LA TACHE POURPRE

M. Mirambeau, qui venait de conduire les enfants en salle d’études, vit sortir le moniteur du bureau du préfet de discipline.

Il s’étonna.

– Il est chez lui à cette heure-ci ? Cela tombe bien : j’ai besoin de savoir qui il a choisi pour escorter à Paris les candidats au bachot.

– M. Planet n’est pas chez lui, fit vivement M. Raymon. J’ai seulement déposé quelques paperasses sur sa table.

– Ah ! bien… Aussi, je me disais…

M. Donadieu parut sur le seuil de l’économat.

– Quoi de neuf, mes bons amis ?

– Rien, ma foi ! fit M. Mirambeau. Je cherche M. Planet.

– Il est à l’infirmerie, sans doute, répondit l’économe. Ou dans les dortoirs… Il y a tellement à inspecter, ici…

M. Mirambeau croisait et décroisait ses grosses mains.

– Oh ! pour ce qui est de la nourriture, à Saint-Agil, lâcha-t-il brusquement, elle ne laisse rien à désirer, comme disait ce pauvre Lemmel !

– La nourriture ?

– Heu !… Excusez-moi. J’ai voulu dire : la surveillance…

M. Raymon tressaillit et regarda M. Mirambeau, qui considérait l’économe.

– Que voulez-vous ! fit ce dernier, écartant les bras, quand on a la charge d’une jeunesse aussi turbulente…

 

Dans la journée, il ne se produisit qu’un incident, d’ailleurs négligeable. Vers dix heures du matin, lorsque le concierge apporta, en paquet, les copies des élèves, corrigées la veille au soir par les professeurs à leur domicile et remises au début de la matinée dans la loge, on s’aperçut qu’une dizaine d’entre elles manquaient.

 

La femme du portier les retrouva peu après midi. Elles avaient glissé du casier où on les plaçait d’habitude et étaient tombées dans un calendrier à poche des Galeries modernes meldoises, un gros magasin de confection, modes, chapellerie, tenu rue Saint-Rémy par M. Nercerot, le père de ce collégien qui ne rêvait que courses cyclistes, tours de France, etc.

 

Dans la soirée, les aspirants au baccalauréat revinrent de Paris, l’oreille basse, sous la conduite de M. Benassis.

Huit élèves sur neuf étaient recalés. Pour comble, celui qui avait été reçu était un cancre sur le succès duquel on ne comptait absolument pas. Ses condisciples baissaient à peine la voix pour dire qu’il avait été admis par protection, l’examinateur lui soufflant les réponses, fermant les oreilles à chaque bourde qu’il disait, faisant presque, à sa place, les problèmes au tableau, etc., « parce que son père était un gros bonnet qui avait le bras long ».

Ils oubliaient de reconnaître qu’eux-mêmes s’étaient montrés lamentables. L’obsession causée par les bizarres événements survenus à la pension entrait pour une bonne part dans ces trous de mémoires et ces défaillances.

Après le coucher des élèves, le moniteur de gymnastique monta à la chambre de M. Benassis et eut avec le surveillant une longue conversation à voix basse. Il lui révéla sa visite clandestine chez M. Planet, parla du lit pliant et des cartes d’état-major.

L’expression de M. Benassis se fit brusquement très grave.

– Vous allez peut-être penser que je deviens fou, chuchota-t-il…

Visage très rapproché du visage de M. Raymon, il prononça, dans un souffle, un mot qui fit hausser les sourcils au moniteur.

– Espionnage.

Encore un moment, la conversation se poursuivit. Soudain, les deux hommes se turent. M. Raymon posa un doigt sur ses lèvres. Il sortit de sa poche une lampe électrique, glissa avec lenteur vers la porte, l’ouvrit brutalement, et s’élança.

Une exclamation de surprise lui échappa.

Le palier, les deux galeries, les escaliers étaient vides.

– Pourtant, vous avez bien entendu, comme moi, une sorte de glissement sur le parquet ?

– Parfaitement !

M. Benassis désigna l’entrée des deux dortoirs.

– Dans les vestiaires ? suggéra-t-il.

Les vestiaires étaient vides.

– Les dortoirs ?

– Je ne pense pas. D’ailleurs, nous ne pouvons songer à les visiter à cette heure-ci. Que le diable l’emporte ! C’est un vrai fantôme que cet individu !

Sous les yeux du surveillant qui ne comprenait rien à ce manège, M. Raymon marcha vers la fenêtre donnant sur les cours de récréation ; elle était fermée. Il l’ouvrit. Le faisceau de sa lampe courut le long de la gouttière, jusqu’au caniveau.

À cet instant, du rez-de-chaussée, arriva un bruit de porte doucement refermée.

M. Raymon, plantant là M. Benassis, se précipita dans les escaliers aussi vite que le permettait le souci de ne pas faire de bruit. Il parvint dans le hall à point pour voir M. Donadieu pénétrer dans l’économat.

– Eh bien, monsieur Donadieu, vous travaillez encore sur vos registres, à cette heure-ci !

– Je travaille sans travailler, répliqua doucement l’économe. Je fais un peu de reliure. Après une grande journée d’additions et de soustractions, c’est une détente !

– Évidemment !

– Mais vous-même, mon bon ami ?

– Impossible de m’endormir…

– Cela ne m’étonne pas. Je viens de faire un tour dans la cour, il n’y a pas un souffle d’air. Tout est mort.

– C’est vrai. On suffoque.

– Le temps change. Mais l’orage est encore loin.

L’économe hocha la tête, plaça quelques livres sous son aisselle et ferma la porte à clé.

– Il faut tout de même tâcher de prendre un peu de repos. Je vous souhaite le bonsoir, monsieur Raymon.

Il se dirigea vers l’escalier ; son polype sifflait, par intermittence.

*

Le lendemain, la chaleur augmenta. Une chaleur pesante, oppressant le poumon. Le ciel était plombé, semblait se rapprocher de la terre, s’affaisser. Pas de nuages encore, mais l’œil guettait leur apparition sur l’horizon.

On était au jeudi.

– Vous conduirez les enfants en promenade, monsieur Raymon, dit M. Boisse. Vous pourriez passer par le canal. Une baignade leur ferait du bien.

Sur les talons des élèves, M. Planet sortit pour épier, sans être vu, la tenue de la troupe.

Le long des rues tortueuses de la ville et sur les placettes coites où l’on voyait passer des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, la colonne sinuait.

Dans les jardins de l’ancien évêché, MM. Darmion, Grabbe, Mazaud, Cazenave déambulaient, en parlant politique, sous les ombrages où l’Aigle de Meaux, jadis, méditait ses oraisons funèbres ou s’entretenait avec son ami le Grand Condé.

 

Rue Croix-Saint-Loup, M. Donadieu ne levait pas le nez de dessus ses registres. Plus que huit jours, et l’année scolaire serait terminée. Il fallait que tous les comptes fussent bouclés. L’économe avait demandé à M. Mirambeau de l’aider à collationner et vérifier.

 

En salle d’études, ils étaient une dizaine de consignés de toutes classes. En guise de pensum, M. Benassis leur dictait un texte choisi, à dessein, si banal qu’il faisait bâiller le surveillant lui-même.

INSTITUTIONS POLITIQUES DE L’ANCIEN RÉGIME. LE GOUVERNEMENT. – Le gouvernement de la France était la monarchie absolue, c’est-à-dire le gouvernement sous lequel le roi possède sans partage la plénitude du pouvoir suprême. Le roi gouvernait avec l’assistance…

Les élèves devaient ainsi aligner des mots jusqu’au retour de leurs camarades.

Pourtant, vers trois heures, M. Boisse, interrompant son travail de révision des bulletins de l’année, pénétra dans la salle. Il paraissait las. Il écouta quelques minutes le débit monotone de M. Benassis, puis, avec un imperceptible haussement d’épaules :

– Je lève la sanction, dit-il au surveillant. Envoyez les enfants jouer en cour.

 

Cloche… Crécelle… Cloche…

Les élèves des petites classes, pour se donner le plaisir de marquer quatre fois par jour, au lieu d’une seulement, la fuite du temps, s’étaient composé, pour la fin du trimestre, des calendriers où les journées étaient divisées en quatre tranches : on rayait la première à dix heures, la deuxième à midi, la troisième à quatre heures, la quatrième à huit heures. Ainsi, l’on grignotait les journées, on éprouvait l’impression qu’elles passaient plus vite. Et puis, « cela occupait ».

On chahutait un peu : c’était à présent sans grande importance.

En récréation, on fabriquait des aéroplanes en papier, des lassos, des bolas. On posait en équilibre sur l’ongle du pouce de la main gauche des boomerangs miniature découpés dans du carton, puis, d’une pichenette, on les envoyait « dinguer ». Quelle joie, lorsque cela « revenait »… Évidemment, si l’on avait pu en tailler des vrais, dans du bois, ç’aurait été plus amusant. Mais c’était interdit. Les grandes personnes sont épatantes : elles ont toujours la frousse qu’on crève un œil à un copain, qu’on lui ouvre une joue ! Comme si on ne savait pas viser !

Un bruit courut :

– Paraît qu’on va avoir, demain, une conférence d’un type, sur le… sur quoi, déjà ?

– Un hivernage à la Terre François-Joseph, du côté du pôle Sud.

– Drôle d’idée ! Qu’est-ce qu’il a été fabriquer là-bas, ce bonhomme ?

– Des explorations, tiens, puisqu’il est explorateur…

 

Ce soir-là, M. Raymon fit une découverte affolante.

Il s’était rendu dans la classe de sciences pour essayer une fois de plus d’élucider le mystère dont il soupçonnait qu’elle avait dû, à un moment ou à un autre, être le théâtre.

Examinant le placard vitré où était enfermé Martin, il aperçut, au fond, une large tache rouge qui s’étalait sous les pieds du squelette : comme si Martin eût saigné ! Elle s’étendait jusqu’au mur.

Il se courba.

– Qui diable est venu répandre de l’encre ici ?

En examinant mieux la configuration de la tache, le moniteur eut l’impression que la flaque ne s’était pas étalée du placard vers la muraille, mais était partie de la muraille pour s’élargir à l’intérieur du placard.

– Alors quoi ? Les murs suent de l’encre, ici, à présent ?

M. Raymon comprit vite. Identique en apparence à tous ceux qui garnissaient la classe, ce placard en différait en ce sens qu’il n’avait pas de fond ni de plancher. Le socle du squelette reposait directement sur le parquet de la salle. Derrière le squelette, ce que le moniteur avait jusqu’alors pris pour le mur, c’était une porte, peinte dans le même ton verdâtre que la muraille.

Il l’ouvrit aisément et, avec le sentiment qu’il venait de faire une découverte d’importance, il pénétra dans un réduit sans fenêtre, garni d’une longue table rectangulaire et d’étagères supportant un matériel à dessin : compas, équerres, règles plates graduées, fioles d’encre de couleurs diverses, des réactifs, une forte loupe, ainsi qu’un matériel photographique, châssis, cuvettes, accessoires, pour la retouche, et un agrandisseur.

Derrière la porte dérobée, le moniteur distingua sur le parquet une tache rosâtre, très pâle.

Un personnage était venu là récemment, avait renversé, au cours, sans doute d’un petit déménagement discret mais précipité, une fiole d’encre rouge. Il avait épongé l’encre de ce côté de la porte. Mais si grande était sa hâte qu’il s’était retiré sans s’apercevoir que le liquide, déjà, avait filé sous la porte et envahi le placard de Martin.

Le moniteur monta chez M. Benassis.

– Eh bien, ça y est, cette fois ! lança celui-ci dès l’abord.

– Qu’est-ce qui y est ?

– La guerre, parbleu !

– La guerre ? Où avez-vous lu cela ?

– Heu… Enfin… Nulle part ! Ça n’y est pas encore, mais c’est tout comme… Simple question de jours !

M. Raymon sourit et acquiesça. Contredire M. Benassis sur ce chapitre eût été perdre son temps.

– Vous m’avez fait peur, se contenta-t-il de dire. Parlons sérieusement.

*

Le lendemain matin, un personnage abondamment chevelu fit son apparition à Saint-Agil. Il était jovial et demandait impérieusement à autrui de l’être aussi. Il semblait mettre un point d’honneur à tirer de chacun, bon gré mal gré, un sourire.

– Souriez !… Souriez !… Et soyez naturels !… Regardez dans cette direction… C’est cela… Parfait ! Attention, messieurs ! Attention, messieurs !… Ne bougeons plus ! Ne-bou-geons-plus !… Je compte jusqu’à trois. Attention, messieurs… Un… Deux… Trois… Merci, messieurs !

C’était le photographe. Il « prenait » les collégiens en grand uniforme, par groupes.

– Vous serez heureux de retrouver cela plus tard, dans un album.

Souvenirs… Souvenirs…

Première fournée de souvenirs. Deuxième fournée… Toutes les classes y passaient…

Visages pensifs, touchés, déjà, par les rides, visages ouverts, nets et lisses, visages réticents, visages insignifiants que l’on eût dit morts et sur lesquels on ne saurait plus même, dans quelques années, mettre cette étiquette : un nom ; et d’autres, au contraire, qui sembleraient, sur le papier bromure, vivre encore, « dans très longtemps », et vous parler, vous dire : « Tu te souviens ?… » ; petites faces rondes ou allongées, carrées, rayonnantes de santé ou bien maladives, tristes et douces…

Les copains…

Au déjeuner, arriva, pour le café, l’explorateur qui revenait du pôle Sud. Un certain M. Pointis.

Vers trois heures, on se réunit dans la salle d’études pour entendre sa conférence.

– Aurores boréales ou australes, je ne vous apprendrai pas, mes chers petits amis, ce que l’on entend par ces termes. Vous avez tous entendu parler de ces illuminations des couches atmosphériques supérieures, vous en avez lu des descriptions dans vos manuels et l’explication que nous en donne la science.

« Mais nous avons fermé les manuels. Je suis venu ici dans le but, non de vous ennuyer, mais de vous distraire. Je me propose, si vous le voulez bien, de vous conter quelques anecdotes.

M. Pointis toussota. C’était un homme âgé, d’aspect fragile, que semblaient menacer en permanence le catarrhe et la bronchite. Au moindre coup d’air, à la plus tendre brume, on était tenté de lui faire des recommandations : « N’oubliez pas votre foulard… Boutonnez votre pardessus… » Cependant, M. Pointis revenait des terres polaires. Il avait visité la Terre François-Joseph, la Terre Louis-Philippe, la Terre Victoria, la Terre de Wilkes, la Terre d’Enderby, la Terre d’Alexandre Ier, bien au-delà du cap Horn. Le long du cercle polaire antarctique, il avait, par 80° de latitude, cheminé deux années autour du pôle.

– Précisons tout de suite un point. Ce serait une erreur d’imaginer, comme je me le figurais du temps que j’étais en sixième B, qu’il fait plus chaud au pôle Sud qu’au pôle Nord.

Il y eut des rires.

M. Pointis avait conservé toutes ses dents, ou presque, mais elles étaient d’un joli jaune : quand il parlait, on eût dit qu’il avait un épi de maïs bien mûr dans la bouche.

– J’ai pu, comme je me trouvais dans la Terre Victoria, m’assurer par expérience personnelle que le pôle Sud, vers lequel je tendais mes pauvres mains gelées, n’a, en dépit de son nom, rien de commun avec… comment dirais-je… avec un poêle confortablement bourré et rougeoyant.

Il y eut de nouveaux éclats de rire. M. Pointis réjoui du succès de sa plaisanterie, passait sa langue rose entre ses dents de maïs. Il était tout à fait chouette, ce petit vieux, décidément !

Il se dirigea vers un appareil installé sur une table.

Un drap avait été tendu sur la muraille, au-dessus de la chaire. Des tentures installées devant les fenêtres furent tirées. Dans l’obscurité, on entendit M. Pointis manipuler des plaques, des châssis.

– Nous allons faire un peu de lanterne magique. Quelques vues, que j’ai rapportées de ces terres déshéritées, vous en diront davantage que tous les discours…

« Vous voyez ici le mont Terreur. Nous touchons là aux extrêmes confins du monde exploré. Au-delà, s’étendent les immenses régions inconnues. Terra incognita, comme s’exprime notre bonne vieille langue latine.

« Au-dessus de ces contrées désertiques resplendit cette constellation merveilleuse, formée de quatre étoiles principales, que le Florentin Andrea Corsali a nommée : « Croce maravigliosa », dont a parlé Dante dans son Purgatoire, et que nous appelons : la Croix du Sud. Elle se présente sous l’aspect d’une croix grecque verticale…

 

L’orage continuait de monter.

De longues bandes noires avaient envahi le ciel. Mais l’air demeurait immobile, comme mercuriel. On attendait, on souhaitait l’explosion de ces bombes, qui n’en finissaient pas de mûrir, de cette foudre qui n’en finissait pas de s’aiguiser ; la chaleur croissait, se faisait étouffante, et c’était curieux, à la fois, et rafraîchissant, d’entendre, dans l’ombre tiède, la voix de M. Pointis évoquer des étendues glacées, des banquises plus hautes que des paquebots, des neiges éternelles…

– Je vais, maintenant, mes chers petits amis, vous présenter le mont Erebus.

 

Vers cinq heures, la conférence terminée, les collégiens avaient la cervelle bourrée de fjords, d’icebergs, de baleines, d’ours.

« Cercle antarctique, navigation circumpolaire, pôle magnétique, aiguille aimantée », ces expressions faisaient image, suscitaient dans leurs esprits d’immenses fantômes blancs.

Le résultat ne se fit pas attendre.

Une heure plus tard, quatre élèves de sixième, montés à leur dortoir sous un prétexte quelconque, tenaient, dans le vestiaire, un conciliabule.

– Voilà. Je propose ceci. À la rentrée, on fonde une bande. On établira des règlements de fer. Il y aura un serment à jurer, et des sanctions impitoyables pour les traîtres. Faudra songer, chacun de notre côté, à établir un brouillon d’organisation, pendant les vacances. Je me charge de fabriquer un code, pour notre correspondance secrète. Règle numéro un : le silence. Secret absolu.

– Bon. Mais… le nom ? Comment qu’on va s’intituler ?

– Tiens !… C’est tout trouvé : les Compagnons de l’Antarctique !

– J’aimerais mieux : Les Compagnons de la Croix du Sud !

– Ça ne veut rien dire. Mais écoute ; on fondera un insigne : l’Ordre des Chevaliers de la Croix du Sud. Ça colle ?

– Ça colle.

– Ça n’est pas le tout !… Il faudra qu’on ait des repaires, un peu partout dans le monde, hein ?

– Bien sûr !

– Alors, dites… Notre repaire principal, si on l’installait sur le mont Terreur, dans la Terre Victoria ?

– Adopté !

– Maintenant, pour l’argent ?

– L’argent ?

– Dame ! Faut un trésor, pour la bande.

– Ballot ! On s’en montera un ! On fabriquera des billets, avec des carrés de papier… Bleu : mille francs. Rouge : cinq cents. Vert : cent. Blanc : cinquante. C’est pas dur !

– Adopté !

– C’est bien joli, tout ça, fit un esprit critique. Mais… le but de l’association ?

– Ah ! mon vieux, t’en demandes trop. On ne peut pas tout trouver d’un coup ! C’est déjà pas mal, hein ? Et puis, on a deux mois pour y songer. Vous en faites pas, les gars, on va bien rigoler.

– Zut !… V’là Planet !

Les Compagnons de l’Antarctique, prestes comme des rats, se défilèrent.

 

M. Pointis assista au dîner, auquel étaient conviés, en son honneur, la plupart des professeurs.

Le temps était si sombre que l’on dut allumer l’électricité.

Vers le milieu du repas, une grande lanière de feu fouetta le ciel, suivie d’un bruit de déchirure gigantesque.

Un soupir de soulagement s’échappa de toutes les poitrines. L’orage, enfin !

La pluie, d’un bloc, s’était mise à tomber à torrents ; il semblait que, du dehors, on jetât de pleins seaux d’eau contre les vitres.

Comme on servait le dessert, un incident suscita un grand brouhaha. Ensemble, toutes les lumières s’éteignirent.

– Allons, messieurs, un peu de silence ! cria M. Benassis, tourné vers les élèves ravis de cette occasion de chahuter.

Des cuisines, on apporta des lampes.

– Une panne à l’usine, sans doute, fit M. Pointis. Rien de surprenant, avec une atmosphère saturée à ce point d’électricité.

Cela n’avait rien de surprenant, en effet. Néanmoins, professeurs et surveillants ne pouvaient se défendre d’échanger des coups d’œil furtifs. Car ils se rappelaient certain dîner où, comme ce soir, toutes les lumières s’étaient éteintes ensemble, non pas à la suite d’une panne de l’usine, mais d’un court-circuit. Et tous gardaient la mémoire du cri qui avait suivi, – le cri terrible de Lemmel.

Un garçon parut au seuil du réfectoire.

– Monsieur le directeur, déclara-t-il, cela ne vient pas de l’usine. J’arrive de jeter un coup d’œil au compteur : tous les plombs ont sauté. C’est un court-circuit.

– Eh bien, il vaut mieux ainsi, dit gaiement M. Pointis. La réparation sera plus tôt faite.

N’obtenant pas de réponse, il considéra ses voisins de table et fut interloqué de leur voir le même visage tendu, la même expression anxieuse.

Ils écoutaient… Dans le silence profond qui s’était établi, tous prêtaient l’oreille, comme attendant quelque chose…

Mais non. Aucun cri ne pouvait plus sonner sous les voûtes grises de la vieille pension.

M. Mirambeau tendit la main vers une bouteille : la cuiller de M. Donadieu attaquant une marmelade de pommes heurta le bord de l’assiette.

Et ce fut à ce moment, alors que chacun reprenait les attitudes et les gestes naturels, que l’événement se produisit.

Une musique.

Un son de piano, lent et grave.

Cela venait des étages supérieurs, – de la classe de sciences, sans aucun doute, puisque là se trouvait le seul piano qu’il y eût à la pension.

Tous demeuraient figés, raidis, glacés.

– Mais voyons…, dit M. Pointis, que l’incident amusait plutôt et qui ne pouvait rien soupçonner des sentiments de ceux qui l’entouraient.

La phrase musicale se développait, majestueuse de gravité et de lenteur.

– Ce motif… C’est la Marche funèbre de Chopin ! Oh, voilà qui est cocasse !

 

Dans la classe de sciences, on ne trouva personne.

Ou, plutôt, si : Martin.

Le squelette était assis au piano, ses mains reposaient sur les touches.

*

Lorsque M. Pointis, encore ébaudi de l’incident, eut pris congé, MM. Boisse, Planet, Donadieu, Mirambeau, Benassis, Raymon et divers professeurs s’attardèrent quelques instants dans le hall du rez-de-chaussée.

La pluie avait cessé, mais un vent furieux soufflait, tourmentait les arbres du parc, bousculant les feuillages.

La croix grecque…

M. Mirambeau désigna, l’une après l’autre, les quatre branches.

– Celle-ci marque l’ouest : la direction où est parti Mathieu Sorgues. Celle-ci, l’est : la direction prise par Philippe Macroy. Celle-ci, le sud : la direction prise par André Baume. Quant à celle-ci…

Il n’acheva pas.

Sur la quatrième branche, celle qui marquait le nord, il y avait eu un cadavre : celui de Lemmel.

– Et au centre ?… questionna M. Benassis.

– Au centre ?… Il y a…

– Vous ! fit M. Benassis.

En effet, M. Mirambeau occupait le centre de la croix grecque. Il s’en éloigna avec une précipitation comique voulue, qui n’amena pas même un sourire sur les lèvres.

M. Raymon réfléchissait. Plus son enquête avançait, plus ses soupçons se portaient sur le préfet de discipline.

Ces notes de conduite qu’il était censé prendre, en promenade, sur les élèves, – et qui étaient peut-être des relevés topographiques… Chez lui, ce dossier de cartes d’état-major annotées, ces relevés de plan… Ces sommeils furtifs… Dans le réduit, ces accessoires photographiques, ce matériel à dessin, ces encres, ces réactifs susceptibles, par exemple, de faire « remonter » une écriture secrète…

Benassis avait-il raison lorsqu’il parlait d’espionnage ?

Mais, lors de l’épisode de la Marche funèbre, Planet se trouvait au réfectoire. S’agissait-il simplement d’une farce de collégien ?

La porte donnant sur les cours de récréation était ouverte. Le concierge, porteur de quelques journaux, entra par celle qui donnait sur le parc. À l’instant, un vent ronfleur s’engouffra avec violence dans le hall, semblant vouloir fouailler et balayer ce groupe d’hommes de dessus la croix grecque.

M. Raymon regagna sa chambre. Il s’y trouvait depuis quelques minutes à peine, quand son front se plissa. La tenture masquant le lavabo venait de frémir. Sournoisement, il coula une main dans sa poche de veste, en sortit un revolver et marcha nonchalamment vers la tenture.

D’une brusque secousse, il l’écarta.

– Par exemple !… Vous !…

L’élève André Baume se tenait devant lui.

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