Noël approchait. Le temps se décidait pour le grand gel. Afin d’empêcher l’huile de se figer, il fallait la tenir constamment près du feu. Avec des seaux d’eau, les enfants obtenaient de magnifiques glissades, tombaient à qui mieux mieux, rentraient avec des pantalons déchirés aux genoux. Durant les longues nuits, une bise rageuse tourmentait les girouettes. Bien qu’il n’y eût guère de chasseurs, des détonations assourdissantes retentissaient dans les forêts : le froid faisait éclater les sapins.
Depuis le jour où M. de Santa Claus avait rencontré dans le souterrain Blaise Kappel, entré là peu après lui dans l’intention de chercher le Bras d’Or, mais qui, en fait de découverte, n’avait trouvé que le mouchoir du marquis, et avait ensuite perdu ses lunettes, les deux hommes s’étaient revus plusieurs fois. Le reliquaire du roi René était l’éternel thème de leur conversation. Le marquis avait montré son détecteur – une espèce de boussole – au sacristain, qui ne cacha pas qu’il faisait davantage confiance à sa baguette de coudrier.
M. de Santa Claus avait également revu le baron et l’instituteur. Il avait rendu visite au maire Noirgoutte, une bonne pâte de terrien, malheureusement gâté par ses sacs d’écus, et au docteur Ricomet, un gros petit homme chauve qui rêvait de « faire de la spécialité » à Nancy. Au Grand-Saint-Nicolas, où le père Kopf continuait à lui servir des plats succulents, il avait peu à peu lié connaissance avec Hagen, Cornusse, Turner, Virecourt le garde champêtre, et même, un jour, avec Cendrillon. La jeune fille avait fait sur lui une forte impression.
Le 21 décembre, quatrième dimanche de l’Avent, l’abbé Fuchs, ayant pris soin de s’enfermer auparavant en tête à tête avec les œuvres de Bourdaloue, Bossuet et d’autres grands maîtres de l’éloquence sacrée, prononça à la messe un prône d’une belle envolée.
Après l’office, il rencontra l’instituteur. Cela tenait-il aux approches de Noël et à la pensée des dangers qu’allaient courir à cette occasion les diamants de la châsse ? Toujours est-il que l’abbé Fuchs était nerveux.
— Alors, monsieur Villard ! fit-il, acide, vous comptez sans doute nous régaler pour Noël d’une aubade républicaine comme de coutume ?
— Hé ! monsieur le curé, vous comptez sans doute dire vos trois messes, comme de coutume ? Vous préférez Minuit, Chrétiens ; moi j’aime mieux le Chant du Départ !
Le prêtre, irrité, allait riposter quand il pâlit et porta une main à son cœur. Il chancela, bouche ouverte. Il se serait affaissé si Villard ne l’avait soutenu.
— Eh bien ! monsieur le curé, que vous arrive-t-il ? Ça ne va pas ? Ce n’est qu’un petit étourdissement… Mais, aussi, vous n’êtes pas raisonnable. Vous vous moquez des médecins – c’est joli à dire ! Seulement, vous voyez ce qui arrive !
Le curé se remettait lentement.
— Ce n’est rien, mon bon ami. La tête m’a tourné. Est-ce assez bête ? Si vous n’aviez pas été là, je m’étalais !
— Vous sentez-vous assez fort pour marcher seul jusqu’à la cure, ou voulez-vous que je…
— Merci, monsieur Villard, merci. Je me sens d’aplomb, à présent.
Un peu plus tard, l’instituteur rencontra le sacristain.
— Dites, Kappel. Le curé n’est pas bien solide. Je viens de le rencontrer et il a eu un vertige. Vous devriez le tyranniser un peu, l’obliger à se soigner. Moi, je vous dis cela… Je suis anticlérical, c’est une affaire entendue… Mais une créature humaine est une créature humaine. Je serais désolé s’il arrivait malheur à l’abbé Fuchs.
L’instituteur regagna son école. Il avait une répétition à diriger.
Chaque année, à Noël, la fanfare et l’orphéon exécutaient le Chant du Départ. Massée sur la place de l’Église, la troupe guettait la fin de la messe de minuit ; la sortie des fidèles servait de signal.
Cette année-là, Villard avait décidé de « frapper un grand coup ». Il rêvait d’une véhémente « réplique de la laïcité » au cléricalisme. La Carmagnole ou le Ça ira l’eussent satisfait, mais il craignait d’indisposer la population. Il avait donc imaginé un pot-pourri symbolique : faire donner le rituel Chant du Départ en intercalant entre chaque couplet le refrain de la Carmagnole et ce leitmotiv :
Ah ! ça ira… ça ira… ça ira…
Sous le préau de l’école, la fanfare mortefontienne et l’orphéon mortefontien attendaient, prêts à entrer en action.
— Allons, les enfants, vous y êtes ? Bien ensemble, n’est-ce pas ! Vigoroso. Attention, cymbalier !
Son bras battit la mesure. Les cymbales sonnèrent. La fanfare attaqua :
Dansons la Carmagnole,
Vive le son ! Vive le son !
Dansons la Carmagnole,
Vive le son du canon…
Ah ! ça ira… ça ira… ça ira…
enchaîna l’orphéon. Nouveau coup de cymbales, et la fanfare reprit :
La Républi-que nous appelle
Sachons vain-cre ou sachons mourir…
Cependant, Mlle Sophie Turner, dite la Mère Michel, assise à l’harmonium dans la salle du patronage, dirigeait un chœur de garçonnets et de fillettes qui, tout en louchant du côté d’un jeune sapin apporté par deux bûcherons sous la surveillance de Kappel, en vue de la fête du 25 et de la distribution de jouets offerts par le maire, répétaient un vieux noël italien, familier et émouvant :
Il est là, le doux Messie,
Il est là, le Jésus bambin.
Il est là, dans la cabane,
Dans la cabane à lapins…
Le facteur passait de maison en maison, distribuait des catalogues d’étrennes des grands magasins de Paris et de Nancy que les mères de famille et leur progéniture se disputaient âprement, car, s’ils étaient pleins d’images de poupées et de trains mécaniques, ils contenaient aussi des patrons de robes ravissantes.
Lorsqu’il frappa chez Catherine Arnaud :
— Une minute, s’il vous plaît, monsieur « l’Homme au Sac », dit la jeune fille. On a quelque chose à vous remettre, je crois.
— Ah ! ah ! fit l’Homme au Sac, qui savait à quoi s’en tenir.
Un petit garçon sortit en rampant de dessous une table sur laquelle une petite fille se tenait penchée et écrivait au crayon. Il s’approcha du facteur et lui tendit timidement une enveloppe fermée ornée d’un timbre allemand oblitéré et collé avec de la mie de pain frais. L’enveloppe portait cette adresse : Monsieur le Père Noël, au Ciel, à Mortefont.
— Voyez-vous ça ! fit l’Homme au Sac. Et qu’est-ce qu’on lui demande, au Père Noël ?
— Un meccano, confia le petit, anxieusement, avec le sentiment de l’énormité de la demande. Il en a, des meccanos, le Père Noël ?
— Ça dépend des années, fit le facteur, circonspect.
La petite fille écrivait hâtivement :
Cher Père Noël,
Je serai bien contente d’avoire un piano. Je suis bien sage à l’école, j’ai toujours 10 en lessons, je vais faire à mon fraire robert un cachenez pour l’hivert blan avec des aiguil bleu que ma tante marcelle m’a donné, je mange bien a table et j’ai une belle poupée mais robert me la cassé, elle fermai les yeux et elle avai des cils de vrai et des cheveux de vrai et une robe et un tablier a bavette a carreau rouge et blan et le jupon blan avec des bretelles jaune avec de la dentelle et je voulai lui faire un colier mais javais pas de perles. Je voudrait bien aussi avoire une patinette, et des marrons glacés. Bons baisers. Marinette.
Ouf !
La fillette coula le pli sous enveloppe, cacheta, mit l’adresse : Monsieur le Père Noël, au Ciel, à Mortefont, et sourit à l’Homme au Sac, qui émit la prétention de savoir « ce qu’on demandait ».
— Ah ! voilà… dit la petite.
Elle fit des coquetteries, baissa le nez, tourna sur un talon, honteuse, bébête et charmante, et enfin avoua :
— J’y demande un piano, et puis une patinette, au Père Noël, et puis des marrons glacés…
L’Homme au Sac s’esclaffa.
— Dis donc, il n’est pas millionnaire, le Père Noël…
Il y avait de l’allégresse dans l’air, comme une sorte de joie anticipée, à cause de la fête qui venait. Déjà, on reniflait, en imagination, une chaude odeur de boudins, de crêpes. Quelque chose, qui n’était qu’une envie de chanter, vous grattait l’arrière-fond de la gorge. Les sabots, sur les pavés, sonnaient clair. Sur la grand-place, des écoliers, avec des lance-pierres faits d’une fourche de bois et de deux élastiques, tiraient des cailloux aux corneilles qui criaient autour des arbres dépouillés, aux branches noires de nids.
À sa croisée, Mlle Sophie Turner, retour de la répétition, s’égosillait :
— Mitzi ! Mitzi ! Mitzi !…
Elle rappelait son matou vadrouilleur. Les écoliers, mis en joie, se mirent à brailler :
C’est l’Compère Lustucru
Qui lui a répondu :
Pleurez pas, Mèr’ Michel,
Vot’ chat n’est pas perdu !
Furieuse, Mlle Sophie Turner montra le poing aux gosses en se penchant dangereusement au-dessus du magasin de bijouterie-horlogerie de son frère Max, qui avait choisi pour enseigne un sablier, symbole du temps qui s’écoule sans cesse. Cette enseigne était cause que l’on avait surnommé Max Turner le Marchand de Sable… Prononcer son nom suffisait pour calmer et endormir les bébés agités.
Sur ces entrefaites, Virecourt le garde champêtre parut. Un geste : les gamins s’envolèrent. Virecourt était borgne. C’était un grand diable, sec comme un sarment, fort peu chargé d’occupations et dont l’utilité principale résidait en ceci que le seul fait de feindre de l’appeler déterminait une frayeur salutaire chez les petits enfants. Le garde champêtre, en effet, possédait, comme le frère et la sœur Turner, comme le facteur, comme Blaise Kappel, Mathias Hagen et Gaspard Cornusse, une double personnalité : la sienne et celle de Père Fouettard. Cette qualité lui venait de ses fonctions, d’abord, et, ensuite, de ce qu’à la Noël, lors de la fête enfantine, enveloppé d’une houppelande verdâtre, il fixait la gaminaille avec son œil unique en balançant ostensiblement derrière son dos un paquet de verges et un martinet.
À présent, rue de l’Étuve, les mômes grimpaient en catimini l’escalier tortu menant à la maison suspendue de Gaspard Cornusse. Cornusse était photographe. Les murs de son studio étaient tapissés d’attendrissantes photos de fiançailles, de noces, de banquets, de baptêmes. Ces travaux d’art ne suffisant pas à assurer sa subsistance, Cornusse y avait adjoint l’industrie de la carte postale. Il ne faisait pas la « vue pittoresque ». Il travaillait dans la carte postale satirique (aux époques de campagnes électorales), et, toute l’année, dans la carte postale sentimentale en couleurs, sur laquelle on voit un beau jeune homme baiser au front une belle jeune fille, ou deux amoureux se sourire, doigts enlacés, au bord d’une rivière, ou sur une barque, ou sous des frondaisons. Gaspard Cornusse collait, avec infiniment de goût, des violettes, des pensées artificielles sur ses cartes. Son grand succès, c’était la carte dite de Saint-Nicolas et de Sainte-Catherine. Un minuscule bonnet de soie, blanc pour les jeunes filles, bleu pour les garçons, y était cousu au-dessus de phrases délicatement allusives : Quelqu’un de timide vous chérit. Devinez qui… ou : Qu’attends-tu pour faire une fin, joli blond ?
Mais Gaspard Cornusse, photographe d’art, créateur de cartes postales originales et providence des tourtereaux de Mortefont qui, sans lui, n’eussent su comment s’exprimer leurs feux, était encore autre chose que cela, et bien mieux. Ce gros homme sanguin, aux yeux de poulpe, énormes, saillants, bleuâtres et toujours pleins d’eau, était le Père Noël. À ce sujet, il est juste de dire qu’il existait un désaccord entre les très jeunes enfants et ceux qui avaient atteint l’âge sceptique : douze ans. Chaque année, la veille de Noël, un énorme personnage, vieux comme le monde à juger d’après ses rides, portant barbe et perruque blanches, engoncé dans une houppelande rouge à parements d’hermine et coiffé d’un bonnet assorti, entrait dans les maisons de Mortefont et s’enquérait de la conduite des garçonnets et des fillettes. Les parents répondaient :
— Père Noël, Christine a été paresseuse le mois dernier…
— Oh ! oh ! grondait l’homme pourpre.
Son visage exprimait de la sévérité, tandis qu’il prenait une note sur un calepin.
— Père Noël, Suzel a été très courageuse pendant sa coqueluche…
— Ah ! ah ! faisait l’homme pourpre d’une voix caressante, pleine de promesses.
Et il inscrivait une autre note, dans une autre colonne du calepin.
Ensuite, généralement, le visiteur merveilleux disparaissait dans la salle à manger, avec les parents. On percevait, à travers la porte, de mystérieux bruits de bouteille que l’on débouche, de glouglous, de verres choqués.
Dans la soirée, à la grande répétition de la fête du lendemain, on revoyait le vieillard légendaire. L’Homme au Sac remettait les lettres de demandes de jouets, et il s’en allait. Ou, plutôt, il devenait invisible et, chargé d’une hotte invisible, il courait toute la nuit sur les tuiles, sautait de toit en toit sans effaroucher les corneilles, se laissait couler dans les cheminées et mettait dans les sabots rangés devant le foyer les jouets que l’on avait désirés.
Les grands prétendaient que ce n’était pas le Père Noël, mais Gaspard Cornusse déguisé. Même qu’à force de « pomper » avec les parents dans toutes les salles à manger, il était régulièrement « paf » à la fin de ses tournées. À quoi les petits rétorquaient avec logique que Gaspard Cornusse, gros comme il l’était, n’aurait jamais pu passer par le tuyau des cheminées, et que par conséquent l’Homme à la Houppelande pourpre était bien le Père Noël.
Deux jours passèrent. Et ce fut la veille de la Nativité.
Ce matin-là, lorsque les enfants s’éveillèrent et vinrent coller aux vitres leurs frimousses encore fripées de sommeil, ils eurent tous le même cri ravi :
— La neige !…