Chapitre X Où l’on voit Mrs Arcadia Walker attendre, à son tour, non sans une vive impatience, Seth Stanfort et ce qui s’ensuit.

Ce matin-là, le juge Proth était à sa fenêtre, tandis que sa servante Kate allait et venait dans la chambre. Il regardait, et soyez-en sûr, il ne s’inquiétait guère de voir si le bolide passait au-dessus de Whaston. Ce phénomène n’était point pour l’intéresser autrement.

Non, il parcourait du regard la place de la Constitution sur laquelle s’ouvrait la porte de sa paisible demeure.

Mais ce qui n’excitait pas l’intérêt de M. Proth semblait peut-être à Kate de quelque importance, et, deux ou trois fois déjà, en s’arrêtant devant son maître, elle lui avait dit ce qu’elle répéta une quatrième :

« Ainsi, Monsieur, il serait en or ?…

– Il paraît, répondit le juge.

– Cela n’a point l’air de vous produire grand effet, Monsieur ?…

– Comme vous voyez, Kate !

– Et cependant, s’il est en or, il doit valoir des millions…

– Des millions et des milliards, Kate… Oui… ce sont des milliards qui se promènent au-dessus de notre tête, mais un peu trop loin pour que l’on puisse les saisir au vol…

– C’est dommage !…

– Qui sait, Kate ?…

– Songez-y, Monsieur, il n’y aurait plus de malheureux sur la terre…

– Il y en aurait tout autant, Kate…

– Cependant, Monsieur…

– Cela demanderait trop d’explications… Et, d’abord, Kate, vous figurez-vous ce que c’est, un milliard ?…

– Assez vaguement, Monsieur…

– C’est mille fois un million…

– Tant que cela ?…

– Oui, Kate, et, vous vivriez cent ans, que, depuis le jour de votre naissance jusqu’à l’heure de votre mort, vous n’auriez pas eu le temps de compter un milliard…

– Est-il possible, Monsieur ?…

– C’est même certain ! »

La servante demeura comme anéantie à cette pensée qu’un siècle ne suffirait pas à compter un milliard !… Puis, elle reprit son balai, son plumeau, et se remit à l’ouvrage. Mais, de minute en minute, elle s’arrêtait, et venait contempler le ciel.

Temps magnifique, toujours, et propice aux observations astronomiques.

Assurément – instinctivement aussi – Kate regardait cette voûte céleste, vers laquelle toute la population de Whaston dirigeait ses regards. Le météore l’attirait comme l’aimant attire le fer. Il advint, pourtant, que Kate abaissa les siens vers notre humble terre, en montrant à son maître un groupe de deux personnes qui se tenaient à l’entrée d’Exter-street.

« Voyez donc, Monsieur, dit-elle… Ces deux dames qui attendent là…

– Eh bien, Kate… je les vois…

– Ne reconnaissez-vous pas l’une d’elles… La plus grande… celle qui paraît trépigner d’impatience…

– Elle trépigne, en effet, Kate… Mais… quelle est cette dame, je ne sais…

– Eh, Monsieur, celle qui est venue se marier devant vous… il y a deux mois… sans descendre de cheval… et son futur mari non plus…

– Miss Arcadia Walker ?… demanda M. John Proth.

– Oui… la digne épouse de M. Seth Stanfort.

– C’est bien elle, en effet, déclara le juge. – Et que vient faire ici cette dame ? reprit Kate.

– Cela, je l’ignore, répondit M. Proth.

– Il n’est pas probable, Monsieur, qu’elle ait de nouveau besoin de vos offices ?…

– Ce n’est pas probable », déclara le juge et, après avoir refermé la fenêtre, il descendit à son parterre où les fleurs réclamaient ses soins.

La vieille servante n’avait point fait erreur. C’était bien Mrs Arcadia Stanfort qui, ce jour-là, dès cette heure matinale, se trouvait à Whaston avec Bertha, sa femme de chambre. Et toutes deux allaient et venaient d’un pas impatient, en jetant de longs regards sur toute l’étendue d’Exter-street.

Dix coups sonnaient en ce moment à l’horloge municipale. Il semblait que Mrs Arcadia les ait comptés.

« Et il n’est pas encore là ! s’écria-t-elle.

– M. Stanfort ne peut-il avoir oublié le jour du rendez-vous ?… dit Bertha.

– Oublié !… répéta la jeune femme. Le jour où nous nous sommes mariés devant le juge, M. Stanfort ne l’avait pas oublié… et, celui-ci, il ne l’oubliera pas davantage.

– Alors, prenez patience, Madame…

– Patience… patience !… tu en parles à ton aise, Bertha !…

– Peut-être, après tout, reprit la femme de chambre, M. Stanfort a-t-il réfléchi…

– Réfléchi ?…

– Oui… de manière à ne point donner suite à vos projets…

– Ce qui a été décidé s’exécutera déclara Mrs Stanfort d’une voix ferme, et l’heure n’est plus aux réflexions… La situation n’aurait pu se prolonger plus longtemps… sans s’aggraver encore !… J’ai mes papiers en règle, n’est-il pas vrai ?…

– Assurément, Madame.

– Ceux de M. Stanfort le sont également ?…

– Il n’y manque plus que la signature du juge, répondit Bertha.

– Et, la seconde fois, elle sera aussi valable que la première », ajouta Mrs Arcadia Stanfort.

Puis, elle fit quelques pas, remontant vers Exter-street, et sa femme de chambre la suivit.

« Tu n’aperçois pas M. Stanfort ?… demanda-t-elle d’un ton plus impatient.

– Non, Madame, mais peut-être M. Stanfort n’arrivera-t-il pas par la gare de Wilcox…

– Cependant, s’il vient de Richmond…

– Depuis quinze jours que vous vous êtes quittés, Madame, je n’ai point aperçu M. Stanfort… et qui sait s’il ne viendra pas à Whaston par l’autre gare… »

Et sur cette observation de Bertha, Mrs Stanfort se retourna du côté de la place.

« Non !… personne encore… personne !… répétait-elle. Me faire attendre… après ce qui a été convenu entre nous !… C’est bien aujourd’hui le 27 mai ?

– Oui, Madame.

– Et il va être dix heures et demie ?…

– Dans cinq minutes…

– Eh bien… que M. Stanfort ne se figure pas qu’il lassera ma patience !… J’attendrai toute la journée, s’il le faut, et je ne sortirai pas de Whaston avant que mistress Seth Stanfort ne soit redevenue miss Arcadia Walker !

Assurément, et ainsi qu’ils l’avaient fait deux mois avant, les gens d’hôtel de la place de la Constitution auraient pu remarquer les allées et venues de cette jeune femme, comme ils avaient remarqué les impatiences du cavalier qui l’attendait pour la conduire devant le magistrat. Peut-être même eussent-ils été plus intrigués que la première fois en voyant cette extraordinaire agitation de Mrs Stanfort. Et à quelles hypothèses ne se seraient-ils pas arrêtés ?… Mais, ce jour-là, tous, hommes, femmes, enfants, songeaient à bien autre chose… une chose à laquelle, dans tout Whaston en ce moment, Mrs Stanfort était sans doute la seule à ne point penser. À peine vingt-quatre heures avaient-elles passé depuis que la grande nouvelle fut portée à la connaissance des deux mondes. Et, on le répète, il semblait qu’elle intéressât plus particulièrement cette aimable cité de Whaston. Ses habitants ne s’occupaient que du merveilleux météore, de son passage régulier au-dessus de leur ville. Les groupes, réunis sur la place de la Constitution, les gens de service à la porte des hôtels ne s’inquiétaient guère de la présence de Mrs Arcadia Stanfort. Mais, s’ils attendaient impatiemment l’arrivée du bolide, ce n’était pas avec une moindre impatience qu’elle attendait l’arrivée de son mari. Nous ne savons si, comme on le prétend, la Lune exerce une influence sur les cervelles humaines, et, en effet, n’y a-t-il pas des lunatiques ?… En tout cas, il est permis d’affirmer que notre globe comptait alors un nombre prodigieux de « météoriques », qui en oubliaient le boire et le manger à la pensée qu’un bloc valant des milliards se promenait au-dessus de leur tête. Ah ! s’ils avaient pu l’arrêter dans sa marche, le mettre en leur caisse… mais le moyen !…

Après leur mariage contracté devant le juge de paix de Whaston, M. et Mrs Stanfort, venus chacun de son côté, étaient repartis ensemble pour Richmond. C’est là que se trouvait une installation, préparée depuis quelques semaines, et à laquelle leur fortune permettait de donner tout le confort moderne. Un hôtel dans le plus beau et le plus riche quartier de la capitale virginienne, ayant vue sur la James river, dont la cité occupe la rive gauche. Ils y séjournèrent une semaine seulement, le temps de faire quelques visites à plusieurs membres de la famille de Mrs Arcadia Stanfort, qui comptaient parmi les plus notables.

Peut-être, si on eut été au début de la saison froide, le digne couple se fût-il installé dans son hôtel pour tout l’hiver. Or, les premiers bourgeons d’avril s’arrondissaient déjà sur les branches, et rien de charmant comme un voyage de noces lorsque les premiers effluves du printemps se font sentir. D’ailleurs, M. Seth Stanfort et Arcadia Walker, avant d’être mariés, étaient d’humeur voyageuse, et, assurément, cette ardeur ne s’éteindrait point après. On peut même dire que leur union s’était accomplie au cours d’un voyage, ce voyage à Whaston. Pourvus de leurs permis délivrés par les greffiers de Boston et de Trenton en bonne et due forme, il leur avait paru original de venir se marier dans les conditions assez excentriques que l’on connaît.

Donc, huit jours après leur retour à Richmond, et avec cette rapidité toute américaine qui distingue les citoyens des États-Unis, ils avaient sinon visité, du moins parcouru les vastes plaines, franchi les montagnes des territoires voisins de la Caroline.

Que s’était-il passé pendant cette pérégrination à grande vitesse en railroads, en steamboats, en mail-coaches ? Les deux époux s’étaient-ils toujours bien entendus sur les routes ?… Leur accord avait-il été parfait en toute occasion, en toutes choses ?… Aucune dissonance ne s’était-elle mêlée à cette musique du cœur qui se chante aux premiers jours du mariage ?… Quelques vapeurs avaient-elles assombri cette lune de miel ?…

Ce qui est certain, c’est que trois semaines après le départ de Richmond, M. et Mrs Stanfort étaient revenus à leur hôtel, où ils ne reprirent pas la vie commune. Puis, à huit jours de là, Monsieur s’en allait d’un côté, Madame de l’autre… Et s’ils communiquèrent entre eux, ce fut seulement par lettres et dépêches… Et ce n’est pas par le téléphone, où les voix s’échangent, se rencontrent, s’entendent sur le fil électrique, mais par le télégraphe, de fonctionnement moins intime, que se donna le rendez-vous à la date du 27 mai, dix heures du matin, dans la ville de Whaston.

Or, il était dix heures et demie, et seule Mrs Arcadia Stanfort se trouvait à ce rendez-vous. Et, alors de répéter : « Tu ne le vois pas, Bertha ?…

– Non, Madame.

– Est-ce qu’il aurait changé d’idée ?…

– Ce serait bien possible l…

– Mais je n’ai pas changé, moi !… répondit Mrs Stanfort d’un ton résolu et je n’en changerai pas ! »

En ce moment, des cris s’élevèrent à l’extrémité de la place. Les passants se précipitèrent de ce côté. Le rassemblement fut bientôt considérable, plusieurs centaines de personnes accourues par les rues voisines. Et même, en entendant ces voix tumultueuses, M. John Proth abandonna son jardin, et, accompagné de sa fidèle Kate, vint se placer sur le seuil de la maison.

« Le voilà… Le voilà… »

Tels étaient les mots que se jetaient les curieux sur la place, comme aux fenêtres des hôtels qui la bordaient.

Et ces mots : « Le voilà ! Le voilà ! » répondaient si bien au désir de Mrs Arcadia Stanfort qu’il lui échappa de s’écrier :

« Enfin… Enfin !…

– Mais non, Madame, dut lui dire sa femme de chambre, ce n’est pas encore Monsieur ! » Et, en effet, pourquoi la foule l’eût-elle acclamé de la sorte, et à quel propos eût-elle attendu son arrivée ?…

D’ailleurs, toutes les têtes se levaient vers le ciel, tous les bras se tendaient vers la partie nord-est de l’horizon, tous les regards se dirigeaient de ce côté…

Était-ce donc le fameux bolide qui faisait son apparition quotidienne au-dessus de la cité ?… Et les habitants venaient-ils de se réunir sur la place pour le saluer au passage ?…

Non… l’heure n’était pas venue à laquelle les lunettes de la tour et du donjon pouvaient saisir le météore au bord de l’horizon… Il ne s’y montrerait pas avant la tombée de la nuit… On le sait, la durée de sa translation autour du globe terrestre égalait la durée de la rotation sur son axe. Or, comme son apparition, signalée par M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson, s’était faite pour la première fois après le coucher du soleil, il n’était visible qu’à ce moment, et il l’eût été chaque soir si les vapeurs ne l’avaient pas souvent, trop souvent, dérobé à la vue des mortels !…

À qui donc, dès lors, s’adressaient les acclamations de la foule ?…

« Madame… C’est un ballon… dit Bertha. Regardez… Le voilà qui dépasse la flèche de Saint-Andrew…

– Un ballon », dit également M. John Proth, en réponse à Kate, qui voulait absolument que ce fut le météore tant admiré.

L’aérostat s’élevait lentement vers les hautes zones. Il était monté par le célèbre Walter Vragg, accompagné d’un aide. Cette ascension avait pour but de reconnaître le bolide dans des conditions plus favorables, et devait se prolonger jusqu’au soir. Comme le vent soufflait du sud-ouest, l’aérostat serait porté au devant de lui, et, n’atteignît-il que cinq à six mille mètres, Walter Vragg parviendrait peut-être à distinguer le noyau d’or au milieu de son étincelante auréole… Et qui sait si l’on n’en connaîtrait pas enfin les dimensions ?…

Il va de soi que, cette ascension décidée, M. Dean Forsyth, au grand effroi de la vieille Mitz, avait demandé « à en être » comme disent les Français, également le docteur, au non moins grand effroi de Mrs Hudelson. Mais l’aéronaute n’avait qu’une seule place à offrir dans sa nacelle. De là, grosse dispute épistolaire entre les deux rivaux qui excipaient de prétentions égales. Finalement l’un et l’autre durent être éconduits au profit de l’aide de Walter Vragg, qui lui serait infiniment plus utile.

À la hauteur de deux mille pieds, environ, le ballon, saisi par un courant plus accentué à cette altitude, fut rapidement entraîné vers le nord, au-devant du bolide, et il disparut, salué des derniers hurrahs de la foule.

Quelles que fussent ses préoccupations, ses impatiences, Mrs Stanfort l’avait suivi des yeux, et n’avait point aperçu M. Seth Stanfort, qui s’approchait d’un pas tranquille et mesuré.

Lorsqu’il fut près d’elle :

« Me voici, madame, dit-il en s’inclinant.

– Bien, monsieur », se contenta de dire tout d’abord Mrs Arcadia Stanfort, tandis que, par discrétion, Bertha se tenait en arrière.

Et ces demandes et réponses furent échangées sur un ton dont la sécheresse ne fit que s’accroître à mesure qu’elles se produisaient. « Enfin… Vous voilà… master Seth ?…

– Je n’aurais eu garde de manquer à ce rendez-vous, mistress Arcadia.

– Je suis ici depuis une heure…

– Je regrette de vous avoir fait attendre, mais il faut s’en prendre au railroad. Par suite d’un accident de machine, notre train a eu du retard…

– J’ai cru, un instant, que vous étiez parti dans ce ballon qui vient de disparaître…

– Quoi ! Sans avoir réglé notre situation réciproque !…

Mrs Stanfort réprima le sourire qui s’ébauchait sur ses lèvres, et M. Seth Stanfort redevint aussi sérieux qu’elle.

« Il ne s’agit pas de plaisanter, reprit la jeune femme, et, puisque, lors de notre dernière rencontre, nous nous sommes dit tout ce que nous avions à nous dire…

– Il ne serait pas inutile, cependant, de le répéter, déclara M. Seth Stanfort, afin qu’il ne puisse y avoir aucun malentendu…

– Soit, et, d’ailleurs, je crois que cette suprême conversation peut tenir dans une seule phrase…

– Laquelle ?…

– C’est que nous faisons sagement en renonçant à la vie commune…

– Je le pense comme vous…

– Et que nous ne sommes point faits l’un pour l’autre.

– À ce sujet, je partage entièrement votre avis.

– Assurément, monsieur Stanfort, je suis loin de méconnaître vos qualités…

– Les vôtres, je les apprécie à leur juste valeur, je vous prie de ne point en douter…

– Nous avons cru avoir les mêmes goûts, et je ne nie pas que nous les ayons, du moins en ce qui concerne les voyages…

– Et encore, mistress Arcadia, n’avons-nous jamais pu être d’accord sur la direction à prendre…

– En effet, quand je désirais aller vers le sud, votre désir était d’aller vers le nord…

– Et lorsque mon intention était d’aller vers l’ouest, la vôtre était d’aller vers l’est !

– Je répète donc ce que je vous disais en commençant, monsieur : c’est que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre…

– Je ne puis que vous répéter, madame, comme au début de cet entretien, que je partage entièrement votre avis.

– Voyez-vous, monsieur, j’ai toujours été dans la vie une indépendante, n’ayant jamais eu d’autre loi que ma seule volonté…

– Je m’en suis aperçu, madame, et, au surplus, cette éducation est celle que reçoivent nombre de jeunes Américaines… Je ne la blâme ni l’approuve, mais enfin… elle ne prépare pas heureusement aux obligations du mariage…

– J’en conviens, répondit Mrs Arcadia, et, pourtant, mon caractère, peut être un peu trop résolu, j’en conviens…, eût sans doute réfléchi… par exemple, si l’occasion m’eût été offerte de reconnaître un grand service rendu par vous…

– Et cette occasion ne s’est point présentée, je dois l’avouer, déclara M. Seth Stanfort. Bien que vous soyez fort aventureuse, bien que vous aimiez à braver le danger, je n’ai pas eu à exposer ma vie pour sauver la vôtre… ce que je n’eusse pas, le cas échéant, hésité à faire !… Vous n’en doutez pas, je pense…

– Je n’en doute pas, monsieur. »

On doit mentionner que ce dialogue tournait légèrement à l’aigre-doux, après avoir commencé par être quelque peu ironique.

Aux appellations plus familières de Seth et d’Arcadia, puis de Stanfort et de mistress Stanfort, avaient succédé les secs monsieur, madame, dont la plupart des époux ont perdu la mémoire, même après deux mois de mariage. Il était donc opportun, à tous égards, que cette conversation prît fin, et, ce qui n’étonnera personne, ce fut la jeune femme qui se décida à en brusquer le dénouement.

« Vous savez, monsieur, dit-elle, pourquoi nous sommes convenus de nous retrouver à Whaston ?…

– Je ne l’ai pas plus oublié que vous ne l’avez oublié vous-même, madame.

– Vous êtes muni des certificats nécessaires ?… monsieur.

– Et ils sont non moins réguliers que ceux dont vous êtes pourvue, madame…

– Le divorce une fois prononcé, monsieur, chacun de nous va reprendre la libre existence qui convient à son caractère, monsieur. Mais il est possible, il est probable que nous nous rencontrerons encore sur les chemins de ce bas monde…

– Et je serai heureux de vous y saluer, madame, avec tout le respect qui vous est dû…

– Je n’attendrais pas moins de votre politesse, monsieur…

– Politesse toute naturelle, madame, car il me serait impossible d’oublier que j’ai eu l’honneur d’être pendant deux mois le mari de Mrs Arcadia Walker…

– Et moi, monsieur, que pendant ces deux mêmes mois j’ai eu l’avantage d’être la femme de Seth Stanfort ! »

Il faut l’avouer, tous deux auraient bien pu se dispenser d’échanger ces paroles aigres-douces, qui ne devaient en rien modifier leur situation : ils avaient cru se convenir, ils ne se convenaient plus… Ils étaient d’accord pour le divorce, dénouement qui devient plus commun que dans les pièces d’autrefois le mariage du jeune premier et de la jeune première… Les démarches, si rapides dans cette grande République de l’Union où les unions deviennent si éphémères, avaient abouti. D’ailleurs, il semble que rien ne soit aussi facile en cet étonnant pays d’Amérique. On se délie plus aisément encore qu’on ne s’est lié. En de certains États, au Dakota, dans l’Oklahoma, il suffit d’y établir un domicile fictif, et il n’est pas indispensable de se présenter en personne pour divorcer. Des agences spéciales se chargent de tout, réunir des témoins, procurer des prête-noms. Elles ont des rabatteurs à cet effet, et il y a des cités célèbres sous ce rapport.

Mais M. Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker n’avaient pas eu besoin de courir à de telles distances, ce qu’ils eussent assurément fait, s’il l’eût fallu. Non, c’est à Richmond, en pleine Virginie, où se trouvait leur réel domicile, que les démarches s’étaient effectuées, que les formalités avaient été remplies. Et, pour tout dire, s’ils avaient décidé de venir rompre à Whaston les liens d’un mariage qui y fut conclu deux mois auparavant, c’est qu’ils voulaient se séparer à l’endroit même où ils s’étaient unis, et dans une ville où ils n’étaient connus de personne. Étant donné la façon cavalière avec laquelle ils avaient procédé à cet acte considéré en général comme le plus important de la vie, ils pouvaient même se demander s’ils seraient reconnus du magistrat devant lequel ils venaient se présenter de nouveau.

Et, entre M. et Mrs Stanfort, la conversation s’acheva en ces termes : « Maintenant, monsieur, il ne nous reste plus qu’une chose à faire…

– Je le pense, madame.

– C’est de nous rendre à la maison de M. Proth, monsieur…

– Je vous suis, madame. »

Et, tous les deux, non l’un derrière l’autre, mais sur la même ligne, à la distance de trois pas, ils se dirigèrent vers la justice de Paix.

La vieille Kate se tenait sur sa porte, et, voyant le couple s’avancer :

« Monsieur Proth… monsieur Proth ! … alla-t-elle dire à son maître, ils viennent…

– Qui ?…

– M. et Mrs Stanfort…

– Eux ?… et que me veulent-ils ?…

– Nous ne tarderons pas à le savoir ! » répondit Kate.

En effet, les visiteurs n’avaient eu qu’une centaine de pas à faire pour atteindre la maison du juge, et la servante les fit entrer dans la cour, en disant :

« Vous désirez parler à M. le juge Proth ?…

– À lui-même, répondit Mrs Stanfort.

– Pour affaire ?…

– Pour affaire… » répondit M. Stanfort.

Et, sur cette réponse, au lieu d’introduire M. et Mrs Stanfort au salon, puisqu’il ne s’agissait pas d’une simple visite, Kate leur ouvrit la porte du cabinet de M. Proth.

Tous deux s’assirent sans prononcer une parole, en attendant l’arrivée du magistrat qui parut quelques instants après.

M. Proth, toujours aimable et prévenant, dit combien il était heureux de revoir M. et Mrs Stanfort et leur demanda en quoi, cette fois, ses services pouvaient leur être utiles.

« Monsieur le juge, répondit Mrs Stanfort, lorsque nous avons paru devant vous, il y a deux mois, c’était pour contracter mariage.

– Et je me félicite, déclara M. Proth, d’avoir pu faire votre connaissance à cette occasion…

– Aujourd’hui, monsieur le juge, ajouta M. Stanfort, nous nous présentons devant vous pour divorcer… »

Bien qu’il ne s’attendît point à cette proposition, le juge Proth, en homme d’expérience, comprit que ce n’était pas le moment de tenter une conciliation, et, ne se démontant pas, il dit :

« Et je ne me féliciterai pas moins d’avoir renouvelé connaissance à cette occasion. »

Les deux comparants s’inclinèrent.

« Vous avez des actes en règle ?… demanda le magistrat.

– Voici les miens, dit Mrs. Stanfort.

– Voici les miens », dit M. Stanfort.

M. Proth prit les papiers, les examina, s’assura qu’ils étaient en bonne et due forme, et se contenta de répondre : « Je vais rédiger l’acte de divorce. »

Et, sans qu’il fut nécessaire de faire venir des témoins, toutes les formalités ayant été remplies, M. Proth libella de sa plus belle écriture l’acte qui allait rompre le lien conjugal entre ces deux époux.

Cela terminé, il se leva, et présentant une plume à Mrs Stanfort : « Il n’y a plus qu’à signer », dit-il.

Et, sans faire une observation, sans qu’une hésitation fît trembler sa main, Mrs Stanfort signa de son nom d’Arcadia Waiker.

Ce fut avec le même sang-froid que M. Seth Stanfort signa après elle. Puis, après s’être inclinés l’un devant l’autre, et avoir salué le magistrat, M. Stanfort et miss Arcadia Walker sortirent du cabinet, regagnèrent la rue et se séparèrent, l’un montant vers le faubourg de Wilcox, l’autre prenant une direction opposée.

Et, lorsqu’ils eurent disparu, M. Proth qui les avait accompagnés jusqu’au seuil, dit à la vieille servante :

« Savez-vous, Kate, ce que je devrais mettre sur mon enseigne ?…

– Non, Monsieur…

– Ici, on se marie à cheval et on divorce à pied ! »

Et, philosophiquement, M. Proth retourna ratisser les allées de son jardin.

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