VII La réponse de l’étoile

Dans la soirée, M. de Santa Claus se promena longuement par les rues de Mortefont.

Les policiers étaient partis, emmenant leur prisonnier. Une autre voiture devait venir, le lendemain, chercher le cadavre de l’inconnu et le transporter à la morgue de Nancy.

Le marquis s’était refusé à satisfaire les nombreuses curiosités, relativement aux circonstances du vol et au mobile du crime. Il errait, jetant des regards brefs sur des trappes de caves, sur l’entrée des longs corridors, sur les façades des maisons.

Le dîner au château fut simple, mais ordonné avec goût. Augusta avait particulièrement réussi une daube fondante, savoureuse à souhait. Le décor, les allées et venues, rapides et silencieuses, de la servante qui, sur un signe, savait interpréter le moindre désir de son maître, la distinction du baron, sa courtoisie, sa haute figure, concouraient à donner à ce repas aux chandelles un caractère presque fastueux en dépit de ce que la table pouvait avoir de modeste.

À l’heure du cigare et des liqueurs, devant un grand feu, le marquis évoqua le reliquaire du roi René.

— Il doit être d’or rouge, et flamboyant de pierreries. Tout pareil à cette bûche embrasée.

Le baron tapota la bûche de la pointe d’un pique-feu.

— Vous le trouverez en interrogeant l’étoile ! dit-il légèrement.

— Hé ! Qui sait ! Imaginez-vous cette vision féerique ? Au fond d’une cave, dans un creux de mur, sous le rayon d’une lampe électrique ?

Le baron secoua le front.

— La féerie…

— Je n’y croyais guère en arrivant à Mortefont, dit le marquis. Mais depuis quinze jours que je suis dans cette petite ville pleine de jouets et de personnages merveilleux…

— Je vais vous confier une sottise, coupa le baron. Lorsque vous êtes arrivé, vos yeux m’avaient paru plus sombres…

— Plaît-il ? fit le marquis, déconcerté.

— Est-ce assez stupide ? De même que votre accent. Je ne puis m’empêcher de penser qu’il est davantage portugais, depuis quelques jours…

— Vraiment ? fit le marquis, songeur.

Il fumait, tête rejetée en arrière ; le baron tisonna, rêveusement. Enfin, après un coup d’œil oblique :

— Si je ne suis pas indiscret, marquis…

— Je vous en prie !

— Vous est-il arrivé déjà d’aimer ?

— Quantité de fois.

— Ce n’est pas cela, fit le baron, presque avec humeur.

Il considéra de nouveau fixement le feu.

— J’ai voulu dire : Vous est-il arrivé d’aimer… une fois ?

— Une fois ? Oui, dit le marquis. Une fois. Il y a longtemps.

— Ah ?

— Elle était brune et pâle. Brune et pâle, baron ! Ce n’était pas une fille du Portugal.

Le baron et le marquis sourirent ensemble.

— Un véritable amour, marquis, cela change bien des choses, n’est-il pas vrai ?

— Cela peut changer bien des choses, baron.

Le marquis considérait profondément, comme avidement son hôte penché vers les flammes. Lorsque celui-ci releva la tête, leurs regards s’accrochèrent.

— Cela change beaucoup de choses ! affirma le baron, sans presque remuer les lèvres.

Une confuse clarté tombait du ciel, caressait l’angle d’un meuble, l’anse d’un vase de Sèvres. Dans le silence, un chat miaula, au-dehors. On le vit bondir sur le bord de la fenêtre. Ses prunelles piquaient deux feux verts dans l’ombre.

Le marquis secoua la cendre de son cigare. Il porta à ses lèvres une tulipe emplie d’eau-de-vie de framboise.

— Énormément de choses ! dit pour la troisième fois le baron.

Le marquis reposa son verre au pied d’un chenet de fer forgé.

— Dans ce cas, dit-il d’une voix amicale, rendez-les-moi !

La face du baron s’empourpra et durcit jusqu’à paraître menaçante. Le marquis ouvrit légèrement les bras, en un geste signifiant : « N’est-ce pas le mieux ? »

Son expression était sympathique, fraternelle presque. En fait le marquis de Santa Claus s’était rarement senti aussi ému de sa vie.

— Allons ! fit le baron, après une très longue méditation.

Il posa sa main sur le sommet arrondi d’un chenet, ses doigts tâtonnèrent, il y eut un léger déclic, le sommet du chenet monté sur charnière se sépara en deux parties. Dans l’alvéole ainsi dévoilé, le baron prit un diamant et le tendit au marquis. Il dit d’une voix d’abord nette :

— Vous trouverez l’autre dans…

Mais sa voix se cassa. Il n’acheva pas. M. de Santa Claus fit fonctionner le mécanisme du deuxième chenet et y trouva un autre diamant. Il mit les deux pierres dans son gousset, comme il eût fait de quelques piécettes de monnaie. Il but, et tira sur son cigare. Celui-ci était éteint. Il le ralluma à un brandon.

— Voyez-vous, baron… commença-t-il.

Le baron se tenait très droit. Aucun de ses traits, sur lesquels jouait la flamme, ne bougeait.

— Voyez-vous, baron, la féerie…

Il lâcha un rire bon enfant.

— Pourquoi diable avez-vous triché ?

— Triché ?

— Mais oui… Cette affaire baignant de toutes parts dans la féerie, j’avais fini par me persuader que c’était à la féerie à m’en fournir la clé ! J’ai donc cherché le « défaut », le détail qui ne fût plus dans la logique des contes merveilleux. La perfection n’étant pas humaine, ce défaut devait exister. Je l’ai trouvé. Rappelez-vous… La pantoufle de vair. Je veux dire : la chaussure de bal égarée. J’ai su l’histoire par Mlle Arnaud, puis par Cornusse. Là était la tricherie.

— Que voulez-vous dire ?

— Simplement ceci : Dans le conte, c’est après le bal que Cendrillon égare sa chaussure, et non avant. Cela me choqua. Pourquoi, dans une mécanique si minutieusement agencée, un fait aussi nettement en désaccord avec le conte ? Pourquoi la féerie, scrupuleusement respectée jusque-là, avait-elle été soudain « faussée », forcée, si vous préférez ? Un second fait, d’un ordre différent, me frappa alors. Pourquoi vous, qui n’assistiez jamais au réveillon, ni au bal, qui viviez retiré, pourquoi aviez-vous, cette année-là, invité la petite Cendrillon ? La coïncidence était à tout le moins curieuse. Lorsque je parvins à m’expliquer l’extraordinaire confusion mentale du père Cornusse (confusion qui dut vous-même vous surprendre, car vous ne pouviez raisonnablement attendre rien de plus qu’un trou dans la mémoire de l’ivrogne), j’admis que le Père Noël, qui était sorti de chez vous le 24 décembre vers dix heures du soir, pouvait bien ne pas être le même que celui qui y était entré vers dix heures moins le quart, et à qui vous aviez offert à boire. Alors, l’invitation à Cendrillon, les retouches aux robes après l’essayage et, surtout, les longues recherches nécessitées par la chaussure égarée prirent un sens. En effet, si la chaussure n’avait pas été égarée, mais cachée – par vous, baron ! – vous pouviez compter que les deux femmes occupées à la chercher ne remarqueraient pas une brève absence de votre part. Mieux que cela. Si besoin en était, elles témoigneraient de votre présence au château à l’heure du vol. L’alibi par la chaussure de Cendrillon ! L’idée était jolie, mais quand on joue avec les fées, si l’on triche, il faut s’attendre… à des coups de baguette !

Le baron courba le front.

— Mon remords, c’est d’être à l’origine de la crise qui a emporté l’abbé Fuchs…

— Ce n’a cependant pas été faute de précautions de votre part ! La lettre anonyme du début du mois, puis la tentative de vol du 6… J’aime autant vous dire que cette lettre ne m’a pas semblé sérieuse et que la tentative de vol, compliquée de fuite sur des échasses, m’a paru absurde ! L’homme masqué avait agi comme s’il n’eût pas eu la moindre intention d’effectuer réellement le vol. Quel but à cette manœuvre, si ce n’était de préparer le vol par suggestion ?

» Le 24 décembre, sous les apparences de Cornusse, il a dû vous être facile, lorsque l’abbé Fuchs retira la châsse du coffre-fort, de le persuader que les pierres, parfaitement authentiques, étaient fausses ! Obsédé depuis trois semaines par la crainte d’un vol, le curé l’a cru accompli, a filé chez le bijoutier, et vous, pendant ce temps… Baron, je reprendrai volontiers un doigt d’eau-de-vie de framboise…

Un long silence s’établit.

Des gerbes d’étincelles s’élançaient des bûches. Les braises semblaient vivre. Leur rayonnement, leurs reflets changeants procuraient l’illusion d’un perpétuel grouillement. Ou, encore, on songeait à la fusion d’un métal plus précieux que tous ceux qui existent. Une grosse souche, minée par la flamme, roula au milieu du foyer, écrasant sous sa masse les merveilleux châteaux de pierreries et d’or que le regard, en s’appliquant, construisait dans l’étagement des charbons.

— Qu’attendez-vous, marquis ? demanda soudain le baron, d’une voix chargée de nervosité. Qu’attendez-vous pour poser la question qui est sur vos lèvres ? Pourquoi ?… Pourquoi, moi, baron de La Faille, ai-je volé ?

Le marquis resta muet. D’un coup de pincettes, le baron dispersa l’amas des braises. Comme si le silence lui fût devenu insupportable, il reprit :

— J’imagine que vous vous êtes dit : « Le baron est endetté ! » Ou bien : « Le baron, qui n’est pas fortuné, en a eu assez de vivre en reclus. Jamais d’amour, et, depuis longtemps, plus guère d’amourettes ! Le baron a voulu faire la noce ! » Voilà ce que vous vous êtes dit ? Vous vous êtes trompé !

Le baron alla prendre un livre sur un guéridon.

— Ma dernière lecture : La Vie du Surintendant Fouquet. Est-ce que cela vous éclaire ? Pas encore ? Et mes archives ? Vous avez compulsé mes archives ; vous avez pu constater que les barons de La Faille ont été extrêmement fortunés, jadis. Cela non plus ne vous éclaire pas ?

— Pas encore, baron.

Le baron de La Faille s’exaltait. Il allait et venait par la pièce.

— Extrêmement fortunés, ai-je dit… Mieux que cela, marquis ! Ils ont su être fastueux. Car posséder n’est rien. Mais savoir dépenser ! Avec de l’or et du papier-monnaie, savoir créer de la beauté, plus précieuse dans la mesure où elle est plus éphémère : beauté des robes si susceptibles qu’un coup de vent suffit à les gâter, beauté des jets d’eau si graciles qu’une brise les couche et les disperse en pluie, beauté des feux d’artifice mangés par la nuit aussitôt que nés, beauté des parterres de roses qui s’épanouissent et se fanent dans la même journée !

Il lançait ces mots avec violence ; il s’en grisait. Il éclata d’un rire douloureux.

— Imaginez, maintenant, la vie de ce hobereau lorrain contraint de subsister chichement de soupes et de daubes, ce châtelain dont le personnel domestique se réduit à une vieille femme, ce baron forcé de faire des économies de bouts de chandelles pour joindre le premier de l’an à la Saint-Sylvestre, alors que ses aïeux… Concevez-vous, à présent, la montée de folie : voler les diamants, ces pierreries sottement cachées à la vue d’un bout de l’an à l’autre dans un coffre, s’en emparer et, grâce au fruit de ce vol, ressusciter ici la splendeur passée ; embraser de lumières, de la base au faîte, ce vieux château et sa colline ! De nouveau, faire apparaître ici ce que le monde connaît de plus beau : les femmes, les fleurs, la musique – comme autrefois !

— Et après ? dit assez froidement le marquis.

L’exaltation du baron tomba net.

— Après ?

— Oui. Une fois évanoui l’embrasement de la fête ?

— Ah ? Vous ne comprenez pas ! Après ?

Il fit un geste las.

— Après ? Qu’importait…

Il murmura, après une longue pause :

— Eh bien ! j’aurai tout de même donné une fête…

Le marquis sourit dans l’ombre. La voix du baron était changée.

— Une fête qui n’a guère coûté d’argent ! Cependant, tout y était réuni. La verrerie et la porcelaine fines, les musiciens, les danses… Et, assise en face de moi, une enfant si fragile, si pure… Alors, à présent…

Il eut de nouveau un geste lassé :

— Qu’importe…

— Baron, fit le marquis, tout est en règle, à présent. Les pierres seront rendues sans commentaire à Mgr Gibel. Les diamants reprendront leur place sur la châsse. Voilà une affaire classée. J’estime qu’il serait regrettable que ce qui vient de se dire ici ne demeurât pas entre nous.

La face du baron devint étonnamment pâle, ses lèvres sautaient.

— Marquis ! Je ne puis… Je…

— Je vous redemanderai une larme de cette merveilleuse eau-de-vie, baron !

Le chat qui se tenait sur le rebord de la fenêtre disparut.

— Mais… s’inquiéta brusquement le baron, pour les autorités ? La responsabilité du vol…

— Demeurera mystérieuse ! À moins que le docteur Ricomet ne l’endosse !

— Je préférerais le mystère.

Lorsque le marquis de Santa Claus redescendit la colline, l’adoucissement de la température le frappa. Il faisait presque tiède.

« Excès de clémence, songea-t-il. Si tout le monde s’y met à la fois : le ciel et le marquis de Santa Claus ! »

Il était très tard. Le marquis chercha au firmament l’étoile du Berger. Il ne la trouva pas. Il le regretta.

Mortefont, presque toutes ses lumières éteintes, faisait une tache noire qui semblait suspendue entre le ciel laiteux et la plaine de neige, à mi-chemin entre le réel et la légende, eût-on dit. L’Homme au Sac dormait dans le lit du facteur, la Mère Michel dormait dans le lit de Mlle Turner ! Le Père Fouettard se pelotonnait sous l’édredon du garde champêtre Virecourt, le Père Noël ronflait dans les draps de Cornusse ! Et Cendrillon ?

Catherine Arnaud était accoudée à sa fenêtre, elle tenait son visage tourné vers le château. M. de Santa Claus se souvint de la phrase du baron : « Cela change énormément de choses. »

Il soupira. Il se rappelait avoir aimé, une fois. Il appuya deux doigts sur ses lèvres…

Et ce fut ainsi que le baiser d’un certain marquis de Santa Claus, qui eût tout aussi bien pu s’appeler marquis de Carabas, puisque son nom ni ses quartiers de noblesse n’étaient mentionnés dans le Gotha, vola vers Cendrillon tout occupée d’un authentique baron qui eût mérité de voir son nom figurer sur les sommiers de la police !

Au Grand-Saint-Nicolas, il y avait encore de la lumière. La bonne tricotait, Mme Kopf lisait la gazette. Kopf et Hagen faisaient des exercices de force, mettaient des chaises à bout de bras.

— Monsieur le marquis, on vous a cherché partout ! Il est arrivé une dépêche pour vous.

Le télégramme émanait de l’évêché de Nancy.

Sommes surpris que confiance n’ait pas été mieux justifiée. Stop. Déplorons scandales. Stop. Désirons instamment recevoir au plus tôt votre visite.

« Ma foi, cela ne ressemble que d’assez loin à des félicitations ! » songea le marquis avec une mine goguenarde.

Il demanda :

— À quelle heure, le premier train du matin pour Nancy ?

— Huit heures quinze, monsieur le marquis. La patache part de Mortefont à sept heures et demie.

— Je la prendrai. Préparez ma note, et n’oubliez pas de m’éveiller.

— Monsieur le marquis nous quitte si tôt ! Quel malheur ! gémit Mme Kopf.

— Sauf votre respect, monsieur le marquis, observa plaisamment Hagen, si vous devez prendre demain matin le premier train, il ne vous reste pas grand temps pour trouver le Bras d’Or !

— N’est-ce pas ? Bah ! Il faut se résigner ! Et, à propos de Bras d’Or, monsieur Kopf, je réfléchis que je n’aurai pas le loisir de faire mes adieux à Kappel. Soyez assez aimable pour lui remettre cela de ma part. C’est un appareil unique pour découvrir les trésors !

Il posa le « détecteur » sur le comptoir.

Le lendemain matin, sur la Grand-Place, à l’instant de s’installer dans la guimbarde, le marquis de Santa Claus fut abordé par l’instituteur.

— Eh quoi ! Vous ne partez pas, monsieur le marquis ? Si ? Réellement ?

— Il n’est si bons amis qui ne se quittent, cher monsieur Villard !

— Je suis navré, monsieur le marquis. Navré.

Ne sachant trop qu’ajouter, l’instituteur médita une minute, puis, un rien d’ironie dans l’accent :

— Et le reliquaire ? Le fameux Bras d’Or ? Vous renoncez, à ce que je vois !

— Renoncer, s’exclama jovialement le marquis ; y pensez-vous ? Vous me connaissez mal !

Il frappa sur sa valise couverte d’étiquettes et bouffonna :

— Interroge l’Étoile du Berger ! Hé ! beaucoup de gens, avant moi, ont voulu l’interroger. Seulement, il faut savoir parler aux étoiles… Je l’ai déniché, le Bras d’Or ! Il est là-dedans, dans ma valise !

L’instituteur éclata de rire.

Sur ces entrefaites, M. Noirgoutte vint à passer. Il fit un grand salut au marquis de Santa Claus, qui garda son chapeau sur son crâne.

L’expression de Mgr Gibel, lorsque le marquis se présenta à l’évêché, présageait tout, hormis des compliments.

— Je ne voudrais rien dire qui fût de nature à vous désobliger, maître Lepicq, dit le prélat, mais je ne puis vous dissimuler l’étonnement douloureux que m’ont causé les résultats de votre activité à Mortefont durant les deux dernières semaines. Les nouvelles sont désastreuses. Nous comptions expressément sur vous pour empêcher le vol des diamants, et le vol a eu lieu…

— Je vous demande la permission de rectifier, monseigneur, dit froidement Lepicq. Il y a eu, non pas un vol, mais deux ! Les diamants ont été volés deux fois !

L’évêque fronça le sourcil. Si c’était une facétie, elle n’était pas de son goût.

— Passons, dit-il prudemment. Nous reviendrons sur ce chapitre. Je vous exprimais ma déception. Nous vous avions dit :

» — Surtout, pas de scandale !

» Or, il s’est produit scandales sur scandales ! Pis : il y a eu crime !

— Avec votre permission, monseigneur, fit Lepicq, de plus en plus froid, je rectifierai encore. Il y a eu non pas un meurtre, mais deux !

Cette fois, l’évêque sursauta. C’en était trop !

— Monsieur ! dit-il, indigné. Monsieur…

Lepicq tira de derrière un fauteuil la valise aux multiples étiquettes. Elle contenait du linge, deux ou trois volumes, un calepin, un trousseau de clés compliquées, une lampe électrique, deux revolvers et divers objets enveloppés de papier.

Il déplia un de ces objets, puis un second… C’étaient deux pierres précieuses. Il les déposa sur le bureau sous les yeux de l’évêque ébaubi.

— Voici les diamants de la châsse de saint Nicolas, monseigneur. Les vrais. Je les tiens de la main de celui qui a commis le premier larcin. Il s’agit en somme d’une restitution, et j’ai juré le secret.

L’évêque leva la main dans un geste bénisseur.

— Maître, dit-il, je vous prie d’oublier mes précédentes paroles. Le secret que vous avez juré, nous ne chercherons pas à le pénétrer. Ces pierres avaient été enlevées à l’Église, elles lui sont rendues. N’en parlons plus.

— C’est-à-dire, monseigneur, qu’il nous va falloir en parler un peu pourtant, car j’ai fait allusion à deux vols, et le premier éclaire le second. Le premier vol a été commis le 24 décembre à dix heures et demie du soir. Le voleur avait revêtu à cette intention un déguisement de Père Noël.

» Mais il n’était pas seul à convoiter les diamants. Le second vol a été commis peu après, également grâce à un déguisement, seul procédé permettant, au moins en principe, d’éviter l’effraction ou l’agression. À l’issue de la messe de minuit, les gardes de saint Nicolas virent un prêtre surgir de la sacristie et passer derrière l’autel. Il portait une soutane et avait une longue barbe brune. Par la taille et les traits, il rappelait de façon frappante l’abbé Fuchs. Mais ce n’était pas l’abbé Fuchs. Celui-ci, souffrant, s’était rendu au presbytère. Caché derrière l’autel sur lequel était exposée la châsse, l’homme costumé en prêtre arracha aux griffes d’or qui les retenaient les faux diamants substitués aux vrais, deux heures et demie auparavant, par le voleur déguisé en Père Noël !

— Étrange situation, murmura l’évêque. Mais, une question. J’admets que l’homme costumé en ecclésiastique a pu enlever une pierre et la remplacer. Toutefois, l’autre diamant, celui qui se tenait sur la face du reliquaire tournée vers les gardes, comment a-t-il pu s’en emparer ?

— Le plus simplement du monde. Après avoir opéré sur une face, il fait exécuter un demi-tour à la châsse et n’a plus qu’à…

— J’entends bien. Mais, cette rotation du reliquaire, aucun des gardes ne s’en émeut ?

— Pour la raison, monseigneur, qu’aucun ne s’en aperçoit.

— Allons donc ! Voulez-vous dire qu’ils dorment ?

— Non pas, monseigneur ! Ils veillent ! Néanmoins, le voleur peut faire pivoter la châsse en toute tranquillité !

L’évêque ouvrit la bouche, mais ne dit mot. L’avocat reprit :

— Il y a à Mortefont, monseigneur, un instituteur que je tiens pour un excellent homme. Seulement, il se trouve que ses opinions…

— Vous voulez parler de M. Villard ? Je suis au courant. À chaque grande fête religieuse répond, n’est-ce pas, l’exécution du Chant du Départ

— C’est exact, monseigneur. Or, le second voleur savait cela. Il savait que l’attaque vigoureuse de la fanfare, sur la place de l’Église, ne pouvait manquer de détourner une seconde l’attention des gardiens de la châsse, encore qu’ils fussent accoutumés aux harmonies de l’instituteur… C’est durant cette seconde d’inattention prévue et attendue que la châsse a tourné !

— Machiavélique ! s’exclama le prélat. Terrifiant d’ingéniosité et de précision.

— N’est-ce pas, monseigneur ?

— Mais les crimes, ces deux crimes dont vous parliez ?

— J’y arrive, répliqua Lepicq. Voyons d’abord le premier meurtre, celui de cet inconnu que son apparence fit surnommer « l’Allemand ».

» Dans une salle obscure de la mairie, j’ai promené le faisceau de ma lampe électrique sur son crâne. Les cheveux avaient été tondus si ras que la peau apparaissait, blanchâtre. Je finis par remarquer au sommet du crâne un rond légèrement plus brun. À première vue, il paraît incompréhensible que la chose n’ait pas frappé dès l’abord. Mais ce rond plus brun se différenciait tellement peu de la teinte du reste de l’épiderme qu’il échappait pratiquement à l’observation. Il n’a pu devenir visible qu’à la faveur de circonstances exceptionnelles : une pièce obscure, le rayon d’une lampe électrique.

— Un prêtre ! fit l’évêque d’une voix étouffée.

— Oui, monseigneur. Un prêtre ! On avait passé sa chevelure à la tondeuse pour faire disparaître une tonsure. Et cet inconnu était le personnage le plus connu du pays ! Les garçons, les pères de famille qui contemplaient avec des yeux effarés cette face d’Allemand ne reconnaissaient pas celui qui les avait baptisés et mariés : l’abbé Jérôme Fuchs !

— L’abbé Fuchs ! Étranglé ! Oh !… balbutia l’évêque horrifié.

— En définitive, toute cette affaire n’aura été qu’une série de substitutions. Une sorte de macabre Comédie des Erreurs !

» Et savez-vous le plus surprenant ?

» La police a arrêté Ricomet. Mais elle l’a arrêté pour un crime qu’il n’a pas commis !

— Pas commis ?…

— Non, monseigneur, Ricomet n’est pas l’assassin de l’abbé Fuchs ! Ce fut son complice qui étrangla le prêtre ! À une heure du matin, le 25 décembre, ce complice, qui se tenait caché depuis plusieurs jours chez le docteur, se rend en soutane à l’église. Il dérobe les pierres – des pierres fausses, ne l’oublions pas. Il regagne ensuite la sacristie, mais se trouve face à face avec le véritable abbé Fuchs revenu du presbytère plus tôt qu’il ne s’y attendait. Celui-ci, qui comprend en un éclair, veut appeler. L’autre le saisit à la gorge.

» Il traîne ensuite sa victime dans le jardin et informe de « l’accident » Ricomet qui se tient aux aguets. On emporte le prêtre chez le docteur.

» Que va faire l’assassin, maintenant ? Fuir, évidemment ! Mais par quel procédé ? À pied ? Folie ! En auto ? La situation financière de l’ambitieux, mais besogneux, docteur Ricomet est si précaire qu’il n’a même pas pu, depuis des années, s’offrir ce « luxe » : une voiture ! Les deux hommes sont désemparés. « D’abord, se dit Ricomet, gagner du temps. »

» On rase les cheveux et la barbe de l’abbé Fuchs. On le dévêt, on lui passe les habits de l’assassin, qui, de son côté, endosse les vêtements de l’abbé. Ce sinistre maquillage terminé, on déposera le cadavre dans la plaine, et il est décidé que le faux prêtre jouera, au presbytère, le rôle de l’abbé Fuchs. Le sacristain est myope, la supercherie ne sera pas découverte. Elle n’aura d’ailleurs pas à être prolongée longtemps (ce qui serait irréalisable). Le faux prêtre simulera une crise cardiaque et, téléphoniquement, le docteur demandera d’urgence une ambulance à Nancy.

» L’ambulance ! Voilà la trouvaille de génie ! – du moins le docteur le croit ! Voilà, pour le faux prêtre, à qui le sol de Mortefont brûle les pieds, le moyen de fuir rapidement et en toute sécurité.

» Mais le docteur n’a pas prévu la tempête. La neige amoncelée, les arbres déracinés, les routes impraticables. Mortefont bloqué. On ne passe plus ! L’ambulance ne peut passer. Les policiers ne peuvent passer. Personne ne peut passer ! C’est-à-dire… Tout est relatif ! Quelqu’un a pu passer.

— Quelqu’un ?

— Aucune importance ! Donc : fuite impossible.

— Le lendemain, à l’aube, nous apprenons que M. l’abbé Fuchs vient de décéder des suites de sa maladie de cœur. On découvre, cachés par le docteur dans un prie-Dieu-placard, des flacons d’eau-de-vie. Seulement, lorsque, dans la salle ténébreuse de la mairie, le docteur Ricomet me surprit promenant le pinceau lumineux de ma lampe sur le crâne de l’inconnu étranglé, il dut comprendre qu’il était perdu ou sur le point de l’être. Je venais de découvrir que le pseudo-Allemand était un prêtre… Mais s’il était l’abbé Fuchs, qui était l’imposteur du presbytère et que penser de cette crise cardiaque : la maladie, précisément, dont souffrait l’abbé Fuchs – qui venait de l’emporter ? S’il s’agissait d’une maladie imaginaire, le docteur le savait, lui dont le diagnostic l’avait authentifiée. En ce cas, que cachait cette mort, sinon un nouveau crime ? Et qui pouvait l’avoir commis, sinon le docteur ?

» À la cure, j’examinai l’annulaire du pseudo-abbé Fuchs. Je distinguai un bourrelet sur la première phalange : la marque laissée dans la chair par une bague que l’on avait longtemps portée.

— Deux points me demeurent obscurs, dit l’évêque. Cette houppelande de Père Noël sur les épaules de l’abbé Fuchs… dans quel but ?

— La simplicité même ! Aussitôt après le premier crime, les voleurs découvrent qu’ils ont été volés. Ils font le calcul suivant : en enveloppant de la houppelande le cadavre maquillé de l’abbé, ils comptent, avec raison d’ailleurs, que l’opinion publique ne manquera pas d’établir un rapport entre le mort et le vol des diamants. Si la police parvient à découvrir l’auteur du premier vol, elle l’accusera fatalement d’avoir agi avec un complice et de l’avoir assassiné, une fois le coup fait. Par ce procédé, Ricomet et son associé se déchargeaient du crime.

— Très juste. La sagacité avec laquelle vous avez démêlé cette intrigue abominable me semble au-dessus de tout éloge.

Lepicq s’inclina.

— Ce que je viens de dire, poursuivit l’évêque un peu gêné, me met plus à l’aise pour vous poser une question nette. Votre activité me paraît avoir une efficacité bien tardive. Dans la soirée et la nuit du 24 au 25 décembre, entre dix heures et demie et une heure, que faisiez-vous donc ?

— Je dormais, monseigneur !

— Plaît-il ?

— Le sacristain Blaise Kappel, ignorant la raison véritable de ma présence à Mortefont et me prenant pour un personnage dangereux, avait pris soin de « m’endormir » d’un coup d’échasse en plein front ! Il a d’ailleurs récidivé le lendemain. C’est le plus fameux manieur d’échasses que j’aie jamais rencontré !

Prosper Lepicq allait sortir de l’évêché. Un vicaire lui avait remis discrètement une enveloppe qu’il avait non moins discrètement glissée dans sa poche. Brusquement, il demanda à être introduit de nouveau auprès de l’évêque.

— Monseigneur, je viens de commettre une distraction impardonnable !

Il ouvrit sa valise et développa un long paquet. Mgr Gibel poussa un cri.

— Le Bras d’Or du roi René, que j’allais oublier de vous remettre, monseigneur ! C’est une œuvre d’art unique ! Et d’une valeur énorme, n’est-ce pas ? Près d’un million de francs, je crois ?

— Vous l’avez retrouvé ! Vous avez réussi… Ce que l’on contait était donc vrai ? balbutiait l’évêque, suffoquant d’émotion. Où était-il caché ?

— Rue de l’Âtre, à Mortefont.

— Mais comment a pu vous venir l’idée de chercher là ?…

— J’ai suivi le conseil du sacristain de la Révolution : Interroge l’Étoile du Berger ! Dieu ! que la réponse de l’étoile m’a d’abord paru drôle ! L’étoile m’a dit : « Il y avait jadis un brave homme de sacristain qui n’était pas très ferré sur les principes de la formation du langage français ! » Que j’ai pu rire !

Le prélat considérait le marquis avec effarement.

— J’ai commencé à entrevoir la vérité un jour que je compulsais les archives des barons de La Faille. J’y ai trouvé un très vieux plan de Mortefont où les noms des rues portaient leur orthographe ancienne. Je tombai en arrêt sur une certaine rue de l’Astre. Cela m’étonna : je savais qu’il n’existait pas de rue de ce nom à Mortefont. Un peu de réflexion aidant, je compris que, par « rue de l’Astre », il fallait entendre rue de l’Âtre, qui, anciennement, s’écrivait « Astre », notre moderne accent circonflexe remplaçant un s. (Astre, de l’allemand Astrih. Mortefont n’est d’ailleurs pas loin de l’Allemagne.) Depuis, une plaque portant l’inscription en orthographe moderne : rue de l’Âtre, a recouvert l’ancienne. Astre… Étoile… Interroge l’Étoile pouvait donc être interprété comme suit : Cherche rue de l’Âtre. J’eus le sentiment que je brûlais… Mais le Berger ? Le berger me manquait. Je ne le trouvais pas. Je ne trouvais pas même ses troupeaux. Jusqu’à ce que, rue de l’Âtre, je fusse intrigué par un vieux bâtiment à demi ruiné. J’appris qu’il faisait jadis office de parc à moutons. Cette fois, j’étais fixé. Les moutons, d’ordinaire, ne vont pas sans berger. Je disposais enfin des éléments qui avaient permis au vieux sacristain à l’imagination poétique de composer ce distique :

Interroge l’Étoile du Berger,

Tu trouveras le Bras d’Or caché…

» Le reste n’était plus qu’un jeu !

Si grand que fût le sang-froid de Mgr Gibel, sa présence d’esprit l’abandonna à ce moment. Ce que l’annonce de deux vols et de deux crimes, là où il n’avait vu qu’un vol et un crime, n’avait pu faire, la vision du fantastique Bras d’Or étincelant de pierreries l’obtint. Ses idées se mêlèrent, une sorte de brouillard d’une épaisseur inouïe au fond duquel le reliquaire brillait, tel un astre fabuleux, tomba devant ses yeux, et ce fut comme en rêve qu’il vit un homme aux cheveux bruns, aux prunelles jaunes, à la mine d’oiseau de nuit, s’incliner profondément devant lui, soulever sa main, baiser l’anneau épiscopal, et disparaître.

Sur la place Stanislas, Prosper Lepicq ouvrit l’enveloppe que lui avait remise un vicaire. Elle contenait un chèque de dix mille francs sur le Crédit Lyonnais. D’un pas nonchalant, l’avocat se dirigea vers la banque. Lorsqu’il y pénétra, un prêtre, qui l’attendait, l’aborda.

— Je suis envoyé par Mgr Gibel. Le chèque que l’on vous a remis de sa part comporte une légère erreur de rédaction.

— Vous me surprenez ! Le chèque est parfaitement correct.

Le prêtre sourit et secoua le front négativement

— Nullement, fit-il. On vous prie d’accepter cet autre chèque en échange.

Le second chèque était de cent mille francs.

— Ah ! bien ! dit simplement Prosper Lepicq.

Tout cela s’est passé il y a deux ans.

Le docteur Ricomet, dont Prosper Lepicq, à force d’éloquence, a réussi à sauver la tête, expie en soignant les malades de Saint-Laurent-du-Maroni la faute d’avoir cédé à la cupidité et à l’ambition. On a appris que son complice n’était autre que son frère.

Les diamants volés ont été remis sur la châsse. C’est le bijoutier Turner qui a eu la joie de les replacer lui-même entre les griffes d’or. Mais le coffre-fort de la sacristie de Mortefont, près de Cirey, en Lorraine, renferme désormais une merveille plus belle encore : le fabuleux Bras d’Or du roi René. M gr  Gibel a voulu que cette bourgade, où le reliquaire dormit cent cinquante ans dans une cave avant d’être retrouvé dans les circonstances que l’on sait, en fût la gardienne.

Pour le voir, il n’y a qu’à s’adresser au boucher Mathias Hagen, qui assiste à présent dans ses fonctions de sacristain Blaise Kappel, dont la vue a encore baissé.

On a installé dans la sacristie un nouveau coffre-fort auquel sont reliés des avertisseurs électriques. La visite du Bras d’Or coûte un franc. On peut aussi se faire montrer, rue de l’Âtre, le creux du mur où Prosper Lepicq a retrouvé le reliquaire.

Gaspard Cornusse travaille toujours à ses photographies et à ses cartes postales, dans son studio, et il continue, comme par le passé, à faire chaque année, le 24 décembre, sa tournée de Père Noël. Mais sa mémoire est de moins en moins fidèle. Kopf et sa femme tiennent encore le Grand-Saint-Nicolas. M. Villard fait de la politique. M. Noirgoutte a attrapé une jaunisse qui ne veut pas guérir : Virecourt dit tout bas que c’est sa mauvaise humeur qui lui est rentrée dans le corps.

Au château du baron de La Faille, il se donne maintenant deux fois par semaine, le jeudi et le dimanche, des fêtes magnifiques. Ce sont des fêtes enfantines. Le baron a fait monter un guignol dont les artisans de Mortefont ont eux-mêmes exécuté les personnages. Beaucoup d’enfants viennent assister aux spectacles.

La jeune M me  de La Faille – que les gens de la contrée ont toutes les peines du monde à ne plus appeler, ainsi qu’ils ont eu si longtemps coutume de le faire, Cendrillon – descend au milieu des petits garçons et des petites filles, après les représentations. Lorsqu’ils sont las de jouer, ils réclament une histoire.

Alors, elle s’assied et commence :

— Il était une fois…

Share on Twitter Share on Facebook