À la mémoire de G.-K. Chesterton
pieusement
Dans l’imagination de Prosper Lepicq se balançait la silhouette d’un pendu chétif, oscillant – on est tenté d’écrire : bourgeoisement ! – sous le crochet de la suspension de cette banale salle à manger !
Cela se passait au quatrième étage d’un immeuble vieillot, rue Jean-Jacques-Rousseau, à Paris.
— Et dire que ce pauvre bougre…, grommela l’inspecteur Camard, avec un geste vague vers la cheminée.
Puis, il se rapprocha de la fenêtre, que cinglait rageusement la pluie.
L’avocat-détective demeurait immobile, juste sous le crochet de suspension. Son front large, ses prunelles jaunes, curieusement fixes, sa bouche petite et remuante faisaient songer à un oiseau de nuit, à l’aise dans la pénombre.
— Il s’appelait ?… demanda-t-il.
— Moulinet. Moulinet Jules, tout bêtement !
* * *
La découverte du cadavre avait été faite la veille (le dimanche 26 juin), à sept heures du matin, par une dame Baudry, une veuve agréable, voisine du défunt. Chaque matin, elle lui apportait le journal, lui préparait le café au lait, faisait un peu de ménage. Au dire de la concierge, elle caressait l’espoir d’un mariage, car Moulinet, lui aussi, était veuf, depuis un peu plus d’une année.
— Oh ! très bien ! fit Lepicq. Aussi, je m’étonnais : “Quelle idée de se suicider quand on a la chance de…”
— Quelle chance ?
Lepicq désigna une photographie sur une muraille ; l’inspecteur eut un rire épais, puis reprit son exposé :
— En entrant ici, hier matin, Mme Baudry a dû allumer l’électricité, tant il faisait sombre. Il pleuvait à seaux, si vous vous rappelez… C’est alors qu’elle a vu le corps. Un siège était renversé sur le parquet. Le défunt avait encore son costume de ville, ses chaussettes, son faux col, sa cravate, et le lit n’était pas défait. Moulinet ne s’était pas couché.
— Le décès remontait à quelle heure ?
— Aux environs de minuit, selon le médecin légiste.
— Des traces de lutte ?
— Aucune.
Le cadavre ne montrait d’autres ecchymoses que celles qu’avait laissées la corde autour de la gorge. Dans l’appartement, le désordre que l’on peut s’attendre à trouver chez un homme qui vit seul. Point d’autres empreintes digitales que celles de Moulinet et de Mme Baudry. D’après cette dernière, rien n’avait été volé.
Un détail curieux cependant : un tas de cendres dans la cheminée. Moulinet avait brûlé des papiers. Autre détail curieux : sa main droite, que l’on avait eu grand-peine à ouvrir, était crispée sur un billet de cinq cents francs.
— Les histoires de pendu, disait l’inspecteur, c’est souvent la bouteille à encre… En cas de crime, la mise en scène est facile… Et quand la corde est d’un modèle aussi courant que celle dont notre homme s’est servi, il est bien difficile de retrouver le marchand !… N’empêche, acheva-t-il glorieusement, que je l’ai retrouvé ! Un quincaillier de la rue Croix-des-Petits-Champs. Il a vendu de ce genre de corde à Moulinet, samedi, au début de l’après-midi.
La pluie, que le vent plaquait contre les vitres… Cet intérieur si gris, si triste… Trois pièces sur cour. Un ameublement pis que pauvre, affligeant : “du moderne bon marché”, fabriqué en grande série… Le papier de tapisserie, également, était “moderne”… Et pas un livre, pas un tableau !… Simplement, à une muraille, cette photographie qui avait fait dire à l’avocat : “Quelle idée de se suicider quand on a la chance de…”
La chance !… La chance d’un Jules Moulinet !…
Dans l’imagination de Lepicq, toujours, se balançait un pendu chétif, vêtu d’un costume de confection de nuance neutre, lustré aux manches et aux genoux. Moulinet devait porter des chemises douteuses, des cravates d’un noir luisant. Il semblait qu’une odeur fade et déprimante émanât du mobilier, du papier mural, de chaque objet : une odeur de veuf !…
La voix joviale du gros Camard :
— Néanmoins, comme il faut tout envisager, nous nous sommes demandé si Mme Baudry… Mais elle a produit un alibi : elle avait passé la nuit au chevet d’une parente souffrante.
”Par ailleurs, on ne connaissait aucun ennemi à Moulinet. La chose nous a été affirmée par sa concierge, ses voisins, ses collègues et ses chefs. (Il travaillait depuis sept ans à la Banque de France au guichet des titres.)
”Donc : suicide. Mais la raison de ce suicide ? Moulinet était d’un naturel doux, discret, presque timide. Il n’avait plus de famille, pas de liaison. Pas de vices (cela se serait su ; cela finit toujours par se savoir !). Il avait peu de besoins, aucune ambition, une santé satisfaisante.
”Alors ?… Neurasthénie ? Lassitude de vivre seul ?
”Ce qui nous intriguait le plus c’était ce billet de cinq cents francs que l’on a trouvé entre ses doigts.
Ce même billet que tenait Lepicq à présent. L’avocat éprouvait une émotion qu’il ne parvenait ni à expliquer ni à maîtriser. Il avait envie de crier à Camard : “Mais, taisez-vous, mon vieux ! Taisez-vous une minute ! Que je puisse un peu réfléchir !…”
Réfléchir ? Il ne savait que se répéter des bribes de phrases : “Le médecin a situé le décès aux environs de minuit. Il y avait un tas de cendres dans la cheminée… Il pleuvait à seaux.” Il se représentait Moulinet brûlant des papiers. De temps à autre, le veuf avait dû s’interrompre, aller à la fenêtre, rafraîchir son front à la vitre et méditer, face à la nuit pluvieuse. Puis il se remettait à brûler des paperasses.
— Ces paperasses, devinez ce que c’était ? lança Camard. Des billets de banque, mon cher ! Parfaitement !… Le rapport du laboratoire de police technique nous a appris hier, au début de l’après-midi, qu’il s’agissait de billets de cinq cents francs d’un modèle tout récent. Et il en a brûlé une fameuse quantité, l’animal !
Lepicq avait sursauté.
— Faux ?
— C’est ce que nous nous sommes dit ! Crime ou suicide, la mort s’expliquait si les billets étaient faux ! Mais pas du tout ! Une analyse chimique de fragments non brûlés nous a appris qu’il s’agissait d’authentiques billets !
Ainsi, jusqu’à minuit, Moulinet, employé à quarante mille francs par mois, avait brûlé une fortune !… Et, après cette fantaisie de nabab, il avait donné à sa morne existence une conclusion sans gaieté : une corde, un crochet de suspension, et cela, par ce minuit pluvieux, sous l’œil de…
Lepicq montra pour la seconde fois à Camard la photographie accrochée à la muraille.
— Cette jeune femme ?… Feu Mme Moulinet ?
— En personne ! Elle s’appelait Gloria.
Il rit lourdement :
— Gloria Moulinet !… C’est cocasse, non ?
Elle avait dû être fort belle, cette Gloria. D’une beauté froide, “marmoréenne”, comme on dit. Mais quelle pureté, quelle délicatesse de traits !… Quelle noblesse dans ces lèvres dessinant un arc parfait, ce nez droit, ce front haut… L’antique beauté grecque. Une allure mythologique. Une Diane, vraiment… Comment le piteux Jules Moulinet avait-il réussi à… Singulier cœur féminin !…
— Où Moulinet s’était procuré cette fortune ? poursuivait Camard, intarissable. C’était enfantin à deviner…
— Banque de France ! coupa Lepicq. Billets volés !
Banque de France, évidemment ! À la fin de la matinée de samedi, Moulinet, l’employé modèle, avait dérobé à la Banque de France quatre millions en billets de cinq cents francs ! Huit mille billets !… Des collègues avaient remarqué qu’il emportait sous l’aisselle un paquet enveloppé de papier journal, mais qui se fût douté ?…
Histoire de femme, sans doute ! Bien banale, bien navrante… Un jour – un soir ! – ce bougre de Moulinet, qui vient de passer la quarantaine, fait la rencontre d’une créature de beaucoup d’attraits, mais de petite vertu. Voilà le doux et probe Moulinet qui gagne la fièvre, perd la tête. (Un Moulinet, ce n’est guère difficile à enfiévrer ! ) Il vole quatre millions !
Mais ce n’était qu’un tout petit bonhomme !…
Le soir même, la fièvre tombée, Moulinet, avec épouvante, comprend sa folie, et qu’il sera découvert infailliblement, que le châtiment ne saurait tarder…
Alors, c’est la stupide flambée de billets de banque ; c’est le crochet de suspension, la corde…
Cherchez la femme… On la cherchait ; on aurait vite fait de la trouver. De toute manière, l’affaire était simple comme bonjour !
— Admirable ! fit Lepicq. Seulement… Il y a un “seulement”…
— Quel “seulement” ?
— Pourquoi Moulinet, alors qu’il pouvait voler des billets de dix mille ou même de cinq mille, ou même de mille francs, a-t-il choisi des billets de cinq cents francs ? Huit mille billets, cela fait un paquet qui manque de discrétion !
— Je suppose qu’il n’a pas eu le choix !
— Hum !… Enfin, admettons ! Mais expliquez-moi pourquoi Moulinet n’a brûlé que sept mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf billets ?
— Sept mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ?
— Eh oui, puisque voici le huit millième !
L’avocat montrait le billet de cinq cents francs que l’on avait découvert entre les doigts du mort.
— Oh ! vous cherchez toujours la petite bête ! se contenta de répondre Camard, avec un haussement d’épaules.
Lepicq sourit :
— Selon vous, ce serait peu avant minuit que Moulinet aurait résolu de se pendre ?
— Eh bien ?
— En ce cas, pourquoi a-t-il acheté dès le début de l’après-midi – c’est-à-dire aussitôt après son vol – la corde avec laquelle il ne devait se pendre que vers minuit seulement ?
— Ça, vous savez !… fit Camard avec un geste d’indifférence. De toute façon, vous êtes forcé d’admettre le suicide ! Je vous l’avais bien dit, que cette affaire ne vous amènerait pas de client ! Allons, venez ! Je vous offre l’apéritif pour vous consoler.
L’avocat pliait et dépliait rêveusement le billet de cinq cents francs.
— Si cela ne vous ennuie pas, j’aimerais rester ici encore un moment.
— Comme il vous plaira ! Je vous attends en bas, à la “Chope”.
* * *
Lepicq était extrêmement intrigué. Il se disait : “Ce n’est pas possible ! L’explication de Camard se tient… et pourtant elle doit être fausse ! Je suis sûr qu’elle est fausse ! Ce bonhomme qui commet son vol et file aussitôt acheter la corde pour se pendre !… Ça ne va pas ! D’ailleurs, s’il regrettait son acte, pourquoi avoir aggravé son cas en brûlant les billets au lieu de les restituer ?” La pluie redoublait, épaississant la pénombre. L’avocat-détective tourna le commutateur. Le beau et grave visage de Mme Moulinet apparut en pleine lumière. Lepicq s’assit et s’absorba dans la contemplation du billet de banque, ce huit millième billet, que Moulinet n’avait pas brûlé. N’avait pas pu se décider à brûler…
* * *
Camard en était à son troisième apéritif, lorsque Lepicq le rejoignit à la terrasse de la brasserie. L’avocat, qui serrait sous son pardessus un paquet plat, était ruisselant.
— C’est malin ! fit l’inspecteur. D’où venez-vous ?
— Je viens de faire une petite enquête chez quelques commerçants voisins. Et j’ai acquis la conviction que Moulinet avait décidé son suicide avant même le moment où il a commis son vol !
Il montra le huit millième billet de cinq cents francs.
— Avez-vous observé, mon cher Camard, que l’on ne regarde pour ainsi dire jamais les billets de banque ? Je veux dire : considérés en tant qu’œuvres d’art ! On ne les regarde que juste ce qu’il faut pour être fixé sur leur valeur d’échange. Eh bien ! un jour, Moulinet a eu l’imprudence d’examiner attentivement un billet de banque : il en est mort !
— Elle est excellente ! fit Camard en s’esclaffant. Vous êtes un drôle, vous !… Mais… (l’avocat se levait)… où allez-vous encore ?
— Videz votre verre ! Nous partons.
— Pour nous rendre où ?
— Chez M. Marc-Augustin Verrier.
— Qui est-ce ?
— L’homme qui dessine les billets pour le compte de la Banque de France.
* * *
Dans le taxi, Lepicq fournit quelques précisions à l’inspecteur. De ses rapides investigations, il résultait que Moulinet s’était pris d’une extraordinaire répugnance pour les billets de cinq cents francs du modèle récent. Chez les commerçants, lorsqu’il donnait un billet de mille francs pour régler un achat, il refusait les billets de cinq cents francs du nouveau type. Il en exigeait de l’ancien modèle, ou, à défaut, des petites coupures. Une fois même, on l’avait vu, pris d’une rage soudaine, sur le point de déchirer un des nouveaux billets, puis, se ravisant, en faire cadeau à une mendiante !
— Curieux !… fit Camard. Mais vous n’allez quand même pas prétendre que Moulinet a volé huit mille billets pour le seul plaisir de les brûler !
— Pour le seul plaisir de les brûler, eh oui ! affirma gravement l’avocat.
— Parce que leur laideur offusquait ses goûts esthétiques ?
— Nullement. Moulinet n’avait pas de culture artistique, le pauvre ! Pas la moindre culture artistique ! C’est d’ailleurs pour cela qu’il est mort !
* * *
À Passy, dans l’hôtel particulier du peintre et dessinateur officiel Marc-Augustin Verrier, ils ne trouvèrent qu’un valet de chambre. L’artiste avait coutume de passer ses fins de semaines (samedi et dimanche) dans son atelier, rue de Tournon. Là, dans une solitude complète, il travaillait. “C’étaient même à peu près les seuls jours où Monsieur travaillait !” Le reste du temps, Verrier recevait, ou rendait des visites : il était très mondain.
Lepicq présenta au valet une photographie de Moulinet : M. Verrier n’avait-il pas reçu récemment ce personnage ?
— Oui, monsieur. Je me rappelle très bien. Cet individu s’est présenté il y a environ deux semaines. L’entrevue a été bizarre : figurez-vous qu’il n’a rien dit !
— Rien dit ?
— Absolument rien ! Il regardait fixement M. Verrier. Il voulait lui parler, mais aucun son ne sortait. Il tremblait presque. L’émotion, sûrement… Le fait d’être en présence d’un artiste aussi célèbre ! Finalement, il s’est retiré, il s’est sauvé, plutôt ! Il était comique !
— Comique !… répéta pensivement l’avocat-détective.
* * *
Vingt minutes plus tard, Camard et Lepicq sonnèrent à la porte de l’atelier de la rue de Tournon. Il n’y eut pas de réponse.
— Marc-Augustin Verrier est mort, je le crains ! dit l’avocat-détective, à l’ébahissement de Camard.
Il fallut requérir les services d’un serrurier. Et l’on découvrit effectivement, le visage reposant sur une table à dessin, le dessinateur officiel de la Banque de France, la tempe gauche trouée d’une balle. Il n’avait pas dû entendre son meurtrier pénétrer dans la pièce : la mort l’avait frappé en plein travail. Le sang coulant de la tempe avait laissé une large tache sur son papier et recouvert à demi un projet pour un nouveau billet de banque.
— J’admire votre flair… mais je ne comprends pas ! avoua Camard.
— L’explication est ici ! fit Lepicq en lui tendant le huit millième billet de cinq cents francs.
L’inspecteur se pencha sur ce billet, il le rapprocha de ses yeux, puis l’en éloigna. Il étudiait tantôt, dans l’angle inférieur gauche, la mention : Marc-Augustin Verrier Del, puis, dans l’angle inférieur droit, la mention du graveur : L. Barthélémy, sc ; puis la signature du caissier principal, et celle du secrétaire général ; puis les numéros du billet, le texte de loi menaçant des travaux forcés les contrefacteurs et falsificateurs, et, enfin, les figures : à gauche, un forgeron, assis, appuyant un marteau sur une enclume ; à droite, debout, une femme grasse portant un plateau de fruits – des coings, à ce qu’il semblait. Entre ces deux figures, un cercle blanc. Au verso, deux jeunes enfants occupés d’élevage et de moissons. Entre eux, le même cercle blanc.
— Je ne comprends toujours pas !
Lepicq eut un sourire mélancolique.
— Dans le cœur d’un homme, il y a toujours une femme, fit-il. Si ce n’est pas une vivante, c’est une morte… “Cherchez la femme”, disiez-vous. Vous aviez raison… Mais vous ne l’avez pas cherchée où il fallait !…
Il éleva le billet de banque dans la lumière, et Camard, dans le cercle blanc, aperçut, en filigrane, une tête de femme, très belle, d’une beauté froide, “marmoréenne”. Des lèvres dessinant un arc parfait. Un nez droit. Un front haut. L’antique beauté grecque… Une allure mythologique… Une Diane, vraiment …
— Gloria Moulinet !
Lepicq développa le paquet plat qu’il serrait sous son aisselle : c’était la photographie de Mme Moulinet, qu’il avait prise dans l’appartement de la rue Servandoni.
— Par exemple ! bredouillait Camard. Si je m’attendais à celle-là ! Gloria Moulinet trompait son époux avec Marc-Augustin Verrier !…
Dès la minute où Moulinet, pour avoir eu la curiosité de regarder par transparence un billet de banque, avait fait cette découverte, il n’avait plus su ce qu’est la paix de l’esprit. Effondrement de ses illusions… Toute sa ferveur en une seconde détruite… La morte adorée, qu’il n’avait jamais voulu remplacer dans son cœur, n’était donc qu’une femme comme les autres !…
De là venaient son changement d’attitude, son comportement bizarre, ses excentricités : il ne peut plus souffrir la vue de ces billets de banque à l’occasion desquels sa femme a posé, la gorge nue, devant son amant ! Il refuse ces billets ! Passe une mendiante : il lui jette un de ces billets ! Puis, porté par la haine, le timide employé vient sonner à la porte de Marc-Augustin Verrier. Mais en présence de l’artiste (un homme si célèbre !) son courage l’abandonne, il demeure sans voix, il s’enfuit, honteux, éperdu…
Étrange tourment de l’esprit : lorsque Moulinet voit entre les doigts d’un homme un de ces billets de cinq cents francs, une fureur l’envahit, le rend en tous points pareil à celui qui verrait, aux mains d’un inconnu, la photographie d’une femme chérie ! Photographies : voilà le mot !… Pour Moulinet, ce ne sont plus des billets de banque, mais des photographies ! Et chacune lui rappelle cruellement son malheur… C’est alors qu’il se livre à la pire des extravagances : il vole des liasses de billets ! Pour les brûler !… Ensuite, il n’aura plus qu’à se pendre. Mais pas avant d’avoir tué l’autre…
— Et dire, soupira Lepicq, que Moulinet se trompait ! Il n’y a jamais rien eu entre sa femme et Marc-Augustin Verrier !
— Quoi ?… Mais, que diable ! ce portrait… Vous croyez qu’une simple amitié, un sentiment platonique…
— Pas même cela !
— Alors une rencontre fortuite ?
— Gloria Moulinet et Verrier ne se sont certainement jamais rencontrés !
— Il faut cependant bien… À moins que… Attendez donc ! Une photo, que Mme Moulinet aurait perdue ?… Verrier l’aurait trouvée, et… Mais non : c’est absurde !
— Absurde, en effet ! répéta placidement l’avocat-détective. Verrier n’a eu aucunement besoin de rencontrer Mme Moulinet, ni de posséder une photographie d’elle.
— J’y suis ! coupa Camard. Un modèle ressemblant étonnamment à…
— … À Gloria Moulinet, c’est cela. Plus exactement, c’est Gloria qui ressemblait au modèle. Et il ne s’est pas agi d’un modèle vivant ! Et il ne s’est pas agi d’un seul modèle ! Mais de milliers de modèles ! Voyons, mon cher, réfléchissez !… La beauté de Gloria Moulinet, indéniable, certes, n’était nullement originale ! Classique, au contraire ! Classique au point d’en devenir impersonnelle ! “La beauté grecque… Une Diane…” Eh bien, est-ce que les manuels d’art, les musées ne sont pas remplis de semblables spécimens de la beauté grecque ou romaine ? Les déesses, les Dianes, les Vénus, les Junons sont légion ! Si l’infortuné Moulinet avait un tant soit peu fréquenté les musées, il aurait reconnu sa femme un peu partout sur toile, en marbre, en plâtre !…
— Mais Marc-Augustin Verrier…
— Ce genre de beauté classique était précisément ce que devait, d’instinct, s’efforcer de reproduire Marc-Augustin Verrier, artiste sans talent ni tempérament, artiste “officiel”, académique, tout juste bon à copier les maîtres anciens ! Le plus drôle – ou le plus triste – conclut comiquement Lepicq, est de penser que le Musée du Louvre ne se trouve qu’à quelques centaines de mètres du domicile de Jules Moulinet… et Moulinet n’y est jamais entré !