.

Peut-être remarquera-t-on que M. John Proth était plus souvent dans son jardin que devant le bureau de la Justice de Paix… Eh bien, cela prouvait en faveur des citoyens de Whaston, peu processifs de leur nature. Il arrivait, de temps à autre, cependant, que M. Proth eût à juger quelque cause grave où il apportait autant de bon sens que d’équité. Et même, avant quarante-huit heures, une affaire de ce genre allait provoquer grosse affluence du public dans son prétoire.

Cependant, le temps continuait à se maintenir au beau fixe. Il semblait que l’aiguille des baromètres anéroïdes fût définitivement immobilisée au sept cent soixante-dix-septième millimètre du cadran. Jour et nuit, le ciel restait dégagé. À peine quelques brumes, le matin ou le soir, qui se dissipaient presque aussitôt le lever et le coucher du soleil. De là, grande facilité pour les observations astronomiques et grande satisfaction pour les observateurs.

Toutefois, ce qui aurait comblé leurs désirs, c’eût été d’obtenir avec précision les dimensions du noyau astéroïdal. Mais il était très difficile d’en relever les contours au milieu de son irradiante chevelure. Les meilleurs instruments ne parvenaient point à l’apercevoir.

Il est vrai, vers deux heures quarante-cinq de la nuit du 27 au 28 mai, M. Dean Forsyth crut pouvoir constater que ce noyau affectait la forme sphérique. L’irradiation s’était un instant affaiblie, laissant paraître aux regards un globe d’or d’un intense éclat.

« Omicron ?…

– Mon maître…

– Regarde… regarde ! »

Omicron vint appuyer son œil droit contre l’oculaire de la lunette… « Est-ce que tu ne vois pas… reprit M. Forsyth.

– Le noyau ?…

– Oui… il me semble…

– À moi aussi !…

– Ah ! … nous le tenons, cette fois ! ….

– Bon… s’écria Omicron, on ne le distingue plus déjà ! …

– N’importe ! je l’ai vu !… J’aurai eu cette chance… Dès demain, à la première heure, une dépêche à l’Observatoire de Pittsburg pour lui faire part de ma découverte… et ce misérable docteur ne pourra pas me la disputer cette fois ! »

Nul doute que la masse solide du météore n’eût apparu aux regards de M. Forsyth et, pendant quelques secondes encore, aux regards d’Omicron, sous la forme d’une sphère. Mais, pourquoi le docteur Hudelson ne l’aurait-il pas aperçue, puisque, cette nuit-là, il avait suivi la marche du bolide depuis son apparition sur l’horizon du nord-est jusqu’à sa disparition derrière l’horizon du sud-ouest… Si cela était, la pensée lui viendrait également d’envoyer une dépêche à l’Observatoire de Cincinnati… D’où, nouvelle occasion de mettre les deux rivaux aux prises !

Ce danger fut évité, fort heureusement, pour ce motif que ladite observation venait d’être faite, d’autre part, dans des conditions qui présentaient une garantie absolue. Et d’ailleurs, comme on va le voir, d’après la note de l’un des plus célèbres Observatoires des États-Unis, celui de Washington, le noyau du bolide n’avait pas été seulement aperçu dans cette nuit mémorable, mais sa figure et ses dimensions venaient d’être relevées avec une extrême précision.

Et, en effet, dès le lendemain, voici ce que M. Dean Forsyth et M. Stanley Hudelson purent lire dans les feuilles du matin, et ce que lut aussi le public des deux Mondes :

« Cette nuit, à deux heures quarante-cinq, une observation astronomique, faite dans des conditions exceptionnellement favorables à l’Observatoire de Washington, a permis de mesurer le noyau du nouveau bolide. Il est de forme sphérique et la longueur de son axe est exactement de cinquante mètres. »

Donc, si ce n’était pas cent mètres, comme l’avait supposé l’Evening Whaston, ce n’était pas non plus dix mètres, comme l’avait supposé le Standard. La vérité se trouvait juste entre les deux hypothèses et aurait suffi à satisfaire les plus ambitieuses convoitises, si le météore n’eut été destiné à tracer une éternelle trajectoire au-dessus du globe terrestre.

En effet, les calculateurs se mirent à la besogne et ce ne fut pas long. La formule :

V étant le volume de la sphère, 3, 1416, D le diamètre, fut des milliers de fois mise en œuvre par des mains impatientes, et le calcul donna les résultats suivants :

Diamètre de la sphère du bolide : cinquante mètres ;

Poids de ladite sphère en or : douze cent soixante mille quatre cent trente-six tonnes ;

Valeur de ladite sphère : trois mille neuf cent sept milliards de francs.

On le voit, si ce n’étaient pas les trente et un mille milliards, indiqués par l’Evening Whaston, qu’aurait valu un noyau de cent mètres, le bolide valait encore une somme énorme. Et si elle eut été partagée entre les quinze cents millions d’habitants de la terre, chacun aurait eu pour sa part deux mille six cent cinquante francs.

Et, lorsque M. Dean Forsyth eut connaissance de la valeur de son bolide :

« C’est moi qui l’ai découvert ! s’écria-t-il, et non ce coquin du donjon… C’est à moi qu’il appartient, et s’il venait à tomber sur terre, je serais riche de trois mille neuf cent sept milliards ! »

De son côté, d’ailleurs, le docteur Hudelson se répétait, en tendant un bras menaçant vers la tour :

« C’est mon bien… c’est ma chose, c’est l’héritage de mes enfants qui gravite à travers l’espace, et, s’il venait à choir sur notre globe, il m’appartiendrait en toute propriété, et je serais trois mille neuf cent sept fois milliardaire ! »

Il est certain que les Vanderbilt, les Astor, les Rockfeller, les Pierpont Morgan, les Mackay, les Gould et autres financiers américains sans parler des Rothschild, ne seraient plus que de petits rentiers auprès du docteur Hudelson et de M. Dean Forsyth !…

Voilà où en étaient ces deux rivaux, et, s’ils n’en deviennent pas fous, c’est qu’ils auront eu la tête solide !

Francis Gordon et Mrs Hudelson voyaient clairement où allaient, l’un son oncle, l’autre son mari. Mais que pouvaient-ils, et comment les retenir sur une pente si glissante ?… Impossible de causer posément avec eux, si ce n’est de ce malencontreux bolide, non !… pas même du mariage projeté, bien qu’il dût être célébré dans trois jours. Ils semblaient l’avoir oublié ou plutôt, ils ne songeaient qu’à leur rivalité, si déplorablement entretenue d’ailleurs par les journaux de la ville. Une nouvelle question de Capulets et de Montaigus divisait Whaston la Virginienne, comme autrefois l’italienne Vérone. Les articles de ces feuilles, d’ordinaire assez paisibles, devenaient enragés, et de regrettables personnalités s’y mêlaient quotidiennement. Elles risquaient d’amener sur le terrain des gens habituellement plus sociables ; et il ne manquerait plus que le sang ne vînt à couler pour ce météore qui provoquait si violemment et si mal à propos les passions humaines !

En tout cas, ce que devaient surtout craindre les deux familles, c’était que M. Hudelson et M. Forsyth ne voulussent se disputer leur bolide les armes à la main, et que cette question se réglât dans un duel à l’américaine. Et ce qu’il y avait de pis, c’est que ce damné Punch, avec ses épigrammes, avec ses caricatures, ne cessait de les exciter. Et l’on peut vraiment dire que si ce n’était pas de l’huile ou plutôt du pétrole, puisque cela se passe en Amérique, que ce journal jetait sur le feu, c’était du moins du sel, le sel de ses plaisanteries quotidiennes, et le feu n’en crépitait que davantage ! « Ah ! si j’étais la maîtresse, s’écria ce jour-là miss Loo.

– Et que feriez-vous, petite sœur ?… demanda Francis Gordon.

– Ce que je ferais… Oh ! c’est bien simple, j’enverrais cette affreuse boule d’or se promener si loin, si loin que les meilleures lunettes ne pourraient plus l’apercevoir ! »

En effet, la disparition du bolide eût peut-être rendu le calme aux esprits si profondément troublés et qui sait si la jalousie de M. Forsyth et du docteur Hudelson n’aurait pas pris fin lorsque le météore serait hors de vue, et même parti pour ne jamais revenir !…

Mais il ne semblait pas qu’elle dût se produire, cette éventualité. Le bolide serait là, dans trois jours, à la date du mariage, et il y serait encore après, et il y serait toujours, puisque sa gravitation s’effectuait avec une régularité constante sur son imperturbable orbite !

Alors courut à travers le public une idée des plus simples – aussi simple d’ailleurs qu’irréalisable sans doute. Ce fut non seulement à Whaston, mais dans tous les endroits du globe au-dessus desquels se décrivait la trajectoire, et les villes, bourgades, villages, hameaux, etc., étaient nombreux sur ce grand cercle de la terre. Cette idée, la voici dans toute sa simplicité.

« Pourquoi, par un moyen quelconque, ne pas provoquer la chute de cette boule qui valait tant de mille milliards ?… Cette chute ne s’effectuerait-elle pas tout naturellement et si on parvenait à interrompre, ne fût-ce qu’un instant, son mouvement de translation autour du globe ?… »

Oui… à n’en pas douter. Mais ce moyen quelconque, qui l’imaginerait ?… Ne dépasserait-il pas les bornes des forces humaines ?… Pouvait-on créer un obstacle contre lequel viendrait buter ce bolide, un obstacle assez fort pour résister à une vitesse de vingt-huit kilomètres à la minute ?…

Et alors, les inventeurs de se lancer à corps perdu dans la mêlée des inventions ! Et les journaux d’enregistrer leurs propositions les plus abracadabrantes !… Pourquoi ne construirait-on pas un canon aussi puissant que celui qui, il y a quelques années, envoya un boulet dans la Lune ou celui qui, plus tard, tenta par un recul formidable de modifier l’inclinaison de l’axe terrestre ?… Oui, mais ces deux expériences, on ne l’ignorait pas, n’étaient que de pure fantaisie, due à la plume d’un écrivain français un peu trop imaginatif peut-être !

« Ah ! fit observer un jour le Whaston Standard, si ce météore eut été en fer, comme la plupart de ceux qui traversent l’espace, on aurait sans doute pu l’attirer en construisant un électro-aimant d’une puissance prodigieuse ! »

Oui, mais il n’était point en fer, il était en or, et l’aimant est sans effet sur ce précieux métal !… D’ailleurs, s’il avait été en fer, et bien qu’alors il eût pesé quatre cent soixante et onze mille tonnes, pourquoi tant d’efforts pour en prendre possession. N’y a-t-il pas assez de ce métal, puisque la terre n’est en somme qu’un énorme carbure de fer ?…

Cependant, les esprits se montaient de plus en plus, les cervelles travaillaient au point de se vaporiser par ébullition, les cerveaux au point de se fendre en tous sens !… Ainsi se comporte la convoitise des créatures humaines ! Elles ne pouvaient se faire à cette pensée que tant de milliards leur échapperaient… Du moment que le météore, venu on ne sait d’où… peut-être du centre d’attraction d’une des autres planètes dont il était sorti pour entrer dans celui de l’attraction terrestre, appartenait à la Terre !… On ne le laisserait pas l’abandonner maintenant pour qu’il allât graviter autour des autres astres inférieurs ou supérieurs du monde solaire !…

Alors le Punch de se livrer à des plaisanteries vraiment déplacées sur ce sujet si sérieux :

« Oui ! il faut se défier de ces planètes qui ne demanderaient pas mieux que d’accaparer notre bolide, car il est à nous… bien à nous, et nous ne permettrons pas qu’on nous le vole !… Il faut surtout se défier de ce gros Jupiter qui serait capable de le saisir au passage, et plus encore peut-être, de cette intrigante de Vénus qui s’en ferait faire des bijoux, l’éternelle coquette !… Il est vrai, Mercure n’est pas loin, et en sa qualité de dieu des voleurs !… Enfin, défions-nous… défions-nous ! »

Telle était, depuis le jour où la valeur du bolide avait été connue du monde entier, l’état général de la mentalité humaine ! Et, pendant ce temps, il continuait à paraître régulièrement sur l’horizon du nord-est pour disparaître derrière l’horizon du sud-ouest pour tous les pays situés au-dessous de son orbite ! Et, à ne parler que de la cité virginienne, deux hommes s’y rencontraient, deux anciens amis, qui, en attendant de se dévorer l’un l’autre, continuaient à le dévorer des yeux, tandis qu’il projetait ses rayons d’or à travers l’espace.

Peut-être, à Whaston, n’existait-il alors que deux êtres à ne point le suivre des yeux pendant ces belles nuits si pures, et, pour cette raison qu’ils n’avaient d’yeux que pour se regarder sans cesse. C’était Francis Gordon, c’était Jenny Hudelson. Loo elle-même ne s’arrêtait pas de lui envoyer des regards courroucés.

Si, chaque soir, Mrs Hudelson, de son côté, la bonne Mitz, du sien, se disaient que le météore allait peut-être reprendre sa course vagabonde à travers le firmament, si elles espéraient qu’il n’en serait plus jamais question que de n’importe quelle étoile filante, elles se voyaient déçues dans leur espoir. Elle revenait, la grosse boule milliardaire, elle revenait pour surexciter les appétits d’une humanité enfiévrée de désirs, elle revenait pour le grand malheur de ces deux honnêtes familles, qui se sentaient toujours à la veille d’une catastrophe !…

En tout cas, on arrivait à la veille du mariage projeté. Le 28 mai venait de faire place au 29 mai dans le calendrier de cette année-là… Il ne s’en fallait plus que de quarante-huit heures, que les cloches de Saint-Andrew, sonnant à toute volée, appelleraient les fiancés à la cérémonie nuptiale.

Or, ce jour même, dans l’après-midi, le bureau télégraphique de Whaston, comme aussi nombre d’autres de l’Ancien et du Nouveau Continent, reçurent la dépêche suivante, expédiée de l’Observatoire de Boston :

« Une plus exacte observation a permis de constater que la vitesse du bolide sur sa trajectoire diminue progressivement. D’où, cette conclusion qu’il finira par tomber sur la terre. »

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