Près de l’entrée du souterrain, au pied de l’éminence boisée dominée par le château, on découvrit le Père Noël. Il était allongé sur le dos. Sa houppelande pourpre se détachait nettement sur la neige. Il n’y avait aucune trace de sang.
— Je m’en doutais, grogna Virecourt, il est mort de congestion. C’était fatal ! Il levait trop facilement le coude.
Il apostropha les deux gamins :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’assassinat ? Vous étiez soûls, mauvaise graine !
— Regardez son cou, dit Poudriollet.
Hagen s’accroupit.
— C’est pourtant vrai ! Il a été étranglé, le pauvre vieux !
La gorge portait des marques de doigts. Les meurtrissures étaient profondes. La pression avait dû être extrêmement violente.
Un attroupement s’était formé. La lueur des lanternes colorait la neige en jaune autour du corps.
— Il faut courir chercher Ricomet, ordonna M. Noirgoutte. Cornusse est mort, c’est évident. Mais tout de même…
— Kopf vient de partir, monsieur le maire.
— Bien. Le mieux est d’attendre. Du moment qu’il y a eu crime, n’est-ce pas ?…
« Du moment qu’il y a eu crime… » La vision de l’appareil de la Justice mis en branle, avec les conséquences que cela comporte : interrogatoires, perquisitions, etc., plongeait chacun dans une sorte de paralysie.
Précisément, un homme qui arrivait en courant et dont on ne pouvait distinguer la silhouette, cria :
— Les empreintes ! Prenez garde aux empreintes !
Le cercle s’élargit. Mais il était trop tard. Vingt personnes avaient piétiné la neige. On reconnut le marquis de Santa Claus. Il fit un geste de désolation.
— Quel dommage ! Il devait y avoir ici des marques de pas lisibles comme des lettres majuscules ! Allez chercher, maintenant. C’est insensé !
Il haussa les épaules.
— Pardon, monsieur, dit M. Noirgoutte sèchement, avec l’autorité que lui conférait sa triple qualité de maire, de puissant propriétaire foncier et de possesseur de la fabrique de jouets, pardon, monsieur. Êtes-vous magistrat ? Policier ?
— Non, certes ! fit l’autre, ébahi.
— Alors, de quoi vous mêlez-vous ?
— Oh ! très bien, monsieur le maire ! Si vous le prenez ainsi…
Il tourna les talons et reprit le chemin de Mortefont.
Turner questionna Virecourt :
— Enfin, qui est-il au juste, cet individu ?
— Tu en sais autant que moi ! C’est un certain M. de Santa Claus…
À Mortefont, le marquis se rendit d’abord chez Kappel, mais le sacristain n’était pas chez lui. Il finit par le découvrir devant la grille du presbytère en compagnie de Kopf et du docteur Ricomet appelé d’urgence au chevet de l’abbé Fuchs. Le cœur, après avoir résisté toute la soirée, avait cédé et ne battait plus qu’imperceptiblement. L’état du prêtre était si inquiétant que l’on avait demandé téléphoniquement une ambulance à Nancy. Néanmoins, le docteur s’efforçait de rassurer Kappel, qui s’affolait. Informé de la macabre découverte, Ricomet s’éloigna hâtivement avec Kopf.
Le temps se faisait menaçant. À la bise coupante avait succédé un vent fort et rapide, qui sifflait rageusement dans les arbres. Catherine Arnaud porta une main à sa nuque, où venait de se plaquer quelque chose de glacé. Elle poussa une exclamation : la neige se remettait à tomber.
Le maire s’impatientait.
— Mais que font donc Kopf et Ricomet ?
Au même instant, on vit danser la lueur d’un fanal dans les ténèbres. C’étaient eux.
Le docteur examina le cadavre.
— C’est bien un crime, dit-il. Un crime tout ce qu’il y a de caractérisé ! Il faut appeler la Mobile. De toute façon, on ne peut pas laisser le corps ici ! Quelques hommes de bonne volonté, s’il vous plaît…
Une femme leva le front avec inquiétude.
— Oh ! dit-elle. Écoutez !
Une série de craquements retentissaient dans la forêt. Le vent se transformait en bourrasque et cassait les branches. La tempête montait avec une rapidité extrême.
— Dépêchons… Dépêchons…
Hagen et Virecourt saisirent le mort aux genoux et aux aisselles. Jupes ramassées, une main sur le chapeau, les femmes se hâtaient en trébuchant devant le groupe des hommes.
Un ululement continu, d’une puissance croissant de seconde en seconde, cornait. L’ouragan arrivait des Vosges. Il ronflait et galopait sur la plaine lorraine avec une vitesse d’express. Il assaillait de flanc la petite troupe ; sous son effort, des sillons se creusaient dans la neige qui volait comme une fumée à la rencontre de celle qui tombait du ciel en tourbillons furieux. On éprouvait l’impression d’être entièrement plongé dans l’eau.
— Ça va faire du joli dans les bois, remarqua M. Noirgoutte.
— Que dites-vous ? demanda le docteur.
— Je dis que ça va faire du joli dans les bois, cria le maire.
Il fallait employer toute sa voix pour être entendu.
Des coups de canon partaient de la forêt, où la tempête tordait et brisait les arbres, les fracassait les uns contre les autres, emportait des branches. Le ciel était absolument noir, sans une étoile. Une lanterne, puis une autre, s’éteignirent. Les femmes glapissaient. Catherine Arnaud, éperdue, s’accrochait au bras du baron.
— Que le diable m’emporte, c’est la fin du monde ! sacra Virecourt, qui haletait et avait peine à avancer, avec son fardeau.
— Où va-t-on le mettre ? s’enquit le docteur.
— Quoi ? lança le maire.
— Je vous demande où on va le mettre ? dit, plus fort, le docteur.
— Qui ça ?
— Le mort ! hurla le docteur.
— À la mairie ! fit M. Noirgoutte sur le même ton.
Il ajouta quelques paroles qui furent mangées par le vent fou et fit un grand geste.
À la mairie, où tout le monde s’engouffra, une surprise intense s’empara des assistants lorsque le docteur eut ôté au Père Noël son bonnet, sa perruque et sa barbe postiches. Sous le déguisement et la houppelande que Cornusse avait portés tout l’après-midi et toute la soirée, on ne découvrit pas le mort que l’on attendait. Ce n’était pas le photographe qui avait été assassiné !
— Qu’est-ce que c’est que ce type ?
L’homme était inconnu. On ne l’avait jamais rencontré à Mortefont. Le visage était rond. L’absence de barbe et de moustache et les cheveux passés à la tondeuse contribuaient à le faire paraître plus rond encore.
— Il a une bobine d’Allemand, dit Kopf.
— C’était sûrement un touriste, quelqu’un de bien, observa Hagen. Il n’y a qu’à voir ce costume !
Le vêtement était riche, en effet.
Chandail de pure laine très serrée, knickerbockers en drap anglais, chaussures montantes de cuir souple.
On trouva dans le portefeuille deux billets de cent francs, des feuillets couverts de chiffres, mais aucun papier d’identité. En outre, un canif, une montre, un mouchoir, de la menue monnaie.
À l’annulaire de la main gauche, l’homme portait une alliance en or.
Il fut très difficile d’obtenir la communication avec Nancy. L’orage perturbait les transmissions. Enfin, après une longue attente et des interruptions exaspérantes, le maire eut au bout du fil un personnage dont il lui fut impossible de savoir au juste s’il était un juge d’instruction, un commissaire de police, un inspecteur de la Brigade mobile ou un capitaine de gendarmerie. La voix et les répliques étaient celles d’un homme mal réveillé.
— Un crime, vous dites ?
— Un crime, oui. Un homme étranglé.
— Qu’est-ce qu’il est, cet homme ? Il occupe une situation importante dans votre contrée ?
— Il n’est pas du pays. On ne le connaît pas. On n’a trouvé sur lui aucun papier d’identité.
— Ah ! c’est ennuyeux ! Dites, monsieur le maire, vous êtes bien certain qu’il s’agit d’un crime ?
— Il n’y a aucun doute là-dessus.
— C’est très ennuyeux. Le docteur est compétent ?
— Mais certainement ! D’ailleurs je vous dis que le crime…
— Le crime… Le crime… Vous ne vous faites pas idée du nombre de suicides qu’on est d’abord tenté de prendre pour des crimes ! Ce ne serait pas un suicide ?
— Puisque je vous dis que non !
— Alors bon ! On vous envoie du monde par la route. Il paraît qu’il fait un sacré temps, de votre côté ?
— Oh ! une petite bruine, tout au plus ! Ça brouillasse ! lança le maire, excédé.
— Ah ! c’est surprenant ! Je croyais savoir qu’au contraire… Enfin… S’il y a lieu, on peut vous téléphoner ? Très bien, monsieur le maire ! Bonsoir, monsieur le maire.
— Crétin ! fit M. Noirgoutte en raccrochant.
Dix minutes plus tard la sonnerie tintait.
— Allô ? cria Noirgoutte.
— C’est Nancy, monsieur le maire. Au sujet de votre affaire… J’ai oublié de vous dire, tout à l’heure… Autant que possible, pour la commodité des investigations, que personne ne touche au cadavre. Il faut tout laisser en l’état. S’il y a des empreintes de pas, le mieux serait de les faire recouvrir avec des sacs, des chiffons.
Une seconde, le maire évoqua le cyclone qui fouaillait la plaine, labourait la neige, l’arrachait du sol par paquets, tordait les fûts des sapins, brisait les branches, emportait tout. Il éclata de rire.
— Vous dites ? fit la voix lointaine. Je vous entends mal.
— Je dis que c’est d’accord, jeta le maire, à la fois hilare et furibond. On va installer des chiffons sur les empreintes, avec quelques cailloux ; comptez sur moi !
Il raccrocha et, pour la seconde fois, grommela :
— Crétin !
En sa qualité de magistrat, et en attendant l’arrivée de ces messieurs de Nancy, il avait pris l’enquête en main et décidé de recueillir les premières dépositions. Il fit tirer de son lit l’instituteur Villard, pour qu’il lui servît de greffier. En même temps, il envoya à la recherche de Gaspard Cornusse. Avant tout, il s’agissait de déterminer dans quelles conditions la houppelande du Père Noël avait pu passer des épaules du photographe sur celles du touriste aux knickerbockers.
Cornusse dormait profondément dans sa maison suspendue. Il fallut tambouriner à sa porte et hurler longtemps sous sa fenêtre son nom dans l’ouragan avant de parvenir à le réveiller. Son premier mot fut :
— Ah ! j’ai trop bu ! Foi de Cornusse, j’ai abusé !
Il passait ses doigts dans ses cheveux emmêlés et riait doucement, cependant que le sommeil tirait des larmes de ses prunelles de poulpe. On dut lui dire plusieurs fois l’aventure de la nuit avant qu’il comprît. Il bredouillait :
— Un mort ? Vous voulez rigoler ? Un mort dans ma houppelande ? Bougres de farceurs !
Devant le maire, il déclara :
— J’ai suivi ma tournée, comme je fais tous les ans, monsieur Noirgoutte. À la sacristie, j’ai trouvé M. le curé occupé à préparer la châsse. Les gamins braillaient leurs cantiques, dans la salle au-dessus. J’ai dit :
» — Je ne suis pas en retard ?
» On a bavardé de tout et de rien, M. le curé et moi. Et puis, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, monsieur le maire ? J’ai fait mon entrée là-haut, le facteur m’a remis les lettres, j’ai joué mon rôle avec Virecourt en Fouettard. Ils sont là tous deux pour certifier.
Les deux hommes approuvèrent. L’instituteur écrivait. Le maire, majestueux sous un buste de Marianne, écoutait sans interrompre.
— Ensuite, j’ai enlevé ma houppelande, mon bonnet, ma barbe et ma perruque, dans la sacristie – à seule fin que les enfants ne surprennent pas le petit manège. J’ai fourré le paquet dans le placard, et, après la messe de minuit, j’ai été me coucher, parce que, pour dire la vérité, j’avais mon compte !
— Ah ! par exemple ! s’exclama quelqu’un.
— Silence ! intima M. Noirgoutte.
— C’est que, monsieur le maire…
— Qu’y a-t-il, Turner ?
— Eh bien !… c’est-à-dire… Non ! Rien, monsieur le maire.
Le bijoutier hésitait, louchait du côté de la salle contiguë, où le cadavre de l’inconnu reposait sous la houppelande. Il murmura comme malgré lui :
— C’est plutôt raide !
Le maire avait surpris le mouvement de ses lèvres.
— Voyons, Turner ! Vous donnez l’impression d’en savoir plus long que vous ne voulez en dire. Si quelque chose vous a frappé dans la relation de Gaspard Cornusse, veuillez le déclarer nettement. L’affaire que nous essayons d’éclaircir est, fichtre ! suffisamment embrouillée comme cela ! L’heure n’est pas aux réticences !
— Je voudrais simplement poser une question à Cornusse, monsieur le maire.
— Eh bien ! parlez !
Le bijoutier et le photographe se firent face.
— Quand tu es arrivé à la sacristie, Cornusse, et que M. le curé préparait la châsse, tu prétends qu’il ne s’est rien passé ?
— Rien !
— Tu n’as rien dit de spécial ? Tu es bien sûr ?
— J’ai demandé :
» — Je ne suis pas en retard ?
— Je ne te parle pas de ça. Je te parle des pierres.
— Les pierres ?
— Les diamants ! Tu n’as pas dit qu’ils te faisaient un drôle d’effet, comme s’ils étaient moins brillants ?
— Moi ? Moi, j’ai dit ça ? Jamais de la vie ! Qu’est-ce que tu viens radoter ?
— Ah ! je radote ! Alors, M. le curé n’est pas venu frapper à ma porte, je ne me suis pas rendu à la sacristie, je n’ai pas examiné les diamants, et je n’ai pas dit : « Ces pierres sont fausses » ? Tout ça je l’ai rêvé, probablement ?
Gaspard Cornusse considérait Turner avec des yeux où se lisait un ébahissement sans limites.
— Il a le délire, s’exclama-t-il. Y a rien de vrai là-dedans ! C’est tout inventé ! Turner devient fou !
— Tiens ! Je suis fou, maintenant ! Eh bien ! moi, clama le bijoutier indigné, jusqu’ici je t’avais pris pour un vieil imbécile, mais je me demande si tu n’es pas une franche canaille, à présent ! Je jure que je viens de dire la vérité, monsieur le maire. Les diamants de la châsse de saint Nicolas ont été volés ! Vous n’avez qu’à aller les voir de près ! C’est du verre taillé, des bouchons de carafe ! Cinquante francs les deux, voilà ce qu’ils valent, et bien payé, encore ! Je l’ai dit à M. le curé. Je l’ai dit dans la sacristie, devant Cornusse !
— Je jure que non ! brailla le photographe, bégayant de fureur. Il ne s’est rien passé de tout ça. En tout cas, pas devant moi, monsieur le maire. Si quelqu’un a volé les pierres, c’est lui ! Bijoutier, tu es un bandit !
— Bien, dit Turner. Il n’y a qu’à demander à M. le curé.
— M. le curé est très souffrant, intervint le docteur Ricomet. Il a reçu une commotion, et je craindrais…
— Dame ! jeta triomphalement Turner, c’est le vol des diamants qui en est la cause ! Dans ces conditions, que l’on fasse venir Kappel. Il n’assistait pas à la scène, mais je sais que M. le curé l’a mis au courant.
Kappel, mandé en hâte, se présenta sur-le-champ, Mlle Sophie Turner s’étant offerte à veiller l’abbé Fuchs. Les déclarations du sacristain furent entièrement conformes à celles de Turner. Kappel précisa que M. le curé avait exigé provisoirement le secret sur le vol, afin que la fête de Noël ne fût pas troublée par cette nouvelle lamentable. Il ne fit aucune allusion au marquis de Santa Claus, ni à l’objet réel de la présence de ce dernier à Mortefont : le marquis, prévoyant ces interrogatoires sitôt qu’il avait appris la découverte de l’assassinat, lui avait expliqué que le fait de le « brûler », loin d’aider à l’éclaircissement de l’énigme, rendrait ses recherches beaucoup plus malaisées. Par contre, Kappel parla de l’agression du 6 décembre et de la lettre anonyme parvenue antérieurement. Un lourd silence suivit. Tous les regards étaient fixés sur Cornusse. Le photographe soufflait comme un bœuf. Brusquement, il se mit à assener des coups de poing sur le bureau derrière lequel siégeait le maire. Il écumait.
— C’est un coup monté ! Ils sont de mèche tous les deux. Je jure sur mes yeux que je n’ai rien dit ni rien vu de ce qu’ils racontent. Enfin, vous me connaissez, monsieur le maire. Je suis né à Mortefont et je n’ai jamais bougé du pays, sauf pour aller sous les drapeaux. J’ai peut-être toujours passé pour un imbécile, comme dit Turner, je le veux bien, mais je suis un honnête homme !
Une scène de violence suivit. Cornusse avait ses champions, Kappel et Turner les leurs. Au milieu d’un désordre inexprimable, les gens s’invectivaient. M. Noirgoutte, nettement débordé, levait les bras au ciel et proférait de vains appels au calme. L’instituteur abandonna ses papiers, quitta la pièce un instant, puis rentra et monta délibérément à la tribune, d’où il écarta M. Noirgoutte d’un geste courtois mais ferme tout en disant, pour la forme :
— Voulez-vous me permettre, monsieur le maire ?
Trop heureux, car il ne se sentait pas à la hauteur, ce dernier céda la place. À la même seconde, un silence total succéda au tumulte. Dans un grand geste théâtral des plus habiles, l’instituteur venait de brandir la houppelande rouge.
— Mes amis ! lança-t-il d’une voix sonore, il y a un mort derrière cette porte ! Un crime abominable s’est commis chez nous ! Nous sommes tous, ici, de braves gens, et pendant que vous vous chamaillez, un assassin en profite pour fuir ou assurer sa sécurité en détruisant les indices capables de mettre la Justice sur sa piste !
Ces paroles produisirent une profonde sensation.
— Il y a un malentendu ! continua Villard. Cela crève les yeux ! Ce malentendu sera éclairci rapidement. Dès que M. le curé sera en état d’être questionné, il dira ce qui s’est réellement produit à la sacristie.
— Si l’abbé Fuchs passe une bonne nuit, dit le docteur, on pourra l’interroger dès demain matin.
— Merci, docteur. Vous avez entendu, mes amis : dès demain matin… Dans quelques heures… Un peu de patience ! Tous, jusqu’à présent, nous avons tenu, depuis de longues années et à juste titre, nos concitoyens Kappel, Turner et Cornusse pour des hommes probes, incapables d’une indélicatesse. Est-il vraisemblable que l’un d’entre eux, reniant brusquement un passé d’honneur, ait volé les diamants ? Je dis : Non ! Et je pose la question : N’est-il pas significatif que l’on ait trouvé, enveloppé dans la houppelande, l’inconnu étranglé près de l’entrée du souterrain ? Quelle explication à cela ? J’en entrevois une très simple, qui concilierait tout, et sur laquelle je vous invite à réfléchir. L’inconnu portait la houppelande, la barbe et la perruque, parce que, ainsi accoutré, rien ne lui était plus facile que de se faire passer pour Cornusse. J’ai la conviction que Cornusse n’a pas volé les diamants. Pourtant, je crois également que Kappel et Turner disent la vérité. Nos concitoyens, mes amis, ont été victimes d’une machination. Je vous propose une théorie susceptible de mettre d’accord Kappel et Turner avec Cornusse. L’homme qui pénétra dans la sacristie déguisé en Père Noël n’était pas Cornusse, mais l’inconnu. C’est lui qui a volé les diamants. J’ajoute qu’il devait avoir un complice. Ce sera son complice qui l’aura tué, près du souterrain par lequel les deux hommes comptaient gagner les champs et s’enfuir. L’absence de papiers d’identité sur le mort nous démontre que ses vêtements ont été soigneusement fouillés. Ils n’ont pu l’être que par le complice, après le meurtre, lequel a eu pour mobile, ai-je besoin de le dire, la cupidité. Tuer supprimait la nécessité de partager le butin ! C’est l’éternelle histoire des marrons tirés du feu, contée par La Fontaine, dans la fable de Bertrand et Raton !
Des applaudissements unanimes saluèrent ce petit discours.
On criait :
— Bravo, Villard !
De fait, l’hypothèse était très soutenable. Déjà, Kappel et Turner, sans rancune, s’avançaient, main tendue, vers Cornusse, quand celui-ci détruisit l’effet heureux des paroles de l’instituteur.
— Faites excuse, monsieur Villard, je vous remercie des bonnes choses que vous avez dites sur moi, mais je ne comprends toujours pas.
— Quoi donc, mon brave ?
— Voilà : d’après vous, le voleur se serait fait passer pour moi, avec ma houppelande, à la sacristie ?
— Exactement.
— Mais alors, où est-ce que je pouvais être, moi, à ce moment-là ?
— Eh bien ! mais… je ne sais… Vous…
— Je n’ai pas quitté ma houppelande une minute, monsieur l’instituteur, et il n’y en a qu’une, de houppelande, à Mortefont, c’est la mienne, celle que vous tenez à la main ! Vous pensez si je la connais, ma houppelande, depuis quinze ans que je la traîne chaque Noël ! Comment expliquez-vous cela ? Il faudrait que l’homme l’ait prise dans le placard de la sacristie, après la séance du patronage. Dans quelle intention, puisque le vol, d’après ce que disent Turner et Kappel, était fait ? Ce qu’il y a de sûr, monsieur Villard, c’est que j’ai fait toute ma tournée avec la houppelande, comme chaque fois, et que je suis arrivé à temps pour la séance ; j’ai attendu, dans la sacristie, le moment de faire mon entrée en haut ; je l’ai faite, et je suis redescendu me déshabiller. Et je répète que tout le temps que j’ai tenu compagnie à M. le curé quand il préparait la châsse, il n’a pas été question si les diamants brillaient ou non, il n’en a même pas été question du tout, des diamants ! Voilà ce que j’ai à dire, et je le jure !
Turner et Kappel protestaient, le vacarme allait reprendre, quand l’instituteur apaisa chacun d’un geste.
— Supposons, dit-il, que l’inconnu ait porté une houppelande et des postiches semblables à ceux de Cornusse. Il a pu pénétrer à la sacristie tandis que Cornusse jouait son rôle dans la salle du patronage. Autrement dit, il y aurait eu deux Pères Noël au même moment. L’abbé Fuchs aura cru avoir affaire à Cornusse…
— Cette théorie est bien compliquée et n’éclaircit rien, loin de là ! objecta le docteur. Elle ne nous dit ni quand, ni comment s’est accompli le vol. Autre chose : le rôle de Cornusse à la salle du patronage a duré tout au plus un quart d’heure. Songez au risque couru par le faux Père Noël, en bas. Il me semble peu vraisemblable qu’il ait osé… Mais, autre remarque, plus importante : en admettant que le voleur se soit affublé de cette hypothétique deuxième houppelande et que son complice l’ait emportée après l’assassinat, comment expliquer que nous retrouvions ensuite la houppelande de Cornusse sur les épaules de l’homme étranglé ?
— C’est la bouteille à l’encre, dit le maire.
À ce moment, la sonnerie du téléphone retentit.
On appelait de Dombasle. C’étaient les inspecteurs de la Brigade mobile partis de Nancy en voiture. Ils annonçaient que l’épaisseur extraordinaire de la couche de neige accumulée sur les routes rendait leur voyage difficile. De plus, ils avaient recueilli par téléphone, dans les gendarmeries de Lunéville, Gerbéviller, Avricourt, Blamont et Cirey, des renseignements peu encourageants.
La tempête avait renversé des arbres sur toutes les routes. Il était impossible de passer, en raison des ténèbres. Ils allaient donc attendre à Dombasle le premier train du matin et descendraient à Cirey, d’où ils gagneraient Mortefont.
Lorsque le maire communiqua cette information, Kopf ricana et montra les fenêtres derrière lesquelles continuaient de hurler le vent du nord-est et de tourbillonner les masses neigeuses.
— Si ce temps dure jusqu’au matin, les inspecteurs ne pourront même pas venir de Cirey jusqu’à Mortefont. On sera bloqués ici, en tête à tête avec l’Allemand au chandail blanc et aux culottes de drap anglais.
— Eh bien ! fit énergiquement l’instituteur, si les policiers n’arrivent pas, nous ferons sans eux ! Nous résoudrons le mystère nous-mêmes !
Cette déclaration électrisa l’assemblée.
— C’est quelqu’un, Villard, qu’en dites-vous, monsieur Noirgoutte ? souffla Virecourt.
Le maire grimaça, sentant son prestige nettement atteint.
Insensiblement, l’atmosphère de la salle avait changé. Tous, intimement, étaient convaincus de la probité de Kappel, Turner et Cornusse. Tous étaient tentés de croire que Kappel et Turner, d’une part, Cornusse de l’autre, disaient la vérité.
Mais cela fût revenu à admettre deux « vérités » parfaitement opposées, inconciliables. Il aurait fallu, pour accorder ces deux « vérités », que le temps composant la journée précédente ait eu la propriété de s’étirer à la manière d’un élastique, il eût fallu que le 24 décembre ait comporté vingt-quatre heures et demie, ou, plus exactement, que la demi-heure séparant dix heures et demie de onze heures eût duré une heure. Ce qui était absurde à concevoir.
Aussi, confusément, chacun soupçonnait-il quelque formidable et ahurissante méprise, une astuce machiavélique dont l’inconnu à face d’Allemand avait emporté le secret dans la mort.
Hagen résuma l’impression générale.
— On peut dire qu’il nous est comme tombé du ciel, ce particulier !
— Pour un Père Noël, c’est régulier, ironisa Kopf.
— Oui ! Mais il s’est fait du mal en tombant !
— Je propose que l’on se rende au presbytère, dit Villard. Si le docteur estime que M. le curé peut être interrogé, nous aurons le cœur net au moins sur l’aventure de la sacristie. Sinon, on en sera quittes pour patienter.
Une lampe à pétrole brûlait au chevet de l’ecclésiastique. L’abbé Fuchs se tournait et se retournait fiévreusement dans son lit. Mlle Turner mit un doigt sur ses lèvres pour demander le silence. Le docteur se pencha :
— Eh bien ! monsieur le curé, comment vous sentez-vous ?
— Un peu mieux, il me semble, docteur, répondit faiblement le prêtre.
Le docteur prit le poignet, compta les pulsations.
— C’est très bien, dit-il. Le pouls se régularise. À l’aube, vous serez sur pied.
Il se retira et, dans le couloir, chuchota :
— L’état s’améliore. Néanmoins, je pense qu’il serait prématuré… Enfin… Si vous jugez indispensable…
— Certainement non ! se récria le maire. Ce serait inhumain. Nous attendrons le jour.
Sur ces mots, l’on se sépara et chacun regagna sa demeure, l’âme étrangement troublée.
Le baron de La Faille aussi avait l’âme troublée, mais pour un motif tout autre. Il avait assisté à la découverte du cadavre et à la rudimentaire instruction sans jamais se mêler à l’action. Il n’y demeurait pas indifférent ; simplement, une pensée l’occupait davantage : celle de Cendrillon. D’abord amusé par la métamorphose, lorsque Catherine s’était montrée à lui dans ses beaux atours, il avait ensuite été touché par sa grâce naturelle, sa délicatesse, sa finesse. Puis, cette sorte de féerie qu’il avait organisée par jeu, sous l’impulsion d’un mouvement de joyeuse humeur, avait agi sur lui-même à son insu. La présence de la jeune fille à son côté, durant la soirée et une partie de la nuit, la manière dont elle avait saisi son bras, apeurée dans la tornade de neige, et s’était confiée à sa force, tout cela faisait naître dans l’esprit du baron comme une sorte de surprise émerveillée. Au début, il avait voulu étonner la jeune fille, et c’était lui qui avait été étonné. Emporté dans le jeu, il avait voulu donner du plaisir, et il en avait reçu, peut-être, plus qu’il n’en avait donné. Maintenant, il envisageait l’existence qui avait toujours été la sienne, farouche, secrète, repliée, morose. « Des amourettes (comme il y avait longtemps de cela !) – mais jamais d’amour ! »
Sans doute, le baron n’était pas tombé amoureux de Cendrillon. Il n’était pas un jouvenceau ! Il n’irait pas acheter des cartes sentimentales chez Gaspard Cornusse pour exprimer sa flamme ! Mais, après qu’il l’eut reconduite jusqu’à son seuil et quittée, le souvenir de la jeune fille éveilla en lui des pensées pleines de douceur, qu’il croyait à jamais assoupies. Il s’en étonnait, un peu puérilement, à la manière de quelqu’un qui s’effarerait, dans un manoir sombre et triste envahi soudain par une troupe adolescente, d’entendre les voûtes et les corridors, depuis si longtemps silencieux, répondre par de gais échos aux rires et aux voix jeunes !
Indifférent à la bourrasque et à la neige où il enfonçait jusqu’à mi-jambe, le baron rentra pensif au château.
Depuis longtemps, le marquis s’était endormi dans sa chambre du Grand-Saint-Nicolas, après avoir donné à Paris un coup de téléphone qui avait nécessité une attente très longue.
Bientôt, il n’y eut plus, à Mortefont, que deux lieux éclairés : la chambre de l’abbé Fuchs, au chevet duquel se tenaient Kappel et Mlle Turner, et l’église, où quatre gardes de saint Nicolas, que l’on avait complètement oubliés, continuaient, ignorants des événements, à veiller avec conscience sur les « bouchons de carafe ».
Vers huit heures du matin, la sonnerie du téléphone éclata à la mairie. Celle-ci était déserte. La sonnerie tinta un moment, puis cessa pour reprendre au domicile personnel de M. Noirgoutte. Le maire, arraché à un sommeil épais, l’esprit plein de confusion, tête lourde, membres las, jeta sans aménité :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ici un des inspecteurs de la Brigade mobile partis cette nuit de Nancy, monsieur le maire. Je vous parle de Blainville-la-Grande.
— De Blainville ? Je croyais que vous aviez décidé de venir jusqu’à Cirey par le train. Pourquoi diable êtes-vous descendus à Blainville ?
— Par force, monsieur le maire. L’omnibus a déraillé.
— Le contraire m’aurait surpris ! Il se produit vingt déraillements par an, à Blainville ! Pas de morts, j’espère ?
— Non ! Seulement quelques voyageurs contusionnés. Ce n’est rien. Mais les rails sont arrachés sur une bonne longueur. La remise en état va demander du temps. Nous préférons essayer de continuer sur Mortefont par la route. Ça ne va pas être commode. La tempête a fait des dégâts épouvantables. La neige est si épaisse qu’on ne voit pas les bornes, on ne distingue même plus les chemins des champs.
— Et cela continue ! dit le maire. Tout de même, l’ouragan a tendance à s’apaiser.
— Enfin, on va se cramponner. J’espère que vos hommes ont tenu compte, dans la mesure du possible, des recommandations que l’on vous a faites de Nancy à propos de la position du corps et de la préservation des empreintes ?
Cette question mit le maire en joie.
— Soyez tranquille ! dit-il. J’ai fait construire une espèce de petite cabane au-dessus des empreintes.
— Magnifique ! Dans ces conditions, nous allons vous débrouiller l’affaire en deux temps et trois mouvements. À tout à l’heure, monsieur le maire.
Le maire raccrocha et ricana.
— Crétins ! Ils ont réussi à faire vingt-trois kilomètres depuis la nuit ! L’auto… le train… Ils vont probablement essayer d’un traîneau, ensuite. Et nous les verrons arriver finalement à skis, dans quelques jours…
Il se remit au lit et se rendormit instantanément.
Vers la même heure, une automobile stoppait dans la vallée de la Vezouse. La voiture venait de couvrir un long trajet : la carrosserie était recouverte d’une boue grise. Le chauffeur fit un geste découragé.
— Nous voici coincés, ce coup-ci. Il n’y a absolument plus moyen d’avancer, monsieur !
— Rayez le mot « absolu » de votre vocabulaire, Charles. Rien n’est absolu ! Tout est relatif ! Mortefont n’est guère à plus d’une quinzaine de kilomètres. Un dernier effort et nous y sommes.
— Mais, monsieur, c’est… J’en demande pardon à Monsieur, mais c’est de la folie. On ne sait pas sur quoi on roule. Sur la route ? En pleines terres ? On va s’engloutir dans une dépression de terrain, c’est couru !
— Aucune importance, Charles ! Il faut passer !
— Mais on est capables de se flanquer à la rivière ! On ne la voit plus, la rivière !
L’homme qui se tenait au fond de la voiture ouvrit la portière et descendit. Il enfonça dans la neige jusqu’à mi-corps.
— Monsieur peut se rendre compte par lui-même !
— Charles, je me suis mis en tête d’arriver et j’arriverai. Je vais prendre le volant.
— Mais, monsieur…
— Assez de discours. Nous n’avons pas le temps.
L’homme repoussa le chauffeur, et, sans plus de façons, s’assit sur le siège.
— Installez-vous sur les coussins, Charles ; vous ne l’avez d’ailleurs pas volé !
— C’est un suicide, monsieur !
— Montez, ou bien fermez la portière et écartez-vous, répliqua froidement l’autre en embrayant.
Un furieux jaillissement de neige souillée fusa. Les pneus chargés de chaînes patinèrent mais parvinrent à mordre dans cette matière fuyante. Le chauffeur n’eut que le temps de sauter sur le marchepied.
L’homme qui tenait le volant logea un cigare entre ses dents et passa un bras à l’intérieur du véhicule.
— Du feu, Charles ?
Il alluma et constata :
— Les briquets tempête ont du bon !
La voiture tanguait effroyablement. Elle avançait droit contre la rafale qui écrasait la neige contre le pare-brise à peu près avec la conscience d’un maçon appliquant du mortier sur une muraille, à pleines truelles. L’homme expédia un jet de salive qui ne toucha le sol qu’à plus de cent mètres en arrière.
On roulait en lisière d’un bois de peupliers. Le vent avait étêté le quart des arbres.
— Si vous en avez réellement assez de cette excursion, Charles, plaisanta l’homme, grimpez à un de ces peupliers et fumez des pipes en attendant le retour de l’auto.
— Je prie Monsieur de me pardonner, dit l’autre. Je regrette ce que j’ai dit. Je suis prêt à reprendre ma place au volant.
— Ça va, Charles. Je n’oublie pas que vous avez plus de trois cents kilomètres dans les bras. Reposez-vous. Ou plutôt non ! Descendez immédiatement, et filez en avant tâcher de traîner de côté ce jeune sapin qui a été abattu là-bas et va nous barrer le passage… Puis vous nettoierez le pare-brise. La neige se transforme en glace.
On avançait très lentement. Les pneus sifflaient. Parfois, la voiture était soulevée, s’inclinait, deux roues tournaient à vide.
— Cette fois, ça y est ! On se retourne !…
La voiture se redressait, miraculeusement.
— Ce n’est pas une auto qu’il faudrait ! C’est un tank ! Je me demande…
— Arrêtez, hurla le chauffeur.
Un peuplier venait d’être décapité net. Sa tête s’écrasa à dix mètres sur l’avant de la voiture.
Enfin, l’on vit se dresser dans le ciel livide un long fantôme grisâtre.
— L’église de Mortefont ! dit l’homme. Il est neuf heures dix ; nous n’aurons qu’un quart d’heure de retard. Ces ruines, sur la gauche, indiquent sûrement l’emplacement de l’abbaye de Gondrange.
— Eh bien ! exulta le chauffeur, on aura passé, tout de même !
Sous les voûtes de l’abbaye de Gondrange, le marquis de Santa Claus attendait. Il se détacha vivement de la muraille et vint à la rencontre du voyageur.
— Bonjour, marquis ! dit celui-ci.
— Bonjour, marquis ! dit le marquis de Santa Claus.
Les deux hommes se ressemblaient trait pour trait.
Mais leurs vêtements étaient différents. Le marquis N° 2 portait un costume de voyage.
— L’affaire se complique, dit le marquis N° 1. J’ai fait de mon mieux, mais…
— Je ne vous adresse pas de reproches, dit l’autre doucement.
Le marquis N° 1 tendit un carnet.
— J’ai noté là tout ce que vous avez besoin de savoir : récit des événements, description des lieux, portrait des gens, etc.
— Très bien, dit le marquis N° 2.
Et il enleva sa veste, son gilet, son faux col, sa chemise, déboucla son pantalon. Le marquis N° 1 agissait de même de son côté. Bientôt, dans le vent glacial qui sifflait à travers les ruines, les deux hommes furent complètement nus et échangèrent leurs vêtements.
— Très jolie contrée, observa le marquis N° 2 en grelottant. Pittoresque en diable ! Je me permettrai de vous faire observer, marquis, que votre tricot est un peu léger. Je vais plutôt remettre le mien, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Mon caleçon n’est pas trop juste ? Je remarque que vous avez les cuisses fortes ! Mes chaussures sont un peu humides. Vous m’excuserez ! Après un trajet pareil…
Quelques minutes plus tard, tous deux se retrouvaient habillés. Le marquis de Santa Claus avait pris l’apparence du voyageur, lequel faisait maintenant un marquis de Santa Claus en tout point semblable à celui qui, depuis une dizaine de jours, hantait les ruelles de Mortefont.
Les deux hommes se serrèrent la main.
— Sur ce, marquis, au revoir !
— Au revoir, marquis !
Celui qui portait à présent le costume de voyage marcha vers l’auto arrêtée à quelque distance.
— Charles, on repart. Nous rentrons à Paris.
— Bien, monsieur, fit le chauffeur, sans marquer de surprise.
La voiture démarra et s’éloigna, cahotée dans la tourmente. Les rideaux de la neige se refermèrent sur elle. Le marquis de Santa Claus N° 2 se dirigea vers Mortefont en se battant les aisselles.
« Voici sûrement la grand-rue, se dit-il bientôt. Lendemain de réveillon : on dort encore. À merveille ! Si j’ai bien étudié le plan, cette ruelle doit me conduire au Grand-Saint-Nicolas. Ah ! ah ! l’église ! Très beau monument ! Mais nous ferons de l’archéologie un peu plus tard… Parfait : voici le Grand-Saint-Nicolas. Là aussi, tout le monde est endormi. C’est on ne peut mieux ! Voici ma chambre… Hop !… Le tour est joué ! »
Le marquis se dévêtit rapidement et se coula au lit. Il constata :
— Les draps sont encore tièdes !
Il s’étira avec volupté, alluma une cigarette et se mit à lire attentivement les notes contenues dans le calepin qu’il tenait du marquis N° 1.
Du temps passa. Des bruits de pas s’entendirent, au plafond. Le ménage Kopf se levait. On frappa à la porte, la bonne montra son visage encore ensommeillé. Elle portait un plateau surmonté d’un bol fumant.
— Monsieur le marquis doit penser que son petit déjeuner ne vient pas de bonne heure, ce matin. C’est que l’on a dansé si tard !
— Je comprends très bien, dit le marquis. Aucune importance !
Il jeta un coup d’œil au contenu du bol : du chocolat au lait. Il avait horreur du chocolat au lait.
— Dites-moi, fit-il. Ce matin, je prendrai plutôt du café. Du café noir, très fort.
La petite rit gentiment.
— Monsieur le marquis aime le changement !
Pour toute réponse, le marquis, préoccupé, lui lança un regard sévère et se replongea dans la lecture des notes du calepin. Un instant après, relevant la tête, il vit la servante s’éloigner avec une mine chagrine.
« Bon ! se dit-il. Aurais-je gaffé, déjà ? Elle est gentille, cette gamine ! J’espère que l’animal ne lui faisait pas les yeux doux ! Je serais obligé de prendre la succession et, tel que je me connais, Dieu sait où cela me conduirait ! »
Trois quarts d’heure plus tard, après une toilette au cours de laquelle il consacra des soins très particuliers à son visage, le marquis de Santa Claus, l’œil plus vif que jamais derrière ses binocles, quittait sa chambre. La salle du Grand-Saint-Nicolas était encore encombrée des longues tables du réveillon, couvertes de bouteilles vides et de plats tachés de sauces figées. Il y avait un énorme tas de cendres dans le foyer. Sur une table isolée, le marquis remarqua de la verrerie fine, un seau à glace, et, dans un vase, des fleurs fanées. Le calepin précisait que le marquis N° 1 n’avait pas assisté au réveillon : en conséquence, le marquis N° 2 estima que l’on ne s’étonnerait pas de l’entendre poser une question au sujet de cette table.
— Mais c’est vrai ! s’écria Mme Kopf. Vous étiez dans votre chambre. Nous avons eu M. le baron de La Faille. C’est un événement. Il est venu avec la petite Catherine Arnaud, déguisée en princesse d’autrefois. Si vous aviez vu comme elle était belle !
Kopf grillait du désir de se mêler à la conversation.
— Et vous ne savez pas non plus, fit-il, ce qui s’est passé après la découverte de l’homme assassiné ! On m’a dit que vous étiez parti aussitôt après votre « pique » avec le maire. Eh bien ! le mort, ce n’était pas Cornusse, comme on croyait. Oh ! c’est un joli casse-tête, cette histoire ! Figurez-vous qu’à la mairie… Mais je vous ennuie, monsieur le marquis ?
— Vous plaisantez, Kopf ! Prenez un apéritif avec moi, et vous me raconterez.
— Qu’est-ce que je vous sers, monsieur le marquis ?
— Eh bien ! comme d’habitude !
— Une Suze, alors ?
Le marquis N° 2 ne pouvait pas souffrir la Suze.
— Réflexion faite, donnez-moi plutôt un Pernod.
— Un petit changement ne fait jamais de mal, conclut l’hôtelier, sentencieux.
— Ainsi, vous me disiez qu’à la mairie…
Chez son frère, Mlle Sophie Turner allait et venait, soucieuse. Parfois elle lançait dans la direction du bijoutier un regard acéré. Elle ouvrit une armoire, glissa une main sous une pile de linge, ses doigts tâtonnèrent. C’était la dixième fois depuis une heure que la vieille fille soulevait cette pile de linge. Puis elle examina le contenu d’un tiroir : c’était également la dixième fois qu’elle se livrait à cet inventaire.
Elle s’assit. Mais, un instant après, elle se leva de nouveau, alla jeter un coup d’œil dans des vases de cuivre placés sur la cheminée. Elle revint à sa chaise. Ces investigations avaient peu à peu exaspéré son frère.
— À la fin, me diras-tu ce que tu cherches ?
Il posait cette question pour la dixième fois.
— Je ne cherche rien… Je range !
— Drôle de façon de ranger ! C’est ton chat, que tu as perdu ?
Mlle Turner se taisait, obstinément. Elle ne bougeait plus, mais ses regards agiles faisaient inlassablement le tour de la pièce, s’arrêtant çà et là. On sentait qu’immobile elle continuait de chercher.
Un soupçon traversa la cervelle du bijoutier.
— Est-ce que, par hasard, tu te figurerais… Oh ! par exemple ! Est-ce que… Ce sont les diamants, peut-être ? Tu t’imagines que je les ai subtilisés ?
Il considéra le visage fermé, les lèvres pincées de la vieille fille et se mit à rire amèrement.
— Elle le croit ! C’est le comble ! Ma sœur, ma propre sœur !
Il éclata :
— Eh bien ! pauvre idiote ! triste buse ! sache que si j’avais volé les diamants, j’aurais eu assez d’intelligence pour les cacher là où tu n’aurais aucune chance de les trouver ! Je te dis ça pour t’éviter de perdre davantage de temps à fouiner dans les placards !
Il chercha un sarcasme bien virulent, n’en trouva pas et dut se contenter de crier :
— Ah ! tu n’as pas volé ton surnom ! Mère Michel, va !
Il essaya de placer un ressort de montre, mais n’y parvint pas. Il était si agité qu’il cassa un pivot de balancier. Il jeta sa pince sur un comptoir et partit.
Mlle Turner haussa une épaule, se leva, marcha vers un bahut, comme tentée d’y poursuivre ses investigations, puis changea d’avis et sortit à son tour. Elle se hâtait sous la neige et frappait à quantité de portes. Elle informait les fidèles qu’il n’y aurait pas de messe ce jour-là en raison de la mauvaise santé de M. le curé, et, aussi, des tragiques événements de la nuit.
Les escaliers étaient hantés d’enfants qui chuchotaient avec gravité, mais dès qu’approchait une grande personne, devenaient muets.
— Eh bien ! qu’est-ce que vous complotez ? Vos jouets ne vous plaisent pas, cette année ? Espèces de jamais contents ! A-t-on idée de rester là plantés comme des piquets au lieu de jouer ?
Les enfants s’enfonçaient dans leur silence. Les grandes personnes haussaient une épaule et s’éloignaient, sans soupçonner qu’elles avaient effleuré la vérité.
Cendrillon seule sut inspirer assez de confiance à une fillette, et obtint cette confidence désolée :
— J’en veux pas, d’mes jouets ! J’les aime pas !
— Et pourquoi ?
— À cause !
— À cause de quoi ?
— À cause que c’est pas le Père Noël qui les a apportés.
— Mais si, c’est lui ! Qui veux-tu…
La fillette eut un regard lourd de reproches.
— Tu sais bien que ça peut pas être lui, puisqu’il est mort ! On l’a tué ! Les grands disaient que c’était Cornusse qui faisait le Père Noël avec la houppelande, tu sais, et la barbe, et puis la perruque, et puis le bonnet, tu sais. La preuve que c’était pas lui ! C’est l’autre, le vrai !
— Mais non, mon chou ! Le monsieur qui est mort n’était qu’un homme déguisé. D’abord, le Père Noël ne peut pas mourir…
— Si, il peut ! La preuve ! Et d’abord, si c’est pas le vrai Père Noël qu’on a trouvé mort, qui c’est ?
— On ne le connaît pas, avoua imprudemment Catherine.
— Ah ! tu vois bien !
Cendrillon ne trouva pas de réplique. Répondre qu’il n’était pas possible de connaître tous les hommes qui vivent sur la terre n’eût pas fait impression sur l’enfant. En outre – et c’était là le plus étrange – Cendrillon, très confusément, éprouvait le sentiment que la fillette avait raison contre elle. Non pas, certes, en affirmant que l’homme trouvé étranglé dans la houppelande rouge était le vrai Père Noël, mais en faisant ressortir son singulier caractère anonyme.
— Tombé du ciel ! s’était d’abord exclamé Hagen.
Tandis que les grandes personnes se demandaient, à présent, de quel enfer était remonté l’homme au visage d’Allemand, les enfants avaient pris au pied de la lettre la phrase du boucher. Pour eux, l’inconnu était réellement tombé du ciel.
Il neigeait toujours. On se sentait devenir aveugle, à force de contempler, à l’infini, cette blancheur crue. L’idée de neige s’imposait au point qu’on éprouvait l’impression qu’il neigeait dans les cerveaux.
Le marquis de Santa Claus arriva au presbytère au moment où y pénétraient M. Noirgoutte, Villard, le docteur Ricomet, Turner, Kappel et Cornusse. La question relative à ce qui s’était passé la veille entre dix heures et onze heures à la sacristie allait être posée à l’abbé Fuchs.
Lorsqu’il se trouva en présence du sacristain, le marquis fut désagréablement impressionné par certains regards méfiants que lui jeta Kappel à la dérobée. Dès que le marquis le fixait, l’autre abaissait les paupières ou détournait la tête.
Après une nuit assez bonne en dépit du vacarme de l’ouragan, la santé du prêtre s’était améliorée.
D’une voix faible, mais que n’altéra pas l’ombre d’une hésitation, l’abbé Fuchs indiqua que les faits relatés par Kappel et Turner étaient, malheureusement, exacts. Le vol des diamants avait bien été découvert dans les circonstances indiquées par eux. Un fait fut acquis : l’entêtement apporté par Cornusse à la négation de l’évidence n’était explicable que par la folie ou la complicité dans le vol et, peut-être même, le meurtre.
L’instituteur adopta la première thèse ; la plus humaine : Cornusse déraisonnait. Il « déménageait », comme aimait à dire Hagen. Le maire opta pour la seconde théorie. Selon lui, Cornusse, dominé par une cupidité fréquente chez des gens d’âge demeurés jusque-là indifférents à la tentation de l’or, avait prêté la main au larcin.
— Et, à présent, il fait l’idiot ! C’est un système ! Il n’a pas le mérite de l’invention. Il a de la chance d’avoir la réputation d’un individu paisible, sans quoi je le ferais boucler dans un grenier. Il ne perd rien pour attendre. Les Ostrogoths de la Brigade mobile de Nancy finiront bien par se montrer à l’horizon. À ce moment-là…
Kappel avait attiré le marquis de Santa Claus dans le jardin du presbytère.
— Avez-vous toujours espoir de le découvrir ? chuchota-t-il.
— Qui cela ?
Le sacristain pointa un doigt vers le ciel.
— Interroge l’Étoile du Berger ! dit-il.
— Et tu trouveras le Bras d’Or caché ! acheva le marquis. Non, Kappel, je n’ai pas renoncé à chercher le Bras d’Or. Je crois fermement qu’il est ici, à Mortefont, dans quelque trou de muraille.
Le marquis sentait toujours courir sur lui les regards soupçonneux du sacristain.
« Qu’est-ce que ce gaillard peut bien mijoter ? » se demandait-il.
— S’il vous plaît, monsieur de Santa Claus… J’avoue que je commence à avoir moins de confiance dans ma baguette de coudrier. J’ai pensé que, peut-être… Si vous aviez la bonté de me confier votre détecteur… Je voudrais tenter une expérience.
— Très volontiers, Kappel !
Le marquis N° 2 plongea une main dans sa poche et en tira une espèce de boussole que le marquis N° 1 appelait un détecteur. Le sacristain se confondit en remerciements dont le marquis ne fut pas dupe. Au moment où il avait sorti de sa poche le détecteur, l’expression de Kappel avait trahi un étonnement très léger, aussitôt réprimé.
« Toi, mon bonhomme, songea le « noble portugais », tu viens de me tendre un piège ! Ton coup a raté ! Tiens ! tiens ! »
Il tendit la main :
— Je dois rejoindre M. Villard. Il m’a promis de me montrer quelques documents d’histoire locale.
L’instituteur bavardait devant la mairie avec le docteur, le garde champêtre et le maire. Dès que ce dernier aperçut le marquis, il s’éloigna.
— M. Noirgoutte ne semble éprouver qu’une sympathie modérée à mon endroit, plaisanta M. de Santa Claus.
Les trois hommes éclatèrent de rire.
— Je crois, dit l’instituteur, que M. Noirgoutte estime que vous sentez légèrement le fagot, si vous permettez cette plaisanterie, monsieur le marquis.
— Le fagot ?
— N’exagérons rien ! Je ne veux pas dire que vous lui soyez suspect ! Mais vos allures, votre présence prolongée à Mortefont l’intriguent ! Il nous l’avouait à l’instant.
— Bref ! Il me soupçonne d’être un voleur et, peut-être, un assassin ? J’avais cru comprendre qu’il tenait pour la culpabilité de Cornusse.
— Vous allez trop loin, monsieur le marquis ! Bien que… évidemment… M. Noirgoutte a toujours aimé bâtir des romans. On est habitués, dans le pays, on n’y fait plus attention. Voulez-vous parier que cet après-midi il aura changé son fusil d’épaule et verra de l’espionnage sous roche ?
— La main de l’Allemagne ! plaisanta Ricomet.
— L’Allemagne ? Une affaire d’espionnage ? s’écria le garde champêtre. Mais au fait… Cet Allemand…
— Parlons sérieusement, cher monsieur Villard. Puisque vous me l’avez proposé, j’aimerais jeter un coup d’œil à la bibliothèque.
— Elle n’est pas riche, fit observer Ricomet. Sorti de Jules Verne, Mayne Reid, Wells, et, bien entendu, Erckmann-Chatrian…
En passant près d’une porte fermée à clé, M. Villard eut un bref frisson.
— C’est ici qu’il est, dit-il.
— L’homme qui…
— Oui !
— On ne sait toujours rien ?
— Aucune idée de son identité. J’ai téléphoné le signalement à Nancy, ce matin. Jusqu’à présent, mystère !… Je ne vous cache pas que je serai soulagé de voir arriver les policiers.
— À ce propos, on m’a rapporté qu’hier soir vous avez été…
— Splendide… acheva Ricomet.
— Allons, allons ! fit l’instituteur. J’ai été… jeune – disons. L’emballement ! Le coup de fouet de l’émotion ! J’ai réfléchi depuis ! Chacun son métier, n’est-ce pas ? Les détectives ne s’amusent pas à jouer les instituteurs, les instituteurs n’ont pas à s’improviser détectives ! La tâche d’un homme comme moi consiste à enseigner b a ba. Hier soir, j’étais sorti de mon rôle. J’y suis rentré. N’en parlons plus !
Ces paroles furent prononcées avec simplicité. Elles exprimaient une modestie réelle. C’était un homme sympathique que cet instituteur.
— N’empêche que vous avez été épatant, Villard ! Ne serait-ce que comme cran. Le pauvre Noirgoutte était au-dessous de tout ! Ah ! si vous vouliez faire de la politique active…
Virecourt approuva.
L’instituteur rit, mi-flatté, mi-gêné.
— Il ressemble à un Allemand, dit-on ? jeta le marquis.
— Comme deux gouttes d’eau… Vous désirez le voir ?
L’instituteur ouvrit la porte et repoussa les volets.
Le cadavre était allongé sur une table, face au plafond.
— Il n’est pas beau, le bougre, dit Virecourt.
Le marquis de Santa Claus contourna le corps, très lentement. Le docteur pointa un doigt vers la gorge, où des meurtrissures faisaient une ligne sombre, irrégulière.
— Il paraît que la police arrive à des résultats étonnants par l’étude des empreintes digitales, remarqua Villard.
— Oui, mais… la peau ne retient pas les empreintes digitales !…
Le marquis considérait attentivement le visage aux traits germaniques. Il souleva la tête, la laissa doucement retomber, puis :
— Si nous passions voir les livres, maintenant ? suggéra-t-il.
L’instituteur détailla complaisamment les maigres richesses de la bibliothèque. Le marquis répondait, citait un titre, feuilletait un volume, donnait une appréciation sur un auteur, mais sa pensée était ailleurs. Elle était restée dans cette pièce froide et nue où reposait le cadavre de l’homme « tombé du ciel ».
— Tiens, remarqua-t-il en faisant courir son index sur des reliures, vous avez Shakespeare !
— Mais oui ! fit Villard, avec une pointe de fierté amusante.