La police de Dieu

À Thomas Narcejac

Freeman regarda ironiquement le poteau indicateur. Cet imbécile de poteau qui le prenait pour un imbécile, lui, Freeman ! Bon apôtre, va !… Ça se dresse dans l’herbe, aux carrefours, avec un air d’immense bonne foi. Quoi de plus inoffensif et de plus serviable, en apparence, qu’un poteau indicateur ? Ça annonce : “De ce côté-ci, mon brave homme, on va à Lapradelle. C’est à sept kilomètres. Par-là, la route mène à Champoreux : cinq kilomètres. Maintenant, moi, ce que je vous en dis… Je n’insiste ni pour Champoreux ni pour Lapradelle ! Je ne cherche pas à influencer le monde ! Je renseigne, un point c’est tout. Vous êtes libre. À vous de choisir !”

Choisir ?… Pas si bête !… Freeman avait renoncé à choisir. Plus d’initiative. Ne pas forcer le destin. Se laisser guider. Les poteaux indicateurs, il les considérait comme autant de pièges, autant de Judas en uniforme bleu : des espèces d’employés de la police. D’ailleurs, dans “poteau indicateur”, il y a indicateur : ce qui est tout dire !… Une fois dans sa vie, Freeman avait voulu choisir. Il avait voté “pour”. La plus monstrueuse sottise de son existence ! Il n’était pas près d’oublier la veuve Charbonneau, ni le petit bois en pente, derrière l’étang des Écrevisses, à Chaville !

Depuis ce jour-là : fini ! Il avait adopté “la politique de la courte paille”. Il laissait le destin le conduire. Le destin, le hasard, la chance, Dieu…

Gauche ?… Droite ?… Il examinait les deux routes, également solitaires, également ravinées, sinuant toutes deux entre les vignes. “Si j’avais un sou !…” Mais il n’avait pas seulement un sou pour faire à pile ou face. Il cueillit une pâquerette, en arracha les pétales. Il murmurait : “Gauche… Droite… Gauche… Droite…” avec l’impression d’accomplir un acte de cruauté, de martyriser une bestiole vivante, d’arracher les ailes à un papillon !

“Gauche !” décréta le dernier pétale. La route de gauche menait à Lapradelle. Le sort avait décidé. Il s’éloigna sans hâte.

Il se parlait à lui-même : il faut bien tromper la solitude ! “Alors, monsieur Freeman ? On est en vacances ?… Que diriez-vous de casser une croûte, monsieur Freeman…” Il était très content de ce nom, bien que ce ne fût pas son nom véritable.

Freeman : en anglais : homme libre… Un homme libre de ne pas prendre de décision. Libéré même de sa propre volonté. Libre comme un fétu à la dérive sur une rivière, libre comme une feuille morte dans le vent…

La semelle de corde de ses espadrilles s’effilochait aux cailloux du chemin. Serré à la taille par une ficelle de chanvre rêche et poilue, son pantalon était troué à l’endroit des genoux. Largement ouverte, une chemise sans âge ni couleur. Jeté en paquet sur l’épaule, un vêtement informe : le veston.

Freeman, haut et maigre, allait tête nue. Sous le soleil, son front luisait, frangé d’une ligne de perles brillantes. Un front très haut, impressionnant. Des yeux profonds, à l’éclat dur. Un nez busqué. Des lèvres charnues, à la courbe aristocratiquement infléchie, mais tirées, aux commissures, par un pli amer. En somme : une face de lutteur, jusqu’à la bouche. Là-dessous, un menton fuyant, une mâchoire imprécise. Menton et mâchoire contaient l’histoire de l’homme. Le signe de la défaite était clairement inscrit là. Trente-cinq ans. Une origine distinguée, de grandes possibilités ; mais ce menton, cette mâchoire de vaincu…

Freeman avait connu jadis des jours de somptuosité. Parents veillant à satisfaire son moindre caprice ; amis empressés, comme autant de courtisans, autour de lui qui “sûrement, ferait quelque chose de beau, de grand, un jour…” Il avait vécu, semblable à une idole de qui ses adorateurs réclament un miracle et qui, énervée d’encens, se révélerait en définitive impuissante.

Puis était venu l’écroulement. Décès du père, compromis dans une faillite frauduleuse. Inexpérience de la mère, livrée aux entreprises de louches hommes d’affaires. Décès de la mère. Le coffre-fort à peu près vide. Bientôt : luxueux appartement, qu’il faut quitter. Tableaux, bijoux, mobilier, qu’il faut céder en échange de sommes dérisoires. Puis les dettes, vite criardes. Les portes amies qui se ferment une à une, et voilà : c’en est fait, la dernière s’est fermée. Visages de bois. Descente, implacablement régulière. Hôtels. Hôtels à tapis, d’abord. Puis : hôtels sans tapis. Murailles couvertes de papiers tachés. Draps suspects. Punaises… Puis les habits : le dernier complet correct, la dernière paire de chaussures qui vous lâchent. C’est la rue, le froid, la faim. Les sommeils furtifs sur un banc, sous un porche…

Là se plaçait le désastreux épisode de la veuve Charbonneau.

Après cela, que faire ?…

Le hasard, sur l’aile du vent, avait promptement apporté la réponse à Freeman sous les apparences d’un fragment de journal donnant un reportage auprès de personnalités notoires, ou se croyant telles, du monde de l’écran. La passionnante question posée était : “Où passerez-vous vos vacances cette année ?…” “Parbleu ! s’était dit Freeman, l’avertissement est clair ; je dois quitter Paris.” Freeman avait vu, là encore, un conseil : déguiser sa personnalité en adoptant un nom d’emprunt. Le hasard l’avait aussitôt choisi pour lui : “Freeman” fut le premier qui lui tomba sous les yeux dans un annuaire téléphonique ouvert au hasard. Jusque-là, parfait !… Mais où aller ? Par le système commode d’un Bottin des départements ouvert également au petit bonheur, le destin avait répondu “Marseille”. Marseille : parfait ! Sur les cartes géographiques, le Midi est “en bas”, le Nord “en haut” : on “monte” à Roubaix, on “descend” à Marseille. Or, descendre, se laisser glisser, est plus commode ! Et puis, à Marseille, il y a les bateaux… Et le soleil… Crever de faim dans la lumière, dans la chaleur, est moins dur.

* * *

Après deux kilomètres, au débouché d’un boqueteau, nouveau croisement. Gauche ? Droite ?… Choisir ? … Pas si bête !… Freeman leva les yeux : un nuage en forme de cheval glissait vers la gauche. “Va pour la gauche !”

Un mois, déjà, que Freeman avait pris la route, gagnant son pain grâce aux coups de main qu’il donnait, ici et là, dans les fermes.

Mâcon se trouvait à présent à une cinquantaine de kilomètres derrière lui. Depuis Paris, il avait arpenté plus de cent lieues.

Un compagnon le suivait, qu’il ne pouvait être question de distancer : le fantôme de la veuve Charbonneau. Au crépuscule, il montait des haies, des vignobles, des herbages ; il descendait des feuillages, des nuages. La nuit, il se pelotonnait près de Freeman dans les meules de paille. Jusqu’à l’aube, il lui parlait à l’oreille. Et ce qu’il disait était si horrible que Freeman avait envie de crier… Alors, pour le faire taire, Freeman parlait plus haut que le fantôme : “Inutile d’insister, madame veuve Charbonneau ! Votre vengeance, vous ne l’aurez pas ! Je ne suis pas de ceux qui laissent des traces, des empreintes ! Pas si bête !…”

* * *

Une double rangée de maisons, bordant la route : C’est Saint-Léonard.

Une chaleur exténuante fauchait les énergies. Toutes les maisons étaient fermées. Dans les chambres aux persiennes tirées, ceux qui ne s’abandonnaient pas à la sieste s’efforçaient de lutter contre la torpeur ambiante en buvant des boissons glacées.

Seule était ouverte, à l’extrémité de ce long bourg, une auberge, à l’enseigne du Cygne-de-la-Croix, jeu de mots figuré, sous forme de rébus, par une image naïve.

Freeman, ayant dépassé l’entrée, recula d’un pas pour permettre à son regard de plonger à nouveau dans la salle. Une fraîcheur régnait dans cette pièce déserte. Sur une table, il y avait un verre empli de vin rouge. Freeman, comme fasciné, considérait ce verre de vin. Sa pomme d’Adam montait et descendait douloureusement. La soif était dans sa gorge, telle une boule d’épines.

Il franchit vivement le seuil, saisit le verre, l’éleva jusqu’à ses lèvres, mais ne but pas. Il se prit à sourire dans le vague.

Des guêpes, des mouches rôdaient, pompant des traces de sirops. On en voyait s’envoler, tournoyer d’un vol ivre, s’abattre, assommées d’alcool, de sucre, de soleil. Des lueurs dorées coulaient du ciel, semblant enduire toutes choses d’un miel idéal, d’une glu luxueuse. Quelle paix !… Freeman partageait l’engourdissement général.

Une porte ouverte dévoilait à demi une salle contiguë, l’amorce d’une longue table, réservée sans doute aux joueurs de belote, et un de ces billards nommés, ad libitum, russes ou japonais. L’air vibrait, semblant soutenir une musique éparse : comme si les pierres eussent chanté. Un grillon sortit des cendres de la cheminée, traversa allègrement la salle, disparut sous un bahut, sur lequel étaient rangés des assiettes fleuries et des verres à côtes. Aux murs, rêvassaient les portraits de quelques chefs d’État : Carnot, Loubet, M. Fallières, entre un arrêté préfectoral réglementant les débits de boissons et spiritueux et un calendrier des postes où l’on voyait de belles jeunes femmes rire en se poursuivant gracieusement dans les champs de coquelicots.

Tranquillement, Freeman approcha un tabouret, et, avec un sentiment de satisfaction totale, allongea sous la table ses jambes héronnières. Entre ses doigts, il faisait lentement tourner le verre de vin. Il ne songeait plus à boire. Il contemplait ce liquide rouge comme le sang et frais comme la neige.

Il oubliait qu’il était sur la route de Marseille, sans un sou vaillant, assis par fraude dans une auberge paysanne. Il se revoyait à Paris, aux Champs-Élysées, dans un bar chic. Ce n’était plus un verre à côtes empli d’un vin grossier qu’il tenait, mais un gobelet de fin cristal, et la liqueur : un cocktail.

Son passé oisif et élégant remontait dans sa mémoire. Il revoyait Jack le barman, si réjouissant, avec son “poireau” sur la joue gauche. Il revoyait le petit Rodolphe et le grand Paul, ses inséparables. Il retrouvait l’odeur de la poudre de riz d’Éveline, cette folle petite… La poudre de riz d’Éveline… Parfum Chypre… Teinte Rachel… “Jack, passez-moi une Lucky, please !”

C’était le temps de l’opulence !…

Mais voici que, lentement, à la surface du liquide rouge, il vit se former un paysage trop connu de lui : le solitaire étang des Écrevisses, à Chaville. Par-delà l’étang, les bois qui s’étendent jusqu’à Versailles. Caché derrière un tronc, un homme : Freeman. (Enfin, il n’avait pas encore décidé de s’appeler Freeman !…) Puis, s’avançant entre les arbres, une femme : la veuve Charbonneau, la vieille prêteuse sur gages. Lorsqu’elle passe à portée, le bras droit de Freeman s’élève, brandissant d’une main gantée un gourdin. La vieille s’effondre, sans un cri. Les prunelles grandes ouvertes donnent une expression à la fois atroce et sarcastique au visage où s’étalent, coulant du crâne fendu, des filets rouges.

Rapide, Freeman fouille le sac de la femme, puis sous sa jupe, une poche secrète cousue au jupon.

Dérision ! Son butin se monte à cent trente-cinq francs !… Méfiante, l’usurière ne portait jamais d’argent sur elle…

Du moins, Freeman n’avait engagé chez elle aucun objet qui pût conduire les policiers jusqu’à lui. Pas si bête !… Pas si bête que Raskolnikov !… Le meurtre n’avait eu aucun témoin. Et Freeman n’avait laissé aucune empreinte.

Brusquement, il eut un haut-le-corps.

Ce verre… Ce verre de vin rouge… Épais et sombre, le liquide rappelait de façon écœurante le sang qui avait coulé sur le visage de la vieille.

Freeman reposa le verre, s’écarta de la table avec dégoût, gagna vivement le seuil, la route, s’éloigna.

Il s’éloigna, d’une allure régulière, sans hâte ni lenteur, sans but comme sans espoir, offrant avec indifférence son front luisant aux coups de trique du soleil.

À peu de distance, il croisa un gamin qui gardait des canards. L’enfant, soulevant son béret, le salua poliment.

À une centaine de mètres de là, nouveau carrefour. Un poteau indicateur – un de plus ! – proposait insidieusement, à gauche, les Essards, six kilomètres cinq cents ; à droite, Montignac, trois kilomètres. Freeman haussa les épaules. Non, il ne choisirait pas ! Pas si bête ! Puisque rien de fâcheux, jusqu’à présent, ne lui était advenu, il continuerait à faire confiance au hasard. Une fine libellule bleue s’envola d’entre des roseaux et fila vers la droite. La droite, c’est-à-dire Montignac. Va pour Montignac… Quel meilleur guide qu’une libellule ?

À deux kilomètres, Freeman avisa, à l’écart de la route, une bâtisse au toit pointu, sorte de pigeonnier en ruines. Il y entra. Le lieu était visiblement abandonné. Freeman mangea un quignon et des raisins qu’il avait rapinés, puis, sur des tiges de maïs séché, il s’allongea, avec la perspective de quelques heures de bon sommeil. Encore une fois, guide bienveillant, le hasard avait merveilleusement fait les choses…

* * *

Pas tellement bien !… Ou trop bien – comme l’on voudra.

À la nuit tombante, Freeman fut ramené rudement du pays des songes à une réalité plus effroyable que le pire cauchemar.

À ses poignets, des menottes. Debout près de lui encore étendu, deux gendarmes le regardaient de leur haut et ricanaient.

— Eh bien ! fit l’un, ça n’a pas traîné.

Ils avaient été aiguillés par le gamin gardeur de canards.

Freeman les suivit docilement, presque goguenard. Il était bien tranquille ! Comment s’y prendrait-on pour le convaincre de l’assassinat de la veuve Charbonneau ? Puisqu’il n’y avait pas eu de témoins ? Puisqu’il n’avait pas laissé d’empreintes ? Pas si bête !

* * *

C’étaient pourtant ses empreintes qui devaient le perdre !

Car ce ne fut pas du meurtre de la veuve Charbonneau que la justice lui demanda compte.

De même que certains animaux, dit-on, lorsqu’ils sont en péril, font le sacrifice de celui de leurs membres, ou de leurs appendices par lequel ils sont retenus captifs, ainsi Freeman, dans le danger, avait cru sage de retrancher de lui-même sa volonté, de remettre aveuglément aux bons offices du hasard le soin de sa sécurité. Ce hasard, pas à pas, l’avait guidé jusqu’à la paisible auberge du Cygne-de-la-Croix. Et comment Freeman eût-il pu soupçonner que, sur le parquet de la pièce contiguë à la grande salle, près du billard japonais, un cadavre gisait : celui de l’aubergiste, crapuleusement égorgé, d’une oreille à l’autre, au moyen d’un instrument tranchant qui ne fut pas retrouvé ? C’est de ce crime, dont il était innocent, qu’il eut à répondre !

Les experts n’eurent aucune peine à démontrer qu’il avait laissé sur le verre de vin rouge de merveilleuses empreintes digitales, parfaitement susceptibles de le conduire à la guillotine…

Ainsi, fuyant la police des hommes, consultant, pour ce qu’il croyait être son salut, le vent, une fumée, les pâquerettes, la course d’un nuage, l’orientation d’une girouette, le vol d’un oiseau ou d’un insecte, le sens du courant d’un ruisselet, comme autant d’oracles ménagés à son intention le long des routes, c’était à la police de Dieu que l’astucieux Freeman s’était livré, à la police de Dieu qui, lui non plus, n’est pas si bête !

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