Chapitre XII Dans lequel on verra le juge Proth tenter entre deux de ses justiciables une conciliation qui ne peut aboutir, et, suivant son habitude, retourner à son jardin.

« Il tombera… il tombera ! »

Si jamais ce verbe de la première conjugaison fut employé, c’est bien à partir de ce jour, et avec autant d’émotion dans l’Ancien que dans le Nouveau Monde ! L’article « il » ne semblait plus servir qu’à désigner le météore ! Quant au verbe, toute la question était de savoir, après avoir été tant employé au futur, quand on l’emploierait au présent, en attendant d’être employé au passé.

Certes, le délire des foules avait paru poussé à ses extrêmes limites, lorsque l’Observatoire de Boston déclara que le bolide, ou pour mieux préciser, son noyau, était d’or pur. Et pourtant, ce délire n’aurait pu être comparé à celui qui se manifesta sur tous les points de la terre, lorsqu’il fut acquis qu’il tomberait, ce prodigieux bolide. Quant à mettre en doute cette information télégraphiée en Europe, en Asie, en Amérique, câblée en Afrique, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Océanie, personne ne s’en avisa. D’ailleurs, les astronomes bostoniens, d’une juste et universelle renommée, eussent été incapables de commettre une telle erreur qui eût compromis la légitime célébrité de leur observatoire.

Aussi, le New York Herald eut-il toute raison de dire dans un numéro supplémentaire, qui fut répandu à profusion :

« Du moment que l’Observatoire de Boston s’est prononcé à cet égard, la question est jugée, et il est certain que le bolide tombera un jour ou l’autre. »

Évidemment, les lois de l’attraction terrestre ne pouvaient pas ne point avoir leur plein effet en cette occurrence. On ne tarda pas à reconnaître dans le monde astronomique que la diminution de vitesse du bolide était très sensible, et peut-être l’eût-on constatée plus tôt, si les intéressés y avaient pris garde. Mais, comme on dit, « ils avaient la tête ailleurs » ! Mesurer la grosseur du noyau, évaluer sa valeur, c’est à cela qu’ils s’étaient attachés au début, bien que les milliards du météore ne pussent être l’objet que d’une envie purement platonique. On ne pensait même pas que le bolide, puisqu’il se mouvait sur une trajectoire parfaitement déterminée, parfaitement régulière, dût jamais abandonner les zones atmosphériques pour tomber sur la terre Non, cent fois non !…

Et, de fait, M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson n’avaient jamais entrevu pareille éventualité. S’ils se montraient si ardents à réclamer la priorité de la découverte, ce n’était pas à cause de la valeur de ce bolide, de ses milliards dont personne n’aurait ni un sou, ni un penny, ni un cent ; c’était, on ne saurait trop le répéter, l’un pour attacher le nom de Forsyth, l’autre pour attacher le nom d’Hudelson à ce grand fait astronomique, en un mot pour la gloire, pour l’honneur.

Du reste, les deux rivaux devaient observer eux-mêmes que la vitesse du bolide allait diminuer d’une manière très visible. Son apparition à l’horizon du nord-est était retardée, comme aussi sa disparition à l’horizon du sud-ouest. Il mettait donc plus de temps à passer entre ces deux points au-dessus de Whaston. Peut-être M. Forsyth et M. Hudelson regrettèrent-ils de n’avoir pas été les premiers à faire cette constatation dont la priorité, cette fois, appartenait bien à l’observatoire de Boston.

Deux questions se posèrent alors, qui vinrent à l’esprit des gens les moins habitués à réfléchir, aux enfants comme aux hommes, aux femmes comme aux enfants… C’était un gigantesque point d’interrogation qui se dressait en face du monde :

Quand le bolide tombera-t-il ?…

Où le bolide tombera-t-il ?…

La réponse à la seconde question se faisait d’elle-même, sous la condition que le bolide continuât de suivre imperturbablement sa trajectoire du nord-est au sud-ouest. Sa chute ne pourrait donc se faire que sur un des points situés sous ladite trajectoire. Ceci était l’évidence même.

En ce qui concerne la première question, la réponse n’était pas aussi facile. Mais, des savants ne s’embarrassent pas de si peu, et de nouvelles, de fréquentes observations portant sur la décroissance de la vitesse, permettraient assurément de la résoudre.

Eh bien, dans ces circonstances, est-ce qu’une troisième question ne viendrait pas se joindre aux deux autres, et peut-être la moins aisée, puisque tant d’intérêts seraient en jeu, et sur un terrain où allaient se rencontrer, se heurter les passions de notre pauvre humanité ?…

À qui appartiendrait le bolide, après sa chute ?… À qui les trillions du noyau qu’entourait sa lumineuse auréole ?… Celle-ci aurait disparu, sans doute, et on n’avait que faire d’impalpables rayons qui ne peuvent se monnayer !… Mais le noyau serait là… et lui, on ne serait pas embarrassé de le convertir en monnaie sonnante, en espèces trébuchantes !…

Oui, à qui appartiendrait-il ?

À moi ! s’écria Dean Forsyth, lorsque cette question se présenta à son esprit, à moi qui, le premier, ai signalé sa présence sur un horizon terrestre, sur l’horizon de Whaston !…

– À moi ! s’écria également le docteur Hudelson, puisque je suis l’auteur de sa découverte !»

Et, dès cette nuit du 29 au 30 mai, tous deux le suivirent avec une plus furieuse attention encore, en hommes prêts à tout risquer pour lui mettre la main dessus !… Et il était toujours à une trentaine de kilomètres d’eux, enchaîné par l’attraction terrestre qui finirait par l’emporter… Et, pendant cette belle nuit, il brillait d’un éclat si vif, qu’étoiles et planètes pâlissaient devant son intense lumière, même Jupiter et Vénus, même Wega de la Lyre ou Altaïr de l’Aigle, même Sirius de la constellation du Grand Chien qui règne sans conteste sur tous les astres du firmament !

Eh bien, cet incomparable spectacle, les regards ne seraient plus en mesure de le contempler après la chute plus ou moins prochaine du météore ! N’importe ! on préférait qu’il tombât… On voulait l’avoir, et c’était bien la convoitise générale, excepté peut-être chez quelques philosophes revenus des vanités de ce bas monde, ou quelques sages parmi lesquels prenait place M. John Proth, l’honorable magistrat de Whaston.

Dans cette matinée du 30, il y eut grande affluence dans la salle d’audience de la Justice de Paix. Les trois quarts des curieux n’y avaient pu pénétrer. Refoulés dans la cour qui précède la maison, ce n’était pas sans envie qu’ils songeaient à ceux qui, plus favorisés, ou tout bonnement plus hâtifs, s’entassaient au prétoire. Assurément, si M. Proth ne s’y fut opposé avec toute l’énergie que peut mettre un amateur à protéger ses fleurs contre le piétinement public, ils auraient envahi le jardin. Mais il leur fut impossible d’enfoncer la porte derrière laquelle veillait la vieille Kate.

C’est que, à cette audience, étaient présents M. Dean Forsyth et M. Stanley Hudelson. Après s’être réciproquement cités devant le juge de paix pour établir leurs droits sur la priorité de la découverte du bolide et, subsidiairement, sur la propriété que cette priorité entraînait, les deux rivaux se trouvaient en face l’un de l’autre.

Ainsi, à l’extrême désespoir de Mrs Hudelson, de ses filles, de Francis Gordon et de la bonne Mitz, ce n’était pas seulement une question d’amour-propre, c’était en outre une question d’intérêt que le juge de paix aurait à régler, en admettant qu’il fût compétent en l’espèce. On le conçoit, un magistrat ne pourrait être que très embarrassé lorsqu’il aurait à se prononcer entre les deux justiciables. Aussi, fidèle à son mandat, tenterait-il de concilier les parties, et s’il y réussissait, ce n’est point exagéré de dire qu’il tiendrait le record de la conciliation dans les justices de paix d’Amérique !

Plusieurs affaires venaient d’être expédiées au commencement de cette audience, et les parties, qui étaient arrivées en se menaçant du poing, avaient quitté la salle bras dessus, bras dessous, à l’entière satisfaction de M. Proth. En serait-il ainsi des deux adversaires qui allaient se présenter devant lui ?… Il osait à peine l’espérer.

« L’affaire suivante ?… dit-il.

– Forsyth contre Hudelson, et Hudelson contre Forsyth, appela le greffier. C’était sous cette rubrique qu’elle avait été inscrite au rôle.

– Que ces Messieurs s’approchent », ajouta le juge, en se redressant sur son fauteuil.

Et chacun d’eux sortit du groupe de partisans qui lui faisait escorte. Ils étaient là, l’un près de l’autre, se toisant du regard, les yeux allumés, les mains crispées, deux canons chargés jusqu’à la gueule, et dont une étincelle suffirait à provoquer la double détonation.

« De quoi s’agit-il, Messieurs ? », demanda le juge Proth du ton d’un homme qui savait bien ce dont il s’agissait.

Ce fut M. Dean Forsyth qui prit le premier la parole, en disant :

« Je viens faire valoir mes droits…

– Et moi, les miens », répliqua aussitôt M. Hudelson en la lui coupant net.

Et, alors, commença un duo assourdissant. On peut être certain que les chanteurs n’y chantaient ni à la tierce ni à la sixte, mais contre toutes les règles de l’harmonie courante.

M. Proth intervint en frappant son bureau à coups précipités d’un couteau d’ivoire, comme fait de son archet un chef d’orchestre qui veut mettre fin à une cacophonie insupportable.

«  Expliquez-vous l’un après l’autre, Messieurs, dit-il, et me conformant à l’ordre alphabétique, je donne la parole à M. Forsyth, dont le nom commence par un F préalablement à M. Hudelson, dont le nom commence par un H.

Et qui sait si le docteur, en cette circonstance, ne regretta pas amèrement que son nom le mît à la huitième place dans l’alphabet au lieu de la sixième !…

Alors, M. Dean Forsyth, tandis que le docteur ne se contenait qu’au prix des plus grands efforts, expliqua son affaire.

Dans la nuit du 2 ou 3 avril, à onze heures trente-sept minutes vingt-deux secondes du soir, M. Dean Forsyth, en observation dans sa tour d’Elizabeth-street, avait aperçu un bolide au moment où il apparaissait sur l’horizon du nord-est. Il le suivit tout le temps qu’il fut visible et, dès le lendemain, à la première heure, il envoya un télégramme à l’Observatoire de Pittsburg, pour signaler sa découverte et prendre date pour sa priorité.

Il va de soi que le docteur Hudelson, lorsque ce fut son tour de parler, donna une explication identique en ce qui concernait l’apparition du météore observé de la tour de Morris-street et la dépêche expédiée, le lendemain, à l’Observatoire de Cincinnati. Et tout cela fut dit avec une telle conviction, une telle précision que l’auditoire, muet et palpitant, semblait ne plus respirer, en attendant la réponse que le magistrat allait faire devant des prétentions si nettement établies.

« C’est bien simple », dit M. Proth, en juge habitué à manier les balances de la justice, et qui d’un seul coup d’œil reconnaît si les plateaux sont exactement à la même hauteur.

Mais ces mots « c’est bien simple » provoquèrent un certain étonnement dans l’assistance. Ils ne paraissaient point répondre à la situation… Cela ne pouvait être « aussi simple que ça » !

Toutefois, dans la bouche de M. Proth, ces quelques mots avaient une importance considérable. On n’ignorait pas la justesse de ses appréciations, la sûreté de son jugement. Aussi l’auditoire, non sans impatience, attendait-il qu’il s’expliquât.

L’attente ne fut pas longue, et voici, textuellement, en employant la force des « considérant » comme s’il s’agissait d’une sentence juridique :

« Considérant, d’une part, que M. Dean Forsyth déclare avoir découvert dans la nuit du 2 au 3 avril un bolide qui traversait l’atmosphère au-dessus de Whaston, à onze heures trente-sept minutes et vingt-deux secondes du soir.

« Considérant, d’autre part, que M. Stanley Hudelson déclare avoir signalé la présence du même bolide à la même heure, à la même minute et à la même seconde…

– Oui ! oui !… s’écrièrent les partisans du docteur, agitant frénétiquement la main.

– Non ! non !… ripostèrent les partisans de M. Forsyth en frappant le parquet du pied.

Et lorsqu’eut pris fin ce brouhaha qui ne provoqua chez M. Proth aucune marque d’impatience, il reprit en ces termes :

« Mais, considérant que toute l’affaire repose sur une question de seconde, de minute et d’heure, question que l’on peut regarder comme étant purement astronomique, et qui échappe à notre compétence purement juridique : « Par ces motifs, nous nous déclarons incompétent en l’espèce. »

Il est certain que le magistrat ne pouvait répondre d’autre façon. Et, comme il semblait bien que ni l’un ni l’autre des adversaires ne saurait apporter une preuve absolue de ce qu’il avançait en ce qui concernait l’instant précis auquel il assurait avoir aperçu le météore, il paraissait aussi que leur réclamation devait en rester là, et qu’ils n’avaient plus qu’à s’en aller dos à dos, et, dans cette attitude, il n’y aurait point à craindre qu’ils se portassent à des actes de violence l’un envers l’autre.

Mais ni leurs partisans ni eux-mêmes n’entendaient que l’affaire finît de la sorte, et si M. Proth avait pu espérer que, faute d’obtenir une conciliation, il s’en tirerait par une déclaration d’incompétence, cet espoir ne parut point devoir se réaliser. En effet, après l’unanime murmure qui accueillit son jugement, une voix s’éleva, et c’était celle de M. Forsyth. « Je demande la parole, dit-il.

– Je la demande aussi, ajouta le docteur.

– Bien que je n’aie point à revenir sur ma sentence, répondit le magistrat de ce ton aimable qu’il n’abandonnait jamais, même dans les circonstances les plus graves, bien que cette question, je le répète, échappe à la compétence d’un juge de paix, j’accorde volontiers la parole à M. Dean Forsyth et au docteur Hudelson, à la condition qu’ils consentiront à ne la prendre que l’un après l’autre. »

C’était peut-être trop demander à ces deux rivaux de se céder, même sur ce point. Ils répondirent donc ensemble avec la même volubilité, avec la même véhémence de langage, celui-ci ne voulant pas être en retard d’un mot ni d’une syllabe sur celui-là.

M. Proth sentit que le plus sage serait de les laisser aller, à moins de lever l’audience, ce qui lui eût paru inconvenant pour ces deux personnages honorables après tout, et au premier rang dans la société whastonienne. Toutefois, il parvint à comprendre le sens de leur nouvelle argumentation : c’est qu’il ne s’agissait plus d’une question astronomique, mais d’une question d’intérêt, d’une revendication de propriété.

En un mot, puisque le bolide devait finir par tomber, il tomberait, et, dans ce cas, à qui appartiendrait-il ?… Serait-ce à M. Dean Forsyth… Serait-ce au docteur Hudelson ?…

« À M. Forsyth ! s’écrièrent les partisans de la tour.

– Au docteur Hudelson ! », s’écrièrent les partisans du donjon.

M. Proth, dont la bonne figure s’éclairait d’un charmant sourire de philosophe, réclama le silence d’un geste aimable, et son attitude indiquait bien qu’il n’éprouverait aucun embarras à répondre.

Le silence se rétablit, et, assurément, il n’avait pas été plus complet, ce jour du neuvième siècle avant l’ère chrétienne où le roi Salomon prononça son célèbre jugement entre les deux mères.

« Messieurs, dit-il, la première question que vous m’avez soumise était une question de priorité à propos d’une découverte astronomique… Il y avait là un honneur engagé, et qui, selon vous, ne portait pas un partage possible… Soit… Mais maintenant, c’est sur la propriété du bolide que la discussion s’engage, et, à ce sujet, si je n’ai pas les éléments nécessaires pour rendre un jugement motivé, je crois cependant pouvoir vous donner un conseil…

– Lequel ?… s’écria M. Forsyth.

– Lequel ?… s’écria M. Hudelson.

– Le voici, dit M. Proth. Dans le cas où le bolide viendrait à tomber…

– Il tombera… répétèrent à l’envi les partisans de M. Dean Forsyth.

– Il tombera, répétèrent également les partisans de M. Stanley Hudelson.

– Soit, encore, répondit le magistrat avec une condescendante politesse dont la magistrature ne donne pas toujours l’exemple, même en Amérique.

Et, avec un regard bienveillant qu’il adressa à ses deux justiciables :

– Dans ce cas, reprit-il, comme il s’agirait d’un bolide ayant une valeur de trois trillions neuf cent sept milliards, je vous engagerais à partager…

– Jamais… jamais !

Ce fut ce mot si profondément négatif qui éclata de toutes parts… Jamais ni M. Forsyth ni M. Hudelson ne consentiraient à un partage !… Sans doute, cela leur eût fait près de deux trillions à chacun ; mais il n’y a pas de trillions qui tiennent devant une question d’amour-propre, même au pays des Vanderbilt, des Astor, des Gould et des Morgan… Céder, c’eût été de la part de M. Forsyth convenir que la gloire de la découverte revenait au docteur, et de la part du docteur que cette gloire revenait à M. Dean Forsyth.

Avec sa connaissance des choses humaines, M. Proth ne fut pas autrement surpris que son conseil, si sage qu’il fût, eût contre lui l’unanimité de l’assistance. Il ne se déconcerta pas, et, cette fois, comme le tumulte prit des proportions plus considérables, comme il comprit que son influence serait nulle, il se leva de son fauteuil : l’audience était terminée.

Mais voici que le silence se rétablit soudain, comme si tout l’auditoire avait ce sentiment que quelqu’un allait dire quelque chose.

C’est ce qui arriva, et ces paroles furent alors prononcées par un quelconque des auditeurs entassés dans le prétoire :

« Monsieur le juge entend-il que l’affaire soit remise à une autre date pour être jugée définitivement ?… »

C’était là un point sur lequel la curiosité publique voulait évidemment être fixée. Le magistrat se rassit et fit cette très simple réponse :

« J’avais eu l’espoir de concilier les parties touchant la question de propriété en les amenant sur le terrain du partage… Elles s’y sont refusées…

– Et persisteront dans leur refus ! », s’écrièrent M. Dean Forsyth et M. Stanley Hudelson, qui employèrent précisément les mêmes mots dans cette réponse qui sembla sortir du pavillon d’un appareil phonographique.

M. Proth, après un instant de silence, dit :

« L’affaire est remise pour qu’il soit statué sur cette question de propriété du bolide en discussion… jusqu’au jour où il sera tombé sur le sol terrestre…

– Et pourquoi attendre sa chute ? demanda M. Forsyth qui ne voulait pas de ce délai.

– Oui… Pourquoi ? », appuya le docteur, qui entendait que le différend fût réglé sans retard.

M. Proth s’était relevé de nouveau, et d’une voix dans laquelle perçait une certaine ironie, il fit la déclaration suivante :

« Parce que ce jour-là, très probablement, il se présentera un troisième intéressé qui réclamera sa part des trillions météoriques…

– Lequel ?… lequel ?… fut-il demandé de tous les coins de la salle, car l’assistance devenait de plus en plus houleuse.

– Le pays sur lequel s’effectuera la chute, et qui ne manquera pas de faire valoir ses droits, comme propriétaire du sol ! »

Ce qu’il aurait pu ajouter, ce digne magistrat, c’étaient qu’elles seraient grandes les chances que le bolide, tombant dans la mer, n’appartînt à personne et que Neptune le gardât éternellement dans la profondeur de ses abîmes…

L’auditoire était resté sous l’impression des dernières paroles prononcées par M. Proth qui avait définitivement quitté son siège. Cette possibilité qu’un troisième intéressé vînt réclamer sa part du trésor aérien devenu trésor terrestre calmerait-elle les ardeurs des deux rivaux et de leurs partisans ?… Peut-être, à la réflexion, et avec le temps, car il fallait tenir compte de cette éventualité. Mais, en ce moment dans la surexcitation des esprits, on ne songea point à s’y arrêter. On ne vit que l’affaire Forsyth-Hudelson, qui, en somme, restait sans solution. Comment, le jugement remis à la chute du bolide !… Mais quand se produirait-elle ? Dans un mois, dans un an, dans un siècle ?… Le savait-on, et le saurait-on… Non ! On aurait voulu que la justice se prononçât immédiatement entre les deux adversaires, et ce fut comme une déception peu propre à calmer les passions du public !

Aussi, lorsque tout ce monde fut dehors, deux groupes se formèrent-ils sur la place, et auxquels se joignirent les curieux qui n’avaient pu trouver place dans la salle d’audience. Et ce fut un beau tumulte, cris, provocations, menaces, et probablement voies de fait auxquelles se seraient portés ces enragés. Assurément les partisans de M. Dean Forsyth ne demandaient qu’à lyncher M. Hudelson, et les partisans de M. Hudelson n’eussent pas hésité à lyncher M. Forsyth, ce qui eût été la façon ultra-américaine de terminer l’affaire.

Très heureusement, les autorités avaient pris leurs précautions en vue d’excès non moins possibles que regrettables. De nombreux policemen gardaient la place de la Constitution. Au moment précis où les deux partis se jetaient l’un sur l’autre, ils intervinrent avec autant de résolution que d’opportunité, et séparèrent les combattants.

Mais ce qu’ils ne purent faire, ce fut d’empêcher M. Forsyth et M. Hudelson de s’avancer l’un vers l’autre. Et alors le premier de dire :

« Je vous tiens, Monsieur, pour un misérable, et soyez sûr que jamais le neveu de M. Forsyth n’épousera la fille d’un Hudelson…

– Et moi, répliqua le docteur, je vous tiens pour un malhonnête homme, et jamais la fille du docteur Hudelson n’épousera le neveu d’un Forsyth ! … »

C’était le scandale redouté, c’était la rupture complète, irrémédiable, entre les deux familles…

Et, pendant ce temps, M. Proth, se promenant entre ses plates-bandes, disait à la bonne Kate :

« Tout ce que je désire, c’est que ce diable de bolide ne tombe pas dans mon jardin, où il écraserait mes fleurs ! »

Share on Twitter Share on Facebook