Cinéma, cyanure et compagnie

À Pierre Boileau,
maître horloger du Mystère

Assis sur le talus, l’homme se tenait parfaitement immobile. À sa droite et à sa gauche s’élevaient les contreforts roux des Alpes mancelles, piquetées de taches vertes qui étaient des pins.

Le paysage entier était placé sous le signe de la courbe : courbes des prairies et des bois, courbes de la route sinuant paresseusement le long des courbes paresseuses de la Sarthe. De paresseuses volutes de fumée tournoyaient au creux du vallon, au-dessus de Saint-Anselme-des-Prés.

Le soir tombait. Un soir prodigieusement paisible. Deux pêcheurs, sous un petit pont, tentaient la truite et le chevesne. L’un séduisait le poisson avec une délicate “mouche de mai” en soie verte et rousse. Il était fort âgé et porteur d’un équipement invraisemblablement complet : casque de toile, veste de toile à gigantesques poches, panier d’osier, épuisette, bambou pourvu d’un croc à son extrémité : on eut dit une crosse épiscopale. Avec sa grande barbe blanche et son panier évoquant une hotte, ce personnage faisait songer au Père Noël des pêcheurs.

Son vis-à-vis, un jeune garçon du pays, pieds nus, sans autre équipement que sa ligne, pratiquait avec détermination le “lancer léger” et raclait le fond de la rivière avec une “cuillère” tournoyante, pourvue d’un hameçon à trois branches.

Dans les prairies, des vaches, ayant près d’elles leurs veaux, étaient vautrées, soûles de vert. Les herbes, hautes et grasses, étaient parsemées d’une telle abondance de boutons d’or qu’il semblait que l’on n’eût qu’à “écumer” la prairie (comme on “écume” le pot-au-feu) pour recueillir du beurre !

Quel calme et amical dimanche !… Un branle très doux de cloches monta de Saint-Anselme. Elles étaient deux ; l’une avait un son grave, l’autre cristallin. Ces pacages, ces courbes, ces pêcheurs et ce duo de bronze suggérèrent à l’homme une pensée gracieuse. Gracieuse, mais très amère :

“Si j’arrivais d’une autre planète, se disait-il, si je descendais à l’instant de Mars ou de Vénus, et que je ne sache rien de ce qu’est la vie sur la terre, je songerais : “Quel monde adorable ! Et comme il est évident que le mal n’y a pas droit de cité, qu’aucune méchante pensée n’effleure l’esprit de ses habitants !…”

Il ricana, plongea une main dans sa poche, en tira un revolver qu’il fit sauter dans sa paume. Ses traits, soudain, exprimaient la haine, le dégoût, le désespoir. Il se mit à descendre vers Saint-Anselme-des-Prés, vers ce petit monde “si adorable”.

Parvenu sur le pont, il constata que les deux “paisibles” pêcheurs s’injuriaient :

— Un crime !… Oui ! Espèce de chenapan ! Un crime ! lançait le vieillard au godelureau nu-pieds. Vous n’avez aucun respect pour la rivière ! Pêcher la truite au lancer léger, c’est pis qu’un crime !… C’est… C’est…

— Oh ! ça va, hein !… Vous feriez mieux de regarder ce que vous faites ! Vous allez prendre votre hameçon dans votre barbe !

— Insolent !… Flibustier !…

— Fermez ça, eh, vieux jeton !…

La paix… La douceur… L’amitié… La concorde…

* * *

Quand l’homme au revolver se présenta à l’hôtel-restaurant du Cheval-Blanc, la jeune servante fut prise de court.

— M. Léonard est dans sa chambre ? demandait l’homme, abruptement.

— Oui, monsieur Martial, fit la petite.

Sitôt lâché ce “oui”, elle le regretta, tenta de le rattraper.

— C’est-à-dire… Je crois bien que M. Léonard est sorti…

Mais, déjà, la main crispée sur son revolver, au fond de sa poche, Martial grimpait l’escalier.

Les époux Martial et M. Alain Léonard, célibataire, étaient des amis. Des amis lorsqu’ils étaient tous trois. Mais, lorsqu’ils n’étaient plus que deux – lorsque Léonard et Mme Marguerite Martial étaient seuls – ils étaient des amoureux… Des amants, comme on dit dans les livres !…

Régulièrement, quand on voyait Léonard débarquer à Saint-Anselme, on pouvait être sûr que Mme Martial ne tarderait pas à faire son apparition. Il descendait au Cheval-Blanc ; elle logeait à l’Espérance : ça ne trompait personne, mais c’était “plus convenable”. Pendant ce temps, Martial était retenu à Rouen par ses affaires de tissus. C’est la vie…

* * *

Mais le dernier jour des amants à Saint-Anselme ne s’était pas situé sous le signe du bonheur – loin de là. Ce n’avaient été que scènes de jalousie, querelles, reproches : “Alain, tu ne m’aimes plus… Je suis sûre que tu en aimes une autre…”

Cela aussi, c’est la vie !…

Depuis son arrivée, Mme Martial était particulièrement nerveuse. Mais, ce matin-là, cela avait dépassé tout.

Tant et si bien que Léonard, excédé, avait prononcé le mot de rupture. Marguerite avait pleuré, gémi…

— Après ce que j’ai fait pour toi… Quand tu sauras…

— Quoi ? Qu’est-ce que tu as donc tant fait pour moi ?

Elle était maladroite. Elle le sentait. Et plus elle se le répétait, plus sa maladresse s’aggravait.

Cris, larmes, explosions de désespoir, menaces :

— Si tu me quittes, je te tuerai… Et puis je me tuerai…

Toutes ces bêtises !…

Excédé, Léonard avait filé !

Au Cheval-Blanc, il avait annoncé sa décision de quitter Saint-Anselme par le premier train, celui du soir.

— D’ici là, si Mme Martial vient me demander, vous lui direz que je suis parti, à pied.

Et il s’était enfermé dans sa chambre, jeté sur son lit. Ne plus rien entendre. Avoir la paix… la paix…

Mme Martial était venue, plusieurs fois. On lui avait dit :

— Il est parti.

En proie à une sorte de panique, elle était rentrée à l’Espérance.

* * *

Or, voilà le mari qui surgit à l’improviste. Est-ce que, par hasard, il aurait flairé anguille sous roche ?

La petite servante leva ses yeux : à l’étage, on n’entendait rien.

Rassurée, elle revint à son seau et à son balai brosse et se remit à laver le carrelage rouge et blanc, tout en rêvant à ses amours – les amours qu’elle espérait bien avoir un jour, car elle n’en avait pas encore eu – (enfin pas des vraies : les garçons l’avaient embrassée dans le cou, parfois, le soir, en rentrant du bal ; c’est arrivé aux plus sages et ça ne tire pas à conséquence !). Mais l’amour viendrait. Un bel amour… Elle alla vider dans le caniveau l’eau boueuse de son seau, qu’elle remplit d’eau pure. Oui, un bel amour lui viendrait, qui durerait autant que la vie ! Un amour où il n’y aurait pas de disputes, pas de tromperies, un amour net comme un louis d’or.

* * *

À l’étage, dans la chambre tendue de papier fané imitant la toile de Jouy, Martial braquait son revolver sur Alain Léonard :

— Deux années que tu me trompes !… Deux années que tu me voles, tous les jours, ce qui était toute ma vie…

Sa voix était très lasse, un peu tremblante :

— Tu te disais mon ami et, pendant deux ans, tu m’as bafoué jusque sous mon toit ! Moi, je ne pensais qu’à trimer, qu’à gagner de l’argent pour elle… Pour faire tous ses caprices…

L’autre esquissa un geste de protestation, murmura :

— Écoute…

— Ne bouge pas, ou je t’abats ! dit vivement Martial.

La main qui tenait le revolver dessina dans l’air une arabesque molle.

— Oh ! il y a longtemps que je me doutais ! Mais je ne voulais pas admettre. Je me bouchais les yeux. Malgré les lettres anonymes, les preuves, tout…

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je suis venu pour te tuer ! Et je la tuerai, elle, ensuite ! Et après, je me logerai une balle dans la tête.

À ce moment, la propriétaire du Cheval-Blanc arriva en courant dans le couloir, frappa à coups précipités.

— Monsieur Léonard ! cria-t-elle. Vite ! Mme Martial… Il est arrivé un malheur…

Elle pensait trouver seul Léonard. La vue de Martial la terrifia. D’un geste embarrassé et bête, il rentra son revolver dans sa poche.

On venait de découvrir Mme Martial, inanimée, sur le plancher de sa chambre, à l’hôtel de l’Espérance.

Pour aller du Cheval-Blanc à l’Espérance, il n’y avait que la route à traverser.

Pourtant, lorsque les deux hommes y parvinrent, Mme Martial était déjà morte.

* * *

Deux semaines s’étaient écoulées.

Aussi paisible était le paysage. Les mêmes vaches, puissantes et gavées, ruminaient près de leurs veaux dans les prairies opulentes.

Les mêmes volutes de fumée se déroulaient paresseusement au-dessus des boucles paresseuses de la Sarthe et des lacets nonchalants de la route.

Deux cloches tintaient, les mêmes.

Et, sous le même petit pont, se tenait le même très vieil homme barbu, avec son air de Père Noël des pêcheurs, dans son accoutrement et son équipement si invraisemblablement complets.

Près de lui se tenait un autre pêcheur, d’âge moyen, un novice. Le vieillard guidait ses gestes, lui livrait de suaves secrets, lui faisait, à sa façon, un Discours de la Méthode :

— Vous lancez comme si vous aviez de l’animosité contre la truite ! Le poignet plus souple, cher monsieur et ami !… Dame truite est une personne sensible, susceptible… “De la douceur, de la douceur, de la douceur !” comme a dit le bon Verlaine… Vous devez poser votre mouche à la surface de l’eau aussi délicatement qu’une bulle !…

L’homme que l’on enseignait de la sorte était un metteur en scène de cinéma. Dans ce cadre sédatif, il se remettait des crises de nerfs que lui avait procurées le “tournage” de son dernier film, d’ailleurs réussi, et qui, projeté actuellement en exclusivité aux Champs-Élysées, lui valait un succès de presse des plus réconfortants. On parlait déjà de “génie”. Tous les metteurs en scène qui ont eu une ou deux réussites se croient volontiers du génie. En peinture, en littérature, on est moins pressé. (Il est vrai que l’on a eu tant de devanciers qui en avaient, eux, du génie ! Du vrai.)

Un peu en retrait, deux hommes observaient le vieux pêcheur et son élève. L’un était le producteur du film auquel il vient d’être fait allusion. Ce financier ami des arts avait fait un saut à Saint-Anselme, entre deux contrats de vedettes et deux cocktails publicitaires, pour voir si son poulain, le metteur en scène, aurait bientôt suffisamment récupéré de forces pour attaquer une autre bande – avec du génie, si faire se pouvait – (mais du génie qui ne coûtât pas les yeux de la tête, toutefois…).

Le troisième personnage – eh bien ! mon Dieu, ce n’était que l’auteur du scénario du film à succès. Il était là dans le dessein bien excusable de tenter de s’insinuer dans la nouvelle combinaison qui s’ébauchait et, somme toute, on aurait eu mauvaise grâce à lui en adresser le reproche, puisque, bien qu’il n’eût, lui, aucun génie, n’étant rien de plus qu’un homme de lettres, son travail, néanmoins, lors de la précédente affaire, avait plutôt donné satisfaction.

Par courtoisie pour ces deux profanes, le “Père Noël” interrompit la leçon de pêche. On s’assit sur l’herbe, on alluma des pipes. Et le scénariste lâcha, naturellement, une allusion au dramatique fait divers de l’hôtel de l’Espérance.

Le rapport du médecin légiste avait conclu au décès par suite de crise cardiaque.

— Crise cardiaque… moi je veux bien ! fit le Père Noël, d’un ton si ambigu que le metteur en scène demanda :

— Vous croyez à un crime ?

— Crime, c’est vite dit, riposta le Père Noël, lissant sa barbe de sucre.

— Suicide ? questionna le producteur.

— Suicide, c’est vite dit ! répéta le Père Noël.

Et sa main, lissant sa barbe de neige, se fit plus malicieuse encore.

— Accident ? hasarda le scénariste.

— Accident, c’est vite dit !…

Le Père Noël cessa de caresser l’ornement vénérable de son menton.

— Messieurs, j’ai exercé pendant quarante années les fonctions de juge d’instruction à Moulins, puis à Bordeaux. C’est vous dire que j’ai étudié la mort violente sous nombre d’aspects. Eh bien ! j’ai fait, discrètement, ma petite enquête sur le décès de la dame Marguerite Martial. Et la vérité, messieurs…

Sa main fit le geste de lancer quelque chose vers la rivière, un hameçon mieux caché encore, et plus subtil que celui que dissimulent les mouches de mai artificielles, car dame Vérité, comme il eût dit, est plus susceptible et plus méfiante encore que dame Truite.

— … La vérité, messieurs, je crois l’avoir découverte, et être seul à la connaître ! Je n’y ai pas eu grand mérite : le hasard, ou plus exactement, le fait que je suis grand-père, m’a mis fortuitement en possession du secret.

Il prit un temps et acheva avec une simplicité calculée :

— Meurtre ? Suicide ? Accident ? demandiez-vous… Eh bien ! messieurs, selon moi, la mort de la dame Martial fut, à la fois, le résultat d’un meurtre prémédité, d’un suicide et d’un accident.

Ayant savouré leur ébahissement, il brossa le bref tableau suivant, pour situer le drame avec précision :

— À Saint-Anselme-des-Prés, dans la chambre de l’hôtel de l’Espérance, Marguerite Martial, une femme encore jeune et fort belle, est trouvée morte, un dimanche, à sept heures du soir. Son cadavre, revêtu de ses vêtements de ville, est étendu sur le parquet, à mi-chemin entre la porte et une table placée près d’une fenêtre, au deuxième étage de l’hôtel. Sur cette table, une enveloppe affranchie portant, de la main de Marguerite Martial, le nom et l’adresse, à Rouen, de son amant, M. Alain Léonard. Dans l’enveloppe, une lettre de la main de Marguerite. Ce message, consécutif à une rupture du fait de l’amant, est tout chargé de passion, de désespoir, d’allusions à un tendre passé, de supplications, de menaces :

Ne me laisse pas ! Je ne puis vivre sans toi. Souviens-toi : nous avons été si heureux… Si tu ne me reviens pas, je te tuerai et je me tuerai !

”Ainsi que vous le savez, le médecin légiste a conclu au décès par suite d’une crise cardiaque. Je pense, moi, que Mme Martial a succombé à un empoisonnement dû à un toxique foudroyant – vraisemblablement l’acide cyanhydrique.

Ils le regardaient, effarés.

— Bien entendu, poursuivit-il, la mort due à ce toxique étant pratiquement instantanée, il a fallu, de toute nécessité, qu’il soit absorbé après que la lettre fut écrite, sinon elle n’eût jamais été achevée. Mme Martial, ensuite, s’éloigne de la table, marche vers la porte. La malheureuse n’a même pas la force d’atteindre cette porte : elle tombe, et meurt après une agonie infiniment brève.

”Accident ?… Les recherches n’ont permis de retrouver dans la chambre, ni aux abords de celle-ci, aucune trace de toxique ni aucun récipient ayant servi de véhicule au dit toxique. Suicide ?… Invraisemblable pour la même raison, à laquelle s’en ajoute une autre : la lettre faisait, certes, allusion à un suicide, mais un suicide différé jusqu’à ce que tout espoir de reconquérir l’infidèle dût être abandonné… Crime, alors ?… Deux personnes avaient pu avoir intérêt à commettre ce meurtre : l’amant, dans un souci de sécurité ; le mari, par vengeance (il a d’ailleurs avoué qu’il était venu pour tuer). Mais ni l’un ni l’autre n’ont pu administrer le poison. Au moment où se déroulait le drame, les deux hommes se tenaient, au premier étage du Cheval-Blanc, dans la chambre de Léonard. Martial immobilisait ce dernier sous la menace d’un revolver.

— Pourtant, il faut bien…

— Eh oui ! il a pourtant bien fallu…

Le vieillard laissa ses auditeurs méditer sur ce casse-tête, puis :

— Accident impossible… Suicide impossible… Crime impossible… J’en étais là de mes réflexions. Quelques jours après, comme je bavardais avec le médecin légiste, j’eus la curiosité de relire la missive écrite par Mme Martial. L’enveloppe y était épinglée. Le texte de la lettre ne me suggéra aucune idée nouvelle. En revanche, l’enveloppe me tira l’œil. Non pas l’enveloppe, à vrai dire, mais le timbre qui l’affranchissait. C’était un timbre de très grand format, d’un modèle mis récemment en circulation par l’administration des P.T.T. et représentant le pont Mirabeau, à Paris. Je me dis que ce timbre manquait dans l’album de mon petit-fils, qui a le goût de ce genre de collection, comme tant de gamins, et décidai que je lui en offrirais quelques-uns. Je me rendis immédiatement au bureau de poste. Et ce fut là que me vint L’Idée… Par qui ce timbre avait-il été collé sur l’enveloppe ? Par Marguerite Martial évidemment… Il avait donc fallu qu’elle en passât sur sa langue la partie gommée… Le fameux véhicule du toxique, pourquoi ne serait-ce pas ce timbre, précisément ? Ce timbre de grand format, préalablement enduit de couches successives d’acide cyanhydrique, littéralement imbibé d’acide cyanhydrique ?

Ils le considérèrent, trop suffoqués par cette folle théorie pour pouvoir articuler un mot. Il se mit à rire :

— Oui, évidemment !… La mort guettant sous le pont Mirabeau ! Sous le pont Mirabeau où “coule la Seine”, comme a dit le poète ! Mon idée vous paraît absurde ! Mais savez-vous quelle quantité d’acide cyanhydrique il faut, pour tuer un être humain ? Un dixième de gramme seulement ! Et souvent, il suffit de beaucoup moins ! Surtout dans le cas d’une personne cardiaque, comme l’était Mme Martial.

— Mais comment ce timbre empoisonné serait-il parvenu en la possession de la victime ? articula péniblement le metteur en scène.

— Par la mercière de Saint-Anselme-des-Prés !… Une enquête discrète m’a conduit chez cette modeste commerçante. Elle s’est rappelé avoir, à l’occasion de l’achat d’une paire de socquettes, et faute de monnaie métallique, remis en guise d’appoint à Marguerite Martial le timbre du pont Mirabeau. Est-ce à dire que c’était elle qui avait étalé la couche de poison ?… Assurément non ! Dès lors, d’où la mercière tenait-elle le timbre ?… Elle s’en souvient parfaitement : elle le tenait du mari de Marguerite, M. Martial lui-même !

— Par exemple !…

— Martial, en effet, avait écrit à la mercière, qu’il connaissait fort bien, pour lui demander “en confidence” si son bon ami M. Léonard se trouvait en ce moment à Saint-Anselme, car il voulait lui envoyer un cadeau, “une surprise !”. C’était la raison, disait-il, pour laquelle il préférait ne pas téléphoner à l’hôtel du Cheval-Blanc. (En fait, il voulait s’assurer de son infortune avant d’entreprendre le voyage de Saint-Anselme.) Il priait donc la mercière de garder le secret sur cette demande de renseignement. Pour les frais de réponse, il avait scrupuleusement joint à sa lettre un timbre de quinze francs, le timbre du pont Mirabeau. Il l’avait fixé à sa lettre au moyen de cette bordure de papier collant dont sont entourées les feuilles de timbres.

— De sorte que si la mercière avait utilisé le timbre…

— Elle se serait empoisonnée ! Mais en femme économe, elle jugea que cinq mots sur une carte postale suffiraient pour la réponse banale qui lui était demandée. Des cartes postales, elle en possédait tout un stock. Et cinq mots s’affranchissant à huit francs seulement. Huit ôté de quinze : bénéfice, sept francs ! Cette épargne de sept francs a sauvé la vie à la mercière !

— Ainsi, lâcha étourdiment le scénariste, c’était Martial qui avait mis l’acide cyanhydrique ?

— Dans le but d’empoisonner la mercière ? fit ironiquement le vieux pêcheur.

Le scénariste comprit sa sottise et se mordit la langue.

Il y eut un silence, que troubla le saut d’un poisson hors de l’eau.

— C’est Marguerite Martial elle-même qui avait empoisonné le timbre ! acheva le juge en retraite. Elle l’avait fait pour se débarrasser de son mari. Toute à sa passion, elle ne pouvait plus supporter l’existence au côté de cet homme qui se dressait comme un perpétuel obstacle entre elle et son amant. Elle empoisonna le timbre avant de quitter Rouen pour Saint-Anselme et le plaça, parmi deux ou trois autres, dans un plumier, sur le bureau de son mari. Maniaque, il s’était toujours refusé de prendre un secrétaire et rédigeait lui-même son courrier : elle était donc assurée que nul autre que lui n’utiliserait le timbre. Autre avantage : le fait d’être à Saint-Anselme lorsque surviendrait le décès devait assurer à Marguerite Martial un alibi parfait !… Voilà pourquoi elle était si nerveuse dans l’attente de l’événement. Voilà pourquoi, à Léonard qui menaçait de rompre, elle disait : “Après ce que j’ai fait pour toi… Quand tu sauras !…”

”Comment eût-elle pu prévoir que la destinée, ou la Providence, par le plus singulier des cheminements, retournerait contre elle comme une sorte de boomerang, l’arme singulière qu’elle avait choisie ?… Vous le voyez, sa mort fut bien, à la fois, comme je vous le disais, le résultat d’un crime prémédité (contre l’époux), d’un suicide (involontaire), et d’un accident. Telles sont, en tout cas, les conclusions auxquelles je suis arrivé ! J’ai la conviction que l’autopsie révélerait la présence du toxique.

Il eut un geste vague.

— Mais bah !… Je n’ai pas l’intention d’informer la police de ma découverte. À quoi bon ?… Avec la mort de la meurtrière, la justice des hommes s’efface devant la justice de Dieu !

Ils n’osaient faire de commentaires ; ils se jetaient des regards furtifs.

— Sans être mystique, reprit le vieux juge, n’est-on pas fondé à croire en une puissance supérieure qui nous marque, par cette aventure aux étranges retours, sa répulsion de la violence et son désir de voir les hommes vivre dans une atmosphère de paix, de concorde, de fraternité ?…

Brusquement, il blêmit.

— Encore ce vaurien ? glapit-il.

Sa barbe s’était mise à trembloter et son œil injecté de sang lançait des éclairs meurtriers vers un adolescent pieds nus, porteur d’une canne à pêche, qui venait d’apparaître sur l’autre rive de la Sarthe.

— Ce petit misérable pêche la truite au lancer léger ! grogna-t-il. Il n’y aura rien à faire pour nous dès qu’il aura commencé à racler le fond de l’eau avec son immonde “cuillère” !

Il se précipita belliqueusement sur le pont.

— Attends un peu, vociférait-il. Je vais te faire déguerpir, espèce de vandale ! Misérable ! Assassin ! Sacrilège !

— Dites donc, faisait cependant le scénariste, goguenard, j’ai l’impression que ça ne lui réussit pas, la retraite, à ce bon vieux juge ! L’oisiveté lui tape sur le citron ! Empoisonner quelqu’un avec de l’acide cyanhydrique étalé sur un timbre-poste – ça ne vous paraît pas délirant ?

— Je ne sais pas, dit le metteur en scène, c’est peut-être possible ; il faudrait demander à un toxicologue. En tout cas, ce timbre-poste qui finit par revenir dans la main de celui qui l’a envoyé, avouez que c’est astucieux comme idée de scénario !

— C’est surtout astucieux comme mise en scène ! fit le scénariste, vexé. Votre avis, cher producteur ?

— Heu !… dit le producteur, je n’ai pas d’avis, n’ayant jamais manipulé d’acide cyanhydrique. Mais je me demande si, à partir de cette affaire de timbre-poste (réelle ou imaginaire), il n’y aurait pas moyen de construire une histoire, pour un film de sketches policiers que j’ai envie de réaliser depuis longtemps ? Je verrais très bien Maria Casarès dans le rôle de Marguerite Martial.

— Excellent ! jeta le scénariste. Avec Jean Marais dans le rôle de l’amant et Bernard Blier dans le rôle du mari trompé, c’est tout cuit ! On pourrait tourner les extérieurs ici : le coin est charmant.

— Voyons, mon vieux, fit le metteur en scène avec dédain, il n’y a aucune ambiance ; ça n’a pas de gueule ! On va situer ça à Chamonix.

— Bonne idée ! approuva le producteur, un film de neige, ça m’intéresse. Avec une avalanche, ce serait parfait.

Quarante-huit heures plus tard, le premier jet du scénario était écrit. L’histoire comportait quelques changements : l’héroïne était devenue italienne et le mari allemand. (Pour raisons de coproduction.) Une partie importante de l’action se déroulait à Venise. (Pour profiter des vues d’actualités que l’on pourrait prendre du Festival.) L’amant était devenu un aviateur risque-tout ; le mari un chirurgien à l’âme noble, et la femme, une grande bourgeoise, était sauvée in extremis.

Ce n’était d’ailleurs pas à cause d’un timbre-poste empoisonné qu’elle manquait de peu de mourir. Car il ne subsistait, dans le scénario, ni lettre, ni timbre-poste, ni poison ! La femme était victime d’un accident d’automobile.

Ainsi, la question de savoir si la faible quantité d’acide cyanhydrique que l’on peut étaler au dos d’un timbre, même de très grand format, est susceptible de provoquer la mort d’un être humain, ne fut point résolue.

Aussi bien, le scénariste, ayant paru au metteur en scène légèrement fatigué, fut remplacé par un confrère qui établit rondement une version fort différente : la femme devenait une chanteuse acoquinée à des gangsters ; le mari – et bien, mon dieu, il n’y en avait plus de mari (le second scénariste – qui n’avait à la bouche que ce mot – tel un cri de guerre – : “Nous, les jeunes !” – avait décrété qu’un mari cela faisait follement vieux jeu !). Et, quant à l’amant, ils étaient maintenant trois ou quatre ! Ils passaient leur temps à s’entretuer sous les regards ravis de la spectaculaire donzelle.

De toutes manières, rien ne devait subsister non plus de cette version numéro deux car, sur ces entrefaites, se présenta la possibilité d’une coproduction franco-américaine, ce qui, on le conçoit, changeait tout.

On projetait de tourner ce film en couleurs et selon le système dit “Cinémascope” ou “Cinérama” – enfin, un quelconque procédé de la famille des Hypergonars. Peut-être même s’offrirait-on les Three D… (les trois dimensions). Autrement dit : le relief.

La conception nouvelle était que cette bande hautement internationale, où ne joueraient que des moins de quinze ans, devrait avoir pour but d’exalter l’idée de Paix dans le Monde.

Le soin d’établir un projet de “script” répondant à ce noble propos fut provisoirement confié à trois scénaristes chevronnés de Hollywood : un Viennois, un Italien naturalisé américain et un Mexicain. Et il fut provisoirement décidé que la réalisation serait confiée à un metteur en scène apatride, un huileux enfant des Karpates, qui se faisait appeler Vova et passait, dans le monde des ciné-clubs, pour avoir “du génie”.

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