Le gamin qui lança la première boule de neige de l’hiver s’appelait Jules Poudriollet. Il était le fils du boulanger Poudriollet qui « faisait le monstre » à la procession du 6 décembre.
Le projectile vint s’écraser sur l’enseigne de l’Hôtel Au Grand-Saint-Nicolas. Le père Kopf ouvrit sa porte et agita une casserole.
— Tu veux que je sorte, espèce de malfaisant ?
Une magnifique toque blanche à plis surmontait son crâne. Jules Poudriollet fit un pied de nez et gouailla :
— C’est le chat de la Mère Michel que vous mettez en civet Père Lustucru ?
— Polisson ! Mal débarbouillé ! Va traîner tes culottes plus loin !
Le gamin haussa les épaules, alluma une cigarette, se courba, ramassa une poignée de neige et se mit à la pétrir tout en se dirigeant vers l’église. Il avait quinze ans. Au-dessus de sa lèvre brillait un duvet trop court encore pour qu’il fût possible de le friser. Poudriollet s’efforçait d’en hâter la croissance par de secrètes applications de crème dont un garçon coiffeur lui avait donné un fond de pot en assurant avec impudence que c’était de l’onguent à moustache.
Sur la vitre du restaurant, une affiche annonçait, pour la nuit :
BANQUET DE RÉVEILLON
GRAND BAL COSTUMÉ
avec le concours de la
FANFARE MORTEFONTIENNE
— Monsieur le marquis ne pourra guère dormir, cette nuit, dit le père Kopf au gentilhomme portugais qui prenait un apéritif en attendant l’heure du déjeuner. La jeunesse va danser et chanter jusqu’au matin. C’est de tradition, ici.
— J’aime beaucoup les réjouissances populaires. Au Portugal, l’usage veut aussi que l’on célèbre joyeusement la Nativité.
Le marquis vida son verre et sortit.
Près de la cheminée, une énorme bille de hêtre était dressée contre la muraille. C’était la bûche de Noël. On l’allumerait vers onze heures du soir.
Un gai vacarme arrivait des cuisines où s’affairaient en jacassant une demi-douzaine de femmes sous la haute direction de Mme Kopf. On plumait et flambait des poulets, des dindes, des canards, des oies. La salle du restaurant était décorée de guirlandes. Deux futailles étaient installées sur des cales. Du plafond pendaient des jambons, des saucissons, des andouilles, des chapelets de boudins et de saucisses. Cette abondance de victuailles formait un tableau de nature à réchauffer le cœur et à chasser les humeurs noires.
— C’est le grand branle-bas, fit, pour lui seul, le père Kopf, tout réjoui.
Il se retourna vivement.
— Oh ! bonjour, monsieur le baron. Comment allez-vous ?
— Très bien, merci, Kopf.
Le baron de La Faille s’assit et se fit servir, en guise d’apéritif, une « fillette » de vin gris, qu’il but, avec un grand mépris des canons gastronomiques, en fumant un cigare. Kopf tournait autour de lui.
— Monsieur le baron… Ne nous ferez-vous pas l’honneur d’assister à notre banquet ? Je vous réserverais une table écartée, naturellement. Nous aurons toute la jeunesse du pays. Le spectacle vaudra le coup d’œil.
Kopf voyait avec chagrin le baron secouer le front négativement, quand, sans transition, ce mouvement cessa, tandis que l’expression du gentilhomme se transformait, de morose devenait étonnée, d’étonnée rêveuse, de rêveuse amusée.
Une jeune fille aux cheveux de cendre venait de surgir de la cuisine. Ses manches étaient retroussées au-dessus du coude et elle avait les poignets couverts de pâte à crêpes. C’était Catherine Arnaud. Elle se tenait immobile, intimidée, sous le regard charmé du baron de La Faille. Le gentilhomme souriait ; la jeune fille prit le parti de sourire aussi.
— Eh bien ! père Kopf, dit enfin gaiement le châtelain en se levant, j’assisterai volontiers à votre banquet, cette nuit, si Mlle Cendrillon veut bien être mon invitée ! Et si elle aime danser, nous danserons ! Est-ce oui, mademoiselle ?
Catherine devint écarlate et dissimula derrière son dos ses mains couvertes de pâte odorante.
— Dieu ! ma jolie, comme vous allez être belle ! Plus belle que les princesses ! Mais ne remuez pas tout le temps, petite chèvre ! Comment voulez-vous que je pique mes épingles ?
Il était un peu plus de dix heures du soir.
Trois coffres profonds ornés de ferrures ouvragées bâillaient. Sur le parquet s’amoncelait une quantité prodigieuse de robes anciennes, toutes craquantes, coupées dans la moire, la faille, le velours, le damas, ou des tissus plus extraordinaires encore, dans la trame desquels couraient des filets d’or et de verroteries rêches au toucher. Il y avait des parures bordées de valenciennes authentiques et des châles de cachemire, des foulards de soie fleurie, des voiles comme tissés avec des fils de la Vierge et de grands chapeaux enrichis de vraie autruche. Un frêle parfum de temps passé, qui rendait l’âme mélancolique et attendrie à la fois, s’exhalait des coffres que nul n’avait ouverts depuis tant et tant d’années et que la servante du baron venait de vider de leurs trésors.
Une boule menue montait et descendait dans la gorge de Cendrillon, arrêtant presque sa respiration. C’était trop beau. L’aventure était du domaine des rêves. Tandis qu’agenouillée devant elle la servante du baron, pareille à une vieille fée qui transforme en reine une bergère, ajustait des plis, piquait des épingles, prenait des repères pour les retouches nécessaires, la jeune fille tremblait de s’éveiller soudain, de se retrouver dans sa chemisette de fil, entre ses draps de coton, dans sa chambre de la rue des Trois-Puits.
Mais non ! Ce n’était pas un songe. Les fastueuses toilettes de ces grandes dames qui avaient été la mère, l’aïeule, l’arrière-grand-mère du baron de La Faille étaient là, bien réelles, entassées, ramenées au jour tout exprès pour qu’une fillette de ce siècle décidât, parmi elles, celle qu’elle mettrait pour aller au bal. Et chacune de ces robes miraculeuses, brillant de mille reflets, semblait se faire tentatrice, chuchoter : « Moi ! moi ! choisis-moi ! » comme si elles aspiraient, après ce long séjour dans les ténèbres des coffres, à parer encore une fois un corps souple, à mouler un jeune sein ferme et chaud, à froufrouter autour de jambes fines, à se balancer dans le mouvement d’une valse, à resplendir – robes vaniteuses comme des femmes ! – à étinceler une fois encore aux lumières – ces lumières ne fussent-elles que les quinquets du père Kopf !
La servante poussa un cri perçant.
— Monsieur le baron ! Venez vite…
Le baron, qui se tenait dans la salle à manger, arriva à grandes enjambées calmes. Il fut surpris. Devant ses yeux étonnés, une mignonne duchesse, que l’on eût crue descendue d’un ancien portrait, tournait, dans des atours d’il y a cent ans, touchante de grâce et de timidité, vision précieuse dans la pâle lueur que filtraient les vitres brouillées.
Les poings sur les hanches, dans une position triomphante, la servante riait doucement et jouissait de la surprise de son maître.
— Eh bien ! monsieur le baron ? Est-ce réussi ?
— Elle est exquise !
Par jeu, le baron s’avança, ôta son chapeau dans un grand geste qui balaya le parquet, fit une révérence et baisa la main de Catherine interdite. La jeune fille balbutia deux ou trois paroles incompréhensibles.
— Les chaussures, maintenant, dit le baron. Vos pieds sont petits, mademoiselle Cendrillon. Je crois qu’ils tiendraient tous deux dans ma main. Pourtant, je me demande si vous pourrez mettre les chaussures de bal que portait ma mère avant son mariage. Ce ne sont pas des pantoufles de vair, comme dans le conte, mais elles sont bien belles tout de même !
Le baron revint dans la salle à manger. Il y avait quelqu’un : l’Homme à la Houppelande rouge.
Le Père Noël était arrivé quelques minutes plus tôt. Il était assis devant une table qui supportait une bouteille de vin gris et deux verres. Chaque année, vers la fin de sa tournée, il passait au château. Le baron lui remettait une enveloppe contenant sa contribution aux frais de la fête enfantine et l’invitait à trinquer.
— Eh bien ! mon brave Cornusse, les gamins de Mortefont ont-ils été sages, cette année ? J’espère que vous n’avez rien eu de grave à enregistrer sur votre calepin ?
Gaspard Cornusse hocha sa grosse tête rougeaude encadrée d’une perruque et se gratta le menton sous la longue barbe postiche.
— Oh ! monsieur le baron, c’est toujours du pareil au même ! Des tas de péchés véniels, mais pas de vraie malice, Dieu merci !
— Et la santé ?
— Merci, monsieur le baron, Gaspard Cornusse se sent toujours solide au poste ! Aujourd’hui, j’ai peut-être les jambes un peu lourdes et la tête un brin échauffée… Dame, dans une occasion pareille… Trinquer à gauche, trinquer à droite… Tant va la cruche à l’eau…
— À l’eau !… Vous en avez de bonnes, Cornusse ! Enfin, je ne vous souhaite que de continuer longtemps !
Le baron remplit les verres. Le photographe considéra avec tendresse, de ses yeux mouillés, le vin gris.
— Si Dieu le veut, j’espère faire encore pas mal de tournées de Noël. Ce qui me chagrine, monsieur le baron, c’est de venir frapper au château une fois chaque année, à la même date, et de ne pas pouvoir poser ici ma fameuse question, avec ma voix de Bonhomme Noël, en guignant de coin un petit monsieur caché sous la table : « Alors, est-ce qu’on a été bien sage, dans cette maison ? » Vous me comprenez ? Faites excuse si je me permets de dire ça. Je ne suis qu’une vieille bête, mais ça part du cœur.
— Vous êtes un brave homme, Cornusse ! Malheureusement, je ne crois pas vous donner de sitôt cette satisfaction. Je n’ai pas la moindre envie de prendre femme. À votre santé !
La servante parut sur le seuil.
— Bien le bonsoir, Gaspard Cornusse. S’il vous plaît, monsieur le baron, j’ai trouvé une des chaussures de la défunte Madame, elle va très bien, on dirait qu’elle a été faite pour Mlle Catherine, mais je ne peux pas mettre la main sur l’autre, pour compléter la paire. Tous les souliers étaient pourtant ensemble ?
Le baron haussa un sourcil :
— Une chaussure perdue ? C’est tout à fait dans la logique, Augusta.
— Comment, logique ! monsieur le baron ?
— Voyons, Augusta ! C’est dans la logique des contes de fées ! Nous avons ici Cendrillon que je vais conduire au bal. Si j’ai bonne mémoire, Cendrillon, lorsqu’elle va au bal, a l’habitude de perdre une chaussure !
— Possible que ce soit dans la logique, monsieur le baron, mais ça ne me dit pas où est le soulier !
L’église n’était pas encore illuminée. Seul, au ras des dalles, un doux foyer de clarté, devant lequel passait parfois la silhouette du sacristain, ou celle de Mlle Sophie Turner : c’était la crèche. Des lampes électriques, installées sous la paille où reposait le Fils de Dieu, la faisaient paraître embrasée.
Dans la sacristie, l’abbé Fuchs vaquait aux derniers préparatifs, il était d’humeur enjouée. Kappel, au contraire, semblait nerveux. Il monta à la salle du patronage et se pencha à la fenêtre. La neige, qui n’avait cessé de tomber à gros flocons jusqu’aux environs de huit heures du son, mettait une pâleur dans les ténèbres. Le sacristain redescendit et se livra à quelques rangements, mais il n’avait pas la tête à ce qu’il faisait. Tantôt il tournait ses regards vers le coffre-fort, tantôt, se rapprochant de la porte qui donnait sur le jardin, il épiait les bruits arrivant de l’extérieur. Sur la place, des gosses bombardaient un bonhomme de neige et, chaque fois qu’ils faisaient mouche, hurlaient de plaisir.
— Allons, Kappel, dit le prêtre, nous allons avoir une belle fête, et je pense que tout se passera bien.
— Je le souhaite, monsieur le curé.
— Oui, oui ! Tout se passera admirablement, affirma le prêtre en promenant deux doigts sur ses joues rasées de frais.
Soudain, Kappel se glissa au-dehors…
Depuis la fin de l’après-midi, le marquis de Santa Claus n’avait cessé de se tenir dans les parages de la cure. Il pénétrait dans l’église et s’y asseyait, le temps d’une brève méditation ; ou bien il passait et repassait devant le presbytère et jetait de rapides coups d’œil ; ou bien il longeait le jardin, mains derrière le dos.
Vers dix heures un quart, il ouvrit la porte de la grille. Il ne sonna pas au presbytère, mais contourna le bâtiment et se mit à arpenter furtivement les allées du jardin. Une bise piquante courait. Le marquis de Santa Claus vint bientôt s’abriter sous le hangar. Il s’assit sur la brouette du curé et tira d’un étui une cigarette qu’il inséra entre ses lèvres. Toutefois il ne l’alluma pas, il se contenta de la suçoter. Coudes aux genoux, menton au creux d’une paume, il fixait obstinément les ténèbres. À un moment donné, ses doigts se contractèrent. Il venait d’entendre des pas légers… trop légers…
« Toi, mon gaillard !… » songea-il en portant une main à la poche où il gardait son browning.
Les pas se rapprochaient. Le marquis aurait pu les compter.
« Pas d’emballement ! Pas de nervosité ! se disait-il. Je lui donne encore quatre pas… Quatre pas, et je presse le ressort de ma lampe électrique, je braque mon pétard et je demande à ce promeneur son extrait de naissance ! »
À la même seconde, il fit un furieux bond de côté. Un instinct plus sûr que le raisonnement l’avait averti que ses calculs étaient faux, que le danger était plus proche qu’il n’imaginait.
Un réflexe l’avait soulevé.
Trop tard. Il ressentit dans la région de la tempe droite une brûlure intolérable tandis que des fulgurations traversaient son cerveau, et il s’écroula.
Quelques minutes plus tard, il était consciencieusement bâillonné, saucissonné, recouvert de sacs vides, et étroitement attaché à un pilier du hangar…
Blaise Kappel entra dans la sacristie en sifflotant allègrement un cantique :
Trois anges sont venus ce soir…
— Eh bien ? Eh bien ? fit l’abbé Fuchs, légèrement choqué.
— Excusez-moi, monsieur le curé. Je repensais à ce que vous me disiez tout à l’heure.
— Quoi donc ?
— Que tout se passerait admirablement.
— Je l’espère !
— J’en suis certain, monsieur le curé ! J’ai réfléchi, et je suis de votre avis. Je me faisais du mauvais sang inutilement. Tout se passera parfaitement, j’en mettrais ma main au feu !
Le curé jeta un regard interloqué au sacristain, puis se détourna pour sourire et conclut :
— Dieu vous entende, mon bon Kappel !
— Si Dieu n’entend pas ses sacristains, déclara d’une voix tonitruante un personnage à vaste stature soudain surgi de la nuit, nous autres, pauvres pécheurs, autant nous taire ! Insister serait inutile ! Qu’en dis-tu, sonneur de cloches ?
Un éclat de rire suivit cette surprenante déclaration.
— Allons, mon cher Hagen, un peu de respect pour le saint lieu ! fit doucement le prêtre.
Le boucher venait d’assister à la séance enfantine. Dans la salle de patronage, tout était prêt maintenant, par les soins de Mlle Sophie Turner. Sur le sapin aux branches chargées de jouets, cinquante minuscules bougies brûlaient. Autour de l’harmonium, près de la sœur du bijoutier, se tenaient une douzaine d’enfants en beaux habits. Sur les bancs, des membres des familles conversaient à voix basse. Et l’on entendait la porte de la grille grincer, un brouhaha emplissait le jardin, les gens arrivaient par paquets.
— Bonsoir, monsieur le curé !
— Bonsoir, mes amis ! Montez vite…
La salle se garnissait. Il y avait là le maire, M. Noirgoutte, le docteur Ricomet, le père Kopf, le coiffeur, le pharmacien, Kappel bien entendu, et d’autres, d’autres… Ensemble, arrivèrent le facteur et le garde champêtre Virecourt, qui s’installa près du placard où se trouvait la houppelande de Père Fouettard qu’il lui faudrait endosser tout à l’heure.
— Tiens ! chuchota une jeune fille à l’oreille de sa voisine. Cendrillon va être en retard !
M. le curé vint prononcer une allocution souriante, puis regagna la sacristie. Sur un signal de Mlle Sophie Turner, les enfants entonnèrent un noël provençal :
Voici trois bohémiens
Qui disent la bonne fortune,
Voici trois bohémiens
Qui devinent tous les destins…
Gaspard Cornusse, sous sa houppelande rouge, se dirigeait vers l’église. Il tanguait fortement, les yeux flambants, la trogne enluminée. Il frappa à quatre ou cinq portes et posa, d’une voix de basse, la question sacramentelle :
— Est-ce qu’on a été bien sage, ici, cette année ?
— Oui, oui, Père Noël ! Tout à fait sage…
Le brave photographe était obligé de s’accoter au chambranle pour sortir son calepin et faire mine de noter la réponse.
On trinquait, et, ensuite, on s’amusait de voir les zigzags que faisait Cornusse en s’éloignant.
— Il a son compte, le bougre ! Il est bien rond ! Moins qu’il y a deux ans, tout de même ! Cette année-là, il était complètement « éteint » !
Lorsqu’il pénétra dans la sacristie, le photographe s’inquiéta, craignant d’être en retard.
— Mais non, Cornusse, vous êtes à l’heure. Les enfants chantent encore.
Le curé avait sorti la châsse du coffre-fort.
— Est-elle belle, Cornusse ?
Le photographe joignit les mains.
— Ah ! si elle est belle, monsieur le curé !
Il s’approcha, puis recula, s’approcha encore, tourna autour du reliquaire, se mit à loucher, enfin se frotta les paupières et regarda l’abbé Fuchs en poussant un profond soupir.
— Monsieur le curé, souffla-t-il, je suis un misérable !
— Comment ?
— Je suis un moins que rien !
— Enfin, qu’est-ce qu’il vous prend, Cornusse ?
— Il y a que j’ai encore trop bu, monsieur le curé. Je suis un indigne !
— Bon ! Je ne vais pas vous faire de compliments, mais… le péché n’est pas mortel ! Les occasions… Un jour pareil… Il n’y a pas de quoi vous désoler ! D’autant qu’en somme, si j’ai bon souvenir, c’est chaque année un peu… la même chose ! L’essentiel est que vous vous sentiez capable de faire correctement votre entrée et sortie, là-haut, tout à l’heure. Il serait plus que fâcheux d’offrir aux enfants le spectacle d’un Père Noël ivre !
— Ça n’est pas ça, monsieur le curé. C’est la châsse.
— Quoi ? La châsse !
— Ça ne brille pas !
— Qu’est-ce qui ne brille pas ?
— Les diamants ! Je ne les vois plus briller. C’est mauvais signe. J’ai trop bu, je vous dis !
L’abbé Fuchs avait tressailli. Il considéra une pierre, fit tourner la châsse, considéra l’autre pierre.
— Je suis un indigne !
— Taisez-vous, malheureux ! jeta violemment le prêtre. Vous êtes abominablement grisé ! Les diamants…
Il se pencha de nouveau soupçonneusement. Lorsqu’il se redressa, des gouttelettes de sueur perlaient sur son front. Son visage était devenu blanc. Il alluma un cierge et le promena très près de la châsse. Cornusse le regardait faire, stupide. Il le vit tout à coup poser le cierge, envelopper son front de ses mains, et l’entendit balbutier :
— Mon Dieu ! Je crois… Je crois que… Oh ! Oh !
L’abbé Fuchs s’était adossé à un meuble. Une expression d’angoisse et, surtout, d’incompréhension était répandue sur ses traits. Il saisit le photographe aux épaules.
— Cornusse, pour l’amour du Ciel, ne bougez pas d’ici. Que personne ne s’avise de porter la main sur la châsse, et pas un mot à quiconque au sujet des diamants. Je reviens tout de suite. Surtout, pas un mot ! Vous m’avez compris ?
— Oui, oui, monsieur le curé, fit l’autre un peu dégrisé par la surprise et l’émotion. Qu’est-ce qui est arrivé ?
Sans répondre, le curé s’élança au-dehors. Il traversa le jardin, franchit la rue, la place, aussi vite que ses jambes pouvaient le porter. Il marcha jusqu’au magasin du bijoutier et frappa aux volets en appelant d’une voix sourde :
— Max Turner !… Max Turner !…
Le bijoutier s’était muni de sa loupe. Il n’eut pas à en faire usage. Un regard lui suffit. Il dit, douloureusement :
— Fausses ! Les pierres sont fausses ! Ce sont des « bouchons de carafe » ! À eux deux, ces diamants-là valent cinquante francs ! D’ailleurs, voyez les griffes d’or. Elles ont été écartées et rabattues grossièrement…
L’abbé Fuchs eut une sorte de sanglot étranglé.
Au premier étage, les enfants chantaient :
Il est né, le divin Enfant,
Jouez, hautbois, résonnez, musettes,
Il est né, le divin Enfant…
. . . . . . . . . . .
Il…
est né…
le…
di…
vin…
Enfant…
Les cloches chantaient. Le carillon conviait à la fête de la Nativité les habitants de Mortefont et des villages voisins. Aux oreilles de Blaise Kappel, il sonnait joyeusement, mais, à celles du curé, il avait la tristesse d’un glas.
Le premier soin de l’abbé Fuchs avait été de demander au bijoutier et au photographe le silence, au moins provisoirement, sur le vol des diamants. Comme à l’accoutumée, le Père Noël avait fait une apparition impressionnante dans la salle du patronage, reçu des mains de l’Homme au Sac les lettres des enfants, pardonné les fautes vénielles que lui signalait Virecourt déguisé en Père Fouettard, et s’était retiré. Au moment où l’abbé Fuchs installa sur l’autel la châsse profanée, Kappel lui confia :
— Pour plus de sécurité, monsieur le curé, je me suis arrangé que nous ayons huit « gardes de saint Nicolas », au lieu de quatre.
Il était de tradition de laisser la châsse exposée durant la nuit de Noël. Quatre habitants de Mortefont, de bonne volonté et de moralité éprouvée, se relayaient pour veiller par piquets de deux. Cette année-là, les piquets seraient de quatre.
— Bien, Kappel. Très bien…
L’expression du prêtre frappa le sacristain.
— Monsieur le curé, vous ne vous sentez pas à l’aise ? Voulez-vous que je fasse un saut chez le docteur Ricomet ?
— Non. Inutile.
L’abbé Fuchs fit quelques pas, en rond, dans la sacristie, et soudain le fardeau du silence fut trop lourd pour lui. Il tourna vers Kappel un visage défait.
— Nous n’avons plus besoin de gardes, mon pauvre !
— Que me dites-vous là ?
— Les diamants ont été volés. Ceux qui sont sur la châsse sont faux. Des bouchons de carafe ! Cinquante francs les deux, a dit Turner.
— Mais voyons, monsieur le curé… C’est impossible ! Quand et comment…
— Dieu le sait ! Depuis le 6 décembre, je ne me suis à aucun moment séparé des clés. Et j’étais seul, avec Monseigneur, à connaître la combinaison du coffre-fort.
Un mouvement de colère l’emporta :
— Ce Santa Claus ! Je n’ai même pas pu le retrouver, alors qu’il aurait dû être là, aux aguets ! Moi qui étais plein de confiance, qui me reposais absolument sur lui ! C’était bien la peine que Monseigneur le fasse venir de si loin ? Ce n’est pas un détective, c’est un charlatan !
— Un détective ?… C’était un détec…
Kappel faillit être pris de faiblesse.
— Ah ! Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu, monsieur le curé ? À force de voir rôder cet homme, je m’étais figuré qu’il avait de mauvaises intentions. Il y a un peu plus d’une heure, je l’ai surpris à l’affût dans le jardin. Alors, je l’ai… je lui ai appliqué un grand coup d’échasse sur le crâne et je l’ai ligoté et bâillonné. Je croyais faire une action d’éclat !
Le curé n’eut pas une parole de reproche. Le désespoir du sacristain était trop évident.
— Vite, Kappel ! Il faut délier et soigner cet homme. Mon Dieu ! Pourvu que vous ne l’ayez pas blessé grièvement !
Le marquis de Santa Claus portait au front une énorme bosse et ressentait de terribles élancements.
— Vous pouvez vous vanter d’avoir bien travaillé, Kappel, dit-il avec une grimace. Ma tâche consistait à prévenir le vol. Elle va être maintenant de retrouver le voleur et, surtout, les diamants ! Ce sera moins simple, mais j’ai fait des choses plus difficiles. Jusqu’à nouvel ordre, monsieur le curé, silence absolu. Il faudra exiger du bijoutier et de Cornusse qu’ils tiennent leur langue. Vous ne désirez certainement pas troubler la population ; d’autre part, mettre le garde champêtre sur l’affaire serait pure plaisanterie ; enfin, il y a avantage à ce que le voleur ne soit pas informé de la découverte de l’échange des pierres. Dites tranquillement votre messe. Laissez les « gardes de saint Nicolas » veiller toute la nuit sur deux « bouchons de carafe » et faites-moi confiance. Mais… plus de coups d’échasse, père Kappel, n’est-ce pas ? Vous avez le geste plutôt vif pour un sacristain !
Dans le lointain, on voyait au ras du sol s’allumer des étoiles. Il en naissait du fond des terres, il en surgissait des bois profonds. Groupées pour la plupart, elles étaient animées d’un mouvement lent qui les poussait toutes vers Mortefont. Cette surprenante éclosion d’astres répondait au carillon. Chaque étoile disait qu’un paysan, entouré de sa famille, une lanterne à la main, se dirigeait vers l’église.
Kappel, à la fenêtre de la salle du patronage, cherchait une autre étoile – dans le ciel, celle-ci. La phrase du grimoire le hantait :
Interroge l’Étoile du Berger,
Tu trouveras le Bras d’Or caché !
La messe de minuit fut splendide. Il y avait là quantité d’enfants venus des villages. Beaucoup voyaient la châsse pour la première fois. Les mamans se penchaient :
— Regarde la pierre qui brille, Jacquot. Tu n’en verras jamais d’aussi belle… Personne ici ne peut dire combien elle vaut – sauf peut-être M. Turner.
Kopf avait entonné avec beaucoup de flamme le Minuit, Chrétiens…
L’abbé Fuchs, récitant ses oremus, faisait effort pour concentrer sa pensée sur le sens des textes qu’il prononçait. Mais, obstinément, la phrase du bijoutier revenait : « Des bouchons de carafe ! Cinquante francs les deux ! »
Le prêtre souffrait. Son cœur était douloureux et battait violemment ; il redoutait une crise. Une fois, déjà, des palpitations l’avaient contraint d’interrompre un office. Angoissé, l’esprit en désordre, le pauvre abbé montait et descendait les degrés de l’autel, se portait à la droite, à la gauche du tabernacle, tenté à chaque instant de lever les yeux vers les « bouchons de carafe » qui « resplendissaient » au niveau de son front.
Les enfants de chœur transportaient joyeusement le missel, les burettes, agitaient allègrement la sonnette, cependant que, déjà, la représentation des agapes qui allaient suivre faisait monter à leurs lèvres l’eau du désir.
Groupés autour de Mlle Turner installée à l’harmonium, une vingtaine de garçonnets et de fillettes chantaient des noëls.
« Pourvu que je tienne jusqu’au bout ! » se disait l’abbé Fuchs.
Avant minuit, il avait pris quelques gouttes de spartéine, dans une infusion.
Au Grand-Saint-Nicolas, le marquis de Santa Claus, enfermé dans sa chambre, appliquait des compresses glacées sur son crâne brûlant. Peu à peu, la douleur s’atténuait.
Soudain, comme une heure sonnait, il sursauta : un formidable fracas de cuivres venait d’éclater.
— Écoutez ! La fanfare ! La messe est finie ! s’écria Mme Kopf. Vite, les femmes ! Préparez-vous…
La cérémonie venait de s’achever, en effet. Lentement, le flot des fidèles s’était écoulé de l’église, où ne restaient assis sur leurs chaises que quelques pieuses femmes et les gardes de saint Nicolas qui suivaient du regard l’abbé Fuchs, débarrassé de sa chasuble et de ses ornements sacerdotaux, et occupé à éteindre des cierges autour de l’autel.
La population s’était massée sur la place. M. Villard était là, à la tête de sa fanfare et de son orphéon rangés en bon ordre. Courtoisement, il avait attendu, selon son habitude, que la dernière personne fût sortie de l’église et eût fermé la porte derrière elle. Aussitôt, sur un grand geste de l’instituteur, la fanfare, soutenue par l’orphéon, avait attaqué avec vigueur la « réplique de la laïcité ».
La Victoire en chan-tant…
Nous ou-vre la barriè-re…
Blaise Kappel, qui rangeait dans la salle du patronage, n’eut pas le cœur de s’indigner, comme il faisait d’ordinaire. Il pensait que le vol des diamants n’aurait sans doute pas eu lieu sans ce malheureux coup d’échasse, et il se désolait.
— Ah ! soupirait-il, si je pouvais retrouver le Bras d’Or, c’est ça qui remonterait M. le curé !
Sitôt donné l’ultime coup de cymbales, sur la place, ce fut une ruée générale vers les maisons bien chaudes où les craquements des bûches se mêlaient aux éclatements des châtaignes et des grains de maïs, et où des odeurs savoureuses montaient des longues tables dressées. Déjà, la liesse se donnait libre cours. Par les rues et les ruelles, c’était une grande salade de gens rieurs. Des gamins faisaient partir des pétards. Des jeunes gens, coiffés de chapeaux de gendarme, en papier, se tenaient par le bras et pourchassaient des filles qu’ils bloquaient contre des portes, attiraient et encerclaient. Du fond des longs couloirs s’élançaient sans crier gare des personnages burlesques, peinturlurés, déguisés. Les deux panneaux d’une trappe de cave s’ouvraient : on voyait un tonneau s’élever lentement des entrailles du sol ; il roulait sur le trottoir couvert de neige, la trappe se refermait. Tout semblait crier : Ripaille ! Beuverie ! Et il y avait tant de lumières qu’on ne voyait plus clair.
Catherine Arnaud avait couru au château revêtir ses atours de grande dame du temps jadis. Augusta, la vieille servante, avait fini par dénicher la chaussure de bal égarée. La toilette fut longue, mais quelle métamorphose ! En vérité, c’était absolument comme si une baguette de fée avait touché un à un les humbles vêtements de la petite couturière, les transformant en parures éblouissantes. Et ce grave châtelain qui appuyait sur Catherine un regard doux, ne surgissait-il pas également d’un conte de fées ?
Cendrillon eut une fugitive crispation des traits. Un conte de fées ? Non ! Une fantaisie… Un caprice du morose baron. Rien de plus. Et demain… demain…
Demain ? Eh bien ! demain, Cendrillon, assise à sa fenêtre entre ses canaris, reprendrait le dé, l’aiguille et les ciseaux, et se remettrait à coudre des uniformes de soldats en bois, voilà tout ! Mais, du moins, tout un soir, elle aurait été la plus belle, et elle aurait eu au bal un vrai gentilhomme pour cavalier !
Lorsque, rose de confusion et de plaisir, Catherine Arnaud fit au bras du baron de La Faille son entrée au Grand-Saint-Nicolas, il s’établit subitement dans la vaste salle pleine de banqueteurs un silence énorme. Catherine sentait tous les regards fixés sur elle. Son triomphe l’effrayait presque. Parmi les buveurs, elle chercha quelques figures amies. Elle aperçut Hagen et Virecourt attablés côte à côte et leur adressa un sourire qui suffit à dissiper la stupeur où chacun était plongé ; les bruits de voix et de mastication reprirent avec un entrain redoublé.
Sur la table réservée au baron, Mme Kopf avait arrangé dans un vase des fleurs de bruyère, des perce-neige et quelques roses d’extrême arrière-saison. Elle avait étendu une nappe à grands carreaux, disposé des assiettes de porcelaine fine, des coupes de cristal. Le père Kopf apporta solennellement dans un seau de glace une bouteille de vin du Rhin et emplit à demi les coupes. Le baron souleva la sienne à hauteur des yeux en regardant gaiement la pauvre Catherine qui, tout émue, l’imita.
Le bal devait ouvrir vers deux heures et demie du matin. Avant que l’orchestre attaquât la première valse, les banqueteurs avaient demandé au père Kopf de chanter. L’Alsacien avait une assez jolie voix de baryton. On le savait, et chaque année on l’obligeait à chanter. Il se défendit mollement puis, avec l’assentiment du baron, s’exécuta. Son succès, c’était la chanson patriotique d’avant-guerre. Il chanta le Légionnaire :
Depuis longtemps, la raison du plus fort
Tenait courbés deux bons vieux de l’Alsace,
Mais dans leurs cœurs opprimés par le sort,
L’amour de la France était toujours vivace…
Ensuite, pour la grande joie de l’assistance, il lança, à pleine gorge, un de ses autres succès, que l’on reprit en chœur au passage bien connu :
Sentinelles, ne tirez pas !
C’est un oiseau qui vient de Fran…an…ce !
Après cela, de bons braillards « poussèrent » des chansons à boire et à manger, où il était question de saucisses, de choucroute, de bière mousseuse et de vin pétillant. Les bouteilles de mirabelle circulèrent.
Puis quelqu’un, au milieu des vivats, pria Catherine de chanter à son tour. D’abord, honteuse, elle s’y refusa. Mais le baron chuchota quelques mots à son oreille.
Alors, elle se leva et chanta d’une voix nuancée et fraîche :
En passant par la Lorraine
Avec mes sabots,
En passant par la Lorraine
Avec mes sabots,
Rencontrai un capitaine
Avec mes sabots,
Don Daine
Ho… Ho… Ho !…
Avec mes sabots !
Un tonnerre d’applaudissements salua la fin de la chanson. Le bal ouvrit sur ces entrefaites. Le baron se leva, et le tourbillon de la première valse emporta dans les bras du châtelain la petite couturière…
Ce fut seulement une heure plus tard que deux gamins de quinze ans, Jules Poudriollet et un copain, qui avaient fait cette nuit-là leurs premières armes, bu et fumé copieusement et étaient sortis sous prétexte de se dégourdir les jambes – en réalité parce que la tête leur tournait et qu’ils se sentaient le cœur barbouillé – firent irruption au Grand-Saint-Nicolas. Ils étaient totalement dégrisés. Ils avaient une mine blême, une expression terrifiée. Une danse venait de finir, mais les couples ne s’étaient pas séparés : on attendait la reprise.
Dans le silence relatif, un des gamins lança, d’une voix blanche :
— On a assassiné le Père Noël !