VI Blücher et Grouchy

La tempête avait enfin cessé, tuée par sa propre fureur.

Le marquis de Santa Claus était perplexe.

« J’aurai du mal à me dépêtrer de cette histoire, songeait-il. Il y a… Eh bien ! ma foi ! il y a que je suis trop vieux ! Quarante ans ! Un vieillard, en somme ! »

Il considérait des enfants méditatifs sous des porches, ou d’autres qui se poursuivaient dans la neige, en criant.

Rue de l’Étuve, il s’en trouvait toujours une bande qui stationnait aux abords de la chambre sans fenêtre, pourvue seulement d’une très étroite lucarne, où Cornusse développait ses photographies. Pour eux, cette salle représentait le cabinet noir – le fameux cabinet noir des pénitences. Ils imaginaient la pièce pleine de menaces, de pièges, hantée de toutes sortes de bestioles couleur de moisi. Un frisson leur descendait le long de l’échine…

— Vous avez vu ? dit une fillette.

C’était Madeleine Neubach. Elle pointa un doigt vers la lucarne.

— L’œil… L’œil du Père Noël, celui qui lui rapporte tout… Il nous a regardés.

Un bambin joufflu fanfaronna :

— L’œil ? Il ne peut plus rien rapporter, puisque le Père Noël est mort !

— Oui ? Eh bien ! approche un peu ton nez de la lucarne, puisque tu es si malin gros lard !

— Pfftt ! Ce que c’est bête, les filles ! D’abord, il n’y a pas d’œil… c’est une blague !

— Si, il y en a un. Il est tout rouge.

— C’est pas un œil, c’est une lampe. Une fois, mon frère Christophe a regardé par la lucarne. Il n’a pas peur, mon frère Christophe. Il a vu des cuvettes sur une table, et puis des tas de fioles, et puis la lampe rouge.

Néanmoins, le petit reculait, sournoisement, se collait contre une muraille, point tellement rassuré…

« Un gamin, une fillette de six ans, se disait le marquis de Santa Claus, voilà ce qu’il faudrait, comme détectives, dans une enquête pareille ! Ils comprendraient, eux ! Le Père Noël, le Père Fouettard, Croquemitaine, l’Homme au Sac et le Marchand de Sable ; l’Ogre de Saint-Nicolas, la Mère Michel et le Compère Lustucru, ça les connaît ! Ils sont chez eux, là-dedans ! Ah ! l’âge de raison, quelle tristesse ! Et j’oubliais Cendrillon ! Tiens ! voilà le baron, justement. Pour un Prince charmant, il a l’air préoccupé ! »

Le baron de La Faille allait, tête inclinée. Il sortait de la rue des Trois-Puits.

Le marquis aborda le châtelain.

— Puis-je vous rappeler, mon cher baron, votre promesse de me laisser voir vos archives ?

— Le stock vous attend, marquis. J’ai vidé deux bahuts à votre intention.

Cendrillon cousait, à sa croisée. La pauvrette était bouleversée. À peine était-elle parvenue, bien sagement, et non sans soupirer, à redescendre sur la terre et à ne plus considérer que comme un merveilleux souvenir l’aventure du réveillon et du bal, que le baron était arrivé. Debout devant la fenêtre, il avait murmuré, tout en agaçant les canaris, des mots qui n’avaient rien de très extraordinaire, des mots de tous les jours, mais qui empruntaient une valeur singulière aux regards dont ils étaient accompagnés. Le baron parti, Cendrillon avait repris courageusement l’aiguille et le dé, mais il flottait devant ses yeux comme un voile derrière lequel les chiffons bleus et rouges destinés à faire des uniformes de soldats de bois semblaient se transformer en étoffes précieuses.

— Eh bien ! mademoiselle, vous avez eu un beau triomphe au bal, m’a-t-on dit ! Ce sera mon regret de n’avoir pu vous admirer !

Catherine rougit.

— Vous étiez souffrant, je crois, monsieur le marquis ?

— Un peu, mais il n’y paraît plus.

— J’en suis heureuse.

Elle sourit.

— Oui. Cela a été pour moi une soirée… Je ne peux pas dire à quel point ce bal… Ah ! c’était tout à fait comme dans les contes ! J’ai d’abord essayé je ne sais plus combien de robes, au château. Des toilettes, monsieur le marquis, comme je n’en avais jamais vu ou imaginé avant ! Et cette chaussure que l’on ne retrouvait pas… Des chaussures toutes dorées… Mais je suis sotte ! Pour vous, c’est naturel, ces choses-là…

Lorsque le marquis s’éloigna, il grommelait.

— Tout à fait comme dans les contes ! Cela devient exaspérant, à la fin ! Nous ne sommes pas dans un conte de fées, sacrebleu ! Des diamants disparaissent, un individu sans papiers d’identité est trouvé étranglé : ce n’est pas précisément féerique !

Devant la bijouterie, le facteur bavardait avec Turner :

« Tiens ! l’Homme au Sac taille une bavette avec le Marchand de Sable, se dit machinalement le marquis. Et, bien entendu, la Mère Michel est à sa fenêtre. »

Il s’arrêta net.

« Allons bon ! Moi aussi ; maintenant, cela me prend ? Enfin, voyons ! Suis-je à Mortefont, en Lorraine, ou au pays d’Il était une fois ?… »

Après le déjeuner, le marquis de Santa Claus se rendit auprès de l’entrée du souterrain, là où Jules Poudriollet et un autre garnement avaient aperçu l’Allemand pour la première fois. L’endroit était désert. À la place où gisait, une douzaine d’heures plus tôt, « l’homme tombé du ciel », se dressait, pipe au bec et balai sous l’aisselle, un énorme bonhomme de neige. Le marquis le considéra gravement. Gravement, il se courba, ramassa une poignée de neige, qu’il pétrit. Son bras se détendit, la pipe du bonhomme de neige sauta en l’air. Lorsque le marquis s’en alla, le bonhomme de neige, outre sa pipe, avait perdu sa tête et son balai.

« Ça va ! se disait le marquis en frictionnant ses mains rougies par la neige. Je rajeunis ! »

Dans l’après-midi, il remarqua qu’on l’observait bizarrement. Des gens se tassaient sur son passage ou se prenaient à chuchoter.

Il circulait dans une atmosphère d’hostilité. Beaucoup le soupçonnaient de n’être pas pour rien dans les événements du 24 et du 25 décembre.

Jusqu’au sacristain, qui l’espionnait ! S’étant retourné à deux ou trois reprises, il l’aperçut, assez loin, qui regardait dans sa direction.

Vers six heures, le marquis entra dans l’église. Si quelqu’un, un instant après, y avait pénétré pour le rejoindre, il aurait eu la stupeur de ne plus l’y trouver.

Le marquis, par une échelle branlante, avait grimpé dans le clocher et s’était installé à califourchon sur un chevron. Contre sa nuque, il sentait le contact froid d’une cloche. De ce perchoir, il pouvait observer l’extérieur, entre deux poutres. La nuit était tombée. Le temps était maintenant très calme. Quantité de points scintillaient dans le ciel nettoyé, et, au ras du sol, des lampes brillaient. Des voitures passaient au trot. La lueur rougeâtre de leurs lanternes faisait songer à des étoiles filantes, peu pressées, pour une fois. Bas sur l’horizon, un astre resplendissait d’un éclat blanc. C’était la planète Vénus.

Le marquis se rappela la formule du grimoire :

Interroge l’Étoile du Berger,

Tu trouveras le Bras d’Or caché !

Ses yeux s’abaissèrent. Son regard plongea. Au presbytère, deux pièces étaient éclairées : la cuisine et la chambre à coucher. L’abbé Fuchs était au lit. Le marquis voyait sa tête coiffée d’un bonnet de coton rouler lentement sur l’oreiller. Kappel, dans la cuisine, préparait un repas très léger. Le marquis observa longtemps le sacristain, sa façon prudente d’avancer le pied, d’étendre le bras, à cause de sa myopie.

Puis Kappel éteignit dans la cuisine et servit au curé un bouillon, un œuf à la coque, de la confiture, le tout arrosé d’un peu d’eau minérale. Une infusion termina le repas. Après cela, Kappel installa en veilleuse une lampe au chevet du prêtre, mit du bois sur le feu et s’en alla.

Le marquis se préparait à quitter le clocher lorsqu’il entendit une porte grincer, puis un pas, qui lui sembla extrêmement discret, résonner dans l’église. Il conclut à une ultime ronde du sacristain et attendit. Son regard revint distraitement à la chambre de l’abbé Fuchs. Aussitôt, sa bouche s’arrondit et ses yeux s’élargirent.

Le prêtre était sorti de son lit. En chemise, pieds nus, le pompon de son bonnet se balançant burlesquement sur sa nuque, il trottinait à travers la pièce. Il s’arrêta près d’un prie-Dieu. Il inclina un peu la tête de côté, dans le mouvement de prêter l’oreille. Puis un sourire parut sur son visage. Le marquis était très intrigué. Il vit l’abbé Fuchs se pencher sur le prie-Dieu. C’était un vrai meuble, d’un modèle qui ne se fait plus guère : à la fois prie-Dieu et placard. L’abbé Fuchs ouvrit la partie formant placard. Dans son clocher, le marquis se mit à pouffer. Le curé tenait maintenant un verre et une bouteille à demi pleine d’un liquide qui ne devait avoir aucun rapport avec de l’eau minérale, ni de la tisane.

Le prêtre se versa une forte rasade et l’ingurgita.

Ensuite, il rangea verre et bouteille, traversa de nouveau la pièce en trottinant, s’enfouit sous ses couvertures et ne bougea plus.

« Fichtre ! M. le curé a une curieuse façon de suivre son régime ! Je doute que le cordial qu’il vient de s’administrer soit indiqué pour son cœur ! »

Souriant, le marquis redescendit l’échelle et se retrouva dans l’église, où ne s’entendait plus le moindre bruit. Après une hésitation, il marcha vers le maître-autel et passa dans la sacristie. La porte ouvrant sur le jardin n’était pas fermée à clé. Le marquis l’ouvrit et sortit. Au même instant, il reçut en plein front un magistral coup de gourdin qui l’étendit sur le sol.

Par chance, le bord du chapeau avait amorti le choc.

Le marquis était seulement étourdi. Il sentit une main palper ses vêtements, puis se glisser dans la poche qui contenait le portefeuille. La tiédeur d’un souffle précipité courait sur son visage. Il saisit le poignet avec promptitude, puis, redressant le buste et s’arc-boutant du genou contre les jambes de son agresseur qu’il avait renversé, il imprima au poignet une torsion brutale et se mit à tirer. Un hurlement s’éleva.

De sa main libre, le marquis atteignit dans son veston une lampe électrique et pressa le bouton. Pour la seconde fois, dans cette soirée, sa bouche s’arrondit : son assaillant, c’était Blaise Kappel ! Le marquis promena un instant sur le sol le faisceau lumineux et l’arrêta sur une échasse.

— Alors, c’est une manie ! cria-t-il, ou bien c’est la conséquence d’un vœu ! Vous avez juré de m’assommer à coups d’échasse ! Changez d’arme, la prochaine fois !

— Vous êtes un imposteur, un voleur et un assassin ! répondit le sacristain, qui essayait vainement de se dégager et grimaçait de douleur.

— Un imposteur ?

— Je sais que vous n’êtes pas le marquis de Santa Claus…

— Je ne suis pas le marquis de Santa Claus ?

— Non ! Je l’ai compris dès que je vous ai vu, ce matin. Le marquis avait gardé au front une cicatrice du coup que je lui ai donné hier. Vous êtes habile, mais vous n’avez pas songé à la cicatrice.

Le marquis lâcha le poignet de Kappel et éclata de rire.

— Voilà donc pourquoi vous m’avez demandé mon détecteur, pensant que je ne saurais même pas ce que ce mot signifie ! Et voilà pourquoi vous m’avez espionné cet après-midi ? Rassurez-vous ! Je suis tout autant marquis de Santa Claus que le marquis de Santa Claus que vous connaissez. C’est mon secrétaire. Lorsque l’on m’a demandé de venir exercer une surveillance ici, j’ai jugé qu’il s’en tirerait aussi bien que moi et je l’ai envoyé. Mais quand il y a crime, c’est moi, Prosper Lepicq, qui opère en personne !

— Cette ressemblance effarante… s’étonna Kappel.

— Aisée à obtenir. Je vais vous livrer le secret. J’ai imaginé de créer un visage qui fût à mi-chemin de celui de mon secrétaire et du mien. Il nous était plus facile de le « rejoindre » chacun, que, pour l’un quelconque de nous deux, de parcourir toute la distance le séparant de l’autre. Le visage du marquis de Santa Claus, c’est une sorte de moyenne ! Vous comprenez ? Moyenne de nos ressemblances et de nos différences ! Un peu de mon secrétaire et un peu de moi-même. Le plus gênant, ce sont les yeux et la voix. Mais les lunettes et l’accent portugais n’ont pas été inventés pour les chiens ! Par exemple, l’animal aurait pu me signaler la cicatrice au front ! Je ne pouvais pas deviner ! En attendant, laissez-moi vous féliciter, vous visez rudement juste, pour un myope !

Peu après, le quiproquo parfaitement dissipé, Kappel insista pour emmener le marquis chez lui et le panser. Puis, ensemble, les deux hommes trinquèrent, et M. de Santa Claus rentra au Grand-Saint-Nicolas.

Il était huit heures et demie. Chez lui, M. Noirgoutte se levait de table après un dîner copieux. Il venait d’allumer un cigare et de se laisser tomber avec une sensation de bien-être dans un profond fauteuil lorsqu’on frappa. La servante alla ouvrir.

— Virecourt est dans le couloir, monsieur le maire.

— Virecourt ? Qu’il entre !

— C’est les policiers, monsieur Noirgoutte, dit le garde champêtre.

— Ah ! tout de même ! Ils ont fini par arriver !

— C’est-à-dire non, monsieur le maire ! Ils ne sont pas là. Je me trouvais à la mairie avec l’instituteur, quand le téléphone s’est mis à marcher. Les policiers sont arrêtés en ce moment à Baccarat.

— À Baccarat ? hurla le maire en bondissant. À Baccarat ! Et qu’est-ce qu’ils y fichent, à Baccarat ? Baccarat n’est même pas sur le chemin de Mortefont ! C’est monumental ! Je vais télégraphier au commissaire divisionnaire et lui demander si ses inspecteurs sont partis pour une enquête ou pour des vacances ! On ne se paie pas la tête des gens comme ça ! Baccarat !… Baccarat !…

— C’est-à-dire qu’ils ont dû faire un crochet, monsieur le maire, vu l’état des routes.

— Un crochet ? C’est le comble ! Et pourquoi ne pas passer par l’Espagne, tant qu’ils y sont ! Mais qu’ils y passent, par l’Espagne, et qu’on n’en parle plus ! Un crochet ! Et combien de temps espèrent-ils moisir à Baccarat ?

— D’après ce qu’ils expliquaient, ils ont eu des ennuis de moteur, à cause du froid, et une panne d’essence, et un pneu crevé. Enfin, tout, quoi ! Mais on peut compter sur eux sans faute au lever du jour.

— Au lever du jour ? Oui ! Mais ils n’ont pas dit quel jour !

M. Noirgoutte éclata d’un rire homérique.

Au lever du jour, pas de policiers.

En revanche, le téléphone tinta de nouveau. Cette fois, ce n’était ni à la mairie, ni chez le maire. C’était au Grand-Saint-Nicolas.

— Monsieur le marquis, on vous demande de Paris, vint dire la petite bonne.

— De Paris ! Diable, diable !

En pyjama, le marquis, qui arborait au front une superbe bosse, courut à la cabine téléphonique. Il perçut une voix lointaine :

— Allô !… Le marquis de Santa Claus, à Mortefont ?

— Lui-même. Qui est à l’appareil ?

— Le marquis de Santa Claus, à Paris !

— Diable ! diable ! Que se passe-t-il ?

— J’ai fait un oubli, hier. Je n’ai pas songé à vous signaler que le coup d’échasse du sacristain m’avait laissé une marque vers la tempe droite.

Le marquis de Santa Claus, à Mortefont, frictionna sa bosse, et eut cette repartie :

— Aucune importance ! J’y ai songé, après coup ! Le nécessaire a été fait !

Lorsqu’il sortit de la cabine, Hagen entrait dans l’auberge. Le boucher le regarda durement, puis détourna le front et demanda :

— Sers-moi un café, Kopf, avec une mirabelle !

Il ajouta, d’une voix ambiguë :

— Tu sais la nouvelle ? Paraît que notre curé est mort, cette nuit…

Le marquis de Santa Claus se vêtit en hâte et courut au presbytère. Il y trouva le docteur Ricomet, Kappel, le maire, Turner et sa sœur, et Virecourt. Le sacristain était accablé.

— Mais, comment se fait-il ? Hier soir encore, M. le curé…

— Le cœur, dit le docteur. J’ajoute qu’il est admirable que l’abbé ait pu tenir si longtemps !

— Hélas ! Voyez ce que l’on a découvert !

Le sacristain alla jusqu’au prie-Dieu-placard d’où, la veille, le marquis installé dans le clocher avait vu le prêtre sortir clandestinement une bouteille, et il dévoila, cachés dans le petit meuble, une douzaine de flacons vides portant cette étiquette : Mirabelle des Vosges.

— Voilà ! dit-il en hochant désolément la tête. Nous sommes peu de chose ! Nous sommes bien peu de chose ! Si j’avais pu me douter que le pauvre homme buvait…

Depuis cinq minutes, le marquis toquait en vain à la porte de Cornusse. Le photographe s’entêtait à ne pas ouvrir.

— Inutile ! Je ne veux voir personne, criait-il. Allez-vous-en !

Las de frapper, le marquis secoua le loquet. L’autre brailla :

— N’entrez pas, brigand, ou je fais un malheur !

Le marquis de Santa Claus entra et referma la porte. Le vieil homme brandissait un pied d’appareil photographique.

— Allons, mon père Cornusse, je ne vous veux aucun mal !

— J’en ai assez de me voir montré au doigt comme un voleur ! Cinquante ans de ma vie, que j’ai passés à Mortefont, sans faire tort d’un centime à mon prochain, et, maintenant, venir me jeter ça à la face : « Voleur ! » Ah ! miséricorde !

Il abattit furieusement sur une table le pied de l’appareil photographique, qui se brisa net.

— Mais, père Cornusse, je suis persuadé que vous êtes un honnête homme ! C’est précisément pour cela que je veux essayer d’éclaircir cette affaire avec vous.

— C’est tout éclairci, fit l’autre buté. Kappel et Turner sont des voleurs !

Il montra, d’un large geste, les cartes postales idylliques, les attendrissantes photographies qui tapissaient ses murailles ; il semblait les prendre à témoignage.

— Me faire ça, à moi ! À moi !

— Voyons, père Cornusse, calmez-vous. Il faut que vous fassiez un effort de mémoire.

— Est-ce que vous êtes de la police ? questionna hargneusement le vieux.

— Je ne suis pas de la police. Je veux vous aider, parce que vous êtes dans l’embarras.

En parlant, il était allé prendre sur un bahut une bouteille de vin gris. Il emplit deux verres. Automatiquement, le photographe avança la main.

— À votre santé, Cornusse !

— À votre santé, monsieur le marquis !

Les deux hommes s’assirent. Le photographe appuya ses coudes sur la table.

— Vous êtes un honnête homme, Cornusse, répéta le marquis.

— Oui, dit Cornusse avec conviction.

— Maintenant, écoutez-moi. Blaise Kappel le sacristain et Max Turner le bijoutier sont aussi d’honnêtes gens.

— Oui, dit Cornusse.

Le mot était parti tout seul. Il se reprit :

— Non ! J’ai mal dit. Kappel et Turner sont des menteurs et des malfaisants !

— Tut ! tut ! fit le marquis. Parlons-nous sérieusement, oui ou non ? Laissez de côté votre rancune. Je vous dis que Kappel et Turner sont d’honnêtes gens, et vous le savez bien, au fond !

— Mettons !

— C’est donc qu’il existe un voleur qui n’est ni vous, ni Kappel, ni Turner.

— Dame ! Faut bien que ce soit quelqu’un !

Les deux hommes burent.

— Hier après-midi, Cornusse, vous avez effectué le tour des familles…

— Pareil que tous les ans… Je commence rue des Trois-Puits, je fais la Grand-Place, je monte la rue de l’Étuve, la rue de l’Âtre, je vais saluer le maire, je me rends à la maison d’école, je fais un saut chez le docteur, je passe chez M. de La Faille, malgré qu’il n’y a pas de gamin au château, je redescends par la rue du Marché, et ainsi de suite. Je n’épargne personne, quoi !

— Bien. Votre tournée faite…

— Après ma tournée, je suis arrivé à la sacristie, j’ai joué mon rôle à la salle du patronage et j’ai assisté à la messe de minuit. Pareil que tous les ans, je l’ai déjà dit vingt fois. Ce coup-ci, j’ai bu un peu plus que d’habitude, je le reconnais. Ça m’avait bouché l’estomac, je n’ai pas réveillonné. Je suis rentré chez moi aussitôt après la messe et la musique de Villard ; la fanfare, vous savez ? Ah ! c’est un drôle, Villard ! Tous les ans, à la sortie de la messe de minuit, c’est recta : le Chant du Départ. Réglé comme papier à musique !

Le marquis lança un regard aigu au photographe. Un soupçon venait de le traverser. La clé de la déconcertante contradiction qui opposait Cornusse à Kappel et Turner allait-elle lui être fournie plus tôt qu’il ne l’avait espéré ? Il venait d’entrevoir une explication stupéfiante de simplicité.

— Toujours le Chant du Départ ? Jamais un autre air ?

— Jamais ! Réglé comme papier à musique, je vous dis !

— Vous avez mal entendu, Cornusse. M. Villard a modifié son programme cette année. Il a intercalé des fragments de la Carmagnole et du Ça ira dans le Chant du Départ. Cela a même fait jaser pas mal !

Cornusse secoua la tête.

— Villard n’a rien fait de ce que vous dites, je le sais. J’ai écouté la musique jusqu’à la fin.

Ainsi, l’étrange contradiction se poursuivait ! Cornusse, à la sacristie, n’avait pas vu ce qu’avaient vu Turner et Kappel. Sur la place, à l’issue de la messe, il n’avait pas entendu les airs que chacun avait pu entendre. Et il était prêt, visiblement, de la meilleure foi du monde, à soutenir, seul contre tous, que Villard n’avait fait jouer ni le refrain de la Carmagnole ni celui du Ça ira. Le marquis se renversa en arrière et alluma une cigarette.

— Je vais vous conter une bonne histoire. Une aventure qui m’est arrivée il n’y a pas longtemps. Cela se passait dans un grand café, à Paris.

— Je n’ai jamais été à Paris, dit Cornusse.

— Aucune importance. Je m’étais rendu dans ce café, après quelques heures de sommeil, pour y retrouver un ami avec qui j’avais bu toute la nuit. Bu sérieusement, vous me comprenez.

Les joues du vieux se plissèrent, il fit un clin d’œil malicieux.

— Bien. Cet ami me dit :

» — Marquis, tu m’obligerais si tu pouvais me rendre les cinq cents francs que je t’ai prêtés cette nuit.

» Je réfléchis et me souvins effectivement de l’emprunt. J’étais confortablement lesté d’alcool lorsque j’avais demandé et reçu la somme ; néanmoins je me rappelais parfaitement la scène dans ses moindres détails :

» — C’était dans tel bar, à telle heure, dis-je. Un tel était avec nous.

» — Exact !

» Je tendis un billet de cinq cents francs. Mon ami se mit à rire.

» — Tu ne me dois rien. Je plaisantais. Je t’ai prêté cinq cents francs, au bar et dans les circonstances que tu indiques, mais il y a un mois de cela ! Tu m’as remboursé depuis !

» Je refusai de le croire :

» — Je t’assure que non ! C’était la nuit dernière ! J’en suis certain.

» J’insistai :

» — Un tel était avec nous. Il a même fait telle remarque, à tel moment…

» — Oui, mais… c’était le mois dernier…

» — Non ! la nuit dernière !

» Mon ami eut toutes les peines du monde à me convaincre !

— Elle est bien drôle ! fit le photographe.

Il riait. Il n’avait pas compris.

— Votre aventure, Cornusse, est la répétition de la mienne !

— Quoi ?

— Avant-hier, vous avez très certainement commencé votre tournée de Noël, mais vous ne l’avez pas terminée. À un point donné de votre parcours, alors que vous étiez déjà plus que gai, un personnage exactement au courant de votre tournée et de votre rôle à la séance annuelle du patronage vous a fait boire jusqu’à ivresse complète, vous a drogué peut-être, et a achevé votre tournée sous votre déguisement. Ensuite, il vous a ramené ici titubant, inconscient. Le lendemain, vous avez juré de bonne foi avoir fait de bout en bout cette tournée. Mais vous brouilliez les dates ! Vous vous rappeliez le Noël de l’année dernière ! Et cela avec d’autant plus de certitude que, depuis quinze ans, à l’occasion de cette fête, votre itinéraire est invariable, vos gestes et même vos paroles sont « réglés comme papier à musique ». Seulement, cette année-ci a apporté de la nouveauté ! Il y a d’abord eu l’affaire à la sacristie. Puis l’innovation de Villard : le refrain de la Carmagnole et du Ça ira ! Ces faits, il est clair que vous ne pouviez pas vous les rappeler, puisqu’ils ne s’étaient jamais produits auparavant.

Cornusse bégaya :

— C’est impossible ! Dites-moi que je suis fou, j’aime mieux ! Enfin quoi ! Je me vois encore trinquant avec Hagen. On a parlé des cours, de la crise.

— L’année dernière !

— Mais non ! avant-hier ! J’ai bu avec le père du petit Poudriollet. Le gamin était tout fier de porter ses premières culottes longues !

— L’année dernière !

— Nom d’un chien ! puisque je vous dis que c’était avant-hier ! Chez le maire, tenez, chez M. Noirgoutte, on a parlé des prochaines élections. Ah ! mais… Attendez donc ! On n’a pas pu parler des élections qui allaient se faire, puisque… voyons, voyons… puisqu’elles se sont faites cette année, justement ! Il m’a pourtant parlé des élections qui allaient venir, Noirgoutte !

— L’année dernière !

— C’est peut-être possible, après tout ! Mais, dans ces conditions, qu’est-ce qu’on aurait raconté, cette année, moi et le maire ?… Je ne trouve pas. C’est comme un trou ! Qu’est-ce qu’on a bien pu dire ? Laissez que je cherche, je nous revois à table. On trinquait, comme de juste… Qu’est-ce qu’elle faisait, déjà, la servante ? Ah ! c’est fort !… Je la vois qui va et vient, il y a une marmite sur les braises. Ne bougez pas. Ça revient petit à petit. Je vois la marmite… Le maire est en train de me dire… de me dire… Ha ! Je l’entends comme s’il était ici :

» — Mon père Cornusse, je crois que les radicaux sont dans le lac !

— Vous voyez bien que c’était l’année dernière !

Cornusse donna un coup de poing sur la table.

— Je vous dis que je suis passé chez M. Noirgoutte cette année ! La preuve, c’est que, d’après ma tournée, je fais toujours le maire avant le docteur et M. le baron. Or c’était moi, chez les deux. M. Ricomet m’a raconté qu’il allait tout de même se décider à acheter une voiture !

— L’année dernière !

— Non ! Cette année ! Puisqu’il n’en a pas, de voiture ! C’est comme au château, j’ai entendu Augusta parler d’une chaussure de bal. Elle ne pouvait pas mettre la main dessus. C’était pour la petite Arnaud, pour un déguisement. Eh bien ! allez-vous prétendre que c’est l’année dernière que M. le baron a conduit la petite Arnaud au bal du Grand-Saint-Nicolas ? C’est avant-hier !

Le photographe repoussa brutalement sa chaise.

— Et puis, écoutez ! Je n’aime pas ça ! Je n’y comprends plus rien, moi, à la fin ! Où est-ce que j’ai été ? Où est-ce que je n’ai pas été ? Je ne sais plus ! Enfin quoi, il n’y a pas deux Cornusse ! C’est moi Cornusse, monsieur le marquis ! Le Père Noël, c’est moi !

Il s’affolait. Il courait çà et là, comme un rat balourd ; il touchait ses photographies, ses cartes postales ; il promenait des doigts tremblants sur sa poitrine, comme pour s’assurer de la réalité de sa propre personne. Tout fuyait. Tout se confondait. Les années se mêlaient. Dans une espèce d’hallucination, le vieux photographe voyait quinze Pères Noël entièrement semblables, rouges dans un paysage de neige, cheminer sous une pluie de feuilles de calendrier portant le même quantième : 24 décembre, mais indiquant chacun un millésime différent : 1919… 1927… 1928… 1931… 1932…

Lorsque le marquis, vers la fin de la matinée, arriva au château pour compulser les archives des de La Faille, il trouva, entassées sur une table, plusieurs piles de parchemins, livres de raison, coutumiers, etc. Le baron, hôte accompli, se garda de l’assommer de commentaires.

— Fouillez ! Ne craignez pas de déclasser ! Vous trouverez ici de l’encre et du papier pour prendre des notes.

Puis lui-même s’installa auprès de son feu et se plongea dans la lecture d’une Vie du Surintendant Fouquet récemment publiée. Bien que cette lecture semblât l’intéresser beaucoup, elle ne lui faisait pas oublier son visiteur. De loin en loin, il relevait le front et considérait attentivement les traits du marquis courbé sur des parchemins couverts d’écriture ancienne et de vieux plans.

Sur la feuille de papier que le baron avait mise à sa disposition, le marquis ne prit qu’une note. Encore n’était-ce pas une note : un dessin ! Un dessin très simple, représentant une étoile à quatre branches.

Lorsque M. de Santa Claus prit congé, après avoir accepté une invitation à dîner pour la soirée, le baron dit, non sans ironie :

— Vous oubliez quelque chose, mon cher marquis !

— Et quoi donc, baron ?

— Ce que vous avez butiné dans mes archives ! Cette étoile !

Il désignait le dessin sur la feuille de papier.

— Je gage que vous n’attachez guère foi à la légende du reliquaire enseveli ? questionna M. de Santa Claus.

— Aucune ! Et vous-même ?

L’œil du marquis brilla derrière le lorgnon.

— Que sais-je, baron ?

Il prit la feuille de papier, la plia et, de l’air le plus sérieux du monde, enfouit l’étoile dans sa poche.

Après le déjeuner, le marquis de Santa Claus demeura un moment assis sur un banc de la Grand-Place. Il suivait pensivement les ébats des gamins qui couraient et piaillaient, le nez rougi de froid, les mains au chaud dans leurs poches bourrées de châtaignes cuites sous la cendre.

MM. Noirgoutte et Villard passèrent de compagnie. L’instituteur salua le marquis, mais le maire garda son chapeau enfoncé sur sa tête et prit une mine rogue.

Le marquis l’entendit soupirer :

— Si seulement les inspecteurs de Nancy étaient là !

Une trompe d’auto corna. Le maire exécuta un brusque demi-tour sur lui-même à la manière des girouettes, aux sautes de vent.

— Enfin ! les policiers ! s’exclama-t-il.

Ce n’étaient pas les policiers. C’était la guimbarde asthmatique, à la carrosserie grelottante, qui assurait le service Cirey-Mortefont et retour.

Le maire eut un geste furieux.

— Avouez que c’est formidable ! Les communications sont rétablies ; cette vieille patache trouve le moyen de passer – et toujours pas de nouvelles des hommes de la Brigade mobile !

On vit descendre de la guimbarde un ecclésiastique mince et pâle marquant à peine vingt-cinq ans. C’était le remplaçant de l’abbé Fuchs. Une valise à la main, le chauffeur le guida vers le presbytère.

Le marquis se rendit à la mairie. Au seuil, il croisa Villard, qui était revenu et, déjà, repartait.

— Je puis entrer à la bibliothèque ?

— Certainement, monsieur le marquis. Vous m’excuserez de ne pas vous accompagner. Vous trouverez la porte ouverte…

Mais la pièce poussiéreuse où étaient enfermés les livres n’intéressait nullement le marquis. C’était dans la pièce où reposait le corps de l’inconnu qu’il avait l’intention de pénétrer. Celle-ci était close. Le marquis n’hésita pas : il crocheta la serrure avec une adresse et une rapidité que lui eussent enviées bien des cambrioleurs exercés. Derrière lui, il repoussa la porte contre le chambranle, sans fermer.

Les persiennes closes maintenaient la salle dans une obscurité complète. Le marquis fit jouer le ressort d’une lampe électrique et se mit en devoir d’en promener très minutieusement le faisceau lumineux sur le cadavre. Tout à coup, il se courba davantage, en laissant échapper une sorte de grognement. Vingt secondes plus tard, il éteignait sa lampe et se retirait sur la pointe des pieds, après avoir irrespectueusement appliqué deux petites tapes sur le crâne du mort, dans un geste familier, amical, exprimant quelque chose comme : « Merci, vieux ! »

Revenu près de la porte, il fronça les sourcils : appuyée tout à l’heure contre le chambranle, elle bâillait à présent. Elle n’était cependant pas de celles qui s’ouvrent seules, et il ne circulait aucun courant d’air. Fallait-il admettre qu’un personnage au pas remarquablement silencieux l’avait poussée, avait surpris le marquis penché sur le cadavre, puis, avec une discrétion extrême, s’était retiré ? Le marquis n’avait perçu aucun bruit. Il referma, perplexe, et pénétra dans la bibliothèque, où il se donna l’air de chercher un volume, pour le cas où Villard fût revenu.

À travers une cloison, des éclats de voix lui parvinrent.

M. Noirgoutte téléphonait au commissaire divisionnaire de Nancy. Il s’exprimait avec violence et ne réclamait rien de moins que la mise à pied sans délai des inspecteurs de la Brigade mobile partis l’avant-veille à destination de Mortefont. À l’encontre du maire, le commissaire devait être de joyeuse humeur, car il eut cette facétie, d’un goût à vrai dire douteux :

— Hé ! monsieur le maire, ce n’est pas une solution ! À pied, pensez-vous qu’ils aillent plus vite qu’en automobile ?

Puis une autre voix s’éleva dans le vestibule :

— Alors ? Il n’y a personne dans cette baraque ? Oh ! excusez-moi, monsieur le maire !

— Que se passe-t-il, père Kopf ? Que désirez-vous ?

— Virecourt m’avait dit que je trouverais l’instituteur ici. J’ai une lettre à faire, pour le percepteur, et ça ne me connaît pas bien, moi, d’écrire. Je voulais demander à M. Villard…

Le marquis passa au presbytère. Kappel veillait le prêtre défunt. On avait fermé les volets et allumé deux cierges. La mort avait creusé le visage de l’abbé Fuchs, mais les traits exprimaient une paix, un calme émouvants. On avait revêtu l’ecclésiastique de sa soutane, on avait glissé un coussin sous sa tête, les mains reposaient sur la poitrine ; les doigts étaient croisés sur un crucifix.

— Le remplaçant vient d’arriver, chuchota Kappel. Mon Dieu qu’il est jeune ! Il s’entretient en ce moment dans le jardin avec Mlle Turner.

— Je l’ai vu descendre de voiture tout à l’heure.

— Ah !… N’est-ce pas qu’il est jeune ? Trop jeune ! Il est vrai qu’il n’est ici que pour l’intérim, en attendant que le nouveau curé soit désigné.

Le marquis sortit. Dans une rue proche, des coups de marteau retentissaient dans un atelier de menuiserie. On préparait la bière.

Sur la Grand-Place, M. de Santa Claus croisa une fois de plus le maire, dont la mauvaise humeur croissait. On finissait par avoir le sentiment que M. Noirgoutte s’incrustait sur cette place parce qu’elle occupait le centre de la ville. De la sorte, il était assuré de se trouver sur le passage des policiers, quel que pût être le côté par lequel ils feraient leur entrée à Mortefont – s’ils devaient jamais la faire !

Il fulminait devant le docteur Ricomet et Virecourt. Un bruit de moteur interrompit ses vitupérations.

— Cette fois !… s’écria-t-il.

Il fit quelques enjambées précipitées dans la direction de la rue d’où allait déboucher l’automobile, mais s’arrêta brusquement.

— C’est encore Blücher ? cria le docteur, ironique.

Le maire revint, découragé.

C’était l’ambulance demandée l’avant-veille à Nancy par téléphone pour transporter l’abbé Fuchs dans une maison de santé !

— Vous arrivez après la soupe, mon garçon ! dit Ricomet au conducteur. Nous n’avons plus besoin d’ambulance. Un corbillard fera l’affaire !

Le maire trépignait de rage.

Dans sa chambre du Grand-Saint-Nicolas, le marquis de Santa Claus s’enferma pour griffonner quelques phrases sur une carte de visite. Il se relut :

Me PROSPER LEPICQ

Avocat à la Cour de Paris

et ex-marquis de Santa Claus

vous présente ses compliments. Il s’autorise des excellentes relations qu’il a entretenues avec vous jusqu’à ce jour pour vous signaler qu’il n’ignore plus rien des dessous des récents événements de Mortefont. Il attire votre attention sur le fait qu’il se trouve, à ce titre, mieux placé que n’importe lequel de ses confrères pour assurer une défense efficace devant un tribunal d’assises, le cas échéant.

Il mit sous enveloppe et cacheta. Il était hésitant. Dans la glace de l’armoire, il aperçut son reflet et lui demanda conseil.

— Que décider, marquis ? Faut-il porter cette carte à son adresse ? Réfléchissez bien. Je risque ma noble peau, et s’il arrive qu’elle soit trouée, la vôtre, du même coup… D’un autre côté, le geste serait assez drôle ! Tentant, en somme ! Terriblement tentant ! Que dites-vous ? Vous êtes d’avis qu’il faut remettre la carte ? Ah ! je vois que vous serez toujours l’homme des jeux dangereux ! Eh bien ! c’est dit ? Nous sommes d’accord ? Parfait !

Le marquis se leva, traversa la ville et glissa l’enveloppe sous une porte.

La patache était repartie depuis longtemps pour Cirey, l’ambulance avait repris la route de Nancy. Il était près de cinq heures. M. Noirgoutte, à la mairie, rédigeait une lettre pleine de bile et de fiel à l’adresse du préfet, quand un vrombissement puissant tint soudain sa plume en suspens. D’impérieux coups de klaxon invitaient la population à faire place. Le maire courut à la fenêtre juste à point pour voir surgir, comme un tempétueux météore, une longue voiture sombre.

Un gosse hurla :

— Les policiers !

Instantanément, cinquante gamins jaillirent du sol et se ruèrent.

Après un virage raide, l’auto, dans un cri de tous ses freins, stoppa devant le perron de la mairie. Deux hommes gras en descendirent. Ils fumaient la pipe. L’un dit à l’autre :

— Dans les quinze derniers kilomètres, j’ai tenu le soixante ! Sur une route pareille, ça existe !

— Possible, fit une voix sarcastique qui semblait descendre du ciel. Mais cinquante kilomètres en deux jours et demi, ça ne donne tout de même pas une fameuse moyenne ! Pour ce qui est de se payer la tête des gens, vous pouvez vous flatter de détenir le record !

Les policiers levèrent le nez et retirèrent leurs bouffardes d’entre leurs dents.

— M. le maire, sans doute ?

— Le maire, parfaitement ! Je ne suis pas curieux, messieurs, mais j’éprouverais une certaine satisfaction à apprendre comment, partis de Nancy, qui est au nord par rapport à Mortefont, vous avez pu échouer à Baccarat, au sud de Mortefont, pour arriver finalement par le nord, c’est-à-dire par la route que vous aviez prise au départ ! Vous avez fait le tour complet, si je comprends bien !

La population entière de Mortefont était à présent massée sur la place. Des ricanements étouffés coururent. Les policiers ne semblèrent pas s’en émouvoir.

— Je vais vous expliquer, monsieur le maire. Nous avons fait le tour complet, comme vous dites ! Vous savez que jusqu’à Baccarat nous avons eu tous les malheurs possibles. Tempête, déraillement, panne d’essence, pneu crevé, ennuis de moteur, etc.

— Mais, bon Dieu ! depuis ce matin ? Il y a trente kilomètres, de Baccarat jusqu’ici ! Les routes sont libres, maintenant ! L’orage est fini ; même les pataches passent ! Et vous, avec votre je ne sais combien de chevaux, il vous a fallu toute la matinée et la moitié de l’après-midi pour couvrir trente kilomètres ? Et encore, vous avez abattu les quinze derniers à soixante de moyenne ! Mais les quinze premiers, malheureux ! Les quinze premiers, à quelle allure avez-vous pu marcher ? Vous avez dû être passés par tous les escargots !

Un des policiers débourrait sa pipe. L’autre répondit :

— Depuis ce matin, monsieur le maire, nous avons fait près de deux cents kilomètres !

Ces mots mirent en joie la population.

M. Noirgoutte, à sa fenêtre, avait positivement rugi.

— Deux cents kilomètres. Tout s’éclaire ! Vous avez fait un crochet par la Suisse et l’Allemagne, probablement, et les formalités de douane et de passeport vous auront légèrement retardés ?

À l’ahurissement du maire, les policiers, loin de s’irriter, éclatèrent de rire.

— Elle est joyeuse ! Non, c’est plus simple, monsieur le maire ! Nous nous sommes égarés. Nous ne connaissions ni l’un ni l’autre la région. Toutes les bornes cachées par la neige… Tous les champs déserts… Aux fourches, personne pour nous renseigner… Pas de soleil pour s’orienter…

— Et les poteaux indicateurs ?

— C’est d’un poteau qu’est venu tout le mal, monsieur le maire ! À un croisement, nous en avons vu un que la tempête avait jeté à terre. Quelle route prendre ? Nous avons fait des déductions.

— Des déductions ?

— Oui ! Sur le poteau ! D’après sa position au sol, la direction du vent, les marques dans la neige, etc., nous avons essayé de calculer la position qu’il occupait quand il était debout. Nous l’avons fait sans grande conviction, vous pensez. Et, naturellement, nous nous sommes trompés. Cette route nous a conduits à Molsheim ! Nous avons viré de bord, et le diable a dû s’y mettre, car nous nous sommes trouvés à Sarrebourg, tout d’un coup. De sorte que, de fil en aiguille, nous avons fini par retomber sur la route de Nancy à Mortefont.

— Magnifique ! Et vous vous figurez sans doute qu’ici, en ce qui concerne le crime, tout est toujours « en l’état », selon votre expression ! Position du cadavre… Chiffons sur les empreintes de pas, avec des cailloux aux quatre coins pour les maintenir… Laissez-moi rire !

— Oh ! pour ce qui est de l’assassin, monsieur le maire…

— Vous avez dû le croiser, lança une voix.

Il y eut un remous de foule.

— Comment ? Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Qui a le toupet ?… braillait le maire.

— C’est moi ! riposta le marquis de Santa Claus. Je dis que ces messieurs n’ont pas de chance. Voilà près d’une heure que l’assassin est parti, en direction de Nancy !

— Oh ! par exemple ! hurla le maire. Que signifie cette mauvaise plaisanterie, monsieur le marquis ? J’ai déjà eu l’occasion de vous prier de vous mêler de ce qui vous regardait. Mais vous passez les limites, cette fois !

— Je ne plaisante pas, monsieur Noirgoutte. L’assassin a réellement quitté Mortefont, il y a une heure, par l’ambulance.

— Par l’ambulance ? répéta le maire interloqué. C’est sérieux ?

— Très sérieux !

— Je ne comprends pas ! Vous le connaissiez ?

— Je l’ai découvert cet après-midi !

— Et… et… vous n’avez rien dit ? Au lieu de venir me parler, me fournir vos preuves, afin que j’avise, vous l’avez laissé échapper ? Vous rendez-vous compte que vous risquez fort d’être inculpé de complicité ?

— J’ai déjà eu l’occasion de vous faire observer, monsieur le maire, que je ne suis pas un policier ! Arrêter les criminels est une besogne de policiers.

— La besogne est faite, jeta froidement un inspecteur.

Un frisson parcourut l’assemblée. Dans le profond silence qui suivit, le policier cria vers l’auto :

— Allons, citoyen ! Avance à l’ordre !

Dans l’ombre du fond de la voiture, on vit alors bouger une forme, et le docteur Ricomet, menottes aux poignets, parut. Il promena sur la foule qui avait reculé, frappée d’étonnement, un long regard indifférent.

— Voici notre homme, monsieur le maire. Nous l’avons effectivement croisé, en ambulance, comme disait ce monsieur. Je vous garantis qu’il roulait vite ! Nous avons ensuite ramassé, dans le fossé, le chauffeur, face en sang. Il nous a expliqué que le docteur avait brusquement surgi de dessous une banquette, l’avait menacé d’un revolver, puis frappé de la crosse et jeté à bas de la voiture. Nous avons tourné bride et rattrapé l’ambulance : il a fallu échanger quelques balles avant que nous puissions appréhender le coco. Et voilà ! Ça vous plaît comme ça, monsieur le maire ?

Un murmure admiratif avait remplacé les ricanements de tout à l’heure. D’un seul coup, les policiers s’étaient réhabilités. Ils jouissaient de leur triomphe.

Le maire était assommé.

— Ce n’est pas possible ! Ricomet ?… C’est monstrueux ! Vous auriez commis ce crime, Ricomet ? Mais pourquoi ? Pourquoi, grands dieux ? Pour voler ? C’est fou ! C’est fou ! Enfin, parlez, docteur ! Dites quelque chose ! Défendez-vous…

Le docteur Ricomet répondit, d’un ton ambigu :

— Vous êtes bien aimable, Noirgoutte. Mais… vous connaissez la formule : je ne parlerai qu’en présence de mon avocat !

En disant ces mots, il avait détourné la tête, et chacun, dans la foule, se demanda à qui s’adressait le sourire qui venait de naître sur ses lèvres. Seul le marquis en comprit la signification. Il rentra chez lui, au Grand-Saint-Nicolas, et se planta devant sa glace.

— Bravo, marquis ! dit-il complaisamment à son reflet. Il me semble que l’affaire est dans le sac !

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