LE NOM DE L’ASSASSIN

André Baume ouvrit un calepin. On était au lendemain de l’expédition à la bicoque de Changis-Saint-Jean.

D’un timbre rauque, d’abord, car l’émotion lui séchait la gorge – la salive venait mal – il lut :

« CECI EST MON JOURNAL… »

À la lisière d’un bois, le collégien était juché sur un énorme quartier de meulière amené là jadis par un propriétaire terrien dans une intention que l’on ignorait et à laquelle l’homme avait apparemment renoncé puisque le bloc, depuis des années, demeurait inutilisé.

Mathieu Sorgues s’était assis à côté de Baume. M. Mirambeau, sans façon, s’était installé sur le sol.

Un moment plus tôt, les collégiens, partis sous la conduite de l’Œuf pour la dernière promenade de l’année scolaire, avaient vu avec stupeur surgir mystérieusement de derrière un lavoir situé à l’extrémité de la ville, leurs deux condisciples disparus.

Maintenant, rangés en demi-cercle, face au quartier de meulière, ils se préparaient à entendre le récit de ce qui était arrivé au numéro 7 depuis sa disparition. L’externe Joly – qui avait un jour écrit au grand Baume un billet commençant par ces mots : « Je suis petit, mais j’ai 15 ans… » – avait des yeux particulièrement brillants.

CECI EST MON JOURNAL

20 juillet. Minuit.

Persuadé depuis longtemps que les disparitions de Sorgues et Macroy, ainsi que la mort de Lemmel, cachent un mystère, j’ai résolu de me livrer secrètement à une enquête.

Cet après-midi, donc, après m’être fait mettre à la porte de l’étude, j’ai pris subitement la décision de disparaître de la pension.

Pour la réussite de mon plan, il était indispensable que l’on conclue à une vraie fuite. Dès la nuit, je suis revenu rue Croix-Saint-Loup et j’ai escaladé le mur.

Je ne dissimule pas que l’aventure que je vais courir est dangereuse. S’il m’arrivait un accident, la lecture de ce cahier éclairerait la Justice.

J’écris dans la chambre de l’Œuf…

Il s’interrompit, rougit en regardant M. Mirambeau.

– Cela va bien, André, dit affectueusement celui-ci. Continuez !

dans la chambre de l’Œuf dont j’ai décidé de faire mon quartier général durant la nuit et pendant les heures de surveillance de l’Œuf. Les autres moments, je me cacherai ailleurs.

Au fur et à mesure, la voix de Baume s’affermissait. Il toussa, fit passer sa jambe gauche sur sa jambe droite. Il était assis tout au bord du bloc de meulière, une fesse seulement sur la pierre.

– Pousse-toi un peu, fit-il à Mathieu Sorgues. Tu prends toute la place.

Bouche bée, les élèves le considéraient. Il reprit :

J’ai apporté du pain et du jambon suffisamment pour tenir deux jours. Après je verrai à me débrouiller.

Même nuit, un peu plus tard.

Je viens de déposer un billet dans le pupitre de René Joly. Je lui demande de prendre chez son oncle, le pharmacien , un peu de chloroforme (ça peut servir) et de le déposer, avec de l’ouate, une pelote de ficelle et une lampe électrique, dans la chambre de l’Œuf. Je ne lui ai révélé que l’indispensable. Je compte qu’il me gardera le secret et brûlera mon bill et, comme je le lui recommande. Il est loyal, on peut se fier à lui.

Joly rougit de plaisir. Les regards, qui s’étaient un instant posés sur lui, convergèrent de nouveau vers André Baume. Celui-ci continuait :

Je crois qu’il serait bon que je me trace dè s maintenant un plan de campagne.

S’il existe vraiment un mystère à Saint-Agil, comme j’en ai la conviction, il est raisonnable d’étudier avant tout les personnes vivant à la pension.

Je vais les passer en revue, afin d’éliminer les non-suspects, avec le motif.

Mirambeau.

Éliminé. C’est un brave type.

Donadieu.

Éliminé. J’ai eu chaud, cet après-midi, quelques minutes avant que je prenne la décision de disparaître, quand il m’a aperçu sur la Croix grecque et m’a demandé de lui tenir un bout de cuir pour y étaler de la colle. Je l’ai fortement soupçonné. Mais non… C’est un brave type. Et puis, il est trop vieux…

Boisse.

Éliminé. C’est le directeur ! Ne faisons pas de roman ! Il faut laisser cette spécialité à Sorgues.

Mathieu Sorgues sourit et prit une expression de feinte modestie.

Planet.

Suspect. À surveiller.

Benassis.

Encore plus suspect. À surveiller de très près.

Le concierge.

Éliminé. Trop bête.

Les pions et les garçons…

Mais je me rends compte que ce travail est prématuré. Je manque de données. Je décide de considérer, a priori, tout le monde comme suspect et j’adapterai mon plan d’action aux événements.

Note : Réflexion faite, j’élimine quand même l’Œuf. Il est trop brave type.

– Ben, et Raymon ? s’exclama un gamin de la cinquième.

Avec commisération, Baume haussa les épaules.

Autre note, continua-t-il.

J’ai la conviction que Raymon est de la police. Ce soupçon date du jour où je l’ai surpris en train de filer Planet pendant une promenade. Il a dû être envoyé par M. Quadremare, qui est ami avec le préfet de police et a été impressionné par un rapport que je lui ai remis concernant les disparitions de Sorgues et Macroy. J’aurai à me méfier tout particulièrement de lui. S’il me pinçait…

Mardi 21. Onze heures, matin.

Joly a apporté le chloroforme et tout ce que je lui demandais . Il a ajouté une loupe. Je n’y avais pas songé mais c’est une bonne idée. J’ai procédé à des investigations chez Raymon. Il est bien de la police comme je le supposais. J’ai découvert sur la cheminée, parmi des ouvrages de sport, un cahier sur la couverture duquel il a écrit : « Leçons d’éducation physique d’après la méthode Hébert. »En réalité, ce qu’il consigne là, ce sont des observations journalières, relatives à son enquête. J’ai également trouvé dans le t iroir de sa table la carte postale expédiée de Chicago par Sorgues. Je l’ai subtilisée pour un moment, aux fins d’examen.

Dans ses observations, Raymon émet l’hypothèse que Lemmel a été assassiné. C’est également mon avis. Il pense que le meurtrier a pu s’enfuir du troisième étage par la fenêtre de la galerie, en descendant le long de la gouttière après avoir refermé de l’extérieur. L’idée n’est pas bête.

Même jour. Midi.

J’ai rapporté la carte de Chicago où je l’avais trouvée. J’espère que Raymon ne s’est pas aperçu de sa disparition. Je l’ai étudiée à la loupe et j’ai pris des notes volantes que je compte développer incessamment.

Deux heures, après-midi.

Me rendant compte de la nécessité d’un complice dans la place (Joly, qui est externe, ne suffit pas ) j’ai révélé ma présence à l’Œuf et j’ai eu un entretien avec lui. Je lui ai dévoilé mes soupçons. C’était un risque à courir, mais j’étais bien sûr que l’Œuf ne me trahirait pas. Au début, ça n’a pas marché tout seul. Il voulait me conduire chez le père Boisse. Mais j’ai réussi à le convaincre à coups d’arguments massue et il a fini par accepter de m’aider. Il m’a donné la clef de sa chambre et m’apportera à manger. De plus, il s’occupera des missions et surveillances diverses que je pourrais avoir à lui confier. Mon affaire s’organise.

Mercredi 22. Sept heures du matin.

Grosse découverte !

La gouttière ne tient pas. La théorie non plus, par conséquent ! J’ai tenté cette nuit une expérience décisive : j’ai entrepris de descendre du troisième par là. Jusqu’au second, ça allait. Mais, plus bas, la gouttière remue, beaucoup d’attaches sont rouillées, les crampons branlent dans le mur. Si l’assassin avait emprunté ce chemin, la gouttière aurait infailliblement cédé.

Il est arrivé ensuite quelque chose de terrible. J’ai chloroformé Benassis !

Habilement, Baume fit une pause. Un murmure de stupeur s’élevait : les élèves étaient assis.

Baume avait chloroformé un homme ! Il avait osé ! C’était un exploit formidable !

Interjections et questions se croisèrent :

– Ben, mon vieux ! Pour du culot !

– Comment que t’as fait ? Tu lui as collé un tampon ?

– C’est aussi fort que dans Nick Carter…

Il était environ 3 heures ½ du matin. Je venais de me livrer à des investigations (sans résultat, d’ailleurs) chez Benassis , quand il a ouvert la porte. Que venait-il faire au lieu de rester dans son dortoir ? J’ai eu juste le temps d’éteindre ma lampe électrique. Je regrette de l’avoir chloroformé, mais j’étais pincé sinon. C’est la première fois que je chloroforme quelq u’un : ça a marché épatamment : il n’a pas fait ouf ! Mais quel drôle d’effet quand je l’ai senti devenir mou ! J’ai bien failli tout plaquer et me sauver pour de bon. J’espère que Benassis ne va pas en attraper une maladie, bien que je le déteste.

Huit heures et demie.

Je croyais que l’affaire du chloroforme allait mettre la boîte en révolution, mais l’Œuf vient de m’annoncer que Benassis ne fait mine de rien. C’est louche. Je le suspecte de plus en plus.

Il paraît qu’il y a énormément de nervosité dans l’air, à la pension, en ce moment. L’Œuf, sur ma demande, a prononcé deux ou trois fois la phrase de Lemmel, sur « la surveillance à Saint-Agil » pour voir si quelqu’un paraîtrait troublé. Résultat nul. Ça n’a troublé que le policier ! Dix sous qu’il va soupçonner l’Œuf !…

Aujourd’hui ceux du bachot passent l’oral à Paris.

Un peu plus tard.

Le moment est venu de développer les notes que j’ai prises à la suite de mon examen de la carte de Chicago et de tirer des conclusions, si possible.

Là encore, Baume fit une pause.

On entendit un mugissement très long. Sur une voie étroite, un tortillard s’avançait en crachant force fumée. Il allait comme les escargots, mais faisait plus de bruit que les rapides.

– Je me demande si je ne vais pas sauter ce passage, dit Baume. C’est très technique, forcément, comme toutes les expertises…

– Non, non, vas-y ! Ne saute rien !

Le numéro 7 se remit à lire.

EXPERTISE DE LA CARTE POSTALE ET DÉDUCTIONS

a) L’écriture.

Elle est incontestablement de la main de Sorgues.

Les caractéristiques générales : barres de liaison, jambages, etc., ne permettent aucun doute. Surtout pour moi qui suis très familiarisé avec l’écriture de Sorgues. L’encre est de l’encre « bleu-noir » pour stylo.

Première constatation : la carte a dû être écrite avec un stylo ; l’absence totale de pleins et déliés confirme cette hypothèse.

Observation : Sorgues ne possédait pas de stylo.

b) Le texte. L’adresse.

J’ai déjà exposé, dans le rapport que j’ai remis à M. Quadremare avant ma disparition, certaines réflexions concernant les anomalies du texte et de l ’adresse. J’ai démontré que ces anomalies avaient été sûrement voulues par Sorgues. J’ai conclu qu’elles avaient pour objet d’éveiller ma défiance et celle de Macroy. Du fait que Sorgues a employé un procédé aussi indirect, j’ai déduit qu’il n’avait pas eu le moyen d’être plus explicite. Autrement dit, on lui a dicté cette carte et il a triché dans la mesure du possible.

QUESTIONS

1. Qui lui a dicté la carte ?

2. Dans quel but ?

3. Où et quand ?

HYPOTHÈSES

1. Qui ?

Quelqu’un qui connaissait l’existence de l’association des Chiche-Capon. Comme ce n’est pas Sorgues qui aurait été la révéler, c’est donc que celui qui a dicté la carte avait découvert nos documents sous l’estrade de la classe de sciences.

Par conséquent : Il faut que ce quelqu’un fasse partie de la pension (Cela confirme mes premiers soupçons.).

2.Le mobile.

La carte a été expédiée de Chicago. Le but est évidemment de nous donner à penser que Sorgues a réussi à gagner cette ville.

Donc : Sorgues n’est pas à Chicago !

Pourquoi veut-on faire passer Sorgues comme étant à Chicago ?

Réponse :

Pour qu’on cesse de le chercher ailleurs.

Hypothèses : Ou bien on l’a tué, ou on le garde séquestré.

3. Le lieu. Le moment.

Puisque j’admets : a) que la carte est bien de la main de Sorgues ; b) que Sorgues n’est pas à Chicago, A + B =la carte n’a pas été écrite à Chicago.

Supposons qu’elle l’ait été en France. Ce ne peut pas être à la pension, avant le départ de Sorgues pour Paris. Son attitude , dans le train, n’était pas celle d’un garçon que l’on vient de contraindre à écrire contre sa volonté. Je ne vois qu’une explication : Sorgues est tombé dans un guet-apens qui lui était tendu à Paris. On l’a contraint à écrire la carte, puis on a, s ous enveloppe, envoyé cette carte à un complice à Chicago avec mission de l’affranchir et jeter à la poste.

Observation : Ou bien l’on a acheté cette carte, neuve, dans une grande librairie-papeterie de Paris, ou bien on la possédait. Qui pouvait posséder une telle carte ? Je note que M. Touttin, le prof d’anglais, a été, autrefois, en Amérique.

 

À présent, étudions le moment.

Sorgues disparaît le 12 juin au soir.

Il résulte des renseignements que vient de me fournir l’Œuf, après enquête faite sur ma demande, que la carte, pour arriver à Chicago le 24 (soit le 22 à New York) a dû partir du Havre le 13 juin à 7 heures du soir par le Président-Lincoln, de la Red American Line, seul bateau-courrier rendant la chose possible.

Donc : Carte écrite en France par Sorgues entre le 12 juin à 8 heures du soir , – heure de son arrivée à Paris, – et le lendemain avant 10 heures du matin, – heure de départ du dernier train transatlantique transportant des lettres pour le Président-Lincoln.

Comme il n’est guère admissible que des instructions nécessaires , forcément très détaillées, aient été données de Saint-Agil par téléphone au complice de Paris, j’en conclus que le coupable est celui d’entre les dirigeants, professeurs, surveillants ou garçons de la pension qui s’est rendu à Paris à la date et aux heures que je viens d’indiquer. Par exemple, pour établir cela, ça ne va pas être commode ! Allez donc chercher, depuis le temps !…

Note : À moins que, de Paris, l’on n’ait ramené Sorgues à Meaux ou dans les environs ? Une brève absence de la pension aurait alors suffi.

Même jour. Dix heures matin.

L’Œuf vient de m’amener un paquet de copies d’élèves qu’il a prises dans le casier, chez le portier. L’examen des corrections des professeurs m’apprend que, seul, M. Darmion, des Lettres, utilise un stylo.

Par ailleurs, je sais qu’à la pension : MM. Boisse, Planet, Mirambeau et Benassis se servent de stylos (Naturellement, je n’oublie pas que la carte peut avoir été écrite avec le stylo d’un complice. Mais cette hypothèse ayant l’inconvénient de barrer complètement toute possibilité de raisonnement, je la rejette.). Je persiste à croire à l’innocence de l’Œuf. Restent donc : Boisse, Donadieu, Planet, Benassis, Darmion. Remarquons que Darmion, le soir du crime, est parti fort peu de temps avant la chute de Lemmel.

Remarquons également que Benassis n’a vraiment pas de chance de posséder un stylo, lui qui est déjà en bonne place sur ma liste des suspects. En somme : Benassis ou Darmion ?

Patience !

J’apprends que les résultats des examens sont déplorables.

Je me demande bien où ils peuvent s’imaginer que je suis, à l’heure qu’il est, ceux de la pension ! Quelle tête ils feraient s’ils venaient à savoir !

Même jour. Deux heures après-midi.

Pendant la récré, j’ai mis le nez dans le cahier de Raymon. J’ai compris pourquoi Benassis n’a pas parlé de l’aventure du chloroforme. Il s’est mis d’accord avec le policier. Il fait mine de marcher avec lui. Un coupable n’agirait pas autrement !

Je note que Raymon, d’après une enquête très serrée, considère comme hors de cause le personnel et le concierge de la boîte.

Même jour. 11 heures ½ du soir.

Vers onze heures moins le quart, je l’ai échappé belle. J’étais sur le palier du troisième, à épier à la porte de Benassis qui discutait avec Raymon . Benassis suggérait qu’il pouvait s’agir d’une affaire d’espionnage. Drôle d’idée ! Avec sa guerre, il deviendra toqué, celui-là ! Tout d’un coup, j’ai entendu un glissement de pas. Je n’ai dû mon salut qu’à la vitesse avec laquelle je me suis laissé couler jusqu’au deuxième par la rampe de l’escalier pour m’enfermer chez l’Œuf. J’ai fait vinaigre ! Heureusement qu’il n’y a pas de boules sur la rampe !

Quelques minutes après, Raymon et Benassis sont sortis sur le palier du troisième. D’après ce qu’ils disaient, j’ai compris qu’ils venaient, eux aussi, de percevoir le glissement. Faut-il admettre que quelqu’un les épie ? Le coupable ?

Ce ne serait donc pas Benassis ? Alors ? Boisse ? Donadieu ? Darmion ? Planet ? Je commence à n’être pas rassuré du tout. Pour dire la vérité, je n’en mène pas large ! Il y a déjà eu un meurtre !

Si seulement j’avais une arme !

Même nuit. Quatre heures du matin.

Je viens de faire une déduction formidable.

J’étais couché. Impossible de m’endormir. J’entendais des glissements, des frôlements, des craquements partout. C’était l’imagination, naturellement. Pour me calmer, je me suis mis à réfléchir. Et l’idée m’a sauté à l’esprit.

Tout à l’heure, pour me mettre plus vite en sûreté, je suis descendu du troisième à cheval sur la rampe d’escalier.

Pourquoi, aussitôt après le meurtre de Lemmel, l’assassin, qui n’a pas pu s’enfuir par la fenêtre et la gouttière (l’investigation directe me l’a prouvé), pourquoi n’aurait-il pas eu la même idée que moi : enfourcher la rampe ! C’est commode : on file sans bruit. Cela expliquerait que Raymon, si vite qu’il ait couru sur le palier du deuxième, ait manqué le meurtrier. Quatre ou cinq secondes de gagnées, c’était suffisant. D’autant qu’à la suite du court-circuit, on ne voyait rien.

Je crois que je tiens là une idée colossale . Elle mérite que je m’y arrête. Si cette théorie de la rampe est vraie, elle confirme la plus importante de mes déductions : celle qui dit que l’assassin fait partie de la pension. En effet, pour penser à se laisse r couler sur une rampe, il faut :

a) Être un gosse,

Ou bien :

b) Avoir surpris des gosses en train de le faire. Autrement dit : Vivre dans un milieu d’enfants.

La meilleure preuve est que Raymon, tout policier qu’il soit, n’a pas envisagé cette hypothèse.

 Bravo, André ! interrompit M. Mirambeau. C’était supérieurement raisonné ! Vous auriez toutefois pu ajouter une observation !

– Laquelle ?

– Qu’il fallait un enfant pour faire cette déduction !

Fût-ce à cause de ce mot : Enfant, qui, appliqué à lui, le choquait : Baume devint pourpre.

Cette première découverte m’a conduit à étudier la question du

COURT-CIRCUIT

N’oublions pas qu’il s’est produit deux ou trois secondes avant la chute et le cri de Lemmel. Je viens de constater que ce court-circuit favorisait la fuite de l’assassin. N’y a-t-il pas là une coïncidence bien étonnante et ne serait-il pas plus simple d’imaginer que l’assassin a provoqué le court-circuit afin d’assurer sa fuite ?

Mais lui a-t-il été possible de le provoquer ?…

Réponse : oui.

Au troisième, près du dortoir des grands, il existe, à dix centimètres du sol, une prise de courant. Avec une prise de courant et un bout de fil de fer recourbé, c’est facile de provoquer un court-circuit. (Par exemple, je suppose qu’on prend une jolie secousse dans les doigts !) Raymon, lui aussi, a noté une observation au sujet de cette prise de courant et du court-circuit. Mais il n’a pas poussé plus loin son raisonnement, étant obsédé par sa théorie de la gouttière.

MA THÉORIE

Sur le palier du troisième, tandis que Lemmel est appuyé à la rampe et vomit, l’assassin provoque le court-circuit, soulève et jette dans le vide Lemmel qui pousse un cri, puis il enfourche la rampe…

Un peu plus tard.

Je ne peux toujours pas dormir.

Il me semble que quelque chose cloche dans ma théorie. J’ai dit : « L’assassin provoque le court-circuit, soulève et jette dans le vide Lemmel qui pousse un cri. »

Je m’aperçois que je raisonne comme si Lemmel n’avait été capable d’aucune réaction. Mais il me semble que, lorsque la lumière s ’est éteinte brusquement, Lemmel a dû se redresser, se rejeter en arrière. En outre, saisi par son agresseur, est-il vraisemblable qu’il n’ait pas résisté, ne se soit pas cramponné à la rampe ou à un barreau, n’ait pas appelé ? Il était iv re, je ne l’oublie pas. Mais je n’oublie pas non plus que, quelques instants auparavant, il secouait énergiquement le bouton de la porte de Benassis en proférant des menaces. De plus, il était grand, plutôt fort, et lourd.

Supposons au contraire ceci : l’assassin surprend Lemmel affalé sur la rampe. Il l’assomme à demi d’un coup de matraque. Ensuite, il le soulève en toute tranquillité et l’installe en équilibre sur la rampe. Il provoque ensuite le court-circuit, chevauche vivement la rampe et peut, de la sorte, commencer sa descente à la seconde même où il fait basculer le corps.

Mais alors ?… le cri ?

Si Lemmel est assommé, il n’a pu crier !

Qui donc aurait crié à sa place ? Il n’y a là que l’assassin et sa victime. Ce n’est tout de même pas l’assassin qui a crié !

J’ai l’impression que je nage en pleine invraisemblance, que je déraille. Mieux vaut dormir. Il faut absolument que je dorme. Seulement, je ne peux pas. J’ai peur. J’aimerais bien que l’Œuf soit ici à discuter avec moi de toutes ces choses. Il est fort comme un Turc, l’Œuf. On est rassuré, avec lui. Tout seul, j’ai salement la frousse…

Baume releva le front, son regard erra sur les visages des élèves rassemblés devant lui. Il revivait, au fur et à mesure de la lecture, les étapes de cette nuit de fièvre, traversée d’angoisses, au cours de laquelle il avait découvert la vérité.

Et les enfants qui l’écoutaient se représentaient sans peine la situation qui avait été la sienne. Ils la vivaient, cette nuit, aussi intensément que si chacun d’eux en avait été l’acteur solitaire.

« Tout seul, j’ai salement la frousse… »

C’était compréhensible… Ils auraient tous eu la frousse, à la place de Baume. Les plus sincères s’avouaient même qu’ils n’auraient pas eu son cran.

Baume reprit sa lecture.

Un peu plus tard.

Eh bien, non ! Je ne déraillais pas.

C’EST L’ASSASSIN QUI A CRIÉ ! et je sais POURQUOI ! ! !

Au moment où il faisait basculer Lemmel assommé et où il commençait à se laisser glisser lui-même sur la rampe, le meurtrier a crié dans le but d’amener ceux qui entendaient le cri à situer exactement l ’instant du crime d’après le cri. En effet, le bruit de la chute du corps aurait pu ne pas être suffisante pour alerter. Or il était de toute nécessité, pour la réussite du plan de l’assassin, que l’instant du crime pût être déterminé sans chance d’erreur possible par tous ceux qui se trouvaient à la pension. Ainsi, l’impossibilité apparente de la fuite ferait écarter l’idée du crime et amènerait à conclure au suicide ou à l’accident. En tout cas, même s i l’hypothèse du crime était retenue, l’assassin bénéficierait d’une sorte d’alibi puisque, à moins d’imaginer le truc de la rampe, on admettrait qu’il n’avait pas eu le temps matériel de s’enfuir du troisième.

QUESTION :

Qui, cette nuit-là, a été vu aussitôt après le crime aux étages inférieurs de la pension ou dans les environs immédiats du bâtiment principal ?

RÉPONSE :

Darmion, Planet, Donadieu, Boisse…

Darmion.

Il s’en allait. On a entendu le bruit de la porte cochère qui se refermait. À éliminer. Déjà trop éloigné.

Planet.

Dans la cour des petits. Bien éloigné, lui aussi. Sans compter qu’il risquait de se rencontrer dans le hall avec Donadieu.

Donadieu.

Dans le hall. À éliminer. D’abord, il n’aurait pas eu le temps de dégringoler les trois étages. Le policier l’aurait aperçu avec sa lampe électrique. Ensuite, on n’imagine pas ce vieux bonhomme à cheval sur une rampe. C’est absurde.

Boisse.

Au premier. Ça, c’est matériellement possible. Mais c’est aussi absurde. Le directeur dégringolant les étages sur la rampe !… Soyons sérieux !

En attendant, voilà deux découvertes de taille ! Je constate, d’après ses notes, que le policier nage complètement. Il s’empêtre dans son histoire d’espionnage.

Toutefois, soyons juste ! Ses déductions à propos d’une surveillance exercée sur Lemmel sont intéressantes.

Jeudi 23. Matin.

J’ai exposé mes théories à l’Œuf. Il m’a fourni un argument de plus, concernant le cri. D’après lui, un homme dans l’état d’ivresse où se trouvait Lemmel n’aurait pas crié, même si l’on n’avait pas pris auparavant la précaution de l’assommer. Il serait tombé sans se rendre compte de ce qui lui arrivait. C’est possible. Je ne suis pas ferré sur ces questions. En tout cas, cela renforce mon hypothèse : c’est l’assassin qui a crié !

Une fois encore, Baume fit une pause, sans se soucier de l’exaltation ni de l’impatience de son auditoire. Avant de poursuivre, il respira profondément, comme si ce qui lui restait à dire était plus grave que le reste.

En effet, ce l’était.

 

Jeudi 23. Trois heures moins le quart, après-midi.

JE VIENS DE VOIR L’ASSASSIN.

 

Une vaste rumeur s’éleva. De toutes les poitrines, la même interrogation jaillit :

– Qui est-ce ?

– Je ne puis vous le révéler, répondit Baume. Pas encore.

M. Mirambeau lui jeta un regard étonné. Pourquoi en avoir dévoilé autant, si c’était pour taire l’essentiel : le nom ?

Mathieu Sorgues, surpris lui aussi, s’agita sur le bloc de meulière.

– Pourquoi ne le dis-tu pas ? chuchota-t-il.

– Je ne le dis pas parce que… Mais ce serait trop long à t’expliquer, répliqua Baume sur le même ton. Tu penses bien que j’ai mes raisons.

Il reprit :

JE VIENS DE VOIR L’ASSASSIN.

Je m’étais glissé dans la classe de sciences, pour me livrer à de nouvelles investigations. Un homme est entré. J’ai pu me cacher sous l ’estrade. J’ai vu l’homme retirer Martin du placard et pénétrer dans le mur ! Cela m’a suffoqué, d’abord, puis j’ai compris qu’il y avait là une porte donnant sur un cagibi dont je n’avais jamais entendu parler. J’ai vu ensuite l’homme ouvrir u ne fiole, verser du liquide sur le parquet, en éponger une partie et se retirer après avoir remis Martin en place. Je suis allé étudier la chose de près : le liquide était de l’encre rouge !

Dans quel but l’homme a-t-il renversé de l’encre ?

J’ai visité le cagibi et j’ai trouvé, sur une étagère, un matériel à photo et à dessin. C’est vraiment à devenir fou !

Vendredi 24. Minuit.

Raymon a découvert la tache d’encre, et, du même coup, le cagibi. J’ai longuement réfléchi, je crois que je tiens le mot de l’énigme, comme dirait Sorgues.

L’homme à l’encre rouge est sûrement l’assassin.

Il aura deviné que Raymon était un policier. Il l’a épié, il a surpris la conversation entre Benassis et Raymon sur l’espionnage. Je pense qu’il a renversé l’encre rouge pour attirer l ’attention du policier et l’amener à découvrir le cagibi et le matériel photographique afin de renforcer sa foi en la théorie de l’espionnage. Ça n’a d’ailleurs pas raté ! Il n’est pas fort, décidément, ce Raymon ! Moi, je tire au contraire la con clusion qu’il ne s’agit pas d’espionnage. Seulement voilà : de quoi peut-il s’agir ?

Il paraît qu’il va y avoir à Saint-Agil une conférence sur le pôle Sud, demain, par un nommé Pointis. Un vrai explorateur, m’a dit l’Œuf. Je regrette de ne pas pouvoir y assister.

Samedi 25. Sept heures du soir.

J’AI TOUT COMPRIS !

Cet après-midi, je me livrais à des recherches dans le vestiaire des petits quand il est arrivé des mômes de la sixième. Je me suis caché dans un placard et je les ai entendus comploter. La conférence leur avait tourné la cervelle, ils parlaient de fonder une bande, à la rentrée. Les Compagnons de l’Antarctique ! Quelque chose dans le genre de l’association des Chiche-Capon, en somme ! Ça m’a bien amusé ! Mais ne nous écartons pas de l’affaire.

Il y en a un qui a dit : « Et l’argent ? Il faut un trésor pour la bande ! » Un autre a répondu : « On fabriquera des billets de banque avec des papiers bleus, verts, etc. »

Ça a été un trait de lumière pour moi.

FAUSSE MONNAIE !

La nuit, dans le cagibi, Lemmel devait graver des plaques de cuivre, reproduire des billets de banque. D’où l’appareil pour agrandissements photographiques, le matériel à dessin, les réactifs, les acides. Tout s’enchaîne.

Lors de sa venue dans la classe de sciences, durant la nuit du 11 au 12 juin, Sorgues aura surpris le secret. Résultat : son enlèvement le lendemain. Je suppose que la disparition de Macroy, le 7 juillet, a eu la même cause.

Pour une aventure, c’est une aventure !

Un peu plus tard.

J’ai conféré avec Mirambeau . Il n’en revient pas. Pour dire la vérité, il reste un peu sceptique. Néanmoins, nous avons convenu que, tout à l’heure, pendant le dîner, je provoquerai un court-circuit, puis je jouerai quelques mesures de la Marche funèbre de Chopin. Lorsque l’on montera, on ne trouvera que Martin au piano de la classe des sciences ! Cela troublera peut-être l’assassin suffisamment pour qu’il commette une imprudence. Il ne faut pas oublier qu’on manque encore des preuves suffisantes pour l’arrêter et que l’on ignore toujours où Sorgues et Macroy sont séquestrés, – en admettant qu’on ne les ait pas tués.

Même jour. Onze heures du soir.

Je sors de chez Raymon. Je m’étais introduit dans sa chambre afin de lui révéler ma présence à la pension, mon enquête étant terminée. Nous avons eu un entretien auquel a assisté l’Œuf. Quelle tête il faisait, le policier, quand je lui ai développé mes déductions ! En tout cas, je l’ai convaincu.

Demain, lui et l’Œuf ne vont pas perdre de vue l’assassin.

Lundi. Cinq heures après-midi.

Ça y est ! Raymon a surpris ce matin l’assassin en train de glisser un billet à un fournisseur de la boîte. Un maraîcher. Une brute du nom de César. Il l’a fait filer par un des hommes qu’il a en ville. On sait maintenant où sont séquestrés Sorgues et Macroy. C’est à treize kilomètres d’ici, sur la route de La Ferté-sous-Jouarre, dans une bicoque en plein champ.

On y va en expédition cette nuit. Il y aura moi, naturellement, l’Œuf, Raymon et un de ses hommes. M. Quadremare, le père de Sorgues et le commissaire de Meaux sont prévenus.

Baume ferma son carnet.

– C’est tout, dit-il. L’expédition a réussi, sauf que l’on n’a pas retrouvé Macroy avec Sorgues. Je vous garantis qu’il y a eu une belle bagarre, hier soir, du côté de La Ferté ! Quand M. Mirambeau a fait éclater la porte, d’un coup d’épaule, j’ai eu l’impression que mon cœur me remontait dans la gorge… Et l’assaut, ensuite…

Il passa une main sur son visage tailladé par les éclats de vitre. Ce geste était plus éloquent que toute parole. Les élèves considéraient avec une admiration sans limite les deux héros de l’aventure, mais, surtout, André Baume. M. Mirambeau souriait.

– Alors ? L’assassin ? jeta un élève.

– Eh bien ?

– Qui est-ce ?

– Je vous ai déjà dit qu’il ne m’était pas possible de révéler son nom maintenant.

– Pourquoi ça ? Il n’est pas encore arrêté ?

Baume écarta les bras :

– Je ne peux pas répondre… Inutile d’insister. Je ne peux même pas me permettre de dévoiler pourquoi je ne peux pas répondre ! Ainsi…

Cette déclaration sibylline porta à son comble la curiosité des collégiens qui, par petits groupes, se livrèrent à mille conjectures.

– Pour moi, c’est Benassis…

– Mais non ! Benassis marchait avec le policier…

– Qu’est-ce que ça prouve ? Il faisait mine !

– Moi, je vous parie que c’est le père Boisse…

– Tu es fou ? C’est Donadieu ! Rappelez-vous : ses airs de s’occuper de reliures, le soir du crime…

– Penses-tu ! C’est sûrement Planet. Baume a surpris Raymon en train de le guetter, pendant une promenade. Ce n’était pas pour des prunes…

– Et Darmion, qu’est-ce que vous en faites ?

Chacun s’efforçait de jouer les Sherlock Holmes. L’excitation était prodigieuse.

– Ce qui m’intrigue le plus, c’est qu’il ne veuille même pas expliquer pourquoi il est obligé de cacher le nom de l’assassin.

– Tiens ! Parce qu’on n’a pas encore retrouvé Macroy. Macroy est peut-être en danger de mort, si ça se trouve !

– Moi, j’ai une idée, dit Fermier, le Cafard. On n’a pas retrouvé Macroy parce qu’il n’a jamais été séquestré ! Et il n’a pas été séquestré parce que c’est lui l’assassin ! Baume n’ose pas l’avouer. Macroy était son copain…

– Macroy, l’assassin ? Tu es malade !

Sur la route longeant la voie du tortillard, on vit arriver une voiture automobile. Elle stoppa à la hauteur de la troupe de collégiens. Deux hommes s’y trouvaient. C’étaient des policiers, – de ceux qui ne cessaient, depuis de longs jours, de rôder par les rues de Meaux. L’un d’eux s’avança rapidement.

– Mes amis, déclara M. Mirambeau aux élèves, vos camarades Baume et Sorgues ainsi que moi-même allons devoir partir. Vous achèverez la promenade sous la conduite de ce monsieur. Je compte que vous aurez à cœur de ne pas profiter des événements pour manquer à la discipline.

Le nouvel arrivant était, d’une manière surprenante, représentatif du type conventionnel de policier imaginé par les journaux satiriques et les romans d’aventures : épaisse moustache, chapeau melon, costume sombre, lourde canne, fortes chaussures. À croire qu’il le faisait exprès !

– J’ai mis les élèves au courant, lui confia André Baume, mais je ne leur ai pas dit le nom du meurtrier.

L’homme s’étonna.

– J’ai mes raisons ! fit le collégien.

– Compris ! dit le policier en considérant le numéro 7 avec admiration. Je ne mangerai pas la consigne. Fiez-vous à moi.

Lorsque la voiture emmenant Sorgues, Baume et M. Mirambeau eut viré et disparu, les élèves se groupèrent autour du policier.

– Le plus court pour revenir à la pension ? s’enquit ce dernier.

– Il faut passer sous le canal par l’aqueduc, et ensuite…

– Bien ! Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous piquerons par là, dit le policier en désignant une direction opposée. Nous ne sommes pas pressés de rentrer ! Nous allons faire le grand tour…

Sur les pas de l’homme moustachu, la troupe s’ébranla. L’automobile cependant fonçait vers Meaux. C’était une quatre places bizarre de ligne, exagérément longue mais très étroite : on y était mal à l’aise. M. Mirambeau s’était logé tant bien que mal à l’avant, auprès du chauffeur.

Sorgues et Baume se tenaient à l’arrière.

– Pousse-toi un peu, dit Baume. Tu prends toute la place !

Sorgues, en guise de réponse, grogna.

Peu après, l’auto s’arrêtait devant le commissariat de police.

Dès le seuil, une bouffée d’orgueil envahit le numéro 7.

Outre le commissaire, M. Raymon, M. Quadremare et M. Sorgues père, se trouvaient là le maire de Meaux, le préfet de police et une demi-douzaine de journalistes et photographes venus de Paris pour le compte de grands quotidiens.

Le préfet de police tendit la main à André Baume.

– Jeune homme, je vous félicite chaudement ! Grâce à vous, nous allons réussir un coup de filet magnifique. Il y a en vous l’étoffe d’un grand détective. Vous avez mené cela magistralement…

Baume eut ensuite à recevoir les compliments du maire.

Les photographes braquaient leurs appareils, les journalistes préparaient leurs stylos. Baume, la fièvre aux tempes, éprouvait au milieu de cet enthousiasme, l’impression exaltante de grandir, de devenir immense.

La tête lui tourna. Sa vision se brouilla, il passa une main sur son front, sentit qu’on le poussait vers une banquette, qu’on le contraignait doucement à s’asseoir. Cette faiblesse ne dura d’ailleurs qu’un instant. Lorsqu’elle fut passée, Baume constata que Sorgues s’était assis à côté de lui. Cela le fit sourire intimement.

– Sacré Mathieu, va ! se dit-il. Il ne me quitte pas d’une semelle…

Tout de même, comme Sorgues se tenait très près :

– Recule-toi un peu, murmura-t-il. Tu vois bien que je suis presque au bout de la banquette ! Tu es agaçant à la fin !

Les journalistes avaient décapuchonné leurs stylos, ouvert leurs calepins.

– Le nom du meurtrier ? demandèrent-ils d’une seule voix.

M. Raymon ouvrit la bouche, mais Baume le devança.

– Pas encore, déclara-t-il avec autorité.

– Comment, – pas encore ? s’étonna le préfet de police.

– Excusez-moi, monsieur le préfet, mais certaines raisons, qu’il ne m’est pas possible de révéler pour l’instant, rendent le silence nécessaire. Je demande à tous ceux auxquels j’ai dévoilé l’identité de l’assassin de se taire pendant quelques heures encore.

– Pourquoi cela ? Expliquez-vous ?

Le collégien sourit, leva un doigt.

– Vous n’avez sûrement pas oublié les événements du 7 juillet…

Le 7 juillet… Le jour de la disparition de Macroy… Tous revirent, cocasse dans son costume de velours raide, le long garçon se hâtant incompréhensiblement, tête nue, sur la route de Lagny.

– Encore un peu de patience, dit Baume…

Il se faisait l’effet d’un personnage fabuleux, un de ces maîtres du Mystère qui, dans les livres, semblent prendre un malin plaisir à faire tirer la langue, jusqu’à la dernière seconde, à leurs auditeurs, gardent jalousement leurs secrets et, à toutes questions, se contentent de répondre :

– Encore un peu de patience… L’instant n’est pas venu… Dans une demi-heure… Dans un quart d’heure… Dans cinq minutes, je parlerai…

Le préfet de police eut un geste d’agacement. Il se pencha :

– Le nom ? chuchota-t-il, autoritaire.

– Le nom ?

– Le nom de l’assassin… Veuillez me le révéler immédiatement. Je ne suis pas de ceux avec qui l’on peut se permettre de faire le mystérieux. Je suis le préfet de police. Vous comprenez ? LE PRÉFET DE POLICE…

– Oui, oui… Certainement, monsieur le préfet de police, je vais vous révéler le nom de l’assassin…

Baume ouvrit la bouche, très grande.

– C’est… C’est…

– Eh bien ? Qu’attendez-vous ?

– Je…

Baume toucha sa gorge. Il avait un visage congestionné. Il balbutia :

– Je… ne… PEUX PAS… le dire !… Je sens comme une boule, là, qui m’étrangle…

Sorgues lui donna un violent coup de coude dans le côté.

– Pourquoi ne parles-tu pas ?… C’est ridicule !

– Espèce d’imbécile, jeta Baume, à qui la fureur avait soudain rendu la voix, tu n’as pas bientôt fini de me pousser ? Tu vas me faire tomber…

Sorgues, comme s’il n’eût pas entendu, le poussa encore…

Et Baume, criant : « Tu me fais tomber, idiot ! » dégringola sur le parquet et s’éveilla.

Il ouvrit les yeux et reconnut la chambre d’hôtel où l’avait conduit la veille au soir le policier Raymon. Il était en chemise, étendu sur la carpette. Dans le lit, Sorgues dormait encore. Il occupait toute la largeur de la couche. Peu à peu, au cours d’un sommeil agité, il avait refoulé Baume vers l’extrême bord, si bien qu’enfin le numéro 7 était tombé !

Il avait rêvé le départ en promenade, la lecture du journal, la randonnée en auto jusqu’au commissariat ! Rêve : les félicitations du préfet, du maire. Rêve : la fusillade des photographes, les interviews des reporters… Rêve combien naturel après les événements de ces derniers jours.

Baume, sur la carpette, se frotta les reins avant de se redresser. Il passa un doigt sur ses joues tailladées et sourit.

Rêve ? Sans doute. Mais l’essentiel était réalité. Son enquête, le journal rédigé à Saint-Agil dans la chambre de l’Œuf et où il avait consigné au jour le jour le résultat de ses investigations : tout cela était réel. Réels, l’expédition de la bicoque de Changis-Saint-Jean, l’assaut, la délivrance de Sorgues. Et réel, hélas, le fait que l’on demeurait toujours dans l’ignorance du sort de Philippe Macroy.

Mais le nom de l’assassin, ce nom que, durant son rêve, par une fantaisie absurde bien du domaine des rêves, il s’était obstinément refusé à révéler, ce nom, Baume l’avait réellement découvert.

Le numéro 7 se leva, rangea les couvertures en désordre, repoussa doucement Sorgues. Celui-ci grogna. Baume lui donna une claque amicale sur l’échine :

– Eh bien, mon vieux, qu’est-ce que tu peux gigoter, toi, la nuit ! Tu n’as pas l’air de te douter que tu m’as vidé du plumard…

– Oui, c’est ça, Julien, du café noir…, fit Sorgues qui était toujours long à reprendre ses esprits et se croyait encore dans la bicoque de Changis-Saint-Jean.

À ce moment, des coups précipités furent frappés à la porte. Sorgues sursauta, effaré, promena autour de lui un regard trouble.

– C’est l’attaque, murmura-t-il. César…

– Idiot ! lui lança Baume en riant. Tu retardes !

Il alla ouvrir la porte. M. Raymon entra.

– Bonjour, les enfants. Bien dormi ?

– Moi très bien ! répondit dans un bâillement Mathieu Sorgues enfin revenu à une conscience nette du lieu et de la situation.

– Moi, dit Baume, d’une voix étrange, comme lointaine, j’ai fait un rêve…

Il alla s’accouder à la fenêtre. Elle donnait sur la place qui mène à la gare. Des gens se hâtaient. Sur la gauche roulait, au pied des jardins, la Marne couleur de sable… Le soleil se levait.

– Qu’est-ce que tu regardes ? questionna Sorgues, une chaussette à la main.

– Rien.

Baume disait vrai et mentait tout ensemble.

Il ne voyait ni la place, ni les jardins, ni les gens, ni le fleuve.

Dans cette aube lumineuse, il songeait à l’existence merveilleuse qui pourrait être la sienne, un jour, s’il le voulait. Devenir un de ces maîtres du Mystère, un de ces débrouilleurs d’énigmes que le monde admire…

Il se retourna, brusquement, avec un visage changé.

Il le serait : c’était décidé.

Share on Twitter Share on Facebook