CHICHE-CAPON

« EN AMÉRIQUE :

« DE NEW YORK

« À LA NOUVELLE-ORLÉANS,

« par Jules Huret.

« CINCINNATI :

 

« Des mentons carrés, proéminents. Des bouches qui mâchonnent continuellement le chewing-gum. Le chewing-gum se vend par pe tites tablettes dures et minces chez tous les droguistes. La consommation en est colossale… »

M. Donadieu prit une tranche minuscule de pain dans la corbeille.

– Des nouvelles du petit 95 ? demanda-t-il à M. Mirambeau.

– Pas que je sache. Il est encore trop tôt, il n’est parti qu’avant-hier soir.

M. Mirambeau se versa une large rasade.

– Monsieur Lemmel… Je vois que votre verre est vide.

– Non, merci. Sans façon…

Le directeur, assis très droit, appuyait, tout en mangeant, un regard sévère sur la masse des élèves, mais n’en voyait, à proprement parler, aucun.

Le préfet de discipline, un peu courbé, émiettait machinalement du pain. Il semblait ne pas voir au-delà de son assiette, mais son regard enregistrait tout ce qui se passait dans la salle.

« Cincinnati est le type accompli de la ville américaine. Les rues sont droites, comme partout dans ce pays. Les hommes sont complètement rasés. Un flegme à toute épreuve… »

C’était, ce soir-là, un élève de troisième, André Baume, qui laissait tomber ce texte, du haut de la chaire.

Il lisait avec feu, détachant chaque syllabe, donnant aux mots leur plein sens. Parfois, il levait le front et adressait un signe d’intelligence à un condisciple qui souriait et clignait de l’œil en réponse.

André Baume portait le numéro 7 à Saint-Agil. Un nez busqué et des yeux hardis donnaient une physionomie curieuse à ce grand garçon brun de seize ans. Il affichait énormément d’assurance et de désinvolture. Un « type culotté ». On l’admirait.

– Quelles nouvelles en fait de politique extérieure ? s’enquit M. Mirambeau.

– Infectes, aujourd’hui plus qu’hier, et bien moins que demain, jeta M. Benassis.

M. Mirambeau n’avait posé la question que par politesse. Il n’insista pas. D’ailleurs, le repas s’achevait.

M. Planet se leva, frappa dans ses mains ; une cloche sonna.

En passant au pied de la chaire, l’élève avec lequel André Baume avait échangé des signes pendant le dîner hocha affirmativement la tête, tandis qu’il faisait : « oui ! » des lèvres.

Cet élève s’appelait Philippe Macroy. Sur ses cahiers de brouillon, ses couvre-livres, sur les billets qu’il adressait en cachette à ses camarades, il écrivait son nom ainsi : Phil. Mac Roy. Il avait le numéro 22 et était en troisième.

Encore plus grand que Baume, il était blond, avec un visage en lame de couteau. Un reste de strabisme l’obligeait à porter des lunettes. Elles étaient cerclées d’écaille : il n’en était pas peu fier. Comme ses amis Sorgues et Baume, il avait environ seize ans. Comme eux, il mâchait des tablettes de chewing-gum « pour activer le développement des maxillaires » et se donner « l’air énergique ». Comme eux, il cachait au fond de son pupitre, en salle d’études, une carte des États-Unis d’Amérique, un indicateur Chaix, des prospectus de compagnies de navigation et un catalogue de la Manufacture d’Armes et Cycles de Saint-Étienne.

En se mettant au lit, il garda son pantalon et ses chaussettes.

*

Vers onze heures et demie, après une ronde du préfet de discipline, il se leva, sortit furtivement, descendit l’escalier. Avant de traverser la salle de jeux, il colla son oreille à la porte de l’économe. Il accomplissait dans un ordre identique les mêmes gestes qu’avait accomplis, deux nuits auparavant, Mathieu Sorgues.

Des bruits de sifflet, réguliers, arrivaient de la chambre de M. Donadieu : l’homme au polype dormait. Tout allait bien.

Macroy pénétra dans la classe de sciences naturelles. Il était initié à son mystère et connaissait les rites. Il retira le coffret de dessous l’estrade, installa le squelette devant la chaire et planta une bougie dans la boîte crânienne. Puis, ayant allumé une cigarette, il ouvrit le coffret de carton bouilli.

Ses traits exprimèrent du désappointement. Quelque chose, qu’il s’attendait à découvrir dans la boîte, ne s’y trouvait pas.

Il grogna, sortit le gros cahier, lut les dernières lignes que Mathieu Sorgues avait écrites à l’encre bleue, réfléchit, puis grogna encore.

Il prit une feuille de papier blanc, choisit un porte-plume, le trempa dans l’encre rouge et écrivit :

PROCÈS-VERBAL CONCERNANT LA DISPARITION DU NUMÉRO 95

« Je, soussigné, numéro 22, m’étant rendu nuitamment à la classe de sciences naturelles, ai constaté que le numéro 95, déjà coupable d’avoir nourri secrètement un projet d’évasion de Saint-Agil, rue Croix-Saint-Loup, à Meaux, Seine-et-Marne, France, et de l’avoir mis à exécution dans l’après-midi du 12 courant, à 6 heures moins le quart, sans avoir au préalable informé de sa décision le Comité des Chiche-Capon et soumis son plan à la discussion, conformément aux s tatuts, a aggravé son cas en omettant même de laisser dans le coffre des Chiche-Capon une note destinée à expliquer et justifier sa conduite.

« En conséquence :

« Décide, en complet accord avec le numéro 7, d’infliger un blâme sévère au numéro 95. Des sanctions pouvant aller jusqu’à la radiation pure et simple suivront, si le numéro 95 persiste dans son silence.

« Rédigé par moi, à minuit, dans la classe de sciences naturelles de Saint-Agil, – Martin, squelette, étant présent, – et pour être versé aux archives.

« Le 14 juin de l’an III de l’Hégire des Chiche-Capon. »

Il pressa sur la feuille un timbre de caoutchouc qui laissa, en violet, l’inscription suivante :

CHICHE-CAPON

Au dos de la feuille, dans l’angle droit supérieur, il inscrivit son numéro : 22

Puis il prit une autre feuille et, à l’encre noire, écrivit :

PREMIÈRE NOTE CONCERNANT LA DISPARITION DU NUMÉRO 95

« Il est évident que le numéro 95 s’est enfui dans le but de rallier les États-Unis d’Amérique. Bien que je le souhaite, je ne crois sincèrement pas qu’il y parvienne. D’abord, le numéro 95, par lui-même, et en raison de ses qualités d’imagination, manque trop d’esprit pratique pour mener à bien une pareille tentative. Il n’avait pas d’argent : où en trouvera-t-il ? Pas de passeport : comment s’en fera-t-il délivrer un ? Il n’a même pas songé à se procurer un faux état civil (Il nous l’aurait dit, tout de même, j’espère !). Il ne peut donc pas songer à s’embarquer régulièrement. Et le bagage indispensable ? Il n’a même pas le bagage indispensable ! En admettant qu’il réussisse à gagner Le Havre ou un port quelconque, peut-il prendre du service en tant que mousse ou homme à tout faire sur un cargo ? Pas une chance sur mille ! Sa faible constitution le fera refuser. Reste une possibilité : qu’il se cache à bord d’un paquebot et fasse la traversée comme « stowaway ». Mais manger ? Comment se débrouillera-t-il ? Et même si, d’une façon ou d’une autre, il arrive à tenir le coup jusqu’à New York ? Les formalités de débarquement, la vérification des identités ? Ils sont très stricts, là-bas. De plus, il n’a pas de répondant aux U.S.A. Enfin, son anglais est très insuffisant.

« Conclusion pratique :

« Cette tentative est vouée à un échec certain.

« Rédigé par moi, à minuit, etc. »

Il se relut, data, apposa le cachet des Chiche-Capon, marqua son numéro au dos du document, plaça les deux feuillets dans le coffret, rangea toutes choses et, furtivement, comme il était venu, remonta au dortoir.

Il se pencha au chevet de Baume. Le numéro 7 ne dormait pas. Il attendait son retour. Macroy lui coula à l’oreille : « Demain, on aura à causer », et s’en fut se remettre au lit.

À cette même minute, une forme se mouvait précautionneusement dans le couloir du second. Une main ouvrait sans bruit la porte de la classe de sciences naturelles. Un briquet claquait, sa lueur frappait un placard vitré, tirait de la nuit le rictus horrible du squelette que les élèves, depuis des années, avaient baptisé Martin.

*

Dans la journée qui suivit la nuit où il s’était rendu à la classe de sciences naturelles pour y rédiger, Martin squelette étant présent, un procès-verbal et une note au sujet de la disparition du numéro 95, Macroy eut une longue conversation avec Baume, à la grande récréation de midi et demi.

– Hello, André !

– Hello, Mac !

– C’est tout de même épatant qu’il ait filé le premier, lui !

– Plutôt ! J’ai l’intention d’aller dans la classe de sciences, cette nuit. Il faut que j’établisse une note critique. J’ai déjà fait quelques déductions. Primo, il ressort de la déclaration du portier…

Sous le préau des élèves faisaient des agrès, de la barre fixe, grimpaient à la corde lisse, sous la direction d’un moniteur rondelet et bas sur pattes.

D’autres bavardaient, entre deux parties de barres.

– Son petit nom, c’est Liliane, mon vieux ! Elle danse tous les soirs aux Folies-Bergère.

– Moi, ma cousine s’appelle Madeleine. Elle…

– Hé, Mercier, comment va Bobby ?

– Dis donc, Nercerot, t’as vu comment que le record de l’heure sans entraîneurs a failli en prendre un coup dimanche, à Marseille ?

– En tout cas, déclarait Macroy à Baume, je continue à potasser le catalogue des Armes et Cycles. Dès que notre liste sera au point, j’étudierai la question réalisations ; on établira un plan méthodique.

– Vingt-deux ! Le Cafard s’amène…

On surnommait le Cafard un élève de quatrième à mine pointue et aux allures hésitantes de bête fureteuse. Il s’appelait Hippolyte Fermier. Son père était, dans la politique, un gros agent électoral. Toujours aux aguets, le Cafard faisait des rapportages, non pas auprès de M. Planet ni de M. Mirambeau qui eussent refusé de l’entendre, mais au surveillant Benassis. On l’évitait.

– Well ! Vieux Mac ! Veux-tu mon avis ? Sorgues n’est pas parti pour l’Amérique, reprit Baume. Je te fais le pari que…

Le tintement de la cloche interrompit la phrase. Les rangs se formèrent. Macroy se tenait devant Baume. Tandis que le surveillant, M. Lemmel, regardait d’un autre côté, Macroy détourna vivement la tête et remua les mâchoires avec énergie. Baume comprit, chercha dans sa poche, en tira une tablette de chewing-gum qu’il coula dans la main de son camarade. Aussitôt il se dit :

– Flûte !

M. Planet, surgi comme par enchantement, avait surpris le geste. M. Lemmel choqua ses paumes l’une contre l’autre ; les élèves se mirent en marche vers la salle d’étude. Quatre ou cinq externes arrivaient au trot, prenaient la file. Au moment où le dernier, un certain Simon, passa le seuil du vestibule, il tendit furtivement à M. Lemmel un paquet que celui-ci dissimula sous son veston.

Dans sa chambre, au second, M. Lemmel développa le paquet. C’était une bouteille de rhum.

Lui qui, aux repas, ne prenait que de l’eau rougie, se versa un plein verre d’alcool. Il se tenait assis sur son lit. Ses regards ne quittaient pas la porte. À deux reprises, ayant perçu un bruit de pas dans le couloir, il dissimula, d’un geste fébrile, le verre derrière une pile de livres.

Ce soir-là, durant le dîner, ce fut à Macroy qu’incomba la charge de poursuivre, dans la chaire surélevée, la lecture de la relation de voyage de Jules Huret en Amérique.

« La police privée.

« L’Agence Pinkerton.

« Le bureau central de l’agence Pinkerton est situé à New York, n° 57 Broadway, en plein centre des affaires, au milieu de toutes les banques, qui sont ses meilleurs clients. M. Bangs est le policier le plus habile de la maison Pinkerton. L’agence emploie huit cents détectives, – the best in the world. »

André Baume recueillait ces phrases avec une attention passionnée ; il eût plutôt perdu une bouchée qu’un mot.

André Baume, Philippe Macroy, dit Phil Mac Roy, et Mathieu Sorgues, le collégien disparu, rêvaient du pays des cités géantes, des gratte-ciel, des ascenseurs bolides, du whisky ; le pays où l’on réalise toutes choses plus rapidement et « en plus grand » que partout ailleurs, où chaque homme est glabre, porte la mâchoire carrée, la cravate flottante, des chaussures jaunes, pas de bretelles, où les affaires, monumentales comme le reste, se traitent, – « Hello, boy ! » – en deux coups de cuiller à pot, les pieds sur le bureau, – « Well ! Well ! » – entre deux giclées de jus de tabac, – « All right ! » – le pays où, rien que dans les bouches, il se trouve plus d’or que dans les caves de la Banque de France et où l’on « a », comme l’on veut, n’importe quel policeman, avec un cigare !

La lecture du voyage de Huret n’était pas à l’origine de cette obsession du Nouveau Monde qui alimentait les méditations secrètes de Sorgues, Macroy et Baume. Au contraire. Elle en était la conséquence. Il y avait trois ans que les collégiens communiaient dans un même amour pour les États-Unis et c’était à la suite d’une démarche de leur part auprès du professeur de géographie que cet ouvrage avait été extrait de la bibliothèque pour être lu publiquement.

Durant la nuit, Baume, fidèle à sa décision, s’en fut, dans la classe de sciences, le squelette faisant office à la fois de témoin et de bougeoir, rédiger une note « critique » sur la disparition du numéro 95. Il conclut à l’arrivée imminente à la pension d’une lettre du père de Sorgues annonçant le retour du fugitif. Puis, comme Philippe Macroy la nuit précédente, il data le document :

« Le quinze juin de l’an III de l’Hégire des Chiche-Capon » et inscrivit au dos son numéro :7.

Dans le couloir, il entendit une série de bruits bizarres. D’abord troublé, il se rassura et alla jusqu’à s’avancer dans la direction d’où provenaient ces bruits. Cette audacieuse investigation, qui lui faisait courir un frisson agréable le long de l’échine, le conduisit, tout au fond de la galerie, près de la porte de M. Lemmel. Par le trou de la serrure, Baume aperçut le surveillant assis sur son lit et tenant un verre à demi plein. Sur la table, il y avait une bouteille. M. Lemmel considérait son verre, et riait. Mais quelque chose de nerveux, dans ce rire, causa au numéro 7 un sentiment d’obscur malaise. Le rire de M. Lemmel était lugubre, et l’expression de cet homme à face rougeaude, qui buvait seul, était l’expression d’un homme qui a peur.

Sur un mouvement imprudent du numéro 7, le parquet du couloir gémit. M. Lemmel sursauta, dressa la tête, fixa la porte avec un air de bête traquée. Baume s’esquiva sur la pointe des pieds. Il perçut un claquement et se retourna : M. Lemmel était venu sur son seuil et épiait.

Le numéro 7 passa devant la chambre de M. Donadieu ; le bruit rassurant de la respiration sifflante de l’économe lui parvint.

Mais, comme il allait entamer l’ascension de l’escalier, un grincement léger, à l’étage supérieur, l’obligea à rebrousser chemin : M. Planet venait de visiter le dortoir. Heureusement, avant de quitter son lit, Baume avait pris la précaution de coucher en long le traversin et de ramener le drap très haut. Le préfet de discipline n’y avait sûrement vu que du feu…

Le numéro 7 dut traverser de nouveau la salle de jeux afin de grimper au troisième par l’escalier principal. Là, sur le palier, il perçut un autre ricanement qui le glaça. Ce rire venait de la chambre de M. Benassis. Que pouvait faire chez lui, à cette heure, M. Benassis, qui avait la surveillance du dortoir des petits ? Un coup d’œil par le trou de la serrure donna à Baume la réponse : le surveillant olivâtre lisait des journaux. Il en avait étalé une demi-douzaine sur sa table et découpait des articles qu’il classait dans diverses chemises où s’en trouvaient déjà quantité d’autres. Toutes ces coupures, il va sans dire, relatives à la guerre « imminente ». Les traits de M. Benassis exprimaient une sorte de volupté haineuse.

*

Contrairement aux prévisions de Baume, les jours s’écoulèrent sans apporter de nouvelles du numéro 95.

– C’est extraordinaire ! Tout à fait extraordinaire ! Je connais mon gamin, vous pensez…

Au rez-de-chaussée, dans une pièce où l’on recevait les parents des collégiens, et où les professeurs se réunissaient pour les conseils de discipline lorsque l’on devait statuer sur un manquement grave à la règle, le père de Mathieu Sorgues, le commissaire de police de Meaux, M. Boisse, M. Donadieu et M. Planet conféraient.

– Au début, monsieur le directeur, lorsque j’ai reçu votre lettre, j’ai été surpris évidemment, mais l’idée ne m’est pas venue de m’inquiéter. Mathieu avait fait une bêtise : je lui frictionnerais sérieusement les oreilles. Mais voilà neuf jours qu’il a disparu ! Depuis ce temps, pas de nouvelles. Jamais il ne m’aurait fait ça ! Il s’est sûrement passé quelque chose qui n’est pas naturel. Plaît-il, monsieur l’Économe ?

– Je demandais si ce malheureux petit avait de l’argent, à votre connaissance ?

L’émotion de M. Donadieu, qui imaginait déjà les pires catastrophes, le faisait balbutier.

– Je lui avais envoyé une vingtaine de francs en mai, répondit le père.

– Vingt francs ! Mazette ! Un gamin va loin avec vingt francs, fit le commissaire.

M. Boisse feuilletait un registre.

– Quelle sorte d’enfant est-ce ? reprit le commissaire. Le genre forte tête ?

– Pas du tout, protesta M. Sorgues.

Le directeur approuva.

– Un excellent petit, le 95, appuya M. Donadieu, dont les mains tremblaient.

– Le genre sainte nitouche, peut-être ?

Le père haussa une épaule.

– Nullement ! dit M. Boisse.

– Non ? Alors ? Renfermé ? Ce que j’en dis, monsieur Sorgues, – vous saisissez… Je dois tout examiner.

– Sorgues n’était pas renfermé, déclara M. Boisse. Un enfant normal, sain, aimant à jouer. Bon élève, par ailleurs. J’ai là ses notes. Fort en grammaire, fort en latin, moyen en grec, médiocre en mathématiques, mais dans les premiers en devoirs de français.

Le père tourmentait les pointes de ses moustaches retombantes à la gauloise. Il était rongé d’anxiété ; pourtant les paroles du directeur lui faisaient plaisir.

– Une affaire sentimentale ? suggéra le commissaire.

– Certainement pas ! Voyons, monsieur le commissaire !

– Hé ! Sait-on ? Quel âge au juste ?

– Seize ans seulement.

– Hé bien, seize ans… À seize ans, moi, je vous prie de croire que… Le cerveau a la fermentation bigrement rapide, à seize ans ! Une fillette… Et vingt francs, n’oublions pas ! Mais voyons autre chose… Était-il du genre influençable ?

– Pas spécialement. Tous les enfants s’influencent entre eux.

– Ses amis ? Je veux dire : ceux de ses camarades qu’il fréquentait le plus volontiers…

– Sorgues était très lié avec Baume et Macroy, fit M. Planet qui, jusque-là, n’avait presque pas ouvert la bouche.

– Le 7 et le 22, murmura pour lui-même M. Donadieu, selon l’habitude qu’il avait de mettre des numéros, plutôt que des noms, sur les physionomies.

– J’aimerais voir ces loustics, dit le commissaire. Vous les avez interrogés, naturellement, monsieur le directeur ?

– Le jour même de la disparition. Ils m’ont assuré que Sorgues ne leur avait fait part d’aucun projet de fuite.

– Assuré… Assuré…

On fit comparaître, séparément, Baume et Macroy. Le commissaire usa d’intimidation. Le directeur fit appel à leurs bons sentiments : angoisse du père de leur condisciple, etc. Ils affirmèrent ne rien savoir des circonstances de la disparition du numéro 95, et ignorer tout de son sort. Ils se gardèrent de révéler l’association secrète des Chiche-Capon non plus que le projet de départ pour les États-Unis, estimant que si le numéro 95 était réellement en route pour le pays des dollars, il ne fallait à aucun prix risquer de provoquer l’échec de sa tentative, et que si sa disparition avait une cause différente il était parfaitement inutile et dangereux à tous égards de dévoiler l’existence de la bande des Chiche-Capon et son programme.

– Drôles de petits bougres ! conclut le commissaire. Auriez-vous une bonne photo de votre fils, monsieur Sorgues ?

Le père tendit un carton.

– Sacré bonhomme ! grommela le magistrat. Malin, hein ? Futé, hein ?

– Peuh… fit le père.

– L’imagination, observa M. Planet, voilà, à la fois, la grande qualité et le grand défaut de Sorgues.

– Oui-da ! L’imagination… lâcha le commissaire. J’estime que vous venez de dire le mot qui éclaire l’affaire, monsieur Planet. On a seize ans… On cultive des conversations qui montent au cerveau… L’imagination s’en mêle. Sorgues a été surpris par M. Planet en flagrant délit de vadrouillade nocturne dans les couloirs où il avait sans doute pris l’habitude d’aller tirer quelques goulées de fumée, avant de dormir.

« Ajoutez à cela une mauvaise journée : sales notes en classe, sales notes à l’étude, mise à la porte par-dessus le marché, « savon » de M. le préfet de discipline pour compléter… et vingt francs en poche. Inutile de chercher plus loin. Monsieur se sentait à l’étroit, Monsieur rêvait de voler de ses propres ailes. Monsieur a pris la clé des champs ! On n’a pas vu le gamin, à la gare ? Parbleu ! Souci d’économie ! Il aura rallié la capitale à pied ! Rien ne le pressait. Seulement, on se lasse vite de vivre de pain, de chocolat et d’eau.

– Vous devez avoir raison, monsieur le commissaire. Vous avez raison, sûrement, dit le père avec une expression sceptique démentant ses paroles. Tout de même, je ne m’attendais pas à cela de sa part. Neuf jours sans nouvelles… Enfin… Il faut attendre encore…

Il prit son chapeau, tourmenta ses moustaches.

– S’il y avait du neuf, je vous serais reconnaissant…

– Cela va sans dire. Et si, de votre côté…

Le père s’éloigna tandis que la cloche sonnait pour marquer le passage de la salle d’études au réfectoire.

*

– Je n’ai pas voulu ajouter à l’inquiétude et à l’affliction de M. Sorgues, murmura dans le couloir M. Boisse, mais je dois avouer que ce silence de neuf jours ne me paraît pas naturel, à moi non plus.

On entendait des bruits de livres refermés, de pupitres claqués, des raclements de chaussures. Puis la voix bonasse de M. Mirambeau :

– Allons, messieurs, un peu de silence !

– Que voulez-vous dire ? chuchota le commissaire. Résolution désespérée ? Il était neurasthénique ?

– Non certes ! Tant s’en faut ! Heureux de vivre, au contraire. Mais, que sais-je – un mauvais coup ? Un accident ?

– Nous l’aurions appris ! Les mauvaises nouvelles vont vite.

Le commissaire glissa ses mains dans ses poches, bomba l’abdomen, se haussa avantageusement sur la pointe des pieds, puis retomba sur les talons, où il se tint en équilibre quelques secondes avant de reprendre son mouvement d’ascension sur les pointes. Il n’était pas ridicule. C’était un brave homme, simple d’allures, pas plus bête qu’un autre.

– En somme, monsieur le préfet de discipline, vous avez été le dernier à voir l’élève Sorgues ?

M. Lemmel passa. Il venait prendre les élèves pour les conduire au réfectoire. On le vit reparaître presque aussitôt. Il marchait à reculons, faisant face à la double rangée de collégiens qui avançaient dans un bruit de vagues molles.

– Ah, voici nos oiseaux !

Cette exclamation du commissaire s’appliquait à Macroy et Baume qui venaient en queue du défilé.

– Oui, décidément, marmonna le magistrat, je lui trouve un œil bizarre, à ce… comment l’appelez-vous déjà ?… à ce Baume. Bizarre, bizarre, bizarre…

*

Une semaine s’écoula. On touchait à la fin juin.

Grincement hargneux de la crécelle, à l’aube.

Tintement de cloche pour l’entrée en étude, l’entrée en classe, l’entrée au réfectoire. Cloche pour annoncer les récréations, délier toutes ces jeunes jambes où s’impatientent les milliards de fourmis du sang ; cloche encore pour interrompre les jeux, arrêter en plein élan les galopades, couper net les cris, au ras des dents. Cloche de nouveau pour l’entrée en classe, l’entrée en étude, l’entrée au réfectoire. Cloche, enfin, pour le dortoir où chacun, avant le sommeil et le cortège des songes incontrôlables, va pouvoir revenir à son rêve préféré, l’embellir, par petites touches, comme l’un de ces livres d’images où le dessin, seul, est donné, et que chacun rehausse des couleurs de son choix.

Le petit Mercier, de la sixième, garde un hanneton dans une boîte percée de trous. Au dortoir, il pense à son hanneton qu’il appelle Bobby. Il fait des projets d’avenir pour lui ; il se propose de lui apprendre des tours.

Desaint, de la troisième, fait collection de timbres-poste. Il étudie la géographie dans son album bien plutôt que dans ses atlas. Avant de s’endormir, il passe en revue toutes les nations de la terre.

Renaud, de la seconde, que l’on appelle « le Gommeux », à cause des soins infinis qu’il apporte à sa toilette, cache dans une poche secrète de son portefeuille la photo d’une étoile de music-hall. Il lui a écrit, il y a quelques mois. Elle n’a pas encore répondu. Mais il ne désespère pas. Et, chaque soir, sa dernière pensée est pour elle.

Nercerot, de la quatrième, lit des feuilles de sport que lui refile clandestinement un externe. À la dérobée, il se masse les mollets, les cuisses, exécute des mouvements respiratoires. Chaque semaine, il prend ses mensurations, à l’aide de bouts de ficelle où des nœuds lui servent de points de repère. Le soir, il se voit champion cycliste : il gagne Bordeaux-Paris, le Tour de France, dans un fauteuil, avec des tapées de minutes d’avance.

Crécelle… Cloche… Crécelle…

Le jeudi, promenade.

Le dimanche, promenade.

Cloche… Crécelle… Cloche…

Tout doucettement, les grandes vacances arrivent.

Chaque soir, on raye un jour, au crayon bleu, sur un calendrier que l’on s’est fabriqué à l’encre rouge.

Encore un mois et ce sera la fuite, la grande fuite !

M. Lemmel, toujours d’une sobriété exemplaire au réfectoire, continuait à boire du rhum en secret. M. Donadieu continuait à consacrer à ses travaux de reliure tous les loisirs que lui laissait la comptabilité. L’économat était empuanti d’une tenace odeur de seccotine.

Philippe Macroy et André Baume se livraient encore à des expéditions nocturnes dans la classe de sciences naturelles, – toutefois moins fréquemment.

Aucune nouvelle de Mathieu Sorgues, aucune indication susceptible d’orienter les recherches. Le père se désolait.

Enfin, pourtant, arriva un renseignement.

Un très jeune élève de cinquième du collège Bossuet certifia que, le jour de la disparition, il avait fait le voyage de Meaux à Paris dans le même compartiment que Sorgues, dans l’express de sept heures douze venant de Nancy. Sur le vu d’une photo, il reconnut formellement l’élève de Saint-Agil. Le fait qu’il n’eût, jusqu’alors, pas relaté l’événement s’expliquait très simplement. Il était tombé malade et tandis que l’on questionnait les élèves des divers collèges qui avaient eu l’occasion de se trouver à la gare de Meaux dans la soirée du 12 juin, on avait oublié de l’interroger.

– Sorgues, déclara-t-il, lui avait paru « exalté » (il voulait dire nerveux). Il ne tenait pas en place, quittait à tout instant la banquette pour aller se pencher à la portière, revenait s’asseoir, repartait, arpentait le couloir. Il affichait des airs supérieurs.

Bien que les deux enfants ne se connussent pas, le petit avait tenté d’engager la conversation.

– Vous êtes de Saint-Agil ? Moi, de Bossuet.

– Je vois !

– Je vais à Paris chez ma grand-mère qui est très souffrante. Et vous ?

– Moi aussi.

– Ah ! Votre grand-mère est souffrante ?

Sorgues avait éclaté de rire.

– Elle n’est pas souffrante. Elle est morte !

– Vous allez à l’enterrement, alors ?

Sorgues avait tiré de sa poche un paquet de cigarettes étrangères, en avait allumé une. Son ton s’était fait sarcastique.

– Je ne vais pas précisément à l’enterrement… Je vais au mariage !

– Au mariage de votre grand-mère ? Mais si elle est morte !

– C’est-à-dire qu’elle est morte il y a dix-huit ans ! Je vais au mariage de ma sœur.

– Oh, je comprends !

Sorgues mentait, il n’avait pas de sœur.

– Elle s’appelle comment, votre sœur ?

– Athalie…

– Athalie ? Non ! Vous blaguez ! Athalie, comme dans Racine ?…

– Vraiment. Et son fiancé s’appelle Vercingétorix ! Quel couple, hein ?

Le petit, comprenant qu’on se moquait de lui, n’avait plus ouvert la bouche.

À la gare de l’Est, Sorgues était descendu du wagon sans proférer une parole ni tendre la main. Il s’était fondu dans la cohue des voyageurs.

Du moins, un point était-il établi. Il s’agissait bien d’une fugue. L’état « d’exaltation » du numéro 95, ses « airs supérieurs » s’expliquaient de reste. Il venait d’accomplir un acte héroïque. Il s’était « débiné » de la boîte ! Dans l’express, avec quelle jubilation n’avait-il pas dû se représenter « la tête » que faisaient, à Saint-Agil, le père Boisse, ce pète-sec, le père Planet, dont le dernier « savon » était encore frais, Mirambeau, qui avait mis le numéro 95 à la porte de l’étude, et le crépu Benassis, et le rougeaud Lemmel ! Et les autres !

Déjà, sans doute, fonçant vers l’inconnu et la vie d’homme libre, Sorgues voyait-il se confondre, dans un emmêlement précurseur de l’oubli, toutes ces faces rondes ou minces d’élèves qu’il imaginait, au réfectoire, chuchotant : « Sorgues a sauté le mur ! » cependant que, du haut de la chaire, un quelconque rhéto boutonneux lâchait, au milieu de l’indifférence générale, le texte de la relation de voyage de Huret en Amérique !

La crécelle, la cloche… « Allons, messieurs, nous traînons ! »… « Allons, messieurs, un peu de silence ! »… Les maths… la géo… les rédacs… les compos… le piquet… les lignes… les colles… le bulletin… les consignes… Les redeat ! Ce qu’il s’en fichait, à présent des redeat. Il s’était octroyé un exeat de première grandeur – définitif !

*

Sept jours plus tard, au courrier de quatre heures, – il y avait à présent un peu plus de trois semaines que Sorgues avait disparu, – le facteur remit au portier du collège une carte postale représentant l’intérieur d’un abattoir de Chicago, Illinois, États-Unis. Elle était adressée à M. Philippe Macroy, esq. Pension Saint-Agil, rue Croix-Saint-Loup, Meaux, Seine-et-Marne, France. Dans la partie réservée à la correspondance, aucun texte. Simplement une date : 24 juin et deux mots pouvant à la rigueur passer pour une signature et que suivait un point d’exclamation :

Chiche Capon !

Share on Twitter Share on Facebook