BENASSIS-LA-GUERRE

Au fronton de la pension Saint-Agil, l’horloge sonna 9 heures.

Rapidement, MM. Raymon, Mirambeau, Sorgues, Quadremare, et le commissaire de police montèrent l’escalier principal. André Baume et Mathieu Sorgues venaient sur leurs talons. Au premier, le groupe fit halte devant le bureau de M. Boisse.

De bonne heure dans la matinée, le directeur et l’économe étaient rentrés de Paris où ils s’étaient rendus, la veille, pour régler des questions de comptabilité avec deux financiers propriétaires de la pension, dont M. Boisse n’était que directeur et administrateur.

M. Raymon regarda par le trou de la serrure. MM. Planet et Donadieu étaient avec M. Boisse.

Le moniteur entra le premier dans la pièce.

– Monsieur le directeur, fit-il, vous apprendrez avec joie que nous sommes parvenus, avec l’aide de l’élève André Baume, à retrouver l’élève Mathieu Sorgues.

Les trois hommes s’étaient levés, au comble de la stupeur.

Sur le bureau du directeur se trouvaient des registres de comptabilité, des cahiers de notes relatives aux collégiens, des bulletins destinés à être envoyés aux parents.

– Que signifie tout cela ? balbutia M. Donadieu.

– Vous allez le savoir, monsieur l’Économe.

M. Boisse et M. Planet s’étaient adossés à la muraille. Le préfet de discipline tourmentait une énorme gomme « Éléphant ».

– Un instant, monsieur Raymon, coupa M. Boisse de ce ton cassant qui lui était habituel. Qui êtes-vous réellement ?

– Inspecteur Pélerin, commissaire spécial à la Sûreté générale, Service des Recherches.

– Ah !… Fort bien !

M. Donadieu s’était effondré sur un siège ; son visage se violaçait, ses joues et ses mains tremblaient.

– Monsieur Boisse, dit le commissaire de police, je dois vous arrêter pour fabrication de fausse monnaie, enlèvement et séquestration des élèves Mathieu Sorgues et Philippe Macroy, et homicide volontaire sur la personne de votre complice Lemmel, – en attendant que les polices étrangères vous demandent, elles aussi, des explications. J’ajoute que vous avez intérêt à reconnaître les faits de bonne grâce. Cette nuit, à Paris, les démarches auxquelles vous vous êtes livré pendant le sommeil de M. Donadieu ont été observées et, à l’heure actuelle, vos complices sont sous les verrous.

– Fausse monnaie ? balbutia l’économe. Vous prétendez que l’on fabriquait de la fausse monnaie à Saint-Agil ? C’est insensé !

– On n’en fabriquait pas, dit le policier ; on gravait des plaques, simplement. Lemmel se livrait, la nuit, à ce travail dans le réduit attenant à la classe de sciences.

– Quel réduit ? s’écrièrent ensemble MM. Planet et Donadieu.

– Vous n’en connaissiez pas l’existence ? Je n’en suis pas surpris ! Un matériel complet était caché là. Lemmel, excellent dessinateur, était indispensable à la bande internationale dont M. Boisse était l’un des grands chefs. Buveur impénitent, il était pratiquement cloîtré à Saint-Agil et étroitement – encore qu’anonymement – surveillé par Boisse.

– Mais Sorgues, Macroy… Quel rapport entre leur disparition et…

– Bien simple !

« Dans la nuit du 11 au 12 juin, Sorgues se rend en cachette dans la classe de sciences pour y travailler à son roman Martin, squelette, ainsi qu’il avait l’habitude de le faire. Toutefois, il s’y rend plus tard que les autres nuits parce que M. Planet n’en finissait pas de passer et repasser dans le dortoir.

« À peine Sorgues a-t-il écrit une dizaine de lignes, qu’il entend des grincements. Il suppose naturellement que ces bruits sont causés par l’approche de M. Planet. Il fait l’obscurité et se cache dans le placard de Martin.

« C’est alors qu’il fait une découverte. Au pied du mur : un filet de lumière. Sorgues examine mieux et comprend : il y a là une porte. Par le trou de la serrure, Sorgues jette un regard. Dans un cagibi, un homme se tient assis à une table. Sorgues le voit de biais, il ne peut distinguer le visage, mais aperçoit distinctement les mains. L’homme burine une plaque de cuivre. Sur la table, des billets de banque, un revolver. Terrifié, Sorgues range toutes choses silencieusement et s’enfuit. Le lendemain il n’a de pensée que pour ce qu’il a surpris dans la nuit. Il est distrait. Les mauvaises notes pleuvent ; finalement, M. Mirambeau le met à la porte de l’étude. Après son passage chez M. Planet, il prend le parti de se présenter chez M. Boisse. Il va de soi que révéler sa découverte implique l’aveu des voyages clandestins à la classe de sciences et des rédactions de documents « Chiche-Capon ». C’est le renvoi certain, mais le secret est trop lourd : il faut que Sorgues parle. Et à qui se confier, sinon au plus haut personnage de Saint-Agil, au directeur ? Mais voyez la malchance ! Le directeur est précisément le chef des faux-monnayeurs ! Boisse joue une comédie, déclare avoir eu lui-même des soupçons, et demande à Sorgues s’il a révélé cette découverte à d’autres qu’à lui.

« – Non, répond l’élève.

« Il dit vrai : il n’a pas osé.

« Boisse écrit alors une lettre et la remet, cachetée, à Sorgues.

« – Vous allez porter immédiatement ce mot à son adresse ; c’est celle d’un détective. Il s’occupera de l’affaire. La mission que je vous confie est une mission de confiance. Pas un mot à qui que ce soit.

Furtivement, durant ces explications, Mathieu Sorgues regardait à la dérobée le directeur, comme s’il eût redouté, même à ce moment, une réprimande.

– Sorgues, reprit le policier, croit aveuglément ce que lui dit Boisse. Il se laisse conduire à la porte du parc, reçoit l’argent du voyage, part. Vous devinez la suite. Le pseudo-détective est un complice. Sorgues est sur-le-champ saucissonné, bâillonné et conduit en voiture dans la maison de Changis-Saint-Jean. Moins d’un mois plus tard, Macroy est enlevé à son tour, pour les mêmes raisons.

Le directeur eut un geste vif.

– Je n’ai pas fait enlever Macroy ; je ne suis pour rien dans sa disparition.

– Alors ? cria M. Quadremare, où peut-il être ?

– En route, vraisemblablement, pour Chicago où il compte rejoindre son ami Mathieu Sorgues ! Je souhaite qu’il ne lui soit rien arrivé de fâcheux. Car il a pu se faire qu’une nécessité impérieuse me contraigne à séquestrer un enfant, – mais, si paradoxal que cela semble, il n’empêche que j’aime les enfants.

– Nous n’en doutons pas, ironisa le commissaire. En tout cas, l’idée de vous livrer à votre trafic de fausse monnaie sous les apparences, hautement honorables, d’un directeur de pension, était astucieuse !

– Saint-Agil, riposta M. Boisse d’une voix méprisante, était pour moi davantage qu’une façade destinée à écarter les soupçons. J’aime les enfants, je le répète. Mais que m’importe votre opinion…

Il eut un haussement d’épaules et marcha vers Pélerin.

– Je suis prêt à vous suivre.

Avant de passer le seuil, M. Boisse promena son regard autour de la pièce et sur les visages figés de ceux qui avaient été, si longtemps, ses collaborateurs. Il l’arrêta sur la face tailladée d’André Baume. Son expression n’était pas méchante.

Néanmoins, celui-ci, qui n’avait pas encore digéré l’humiliante lecture qui lui avait été infligée, un jour, des documents « Chiche-Capon », et que son triomphe grisait, ne résista pas au plaisir de s’offrir une satisfaction un peu cruelle. Il prit un crayon et frappant trois coups sur le rebord de la table, il adressa au directeur de la pension la phrase qui, tant de fois, était tombée des lèvres des maîtres, à son intention et à celle de ses condisciples.

– Vous pouvez aller !

– Baume ! Baume ! protesta M. Quadremare, vous abusez !…

L’émotion mouillait les prunelles de M. Donadieu. Cette eau encombrait ses sinus ; son polype sifflait.

– Mon petit 95… mon petit 7…, rabâchait-il.

Ou bien :

– Pauvre M. Boisse… Pauvre Lemmel… Où allons-nous, mon Dieu !…

Le commissaire Pélerin s’approcha du préfet de discipline.

– Laissez-moi vous présenter des excuses. Figurez-vous que je vous ai tenu, ces derniers jours, pour un espion à la solde de l’Allemagne !

– Un espion, moi ?

– J’avais remarqué chez vous, au cours d’une visite, mettons… indiscrète, divers relevés de plans et des cartes d’état-major annotées. J’avais également découvert que « l’homme qui ne dormait jamais » dormait, pourtant, parfois, – clandestinement, et comme « à la sauvette ».

– Quelle idée ! J’annote des cartes d’état-major, des relevés du cadastre, parce que…

En dépit du trouble où l’avait plongé la révélation des faits que l’on connaît et l’arrestation du directeur, M. Planet ne put s’empêcher de sourire :

– … parce que, acheva-t-il, je souffre, ainsi que ma sœur, d’une maladie que je crois héréditaire : la maladie du papier timbré. Ma sœur a hérité de son mari plusieurs immeubles de rapport à Meaux, et des propriétés dans les environs. Elle et moi, nous avons la manie des procès. À nous deux, nous faisons assez Chicaneau et comtesse de Pimbêche. J’étudie donc attentivement, à mes instants de loisir, les propriétés de ma sœur afin de la documenter de telle sorte qu’elle puisse intenter à certains voisins mauvais coucheurs, – Dieu sait s’il y en a par tous pays ! – de bonnes petites actions interminables. Avec des questions de bornes, de murs mitoyens ou de droit de passage sur tel sentier perdu, on peut remplir agréablement une existence !

« Quant à mes sommeils…

Il sourit de nouveau.

– J’avoue qu’il m’arrive de dormir, contrairement à ce que l’on prétend. Toutefois, je dors très peu. Une heure ou deux d’assoupissement quotidien me suffisent. Ayant constaté que je tirais le plus clair de mon prestige et de mon autorité, à Saint-Agil, de ma réputation d’homme ne dormant jamais, que les élèves acceptaient au pied de la lettre, j’ai pris quelques précautions destinées à renforcer ma légende !

– Je sais tout cela depuis avant-hier soir, monsieur le préfet de discipline. Cette idée d’espionnage était le résultat d’une psychose, si je puis dire, – la psychose de la guerre. Je la devais à M. Benassis. Qui voit la guerre imminente, voit partout des espions ! Heureusement la psychose de la guerre épargne en général les enfants…

*

En remplacement de M. Boisse incarcéré, le préfet de discipline assuma la direction de la pension. Le licenciement général des élèves devait avoir lieu dans l’après-midi.

 

La tradition, à Saint-Agil, voulant qu’à chaque fin d’exercice scolaire on procédât à la cérémonie de l’enterrement des classes, une dernière promenade fut décidée. M. Mirambeau la conduisit. Mathieu Sorgues et André Baume y prirent part. Une demi-douzaine de collégiens serraient chacun sous l’aisselle une caissette de sapin renfermant une bouteille cachetée, laquelle contenait un parchemin. Ce document portait, avec un « Adieu à la classe » généralement rédigé en vers, les noms des élèves qui en avaient fait partie, l’année durant.

On passa près du canal de l’Ourcq.

Le soleil en frappait durement la surface.

Le courant était si faible que les plus jeunes parmi les élèves ne résistaient pas à la tentation de jeter des brins d’herbe, des morceaux de papier sur l’eau, pour s’assurer qu’elle coulait vraiment.

– Alors, où est-ce qu’on les enterre ?

– Si on traversait par l’aqueduc ? suggéra André Baume. On pourrait les enterrer derrière ce bois, là-bas…

La troupe des collégiens s’engagea sous le tunnel humide. Des petits faisaient : « Ho ! Ho !… » pour étudier la résonance.

Baume souriait dans l’ombre. Ce n’était pas pour rien qu’il avait proposé cet itinéraire. Il savait, pour l’avoir vu bien des fois, que se trouvait de l’autre côté du bois un quartier de meulière : ce même bloc de pierre sur lequel, la nuit précédente, il s’était imaginé juché et d’où il avait, en songe, donné lecture de son journal à ses camarades.

Les détails du rêve étaient tellement précis, s’ajustaient si exactement à la réalité, que, même maintenant, Baume éprouvait presque l’impression qu’il n’avait pas cessé de rêver.

L’eau morte… Les brindilles, les morceaux de papiers livrés au courant… les « Ho ! Ho ! » des petits sous l’aqueduc… C’était tout à fait comme dans le songe.

Et, – comme dans le songe – l’on s’enfonçait dans le sous-bois. À l’orée du taillis, le numéro 7 s’installait sur le quartier de meulière, et, toujours comme dans le songe, Sorgues venait s’asseoir au côté de son ami.

– Nous, décréta André Baume, on va enterrer notre classe au pied de ce bloc. Les autres, débrouillez-vous comme vous voudrez.

Le cercueil de la classe de troisième dont avaient fait partie Baume, Sorgues et Macroy, contenait, outre une bouteille garnie du traditionnel parchemin, le crâne et une main du squelette Martin.

Cette fantaisie macabre avait été imaginée par Sorgues en manière d’allusion aux événements qui s’étaient déroulés à la pension.

Sur le parchemin, le fameux timbre en caoutchouc des Chiche-Capon avait été apposé au-dessous des noms des élèves.

 

À l’issue de la « cérémonie », Baume et Sorgues furent entourés, pressés de questions. Sorgues, après avoir fait aux copains, à sa manière fantaisiste, un récit de sa captivité dans la bicoque de Changis-Saint-Jean (il prétendait qu’on le gardait enchaîné, qu’on le privait de nourriture, qu’on le surveillait revolver au poing), conta dans un esprit identique les circonstances de sa libération.

– Ah, ça chauffait, je vous jure ! Je finissais juste de scier un des barreaux de ma lucarne avec une lime qu’on m’avait jetée d’en bas quand César est entré dans ma chambre, un poignard à la main. Je lui ai abattu une chaise sur le crâne à toute volée. Il est tombé raide, pas vrai, André ?

Ainsi que l’avait observé un jour M. Planet, la grande qualité et le grand défaut de Sorgues, c’était l’imagination. Il fallait toujours qu’il en rajoute !

– Parfaitement, déclara André Baume. C’est vrai. César est tombé raide.

– Alors, poursuivit Sorgues, je me suis précipité à la rescousse…

– Parfaitement, approuva encore Baume.

Il ajouta :

– Voilà comme on est, nous, les Chiche-Capon !

Parfois, pourtant, en dépit de leur excitation, une expression de tristesse passait sur le visage du numéro 7 et sur celui du numéro 95. Philippe Macroy, le numéro 22, leur copain… Où était-il ? Qu’était-il advenu de lui ?

 

Un moment après que les collégiens eurent regagné la pension, et comme ils se tenaient rassemblés, en grand uniforme dans la cour, prêts au départ pour les vacances, M. Benassis parut. Il arrivait de la ville.

Il était comme fou, brandissait une poignée de journaux, et criait :

– Ça y est, cette fois ! Avais-je raison ? On me traitait d’oiseau de mauvais augure ! Eh bien, ça y est !

– Quoi ? Qu’y a-t-il ?

On accourait, on se pressait autour de lui. Il déplia un journal et montra, annoncée en caractères énormes, cette information :

« L’AUTRICHE DÉCLARE LA GUERRE À LA SERBIE »

« Sir Edward Grey propose, au nom de l’Angleterre, une médiation à quatre : Grande-Bretagne, Russie, France, Allemagne. L’empere ur Guillaume II décline l’offre. La Russie mobilise quatorze corps d’armée. L’empereur François-Joseph… »

– La Russie va marcher contre l’Autriche, dit M. Mirambeau.

– Et l’Allemagne contre la Russie ! ajouta M. Benassis. Comme les Russes sont nos alliés, la France…

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! gémit M. Donadieu. Moi qui ai vu les horreurs de 70 ! Va-t-il donc falloir…

– Dites-vous que vous n’avez rien vu, jeta M. Benassis. Soixante-dix n’aura rien été auprès du conflit qui s’annonce. Ce sera une guerre mondiale.

– Je ne le crois pas, affirma M. Planet. En tout cas, avec les moyens de destruction dont on dispose, il est impossible qu’un conflit pareil dure plus de trois mois. Mathématiquement impossible !

Il se fit un silence profond.

Tous avaient levé les yeux.

On eût dit qu’ils regardaient, dans le vide du ciel, le squelette Martin démesurément grandi, symbole des tueries qui se préparaient, grimacer et mener une danse grinçante au-dessus de Saint-Agil, au-dessus de la croix grecque.

 

La porte cochère claqua. Un télégraphiste parut.

– Pour M. André Baume. Un câble.

Le numéro 7 décacheta le papier bleu.

– C’est de Macroy ! s’exclama-t-il.

Il lut d’une voix bouleversée par l’émotion.

« New York, 11 A. M. 28-7-1914.

Chiche-Capon 22. »

New York !

Ainsi, Mac Roy avait réussi ! Le grand projet des Chiche-Capon était réalisé !

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