À la mémoire du père de Sherlock Holmes
pieusement
Par la baie ouverte sur les forêts de la Courtine, un joyeux air de chasse : le bien-aller entrait dans la bibliothèque du château d’Uchères. Plus encore que les livres précieux se remarquaient, aux murailles, quantité de trophées : hures, têtes de cerfs, etc…, et une splendide collection d’armes anciennes.
— C’est la chasse de mes amis Boissonnade, grommela le maire de Châteaucourt. Ça donne à plein. Dire que je serais avec eux, sans ce maudit crime !
Car M. le maire était grand chasseur. Presque aussi grand chasseur que le pauvre baron d’Uchères… Bien qu’il eût près de soixante-dix ans, le baron ne craignait point d’attaquer le sanglier au couteau de chasse, ainsi qu’il se doit lorsque l’on a le respect de la tradition.
Et c’était au moyen de ce couteau, une arme superbe, à long manche de corne, que le baron avait été assassiné ! Oh ! bien bizarrement ! Il n’avait été ni égorgé ni poignardé : une simple égratignure à la nuque ! Mais la pointe de l’arme avait été trempée dans une solution toxique qui avait causé une mort foudroyante !
Le crime avait été découvert dans la matinée, à l’instant où une quinzaine d’invités, déjà en selle, se préparaient à partir d’un instant à l’autre, pour la chasse organisée par M. d’Uchères, et s’étonnaient du retard du baron.
On entendait, au fond du parc, un air de trompe : La sortie du chenil et les exclamations des piqueurs occupés à rassembler les chiens : “Kimono !… Ramollot !… Ici !… Fanfare, à ta place !”
À la fenêtre du baron, un valet de chambre avait soudain montré un visage défait par l’angoisse. Il criait :
— Un malheur ! Un malheur épouvantable !
Maintenant, dans le salon, les invités attendaient tout en suivant, aux divers appels de trompe qui s’élevaient des lointaines futaies, la chasse de Boissonnade.
Le maire grognait :
— Vous tenez absolument à ce que je reste jusqu’à l’arrivée du juge d’instruction ?
Ce grand bonhomme de maire, un hobereau rogue et bourré d’orgueil, car il possédait quatre cents hectares de terres et de bois, avait tout de suite déplu à l’inspecteur Bertrand, arrivé de Guéret au début de l’après-midi.
— Votre présence est indispensable ! dit ce dernier. Noblesse oblige, monsieur le maire ! Vous représentez la loi, l’autorité !
— Ouais !… Enfin, puisqu’il le faut !… Que pensez-vous de ce meurtre ? Avez-vous une opinion ? Comme je vous l’ai dit, aucun des invités ne peut être suspecté. La domesticité non plus. Alors ?…
Le meurtre avait été commis dans la nuit, entre deux et quatre heures, selon l’estimation du médecin. Détail curieux : le baron était entièrement vêtu, et le lit non défait. Le baron ne s’était pas couché.
— Le meurtrier est venu de l’extérieur, dit Bertrand. Le vieux baron a reçu quelqu’un, cette nuit, dans sa chambre. Il a reçu ce “quelqu’un” clandestinement. Rendez-vous avait été pris, cela est hors de doute. Je n’ai relevé aucune trace d’escalade, ni sur la muraille, ni sur la grille. J’ajoute que j’ai trouvé la clef de cette grille dans la poche de veston du baron : par conséquent, c’est le baron lui-même qui a ouvert au visiteur. Et il attendait ce visiteur ! La preuve : celui-ci n’a pas même eu besoin de sonner ; le témoignage du personnel est formel. J’en conclus que cette visite ne devait pas être agréable au baron, puisqu’il a pris soin que nul autre que lui, au château, n’en fût avisé.
— Hé, hé !… fit gauloisement le maire, on pourrait tout aussi bien soutenir le contraire ! Cette visite lui était peut-être très agréable ! Malgré son âge avancé, ce cher baron était encore d’un galant !…
— Crime passionnel ?… J’ai envisagé autre chose ! Le baron avait un neveu, n’est-ce pas ? Un jeune homme d’une vingtaine d’années. Orphelin…
— Un triste garçon ! Un fainéant et un faible. Pas de caractère ! Aucune défense ! À Paris, où ce garçon faisait vaguement des études, il s’est amouraché d’une danseuse ! Une danseuse, imaginez-vous cela ?
— Je puis arriver à imaginer cela, oui ! dit Bertrand en souriant. C’est charmant, une danseuse !
— Peut-être, mais ça coûte cher ! fit l’autre, durement.
C’était une chance que le vieux baron d’Uchères ait été nommé tuteur du jeune homme ! Sans quoi, la danseuse aurait eu vite fait de transformer les propriétés en manteaux de fourrures et en colliers de perles !
— Toujours est-il, reprit Bertrand, que je viens d’apprendre que le neveu et la danseuse sont arrivés hier à l’Hôtel de France, à Châteaucourt. Ils y occupent des chambres séparées…
— Par hypocrisie !
— Peut-être par délicatesse, simplement ? Pour éviter de heurter davantage l’opinion !
— Vous êtes indulgent ! En tout cas, je vois où vous voulez en arriver. Le neveu sera venu cette nuit au château, et c’est lui qui aura fait le coup !
— Pourquoi pas la danseuse !
— Jamais le baron ne l’aurait reçue !… Une danseuse !… Jamais !
— Qui sait ?… Peut-être, au contraire, lui avait-il demandé de venir, seule… Pour lui offrir de l’argent afin de la détacher du neveu ? Car elle n’aime pas ce garçon, c’est évident ! Une danseuse, cela n’a pas de cœur, n’est-ce pas ? acheva Bertrand avec une ironie qui échappa au maire, lequel répondit :
— Je suis bien de votre avis ! Mais… pourquoi cette fille aurait-elle assassiné le baron ?
— Évidemment ! dit Bertrand, conciliant. Mais supposez que le neveu se soit aperçu du départ nocturne de la danseuse ? Il la file. Il surgit à un moment édifiant de la conversation entre le baron et la jeune personne. Fou de colère, il…
— Hé, hé !… s’exclama le maire ! Je crois que vous brûlez…
Bertrand leva un doigt, comme pour demander la parole. Mais ce n’était que pour demander le silence.
— Qu’est-ce que cet air ?
— Le terré du renard.
La chasse des Boissonnade allait son train, sur les hauteurs de la Courtine.
On frappa à la porte, et le valet de chambre annonça :
— Monsieur l’inspecteur, le neveu de M. le baron et la… demoiselle que vous avez convoqués viennent d’arriver.
— Bien. Je vais les questionner. Faites d’abord entrer la… demoiselle.
— Je vais me promener dans le parc, lança hargneusement le maire. Je ne tiens pas à faire la connaissance de cette fille !
* * *
De lointains appels de cors se répondaient, mélancoliques. Dans le grand salon, les invités se demandaient si Bertrand avait l’intention de les contraindre encore à une longue attente. Bientôt, on le vit paraître. Il entraîna le maire à l’écart.
— Eh bien ! inspecteur ? Ces interrogatoires ?
— Je suis enchanté !
— Bravo ! Qui est-ce que vous coffrez ? Le jouvenceau ? La danseuse ? Ou les deux ? Les deux, hein, je parie ?
— Heu !… J’ai voulu dire que j’étais enchanté parce que… la danseuse est ravissante ! Un amour, mon cher ! Quant au jeune homme, il est charmant ! Et je dois dire que ces deux jeunes gens m’ont l’air de s’adorer positivement ! Ce sont de bien gentils assassins ! Bien gentils, vraiment !
— Oh !… fit le maire, outré.
— Ce n’est qu’une façon de parler ! En fait, ils jurent qu’ils sont innocents. Ils affirment avoir passé, chacun dans sa chambre, toute la nuit à l’hôtel…
— Mensonges !
— Je veux bien. Mais qui ment ? Le neveu ? La danseuse ? Ou tous les deux ? Laissez-moi vous montrer, mon cher ami, à quel point une affaire criminelle simple en apparence peut se révéler complexe. Dans la chambre du baron, bien qu’il y eût un cendrier sur la table, j’ai remarqué quantité de cendres de cigarettes sur le tapis… Vous les avez remarquées aussi, d’ailleurs.
— Parfaitement. Or, le baron ne fumait que la pipe ! Ce n’est donc pas lui qui…
— Assurément, non ! Mais ce n’est pas non plus la danseuse, car les bouts de cigarettes (qui n’ont pas été fumées avec un porte-cigarette) ne montraient aucune trace de rouge à lèvres !
— C’est donc le neveu qui est venu ! lança le maire. D’ailleurs, aucune femme ne jetterait sa cendre sur le tapis !
— Finement observé, monsieur le maire. La cendre nous révèle qu’évidemment c’est le neveu qui est venu. Il n’y a donc qu’à fourrer cette sale petite canaille en prison, me direz-vous. Mais attendez un instant ! Le baron a offert des chocolats à son visiteur. Pour cela, il a ouvert une boîte toute neuve. Cette boîte, préalablement, était maintenue fermée par un large ruban mordoré. Un ruban de soie mauve. J’ai trouvé ce ruban soigneusement lissé et roulé. Est-ce un homme qui aurait lissé ce ruban ? Non ! Seule, une femme…
— De la part d’une femme, c’est un geste naturel, convint le maire. Les femmes sont soigneuses, surtout s’agissant de tissu. (Subitement, il se rembrunit.) Écoutez donc, vous m’embrouillez !… C’est la danseuse qui est venue, alors ?
— Ce ruban nous affirme que c’est la danseuse, monsieur le maire. Et cela nous est confirmé par les chocolats. Car, est-ce qu’un homme offre des chocolats extra-fins à un autre homme ?
— Au diable ! Je n’y comprends plus rien ! fit le maire. À moins qu’ils ne soient venus tous les deux ? Eh, parbleu ! Ils sont venus tous deux ! C’est la danseuse qui a lissé le ruban en croquant les chocolats et c’est le neveu qui a jeté sa cendre sur le tapis !
Par la baie arriva l’écho d’un triomphant air de chasse.
— L’hallali, dit le maire. La chasse des Boissonnade s’avance. Et votre chasse aussi, inspecteur ! Hallali partout !…
— Non ! dit l’inspecteur Bertrand en se levant soudain et en appuyant ses deux mains sur les épaules du maire ! Non, il n’y aura pas d’hallali dans cette affaire de meurtre. Et je le regrette !
— Comment ça ? fit le maire, ahuri.
— Cette nuit, expliqua Bertrand, le baron d’Uchères n’a reçu personne. Mais il a voulu faire croire qu’il avait reçu un homme et une femme ! Les chocolats, le ruban, la cendre : mise en scène imaginée par le vieux roublard ! Il a ouvert la boîte de chocolats pour faire croire à la venue d’une femme, mais c’est lui qui a mangé les chocolats : l’autopsie en fournira la preuve, j’en suis certain ! Puis – comble d’astuce – le baron a accompli ce geste bien féminin : il a lissé le ruban ! Mais oui ! Il a pensé à ça ! À ce petit détail ! Ensuite, pour faire croire à la présence d’un homme, le baron, connu pour ne fumer que la pipe, a fumé des cigarettes et en a, à dessein, jeté la cendre sur le tapis ! Ce n’est qu’ensuite qu’il a fumé sa pipe.
— C’est insensé ! Pourquoi aurait-il fait cela ?
— Pour faire accuser de sa mort le neveu et la danseuse qu’il haïssait ! Pour que l’on croie à un crime, là où il n’y a eu qu’un suicide !
— Un suicide !…
— Hé oui ! Le baron gérait les biens du neveu, m’avez-vous dit ? Eh bien ! que l’on examine la comptabilité… et je parie que l’on découvrira que le baron avait presque tout dilapidé, en chasses, réceptions et… aventures diverses : n’oublions pas qu’il était encore vert, ce cher septuagénaire ! Or, le neveu n’était pas éloigné de sa majorité : le moment était proche où il faudrait lui rendre des comptes. C’était précisément pour parler de ces comptes que le jeune homme avait fait le voyage de Paris à Châteaucourt. Il me l’a dit. Quelle catastrophe pour le baron ! Comment avouer que la propriété était grevée d’hypothèques ? Alors, qu’a-t-il fait, ce cher coquin de baron ? Il a pris son vieux couteau de chasse, ce couteau avec lequel il attaquait intrépidement le sanglier ! Mais au lieu de se l’enfoncer dans la poitrine, il s’est simplement, délicatement, égratigné la nuque ! (La nuque, toujours pour faire croire à un crime !) Après avoir empoisonné la pointe.
— Allons, fit le maire. C’est du roman, mon cher. Le baron d’Uchères était un homme d’une honorabilité…
— Au-dessus de tout soupçon ? acheva Bertrand en ricanant. En ce cas, expliquez-moi comment on a pu trouver dans la poche du baron la clef de la grille, et cette grille fermée à clef ? Si le neveu, ou la danseuse, ou tous deux ensemble, reçus par le baron, l’avaient assassiné, il aurait nécessairement fallu qu’ils emportent la clef pour refermer la grille. Mais ensuite, comment diable auraient-ils pu rapporter cette clef dans le veston du mort ? Il n’y a pas eu escalade, et vous-même m’avez affirmé qu’il ne pouvait être question d’envisager une complicité quelconque au château. À moins, donc, d’admettre que le mort est allé courtoisement refermer la grille derrière ses meurtriers pour revenir après cela dans son fauteuil…
— Je ne vous permets pas ! dit violemment le maire. Mon ami, le baron d’Uchères…
Le baron d’Uchères, un ami de trente ans, une figure respectable, un gros électeur, un chasseur hors ligne…
Brusquement, le maire trouva un argument massue.
— L’examen des empreintes digitales sur le manche de corne du couteau de chasse démontrera que ce que vous venez de dire ne tient pas debout.
— Hélas ! non ! fit Bertrand. On ne relèvera aucune empreinte. Ce n’est pas pour rien que le vieux chasseur a choisi cette arme. Il savait que la corne est une des rares matières qui ne retiennent aucune empreinte digitale. Suprême ruse pour maquiller ce suicide en crime ! Malheureusement pour lui, il a commis un oubli, et de taille ! La clef !…
Très loin dans la vallée, mouraient des appels de trompe.
La chasse des Boissonnade était terminée.