L’HOMME QUI NE DORMAIT JAMAIS

Le soir même de la disparition d’André Baume, le directeur, le préfet de discipline, l’économe conféraient, totalement affolés.

– Trois disparitions, une mort tragique, des policiers qui rôdent en ville : c’est la ruine de mon établissement, disait M. Boisse. L’effet est désastreux, la pension ne s’en relèvera pas. À la rentrée, si nous avons quarante élèves, nous pourrons nous estimer heureux ! Et que va-t-il encore se produire d’ici les vacances ?

– Mais rien, monsieur le directeur, rien, sûrement !

– Qu’en savez-vous ? En dix jours, au train où vont les choses, qui peut dire quels événements… Je me demande si nous ne ferions pas mieux de clore tout de suite l’année scolaire.

– C’est impossible, monsieur le directeur ! Songez… Nous n’entrons en période d’examens que demain après-midi, et les élèves de rhétorique et de philosophie ne passeront que mercredi l’oral du baccalauréat à Paris !

– Je le sais ! Je le sais fichtre bien ! Croyez-vous que je l’aie oublié ? glapit M. Boisse, exaspéré. Mais, nous pourrions supprimer les examens et faire une moyenne avec les notes de l’année. Quant au baccalauréat, les élèves s’y rendraient de chez eux ! Cela se fait bien dans les institutions où les vacances commencent le 13 juillet !

– Évidemment ! Mais la tradition, à Saint-Agil…

Dans la loge du portier où s’étaient réunis quelques garçons de la cuisine et de l’infirmerie, il n’était question que des récents événements. Les mots de crime, d’enlèvement, de séquestration étaient chuchotés.

– Enfin, objectait le chef cuisinier, sceptique, ça ne tient pas debout ! Lemmel a fait un vol plané depuis le troisième parce qu’il tenait une cuite monumentale ! Un point c’est tout ! Quant aux gamins, vous n’allez pas me dire qu’on les a pris par la main pour les emmener de force ! À preuve : Baume et l’exeat. Ils en avaient plein le dos, de la boîte ; ils ont filé ! Qu’est-ce que c’est que ces radotages ?

– Radotages ?

Le portier, un petit homme à la figure « de travers », à l’aspect rogue et qui fumait une longue pipe d’un air déterminé, lança ses doigts vers le visage du chef.

– Hé là ! Tu veux me crever les yeux ?

Le portier avait pris une expression inspirée. Sa figure était plus de travers que jamais. Ses doigts voltigeaient devant la face du chef ahuri.

Après quelques instants de ce manège :

– Vous y êtes ? fit-il.

– Pas du tout !

Le portier baissa la voix et dans le silence, prononça :

– Hypnotisme ! Quelqu’un doit hypnotiser les gamins ! Mon bras à couper qu’il y a du « Dormez, je le veux ! » là-dessous ! Peut-être que Lemmel aussi était hypnotisé ! Un coup que vous êtes hypnotisé, vous faites n’importe quoi qu’on vous a commandé, malgré que vous ayez l’apparence d’agir par vous-même. On vous dit : « À telle heure, tu te jetteras par la croisée ! » À l’heure en question, vous vous jetez. On vous dit : « À telle heure, tu prendras tes cliques et tes claques et tu fileras droit devant toi ! » Vous prenez vos cliques et vos claques et vous décampez. Pas de rouspétance possible !

Une sensation d’inquiétude oppressante envahit chacun.

– Dites donc, fit une femme. L’envoûtement, vous avez déjà entendu parler de ça ?

– C’est du pareil au même, grogna le portier. Hypnotisme, envoûtement : c’est kif-kif.

Dans les dortoirs, dix élèves au plus, sur soixante, étaient endormis. On chuchotait, de couchette à couchette.

MM. Boisse, Planet et Donadieu se séparèrent après une conférence assez incohérente, de laquelle ne pouvait sortir aucune autre décision que celle-ci : Patienter et redoubler de vigilance.

Un moment plus tard, la porte de l’étude s’ouvrit silencieusement. Une forme se mouvait dans les ténèbres. Elle pénétra dans la salle, glissa entre les rangées des pupitres, puis se retira comme elle était venue et se mit à monter les étages. Au second, elle s’immobilisa.

Sur le palier se trouvait la chambre de M. Mirambeau, non loin de celle de M. Raymon. Le jour, le surveillant s’y retirait pour travailler ou lire ; la nuit, il dormait dans son alcôve du dortoir des « grands ».

Le personnage silencieux qui rôdait se glissa prestement dans cette pièce, dont la porte n’était jamais fermée à clé. Après quelques minutes, il en ressortit et, veillant à ne pas faire craquer les marches, monta au troisième étage.

 

M. Raymon, ayant achevé de prendre des notes, alluma un dernier cigare avant de se dévêtir.

Des bruits légers arrivaient de la chambre de M. Benassis : le surveillant olivâtre découpait des articles de journaux.

M. Mirambeau, dans son alcôve, ronflait comme un ogre.

M. Donadieu, dans sa chambre, ne ronflait pas, mais son polype sifflait : signe qu’il dormait.

M. Boisse dormait aussi, sans bruit, avec juste le filet de respiration indispensable à la conservation de la vie : son organisme ne se permettait aucune dépense inutile, aucune fantaisie.

M. Planet, l’homme qui ne dormait jamais, poursuivait le long des galeries et à travers les salles une ronde interminable.

*

Le lendemain, dès l’ouverture du bureau de poste, le moniteur appela téléphoniquement Paris.

– Allô… Raymon ?

– Raymon, – oui.

– Alors ?

– Extrêmement intéressant !

Et il raccrocha.

M. Raymon, outre ses fonctions de moniteur, occupait maintenant le poste de surveillant de cour, en remplacement de M. Lemmel, décédé.

À chaque récréation, il ne pouvait se défendre de venir se placer sous la fenêtre qui ouvrait sur une des deux galeries du troisième étage et près de laquelle était fixée une gouttière. M. Raymon, à la dérobée, secouait cette gouttière. Elle tenait solidement. L’assassin de Lemmel, – dans l’hypothèse du meurtre, – avait pu descendre du troisième par là. Mais on avait trouvé la fenêtre fermée de l’intérieur… C’était toujours le même irritant problème…

Vers dix heures, un couple se présenta au bureau de M. Boisse. L’homme était en blouse bleue, la femme portait un parapluie à poignée sculptée figurant une tête de canard. Tous deux avaient même façon de garder les bras arrondis de telle sorte que, bien qu’ils ne fussent chargés d’aucun colis, ils donnaient l’impression de toujours porter des paniers, des cabas invisibles. C’étaient des fermiers à leur aise, gros éleveurs de gorets.

Ils venaient retirer de la pension leur enfant, le petit Mercier, qui, en fait d’élevage, ne pratiquait encore que celui, plus sentimental, des hannetons.

– Mais, chère madame et cher monsieur, les examens commencent seulement cet après-midi… Dans l’intérêt de votre enfant…

– Oh, bah ! Pour une année sans examens, le petit n’en mourra pas !

– Cependant… Afin de préparer son accession à la classe de cinquième, l’an prochain…

– Bah ! Il y entrera tout de même !

– Sans doute ! Pourtant, je m’étonne… Nous touchons aux vacances. Dans dix jours…

– Bon, bon ! On donne un petit coup de pouce au calendrier, voilà tout ! Nous sommes venus pour emmener le petit, monsieur le directeur.

Sous la bonhomie paysanne, une rudesse se faisait jour.

Par la fenêtre, le regard aigu de la mère plongeait dans la cour où les collégiens se poursuivaient et criaient.

– Où est-il ? fit-elle.

– En récréation, avec ses camarades.

– Je ne le vois pas, s’étonna-t-elle. C’est bizarre…

– Mais, madame…

– Écoutez, monsieur le directeur, trancha le père, biaiser n’a jamais été de mon goût. Nous avons appris qu’il se passait ici des choses… enfin, n’est-ce pas, je ne veux rien dire de trop, mais… des choses pas plaisantes. Les élèves se sauvent et ne donnent plus de nouvelles ; les surveillants vomissent dans les escaliers, tombent du troisième et se tuent ; il paraît qu’il se tient des séances de boxe avec des squelettes, la nuit. Tout ça n’est pas convenable. Alors, avec ma femme, on a décidé qu’on reprenait le petit. Si vous voulez bien le faire venir de suite et me donner la note de ce qu’il y a à payer…

– Parfaitement…, dit M. Boisse extrêmement sec.

Lorsque l’élève Mercier parut, rose et bourré de santé, la mère le considéra avidement, comme s’il eût, par miracle, échappé à quelque péril obscur, mais redoutable, et songea : « Dieu merci, il ne lui est rien arrivé ! », tandis que le père, rassuré, se disait :

– J’ai peut-être été un peu vite ! Avec leurs idées, ces sacrées femmes vous font faire des sottises ! Le gosse aurait très bien pu passer ses examens. Et il aurait été placé dans les premiers, j’en suis sûr…

Mais ce qui était dit était dit ; il ne pouvait être question de faire machine arrière ; M. Boisse, froissé, s’y fût opposé.

Mercier partit.

Demeuré seul, le directeur convoqua M. Planet.

– Je vous ai dit : « Si nous avons quarante élèves à la rentrée, nous pourrons nous estimer heureux… » Eh bien, nous n’en aurons même pas quarante. La réputation de Saint-Agil est ruinée !

La rue Croix-Saint-Loup commençait à devenir un lieu de promenade pour les citadins ; de petits groupes stationnaient au pied de la longue muraille grise derrière laquelle il s’était passé quelque chose.

On vit un homme noir et maigre, en melon, sonner à la porte de la pension.

– Drôle de corps ! Qu’est-ce que c’est que ce type ?

– Un policier, tiens ! Pas besoin de le regarder deux fois pour être fixé !

C’était M. Quadremare, le bienfaiteur de Macroy et de Baume.

– Monsieur Quadremare, je suis navré, profondément navré…, dit M. Boisse.

L’homme au melon était dans un état de vive nervosité. De la pointe de ses chaussures, il battait le parquet à coups précipités.

– Navré ? Il n’y a vraiment pas de quoi, monsieur le directeur ! Personnellement, j’inclinerais plutôt à des pensées guillerettes. En deux semaines, mes deux protégés escamotés, volatilisés, lancés dans l’inconnu. Destination : Chicago, – vraisemblablement ! Chicago, – hé ? Ils nous enverront des cartes postales, sans doute ! Très drôle !

Il se frottait les mains. La bonne éducation parvenait encore à contenir son indignation, ou, plus exactement, lui imposait ce cours sarcastique, mais on sentait qu’une très fragile barrière le séparait seule de la violence.

– J’ai informé de cette aventure mon excellent ami le préfet de police. Nous avons beaucoup ri… beaucoup ri…

« Cette fois, c’est la fin ! songea M. Boisse. Il ne me reste plus qu’à fermer les portes de l’institution ! »

– Je comprends votre anxiété, monsieur Quadremare. Croyez que je la partage. Je ne parviens pas à m’expliquer ce coup de tête.

– Bah ! fit M. Quadremare. À quoi bon chercher à expliquer ? Il faut se garder de déflorer les énigmes !

Toujours ce ricanement, ce persiflage.

M. Boisse cherchait vainement à retrouver en M. Quadremare l’homme digne, à l’expression grave, aux paroles mesurées, aux attitudes compassées, à l’allure de clergyman, qu’il avait connu jusqu’à présent.

– À propos, lâcha soudain le bienfaiteur après un silence durant lequel le directeur de Saint-Agil put se livrer à loisir aux réflexions les plus saumâtres, je désirerais emporter la carte.

– La carte ?

– La carte postale de Chicago expédiée par le petit Sorgues. Verriez-vous un inconvénient à me confier ce document ?

– Aucun, cher monsieur.

– J’en ai parlé à un de mes amis, expert graphologue et chimiste distingué. J’ai promis de la lui montrer, pour l’égayer… Pour l’égayer, n’est-ce pas…

– Mais… très volontiers.

Le coffret des Chiche-Capon se trouvait à l’économat, enfermé dans le placard des registres de comptabilité.

M. Donadieu l’apporta.

On y chercha la carte : on ne la trouva pas.

– Elle y était, cependant !

– J’en suis certain, dit M. Donadieu. Je l’avais posée sur le cahier du roman : « Martin, squelette », je m’en souviens fort bien. M. Planet était avec moi.

Questionné, le préfet de discipline confirma le fait.

Depuis, aucun d’entre eux n’avait touché au coffret, affirmèrent-ils.

Cependant, la carte postale avait disparu.

– De mieux en mieux ! jeta M. Quadremare. Après les élèves, voilà le document, le seul document que nous possédions, escamoté ! Admirable ! Ne cherchez pas davantage, je vous en prie, messieurs. Je présume que cette carte postale aura repris, d’elle-même, son vol pour Chicago, avec le sûr instinct d’orientation des… pigeons voyageurs et des cartes postales ! Chicago… J’ai le regret de ne pas connaître cette ville… Ce doit être une bien attrayante cité… Bien attrayante…

Il pivota :

– Monsieur le directeur, messieurs, j’ai l’honneur de vous saluer.

Il enfila ses gants, mit son chapeau et sortit, laissant les trois hommes désespérés.

Les élèves étaient en récréation, sous la surveillance de M. Raymon.

En passant derrière la porte à claire-voie qui faisait communiquer les cours avec le parc, M. Quadremare adressa un signe discret au moniteur, qui s’approcha. Tous deux se dissimulèrent derrière un massif.

– Je venais chercher la carte postale de Chicago afin de la soumettre à l’expertise, souffla l’homme au melon. J’apprends qu’elle a disparu.

– Rien de surprenant. C’est moi qui l’ai subtilisée !

– Oh, parfait !

– Son examen ne m’a d’ailleurs rien révélé. Je l’ai conservée néanmoins. Voulez-vous que je fasse un saut jusqu’à ma chambre ?

– Je vous en prie.

Cinq minutes plus tard, M. Raymon redescendait.

– Formidable ! Je ne la retrouve plus ! Cependant, je l’ai encore étudiée il y a moins d’une heure ! Quelqu’un s’est introduit chez moi et l’a prise…

Deux heures plus tard, la première chose que trouva M. Raymon dans son tiroir, ce fut la carte de Chicago.

Il médita, puis, avec un haussement d’épaules, glissa la carte sous enveloppe et l’expédia, avec un mot explicatif, à M. Quadremare.

Dans la soirée, le commissaire de police vint informer M. Boisse qu’un facteur déclarait avoir remarqué, le 20 juillet, une demi-heure environ après sa disparition de la pension, André Baume s’éloignant d’un bon pas sur la route de Coulommiers. Le collégien gesticulait et parlait seul.

*

Les examens étaient commencés.

Les professeurs les poussaient avec activité. Les résultats étaient d’ailleurs déplorables. Les élèves bafouillaient, commettaient erreur sur erreur. Les récents événements avaient mis à l’envers toutes ces jeunes cervelles. Cela était si sensible, et tellement excusable, que les maîtres, eux-mêmes préoccupés, faisaient montre d’une extrême indulgence.

En classe d’histoire, on se permettait d’effarants mariages de rois et de reines, on grimpait allègrement aux arbres généalogiques, on y dénichait sans hésitation d’extravagants dauphins à peu près aussi vraisemblables que des oiseaux des îles qui nicheraient dans nos peupliers des Charentes ou nos châtaigniers de l’Auvergne.

En classe de géographie, on enlevait, comme ses tripes à un porc encore vif, leurs fleuves aux nations ; on ravissait l’Elbe à l’Allemagne pour la donner à l’Espagne qui s’en trouvait fort embarrassée, ayant déjà l’Èbre ; on privait Lisbonne du Tage pour en enrichir Rome, qui ne savait plus où mettre son Tibre.

En classe de maths, quelles salades de racines carrées et cubiques !

En sciences naturelles, sous l’œil de Martin, squelette, on coupait leurs ailes aux hyménoptères pour en doter les araignées, qui n’en avaient jamais eu et s’étaient cependant fort bien débrouillées jusqu’alors ; en revanche, on arrachait à ces dernières deux pattes pour les greffer aux scolopendres qui ne savaient qu’en faire, en possédant déjà mille !

En classe d’anglais, chez M. Touttin, c’était pire.

M. Touttin était une sorte de poussah à bajoues qui possédait l’anglais presque mieux que feu Shakespeare. Jadis, à Oxford, il avait fait, au pied levé, des conférences très applaudies, – mais il ne savait pas enseigner. Il se livrait à des gloses subtiles alors que ses élèves ne savaient pas traduire correctement des phrases telles que : « The hat of my mother is blue. Our dog has eaten my sister’s cake. »

Dans sa classe, on se livrait à mille singeries ; on « exorcisait » le brave homme au moyen d’un fil de fer en crochet, monté sur une bobine et enrichi à son extrémité d’un bouton de culotte.

– P’tit… P’tit… P’tit… Je vais être obligé de vous punir !

On s’amusait à compter les P’tit… P’tit… Une vraie pagaille !

 

Dans l’après-midi, M. Raymon se trouvait au troisième étage, près de la fenêtre donnant sur la cour, lorsque M. Donadieu survint.

– Amusantes, ces fenêtres avec leurs moulures, n’est-ce pas ? fit l’économe qui s’offrait un moment de délassement entre deux opérations de comptabilité.

– Amusantes, oui.

– Elles ne sont ici que depuis trois mois. Elles proviennent de la démolition du château de Vareddes. Un jour que je rendais visite au commissaire-priseur, je les ai vues dans la salle des ventes. J’ai constaté qu’elles avaient les mêmes dimensions que les nôtres, – lesquelles ne tenaient plus. J’en ai fait l’acquisition… Une acquisition, conclut en riant l’économe, qui n’a guère grevé le budget de Saint-Agil, je vous le garantis !

M. Donadieu parti, M. Raymon ouvrit la fenêtre.

Sur la face extérieure, à la hauteur de la poignée placée à l’intérieur, il remarqua un orifice carré. Cette fenêtre, ainsi que toutes celles du troisième étage, étaient des portes-fenêtres destinées à comporter un bouton double, comme on en voit aux portes des magasins. Naturellement, on n’avait conservé de poignée qu’à l’intérieur.

– Sombre idiot que je suis ! maugréa M. Raymon. Rien de plus aisé, pour un individu accroché à la gouttière, que de refermer cette fenêtre de l’extérieur, à l’aide d’une tige carrée !

Donc, fuite possible…

Donc, crime possible…

Mais alors…

Il fila chez lui dans l’intention d’y développer les conclusions impliquées par cette découverte. Il n’en eut pas le temps. La cloche annonça l’entrée en récréation : M. Raymon dut se rendre en cour, prendre sa surveillance.

Une heure plus tard, M. Mirambeau pénétrait dans sa chambre du second étage. Il éprouva une surprise. Dans un coin, sous une chaise, il aperçut un paquet mince enveloppé de papier bleu.

Étonné, il le posa sur la table et se disposait à l’ouvrir afin d’en inventorier le contenu.

Il n’en eut pas le loisir. La cloche sonnait : M. Mirambeau dut descendre en salle d’étude prendre sa surveillance.

Lorsque, quelques instants après huit heures, il remonta à sa chambre, le paquet n’était plus là. Le surveillant se retira en proie à une telle perplexité qu’il préféra ne souffler mot de l’incident à quiconque.

Et, de nouveau, ce fut la lecture de l’Histoire du Consulat et de l’Empire ; ce fut, dans les galeries et les escaliers, le bruit de ressac produit par les écoliers en marche, ce fut l’heure de dormir.

« C’est du dix demain matin au jus ! »

Dix, dont trois de promenade, et le dernier, le 31 juillet, qui ne comptait pas, autant dire.

Du six au jus demain matin, quoi !…

*

Cette nuit-là, si M. Raymon n’avait eu le tort d’être endormi sur le coup de trois heures, et que l’envie lui fût venue d’une excursion dans les couloirs, il eût surpris un individu se livrant à des fantaisies acrobatiques.

Ce personnage enjamba le rebord de la fenêtre du troisième étage qui donnait sur les cours de récréation. Cramponné à la gouttière, il referma la fenêtre au moyen d’une tige métallique carrée, puis se mit en devoir de descendre le long de la gouttière.

Mais M. Raymon dormait.

Il s’était endormi tôt parce qu’il avait en vue une expédition qui nécessitait un lever extrêmement matinal.

En effet, dès quatre heures et demie, c’est-à-dire une heure avant que ne retentît le grincement de la crécelle, le moniteur quitta sa chambre et se dirigea vers celle de M. Benassis. Il était muni de tout ce qu’il faut pour crocheter une serrure, mais, contrairement à son attente, il trouva la porte fermée seulement au loquet.

Il entra.

Tout de suite, une odeur caractéristique le frappa : chloroforme ! Des tiroirs étaient ouverts, des papiers traînaient.

M. Benassis, à demi vêtu, était affalé, sans conscience, dans un fauteuil.

« Fichtre ! songea le moniteur, j’arrive bon second ! On m’a coupé l’herbe sous le pied ! »

Il se livra néanmoins à l’inspection qu’il projetait, fouillant les tiroirs, compulsant les dossiers, scrutant l’intérieur des vases placés sur la cheminée, retournant les cadres accrochés aux murs, bouleversant le lit, soulevant le matelas, sondant le sommier. Il ne se gênait pas : Benassis mettrait tout ce désordre sur le compte de l’individu qui l’avait chloroformé.

Il ne découvrit rien de suspect.

Alors il s’occupa de rappeler à lui le surveillant endormi.

Après un réveil particulièrement nauséeux, M. Benassis retrouva ses esprits. Son regard erra autour de la pièce en désordre, puis s’arrêta soupçonneusement sur M. Raymon.

– Que faites-vous ici ?

– Je passais, votre porte était ouverte, je vous ai aperçu, j’ai fait de mon mieux pour vous ranimer.

Benassis eut un sourire mauvais et se dressa.

– Où allez-vous, Benassis ?

– Informer M. le directeur. J’irai ensuite déposer une plainte au commissariat de police.

Le surveillant était en proie à une fureur telle qu’il cherchait partout dans la pièce, son gilet, son veston, ses chaussures, oubliant que ses effets étaient restés au dortoir, dans son alcôve.

– Non ! fit paisiblement M. Raymon.

– Quoi ?

– Je dis : non, vous ne ferez pas cela.

L’autre sursauta.

– Je ne le ferai pas ? Vous avez un certain toupet ! Violation de domicile, agression nocturne, vol peut-être… Cela ne vous paraît pas suffisant ? Ah ! je ne le ferai pas ! Eh bien, je vous garantis que ça ne va pas se passer comme ça !

M. Raymon ne vit qu’un moyen de persuader Benassis de renoncer à ses intentions :

– Écoutez-moi d’abord. Vous agirez ensuite comme bon vous semblera.

Il révéla son identité et l’objet de sa présence à Saint-Agil. Il joua franc-jeu. Si Benassis était innocent, il valait mieux ainsi ; et s’il avait trempé dans l’affaire, peut-être la peur l’amènerait-elle à prendre des précautions qui le trahiraient. Aussi bien, quel meilleur parti ?

– Voilà ! conclut le moniteur. Vous en savez à présent autant que moi. Voulez-vous m’aider ?

– Vous aider ?

– Marcher avec moi. Vous y êtes intéressé, en somme : on vous chloroforme, on met votre chambre sens dessus dessous… Peut-être, en me disant ce que vous savez, me permettriez-vous d’éclaircir certains points ?

– Mais je ne sais rien !

– Il arrive que l’on sache sans savoir que l’on sait. Laissez-moi vous questionner.

– Je vous écoute.

– D’abord, les événements de cette nuit ?

– D’une simplicité angélique. J’ai commencé par très mal dormir. Je me suis éveillé vers deux heures et demie. J’ai eu ensuite des idées noires.

– Lesquelles ?

– Toujours les mêmes. La guerre…

– Passons.

– Je décide de me lever et de venir ici. Avant même que j’aie eu le temps de tourner le commutateur, je me sens saisi, renversé en arrière, un tampon de chloroforme est appliqué sur mes lèvres et mes narines : je perds conscience. C’est tout !

– Aucune idée de l’identité de votre agresseur, d’après la taille, la voix et ainsi de suite ?

– Il n’y avait pas de lumière : je ne l’ai donc pas vu ; et il n’a pas dit un mot.

– Un gaillard plutôt fort, physiquement, en tout cas !

– Oh, vous savez… Je ne suis pas très solide, et allez donc résister lorsque vous êtes saisi par-derrière !

– Juste. Dites-moi, maintenant. L’homme a procédé à une perquisition en règle. En soupçonnez-vous le motif ?

– Nullement.

– Tant pis ! Parlons un peu de Lemmel. Qu’avait-il contre vous ?

– Je l’ignore. Je ne suis jamais parvenu à m’expliquer son animosité.

– Elle avait pourtant une cause. Quand a-t-elle commencé, savez-vous ?

– Dans la nuit du 9 au 10 juillet, à une heure du matin, très exactement.

– Eh bien ! Voilà ce que j’appellerai une précision ! s’exclama M. Raymon. Racontez-moi la chose.

Le surveillant lui dit l’incident qui s’était déroulé durant la nuit où il avait surpris André Baume dans la classe de sciences et où Lemmel était survenu. Il rappela la phrase bizarre : « Je sais ce que je voulais savoir : je suis fixé, maintenant. »

Il cita également cette autre phrase que Lemmel lui avait soufflée à l’oreille, le soir de la réunion des anciens élèves… « Quant à l’affaire de la classe de sciences, nous nous reverrons. »

– Cela, je puis vous l’expliquer, dit M. Raymon. C’était une allusion au pugilat à la suite duquel l’ami Martin fut relevé avec un thorax défoncé. Au cours de cette affaire, Lemmel, dans les ténèbres, a reçu un coup de poing au creux de l’estomac. Il était persuadé que vous étiez son antagoniste.

– Mais ce n’était pas moi !

– Je le sais. C’était moi !

– Vous ? Par exemple ! Quoi qu’il en soit, cela ne m’aide pas à saisir ce qu’il y a au fond de cette histoire ! La classe de sciences, le fait que je m’y suis trouvé une nuit… En quoi cela pouvait-il inquiéter Lemmel ? Qu’a-t-elle de particulier, cette classe de sciences ? Vous l’avez découvert ?

– Pas encore ! Mais voyons autre chose. Ces mots qui revenaient sans cesse sur les lèvres de Lemmel : « La surveillance ne laisse rien à désirer, à Saint-Agil. Je le sais ! », avez-vous une opinion sur ce qu’ils peuvent signifier ?

– Pas la moindre ! Et vous ?

– J’en suis réduit aux hypothèses. Je suppose que Lemmel se trouvait embarqué, bon gré mal gré, dans une aventure assez louche et qu’on ne lui faisait que médiocrement confiance. On pouvait, par exemple, redouter qu’il ne lui échappât, sous l’influence de la boisson, des propos… regrettables. On le surveillait de près, et le pauvre bougre ne devait pas l’ignorer. Rappelez-vous : il ne se rendait jamais en ville ! Est-il absurde d’imaginer qu’il n’en avait pas le droit, que cela lui était formellement interdit ? À table, il ne buvait rien. Mais chez lui il se gorgeait de rhum !

– Voyons ! Tout cela est insensé. S’il était surveillé, il devait savoir par qui, et que je n’étais pas ce surveillant ! Pourquoi me mêler à cette…

– Tout le problème est là… Savait-il qui le surveillait ? Pas obligatoirement. Admettons qu’il l’ignorait et représentons-nous l’état d’esprit d’un homme dans cette situation… La crainte, la nervosité, la suspicion perpétuelle à l’endroit de tous ceux qui l’entourent.

La stupeur rendait muet M. Benassis.

– Mais moi-même, mon cher, moi-même, il a dû me soupçonner, me prendre pour un espion de renfort ! Le jour de mon arrivée, il m’a demandé : « Êtes-vous un moniteur de gymnastique ou un surveillant ? »

« À la fin, l’exaspération l’a emporté sur la crainte. Lors de la réunion des anciens élèves, il s’est enivré avec ostentation, puisant sans doute du courage dans l’alcool. Vous avez observé comme moi, certainement, qu’il y avait comme du défi dans sa façon de se verser de pleins verres de vin ! Il était à bout de nerfs…

Un bruit aigre traversa le silence.

– La crécelle !

– Vite ! fit le moniteur. Regagnez votre dortoir, Bennassis. Et, – nous sommes bien d’accord ? – pas un mot des événements de cette nuit, jusqu’à nouvel ordre…

– Vous avez ma parole.

Rentré chez lui, M. Raymon se mit à remuer des hypothèses.

Lemmel, embarqué dans une affaire louche, était surveillé. Parce que bavard. Bavard parce que ivrogne. On l’avait tué pour l’empêcher de prononcer devant Benassis des paroles dangereuses. Jusque-là, parfait. Mais qui avait chloroformé Benassis ? Le meurtrier de Lemmel ? Quel pouvait être l’objet de ses recherches chez le surveillant ? Le soupçonnait-on d’avoir pris note de paroles imprudentes de Lemmel ? Oui, même, d’avoir dérobé à Lemmel un document ? Maintenant, que fallait-il penser de Benassis ? Avait-il été réellement chloroformé, ou jouait-il un double jeu et l’aventure n’était-elle qu’une mise en scène ?

La pensée de M. Raymon se reporta sur la carte postale de Chicago que l’on avait récemment dérobée, puis rapportée dans sa chambre. Cet épisode indiquait que la personnalité réelle du « moniteur » et l’objet de sa présence à Saint-Agil avaient été devinés. Par qui ? Par l’assassin ? En ce cas, cela donnait à penser que l’affaire des enfants était liée à l’affaire de Lemmel.

M. Raymon revint au problème central : la disparition de l’assassin. Dans l’hypothèse d’une fuite par la fenêtre du troisième qui ouvrait sur les cours de récréation, il convenait d’observer qu’un homme, – et un seul, – se trouvait dans les cours après le crime : Planet.

Mais Planet, sorti de la salle de jeux par la porte du fond, n’avait pu monter au troisième que par l’escalier du fond. Il lui aurait donc fallu traverser le dortoir des grands sans être vu. Impossible !

Au-dessus de son front le moniteur entendait un roulement continu. Dans les vestiaires, les élèves vaquaient à leurs ablutions.

M. Raymon se rappela soudain qu’à cette heure les rondes de M. Planet étaient particulièrement actives. Surveiller la toilette des collégiens, questionner les « malades », réels ou tire-au-flanc, petit coup d’œil, aussi, sur la « bande à l’huile de foie de morue » se rendant à l’infirmerie, visite au dortoir des grands où les élèves de rhétorique et de philosophie disposaient d’un quart d’heure supplémentaire pour se raser… Bref, cent allées et venues.

À l’exception du temps des repas, du voyage à la cathédrale pour la messe de dix heures, le dimanche, et des promenades, c’était le moment de la journée où l’on était le plus assuré que le préfet de discipline ne se tenait pas dans son bureau.

M. Raymon ne balança guère. Moins de cinq minutes plus tard, il pénétrait discrètement chez M. Planet et se livrait à un examen express de ce qui s’y trouvait. Cette visite hâtive ne lui révéla rien d’intéressant. Tout au plus fut-il intrigué par un volumineux dossier enfermé dans une armoire et qui contenait toutes sortes de relevés de plans cotés des localités environnantes, avec indications de lieux-dits, chemins, sentiers, éminences et dépressions de terrains, des cartes d’état-major annotées et abondamment marquées de croix et de ronds, des relevés du cadastre, des plans cotés de Meaux, des photographies de bâtiments, de granges.

M. Raymon allait se retirer lorsqu’il vit tourner le bouton de la porte. Il se jeta derrière l’angle de l’armoire.

M. Planet entra. Il s’assit à son bureau, parcourut quelques papiers, puis se dirigea dans un angle de la pièce vers un objet haut et rectangulaire que recouvrait une étoffe sombre, tombant jusqu’au sol. M. Raymon avait pensé qu’il s’agissait d’une malle de vastes dimensions. En réalité, l’étoffe dissimulait un lit pliant.

M. Planet ouvrit ce lit et ôta son veston. Puis il tira une tenture qui transforma en alcôve cette partie de la pièce.

Ensuite, il y eut un gémissement de ressorts.

M. Planet, l’homme auquel une affection de la moelle épinière interdisait la position allongée, l’homme qui avait « la colonne vertébrale en tire-bouchon », comme disaient les élèves, venait de se mettre au lit !

Peu après, sa respiration se fit un peu plus forte qu’à l’ordinaire. Elle montait, très régulière.

Ébahi, M. Raymon quitta la pièce sur la pointe des pieds.

« L’homme qui ne dormait jamais » était endormi !

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