Chapitre XIII Dans lequel on voit surgir le troisième réclamant dont le juge de paix Proth a prédit l’apparition, et qui entend faire valoir ses droits de propriétaire.

Mieux vaut renoncer à peindre la profonde douleur que ressentit la famille Hudelson. Elle ne fut égalée que par le désespoir auquel s’abandonna Francis Gordon. Assurément, ce digne homme n’aurait pas hésité à rompre avec son oncle, à se passer de son agrément, à braver sa colère et ses inévitables conséquences. Mais ce qu’il pouvait contre M. Dean Forsyth, il ne le pouvait pas contre M. Hudelson. Du moment que le docteur s’opposait au mariage de sa fille avec Francis Gordon, celui-ci devrait abandonner toute espérance d’épouser Jenny. En vain Mrs Hudelson essaya-t-elle d’obtenir le consentement de son mari, en vain tenta-t-elle de le faire revenir sur sa décision, ni ses supplications ni ses reproches ne purent fléchir l’entêté docteur. Loo, la petite Loo elle-même, se vit impitoyablement repoussée. Ses prières, ses cajoleries, ses larmes mêmes furent impuissantes.

« Non… non… répétait M. Hudelson, jamais aucun lien n’existera entre ma famille et la famille de l’homme qui, non content de me voler mon bolide, m’a publiquement traité de misérable ! »

Il est vrai, c’était la qualification de malhonnête homme qu’il avait lancée, lui, à la tête de M. Forsyth, et ils étaient, comme on dit, à deux de jeu.

Quant à la vieille Mitz, elle se contenta d’apostropher son maître en ces termes : « Monsieur Forsyth, vous n’avez pas de cœur ! »

En tous les cas, M. Forsyth avait des yeux, et, comme la nuit se faisait au-dessus de Whaston, il alla les appliquer successivement à l’oculaire de son télescope pour guetter l’apparition du météore et constater qu’il continuait à retarder un peu plus que la veille.

Mais elle passerait, comme à l’habitude, d’un horizon à l’autre, la sphère d’or, et des myriades de regards purent l’apercevoir au milieu de son éclatante splendeur.

Puis, la nuit s’acheva, le soleil reparut, et, les cloches, qui devaient tinter, ce jour-là, pour le mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson, demeurèrent muettes dans le clocher de Saint-Andrew.

Cependant, la vitesse du bolide diminuait graduellement suivant une loi de mécanique dont les effets allaient être déterminés avec précision par les astronomes des divers observatoires. Une des conséquences de cette diminution était que le météore se rapprochait de la terre, sur laquelle il tomberait lorsque l’attraction l’emporterait sur cette vitesse décroissante. La distance de quarante kilomètres, à laquelle il se trouvait lors de son apparition, ne se chiffrait déjà plus que par une trentaine, réduite d’un quart. Aussi, comme il restait plus longtemps visible entre son lever et son coucher, cela eût permis de l’observer dans des conditions très favorables. Par malheur, les vents d’est régnaient alors, et le ciel se chargeait lourdement des vapeurs apportées de l’Atlantique. À travers l’épaisse couche des nuages, on ne percevait le passage du bolide que difficilement. D’ailleurs, conséquence du retard que subissait son mouvement de translation, ce n’était plus seulement la nuit, mais aussi le jour, à différentes heures, qu’il suivait son orbite du nord-est au sud-ouest, et les observations devenaient de moins en moins faciles. Il était constaté, d’ailleurs, que cette trajectoire n’avait éprouvé aucune modification et se maintenait imperturbablement dans sa direction première.

Du reste, la nécessité ne s’imposait plus de suivre la marche du bolide avec les télescopes ou les lunettes. D’après les relevés déjà obtenus et vérifiés avec une extrême précision, le calcul donnerait tous les résultats attendus – et avec quelle impatience ! – par la curiosité publique. Les intéressés – et quels ils étaient plus spécialement, on va le savoir – les intéressés ne tarderaient pas à être fixés sur ces deux questions :

1° Quand tombera le bolide ?…

2° Où tombera le bolide ?…

À la première, une note parue dans les journaux, et qui émanait de l’Observatoire de Boston, indiqua que la chute s’effectuerait entre le 15 et le 25 juillet.

À la seconde question, les observations ne permettaient pas encore de répondre de manière à satisfaire lesdits intéressés.

Quoi qu’il en soit, le grand événement ne se produirait pas avant six semaines au plus tôt, et huit au plus tard. Tout un mois et demi s’écoulerait jusqu’au jour mémorable où le globe terrestre serait définitivement atteint par ce boulet d’or que l’Auteur de toutes choses lui avait lancé à travers l’espace.

Et, comme le disait cet irrespectueux Punch dans ses entrefilets ironiques : « Qu’il en soit remercié le Céleste artilleur qui nous l’a envoyé !… Aussi bien aurait-il pu viser Jupiter, Saturne, Neptune, ou n’importe quel autre astre de notre système planétaire !… Mais non, c’est notre honorée Cybèle, à laquelle il a réservé cette divine faveur, à l’antique fille du Ciel et femme de Saturne, à la Bonne Déesse qu’il a voulu faire ce cadeau princier de quatre mille milliards ! »

C’était, d’ailleurs, la possession de ces quelques trillions qui surexcitait toutes les convoitises, et, ainsi que l’avait prédit M. Proth, les prétentions des intéressés ne tardèrent pas à se faire jour contre celles des deux premiers découvreurs du bolide, et par intéressés, il faut entendre les divers États situés sous la trajectoire et sur lesquels, l’un ou l’autre, devait nécessairement s’effectuer la chute.

Voici quels étaient ces pays, si favorisés, au-dessus desquels se déplaçait le météore : États-Unis, Nicaragua, Costa-Rica, îles Galapagos, Terres de l’Antarctique, Indes orientales, Afghanistan, contrée des Khirgiz, Russie d’Europe, Norvège, Laponie, Groenland, Labrador, Nouvelle-Bretagne.

On le voit, d’après cette première nomenclature, l’Europe, l’Asie, l’Amérique, devaient seules figurer dans ce concours : l’Amérique par le Groenland, le Labrador, la Nouvelle-Bretagne, les États-Unis, le Nicaragua et Costa-Rica ; l’Asie par les Indes orientales, l’Afghanistan et la contrée des Kirghiz ; l’Europe par la Norvège et la Russie septentrionale. À la surface de l’immense Pacifique, un unique archipel voyait le bolide passer à son zénith : c’était le petit groupe des Galapagos par 92 ° de longitude ouest et 1, 40 ° de latitude sud. Dans l’océan Glacial antarctique, c’était au-dessus de la vaste région polaire, si peu connue encore, qu’il traçait son lumineux sillage, et dans l’océan Glacial arctique, au-dessus des terres qui avoisinent le pôle Nord.

Ce tableau montre que les intéressés étaient les Américains du Nord avec les États-Unis, les Américains du centre avec le Nicaragua et Costa-Rica, les Anglais avec les Indes et la Nouvelle-Bretagne, les Asiatiques avec l’Afghanistan, les Russes avec le territoire des Kirghiz et la Russie septentrionale, les Danois avec le Groenland, les Norvégiens avec les îles Loffoden.

Le chiffre des prétendants s’élevait donc à sept, et, dès le début, ils parurent bien décidés à faire valoir leurs droits. Et, qu’on ne s’en étonne pas, puisque les États favorisés n’étaient rien moins que l’Amérique, l’Angleterre, la Russie, le Danemark, la Norvège et l’Afghanistan. En présence de ces puissants royaumes, M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson pouvaient-ils espérer que leurs réclamations seraient admises ? À supposer que la priorité de la découverte fût accordée, soit à l’un, soit à l’autre, soit à tous deux, s’ensuivrait-il qu’ils dussent avoir leur part du gâteau d’or ?… Il n’en était pas de ce bolide comme d’un trésor, qui appartient pour une certaine portion à celui qui l’a trouvé, et pour la plus importante, au propriétaire du champ dans lequel il est tombé. Qu’importait que M. Forsyth et M. Hudelson eussent été les premiers à signaler la présence du bolide sur l’horizon de Whaston ? Est-ce qu’il n’aurait pas été aperçu tôt ou tard ? Et, d’ailleurs, vu ou non, sa chute serait arrivée quand même. Ni M. Forsyth, ni le docteur, ni personne n’y auraient été pour rien.

Cette thèse fut nettement établie dans une consultation juridique que publièrent les divers journaux. Aussi que l’on juge de la colère des deux rivaux, à voir qu’on ne leur reconnaissait aucun droit sur les trillions aériens. Et qui sait si cette communauté d’infortune, de déceptions, ne serait pas de nature à réconcilier les deux familles, à rapprocher le donjon et la tour ?…

Quoi qu’il en soit, s’il n’avait pas été possible d’amener M. Forsyth et M. Hudelson à se partager le bolide, peut-être les pays situés sous sa trajectoire se montreraient-ils plus raisonnables. En effet, une transaction, ou plutôt une convention, qui leur attribuerait à chacun, soit part égale de la sphère d’or, soit part proportionnée à leur étendue, leur assurerait une somme énorme, suffisante pour équilibrer les budgets ou même pour faire face à toutes les dépenses de l’avenir.

Aussi, dans un très court délai, une Commission internationale fut-elle nommée, dont la mission serait de défendre les intérêts de chacun des États qui, par leur situation géographique, pouvaient recevoir le précieux météore.

Les commissaires furent pour les États-Unis M. Newell Harvey, de Boston, pour l’Angleterre M. Whiting, de Montréal, pour la Russie M. Saratof, de Riga, pour la Norvège M. Lieblin, de Christiania, pour le Danemark M. de Schack, de Copenhague, pour l’Afghanistan M. Oullah, appartenant à la famille de l’émir, pour le Nicaragua M. Truxillo, de San Leon, pour Costa-Rica M. Valdejo, de San Jose.

Qu’on ne soit pas surpris si les vastes régions du continent polaire antarctique n’envoyèrent point de représentants à cette Commission internationale : cela tenait à ce qu’elles n’étaient point habitées et ne le seront jamais. Si, par hasard, le bolide venait à y choir, cela finirait par être su, et les expéditions ne manqueraient point, qui partiraient soit de la Terre Clary, soit de la Terre Louis-Philippe à la conquête du globe d’or ! Et cela amènerait plus sûrement la découverte du pôle Sud que la passion géographique des héroïques découvreurs !

On se demandait si les îles Galapagos, riches en tortues de grande espèce, Albermale, Chatam, Norfolk et autres, seraient représentées dans cette Commission… Oui, et tout naturellement, puisqu’elles ont été acquises par les États-Unis en 1884 au prix de quinze millions de francs. Elles n’occupent d’ailleurs qu’une superficie de cent quarante-sept myriamètres carrés sur quatre degrés de l’océan équinoxial. Les chances que le bolide vînt y prendre contact étaient donc fort restreintes. Mais si ce coup de fortune se produisait, quels regrets pour la république de l’Équateur d’avoir vendu ce groupe ! Il est vrai, combien plus grandes les chances des États-Unis dans la partie occupée par la Virginie, la Caroline du Sud, la Géorgie et la Floride ; pour l’Angleterre, avec les longues plaines du Canada, voisines de l’estuaire du Saint-Laurent, Ceylan de l’Inde et le Labrador de la Nouvelle-Bretagne ; pour la Russie avec le pays des Kirghiz ; pour le Danemark avec cette vaste région du Groenland ; pour l’Afghanistan avec ces immenses steppes qui se développent sur une étendues de ( ) degrés.

Évidemment, la Norvège, à peine croisée par la trajectoire, avec une mince portion de son littoral ouest et le groupe des Loffoden, n’était pas favorisée par rapport aux autres États ; mais elle n’avait pas voulu que ses droits fussent négligés, et son représentant prit place parmi les membres de la Commission internationale.

C’est à la date du 17 juin, à New York, que se réunit cette Commission. Les membres d’origine anglaise, danoise, norvégienne, nicaraguayenne et costaricienne s’embarquèrent sur les plus rapides steamers afin de se trouver au rendez-vous le jour dit. Le commissaire qui dut faire extrême diligence fut celui qu’envoya l’émir de l’Afghanistan. Servi par les circonstances, il put s’embarquer sur un paquebot français à X… et gagner Suez. De là, les Messageries le transportèrent à Marseille ; puis, ayant traversé la France, il franchit l’Atlantique sur un steamer allemand, et débarqua à New York en temps voulu.

À partir du 17 juin, la Commission internationale tint séance sept fois par semaine. Il n’y avait pas un jour à perdre. Le dénouement de cette affaire, sans exemple dans les fastes astronomiques, était peut-être plus prochain qu’on ne l’avait cru tout d’abord. Il n’était pas douteux que la vitesse du météore décroissait graduellement, en même temps que diminuait la distance qui le séparait de la terre. Les journaux spéciaux donnaient quotidiennement les chiffres de cette distance et de cette vitesse, et il n’était pas impossible que le calcul indiquât à quelques degrés près sur quel pays s’effectuerait la chute.

Du moment que des Américains, des Anglais, des Norvégiens, des Danois, et même des Afghans discutent des intérêts de cette importance, on ne saurait s’étonner si les discussions sont animées de part et d’autre. Il semblait que les divers États eussent fait acte de sagesse en n’imitant point M. Forsyth et le docteur Hudelson, qui s’étaient refusés à partager l’énorme trésor, oui, évidemment, et c’est bien à quoi tendirent au début les commissaires, conformément aux prétentions émises par chaque pays.

Mais s’ils se rencontrèrent sur le terrain du partage, l’entente parut bien difficile sur les attributions proportionnelles. Et, en effet, suivant l’étendue de sol au-dessous de la trajectoire, les chances étaient plus ou moins grandes. Aussi les commissaires se disputèrent-ils, le compas à la main, et on peut se demander si ledit compas, après avoir été un instrument de mesure, n’allait pas devenir une arme meurtrière.

Cependant, plus les séances se succédaient, et moins les délégués marchaient vers un accord commun. M. Harvey, des États-Unis, se montrait particulièrement intraitable à défendre ses intérêts, ayant bien soin d’insister sur ce que l’archipel des Galapagos faisait partie du domaine de la République fédérale.

« Et, ne cessait-il de répéter – ce qui était vrai, en somme – c’est qu’à la surface du Pacifique, il n’y avait que ce groupe sur lequel put choir le bolide.

M. Whiting, le délégué du gouvernement de la Grande-Bretagne, apportait dans ces discussions une morgue de grand seigneur, tout en ne voulant consentir à aucune concession. Oui ! il se posait presque en dédaigneux représentant d’un pays qui ne court même pas après des trillions ; mais, malgré ce dédain, il ne cédait pas la moindre parcelle de ses prétentions fondées sur cette circonstance que la trajectoire passait par deux fois au-dessus des possessions du Royaume-Uni : dans l’Ancien Continent, sur certaines régions de l’Inde, dans le Nouveau, sur un long morceau du Canada et du Labrador.

Mais cet Anglais trouva à qui parler en la personne de M. Saratof qui jetait à la tête de ses collègues le vaste pays des Kirghiz, dépendant du gouvernement moscovite.

Il est vrai que par la bouche de M. Oullah, l’Afghanistan lui répondait que le royaume de l’émir, comme étendue, valait bien le pays des Kirghiz. Et, avec quelle violence parlait cet Asiatique, interrompait, affirmait, démentait, on ne saurait s’en faire une idée ! Cela tenait sans doute à ce que non seulement ce royaume de l’Asie centrale avait grand besoin d’argent, mais aussi à ce qu’un tant pour cent était réservé audit Oullah dans l’affaire du bolide.

Cependant, il se trouvait dans cette Commission un délégué plus modeste. C’était M. Lieblin qui représentait la Norvège. En effet, cet État ne tablait guère que sur ses Loffoden et un petit segment de la Laponie, et ses chances ne pouvaient être que fort restreintes. Aussi tous ses efforts tendaient-ils à ce que chaque État, quel que fût le champ de chute offert au météore, eût part égale dans le partage. Mais il ne tarda pas à comprendre que l’Angleterre, la Russie, les États-Unis n’acquiesceraient jamais à cette proposition, et il s’en montrait fort chagriné dans l’intérêt de l’ « Ancien Royaume du Nord ».

M. Lieblin rencontra d’ailleurs un compétiteur des plus acharnés en M. de Schack. Le représentant du gouvernement danois étalait sous les yeux de la Commission tout son Groenland au-dessus duquel l’orbite se décrivait du nord-est au sud-ouest. Il prétendait avoir des raisons de croire – lesquelles, il ne les faisait point connaître – que la chute se produirait en terre groenlandaise. Ce n’est donc pas M. de Schack qui eût jamais consenti à un partage inégal à son préjudice. Il n’aurait pas fallu le pousser très vivement pour qu’il se dît en droit de réclamer la plus grosse somme des quatre mille milliards, ce qui eût permis aux Danois de ne plus jamais payer aucun impôt dans leur bienheureux royaume.

Étant donné leurs intérêts, les commissaires parviendraient-ils à s’entendre ?… Les grands États ne feraient-ils pas la loi aux petits ?… Les premiers ne prétendraient-ils pas être avantagés, ce qui semblait assez juste, d’ailleurs ?… Ou, pour éviter toute contestation, toute difficulté, ne déciderait-on pas que les trillions seraient distribués en parts égales et leur somme divisée entre huit, ce qui donnerait encore le joli chiffre de cinq cents milliards pour chacun ?…

Eh bien, non ! il fallait compter avec l’avidité humaine si follement surexcitée en cette circonstance. Les séances devinrent de plus en plus orageuses. Il y eut lieu de penser que ces discussions dégénéraient en affaires personnelles. Des provocations furent échangées entre M. Newell Harvey, de Boston, et M. Valdejo, de Costa-Rica. Très heureusement, elles n’eurent pas de suites, et cette chasse au météore se terminerait sans effusion de sang.

Inutile de noter que les journaux des divers pays, aussi bien de ceux qui étaient directement intéressés à l’affaire que de ceux qui ne l’étaient pas, ne cessaient de combattre pour ou contre à coups d’articles. Mais la question n’avançait point, et on se demandait si le bolide ne serait pas tombé avant qu’elle ne fût résolue…

Et, ce qui la résoudrait d’une façon définitive, ce qui mettrait fin aux compétitions, ce serait que la chute se fit en pleine mer. Or, les chances n’étaient-elles pas pour qu’il en fût ainsi ?… Ce que l’Amérique, l’Europe, l’Asie, lui offraient, pouvait-il être comparé à l’aire immense du Pacifique, de l’océan Indien, des mers Arctique et Antarctique ?… n’était-il pas infiniment profitable que la boule d’or s’y précipiterait et serait à jamais engloutie dans les profondeurs neptuniennes ?…

Il faut l’avouer, du reste, l’immense majorité du public rejetait une pareille éventualité. Non ! on se refusait à la croire possible ! Quoi ! ce bloc du précieux métal, cette sphère d’un rayon de vingt-cinq mètres, irait se perdre dans les abîmes d’où aucun effort humain ne parviendrait à la retirer ?… Tant de milliards n’auraient paru sur les horizons que pour disparaître en suivant une nouvelle orbite à travers l’espace !… Non ! cent fois non, et la terre entière aurait protesté par la bouche de ses quinze cents millions d’habitants ! …

Au surplus, la Commission internationale ne songea jamais à envisager cette éventualité. Pour elle, le bolide serait un jour partie – et cela ne tarderait pas – du trésor terrestre. La seule question était de décider à qui il appartiendrait, quel serait l’État dans la poche duquel un heureux coup de fortune l’introduirait…

Et, en vérité, ainsi que le fit observer l’Économiste français, ne serait-il pas plus simple, plus juste aussi, que cette aubaine profitât à tout le monde, et non à un seul pays ?… qu’elle fût partagée entre chaque État du Nouveau ou de l’Ancien Continent proportionnellement au chiffre de sa population ?…

Comme vous l’imaginez aisément, l’Amérique, l’Angleterre, la Russie, la Norvège, le Danemark, l’Afghanistan, le Nicaragua, Costa-Rica, haussèrent les épaules, s’il est permis d’employer cette expression. Si la France faisait cette proposition qu’eussent volontiers appuyée l’Allemagne, l’Italie, en un mot, les autres royaumes ou républiques, c’est qu’ils ne voyaient point le bolide passer à leur zénith et ne seraient, en aucun cas, enrichis par sa chute. Cette proposition n’avait donc pas chance d’être admise, et elle ne le fut pas.

Bref, après dix jours de discussions qui ne purent aboutir, la Commission internationale se sépara sur une séance qui nécessita l’intervention de la police de Boston. Il arriva donc que la question fut tranchée de la façon la plus naturelle, et qui sait si ce n’était pas la meilleure ?…

Puisque les délégués n’avaient pu s’entendre sur un partage, soit égal, soit proportionnel, le bolide appartiendrait à celui des pays sur lequel il finirait par tomber.

Cette décision, si elle ne satisfaisait pas les intéressés, fut acceptée avec empressement par tous les États qui n’avaient aucun intérêt dans l’affaire, et combien cela est humain ! En somme, ladite affaire ne serait plus qu’une loterie, ayant un seul lot d’une valeur invraisemblable, une loterie qui se tirerait entre les États-Unis, l’Angleterre, la Russie, le Danemark, la Norvège, l’Afghanistan, le Nicaragua, Costa-Rica… Tant mieux pour qui aurait le bon numéro.

Quant aux droits de M. Dean Forsyth et de M. Stanley Hudelson, on ne s’en occupa même pas, et Dieu sait s’ils avaient réclamé près de la Commission internationale, s’ils s’étaient efforcés d’être entendus par elle. Ils avaient fait le voyage de Boston en pure perte. Ils furent éconduits comme de misérables intrus. Que prétendaient-ils, s’il vous plaît ? Ils avaient été les premiers à signaler l’arrivée du météore dans la zone d’attraction terrestre… Et puis après ?… Était-ce eux qui l’y avaient attiré ?… Est-ce qu’il n’y serait pas venu quand même ?…

On juge de leur fureur quand ils revinrent à Whaston, fureur plus violente envers la Commission que celle qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre !

« Nous réclamerons… nous réclamerons… nous ne cesserons de réclamer tant qu’il nous restera une goutte de sang dans les veines ! », répétaient-ils à leurs partisans.

Eh bien, ils n’avaient qu’à attendre, et c’est au pays favorisé qu’ils adresseraient leur réclamation ! Et qui sait si, après un tel coup de fortune, ce pays ne consentirait pas à abandonner quelques milliards à M. Forsyth et au docteur Hudelson ?…

En ce qui concerne leurs familles, elles ne songeaient même point à les plaindre, elles souffraient trop de cette rupture dont ils étaient les seuls auteurs. Francis Gordon se désespérait, Jenny dépérissait et Mrs Hudelson ne pouvait la consoler. Elle ne voyait plus son fiancé, si ce n’est alors qu’il passait dans Morris-street. Devant les ordres formels du docteur, il avait dû renoncer à ses visites.

Quant aux malédictions de miss Loo et de la vieille Mitz, c’est au bolide qu’elles s’adressaient maintenant, au bolide qui continuait à se rapprocher de la terre par suite de sa marche décroissante. Et, ce qu’elles lui souhaitaient toutes deux, c’était bien qu’il disparût au plus profond des mers. Peut-être les deux rivaux, n’ayant plus rien à réclamer ni à propos de la découverte d’un astéroïde anéanti ni à propos de milliards engloutis, finiraient-ils par oublier leurs haines personnelles…

Et, en vérité, ce que désiraient la fillette et la vieille servante, n’était-ce pas ce qu’il y avait de plus désirable et dans l’intérêt général ? Le Punch ne le fit-il pas voir dans un article ironique, où il prouva que la possession du bolide, au lieu d’enrichir, appauvrirait le monde entier ?…

« Tombe, superbe astéroïde, s’écriait un de ses rédacteurs, tombe, et une grêle que les nuages déverseraient sur notre globe pendant des mois, pendant des années, sans intermittence, ne nous ferait pas plus de mal. Tombe, et c’est l’universel appauvrissement, la ruine générale qui s’y précipiterait avec toi ! Est-ce que déjà la production de l’or ne s’accroît pas chaque année dans une proportion inquiétante ?… Est-ce que de 1890 à 1898, elle n’est pas montée de six cents à quinze cents millions ?… Et pourtant, la bijouterie et les arts n’en emploient annuellement que pour une somme de trois cent soixante millions, et l’usure des pièces n’est pas évaluée à plus de cent quatre-vingts !… À ne prendre que la fortune immobilière et mobilière de l’Europe, on estime qu’elle atteint, au plus, onze cent soixante quinze milliards de francs, et le capital mobilier ne dépasse pas cinq cents milliards, soit pour l’Angleterre deux cent quatre-vingt-quinze, pour la France deux cent quarante-sept, pour l’Allemagne deux cent un, pour la Russie cent soixante, pour l’Autriche cent trois, pour l’Italie soixante-dix-neuf, pour la Belgique vingt-cinq, pour la Hollande vingt-deux ! Pour le Nouveau Continent, l’évaluation n’a pu être faite, mais admettons que sa fortune vaille la moitié de l’Ancien, le total ne donnerait que seize cents milliards ! Eh bien, comparez ce chiffre à celui que représente la valeur du bolide, c’est-à-dire quatre mille milliards… Vous verrez quel en sera le résultat environ trois fois plus d’or qu’il n’y en a d’extrait sur la terre… Et il ne vaudra pas le ( ) de ce qu’il vaut aujourd’hui !… Alors toutes les conditions financières seront modifiées !… Tombe, tombe donc, déplorable météore, et les propriétaires de mines, en Californie comme en Australie, au Transvaal comme au Klondike, mourront de faim sur le seuil de leurs placers ! »

Tout ce raisonnement n’avait rien d’exagéré, et, assurément, pour éviter les perturbations financières qui résulteraient de sa chute, mieux vaudrait que le bolide, rejeté hors de l’attraction terrestre, allât à des milliers de lieues tracer une nouvelle orbite à travers l’espace !

Mais, on le répète, en immense majorité, les esprits étaient hypnotisés par la vue du bolide, à ce point que s’il eut été possible, tous les moyens auraient été mis en œuvre pour l’attirer, alors que tous les efforts eussent dû tendre à l’éloigner de notre sphéroïde ! …

Telle était la situation dont le dénouement ne pouvait plus être très éloigné. En effet, si le ciel, le plus souvent voilé de nuages, ne permettait pas, des divers points d’où il pouvait être aperçu, d’observer sans relâche la marche du bolide, les instruments le saisissaient suffisamment à son passage pour en déterminer et la vitesse et la distance. Elles décroissaient suivant les lois de la mécanique, et la chute ne devait plus être qu’une question de semaines, de jours peut-être. On l’entendait siffler comme une gigantesque bombe à travers les hautes zones atmosphériques. Cela aurait bien dû causer une frayeur générale, car, à tomber sur un hameau, sur un village, sur une ville, on imagine aisément quels dégâts eût produits cette masse de douze cent soixante mille tonnes ! Étant donné sa hauteur verticale, en multipliant sa pesanteur par le carré de la vitesse, il y avait lieu de croire qu’il s’enterrerait profondément dans le sol.

« Oui… il s’y enfoncera, prophétisèrent certains journaux, il crèvera l’écorce terrestre, il pénétrera dans le vide intérieur où l’énorme quantité de carbure de fer qui compose notre globe est maintenu à l’état de fusion, et il s’y volatilisera, et on n’en retirera pas un rouge-liard ! »

Dans la matinée du 29 juin, voici la nouvelle que les télégrammes répandirent dans le monde entier, d’après les calculs de l’Observatoire de Boston :

« Les observations permettent aujourd’hui de porter à la connaissance des intéressés des deux continents l’information suivante :

« L’endroit et la date où s’effectuera la chute du bolide n’ont pu être encore établis d’une manière absolue. Ils pourront, sans doute, l’être bientôt avec une entière précision.

« C’est entre le 7 et le 15 août prochain que la chute se produira à la surface du globe terrestre, et ce sera sur la partie comprise entre les soixante-dixième et soixante-quatorzième parallèles nord et entre les quarante-cinquième et soixantième degrés de longitude ouest, au Groenland. »

À la réception de cette dépêche, il y eut un effondrement sur tous les marchés, et ce fut des trois quarts de leur valeur que baissèrent les actions des exploitations aurifères de l’Ancien et du Nouveau Monde !

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