LA CROIX GRECQUE

Les plumes couraient sur les cahiers. Une dizaine de collégiens écrivaient à leurs parents la lettre classique de l’élève, si semblable à celle du « tourlourou ». Missives qui glissent sur les mauvaises notes, les punitions, arrivent sournoisement « au fait », et que vient écourter avec régularité, merveilleusement à point, le son de la cloche, lorsque l’essentiel a été dit et qu’il convient de passer au chapitre des sentiments filiaux.

« Je n’ai pas eu de chance à la dernière composition… J’avais bien préparé la matière, mais…

« Je serais bien content si vous vouliez m’envoyer cinq francs, je voudrais bien m’acheter…

« Mes chers parents, je pense tous les jours à vous. Mais la cloche sonne : je suis obligé de m’arrêter. Votre fils qui vous aime… »

Un garçon entra, s’approcha de la chaire, dit un mot à l’oreille de M. Benassis, chargé de l’étude du matin. Le regard du surveillant alla se poser, au fond de la salle, sur l’élève André Baume.

Le numéro 7 ne broncha pas. Il attendait le coup. Il s’y préparait depuis l’aube. À ce point que, dès qu’il avait vu le garçon pénétrer dans la salle d’études, il avait posé ses mains à plat sur son pupitre, ses fesses s’étaient décollées de dessus le banc. M. Benassis avait livré à M. Boisse le coffret des Chiche-Capon. On allait « vider » Baume de la boîte, cela ne faisait aucun doute.

De même qu’ils avaient dit de Sorgues et de Macroy : « Ils ont sauté le mur ! » les élèves diraient du numéro 7 : « Il est sorti par la fenêtre ! » Baume s’en moquait. Cela lui était égal, parfaitement égal.

Depuis l’aube, il ne s’était pas donné la peine d’ouvrir un seul manuel, un seul cahier. À quoi bon ?

D’ores et déjà, il se considérait comme ne faisant plus partie de Saint-Agil. Il acceptait encore de se plier à la règle, à l’emploi du temps. Mais il eût pu, aussi bien, se livrer aux pires excentricités. Cela eût hâté l’exécution, mais n’eût rien changé, il le savait.

M. Benassis le savait aussi. Plusieurs fois, le regard du surveillant et celui de l’élève s’étaient croisés. L’attitude de Baume n’était que défi ; son œil bravait, narguait : chaque fois, M. Benassis avait préféré baisser les yeux. De temps à autre, le collégien prenait, sur un calepin neuf, des notes évidemment sans rapport avec les cours. C’était là toute son activité. Loin de la dissimuler, il y mettait de l’ostentation. Il eût souhaité de s’entendre ordonner : « Apportez-moi ce calepin ! » Il aurait refusé. Même par la force, on ne lui aurait pas arraché ce carnet : plutôt, Baume aurait boxé le surveillant, boxé le directeur lui-même. Il l’aurait fait vraiment. Il s’exaltait à cette pensée. Mais M. Benassis, qui saisissait parfaitement le manège, se gardait d’intervenir. Et Baume, dépité obscurément, ne pouvait que grommeler, le menton au creux des paumes :

– Face de rat ! Sale face de rat !…

Le garçon qui avait chuchoté à l’oreille de M. Benassis quitta la salle. Le surveillant toussa légèrement.

– Baume !… Chez monsieur le Directeur !

Ça y était !

Le numéro 7 se mit debout, sans hâte. Flegmatique, il passa entre les bancs. Ses poches étaient gonflées de papiers personnels qu’il tenait à sauver du désastre. Il éprouva l’envie de commettre une saugrenuité, de crier : « Vive la fuite ! » ou « Adieu, les copains ! » mais il n’était qu’un enfant, après tout. Il se contenta d’adresser un sourire sardonique à M. Benassis et sortit sans faire d’esclandre.

*

« Les soussignés, après avoir fumé le haschisch et le thé sacrés dans la même pipe , prononcé les paroles cabalistiques et accompli les incantations rituelles, jurent de gagner ensemble, dès que l’occasion s’en présentera, les États-Unis d’Amérique, peu importe en quelle ville, dès qu’ils auront satisfait à leurs obligations militaires ou même avant, si possible. Ils prennent cet engagement après mûres réflexions, sans pression d’aucune sorte ; ils ont le désir et la volonté inébranlables de tenir leur serment et le tiendront, – à moins d’empêchement abs olu. Leur décision est irrévocable. »

En guise de signature, les numéros 7, 22 et 95 avaient été apposés au bas de ce document.

Un timbre-poste non oblitéré portant cette inscription : 1 cent. U.S. Postage et, en médaillon, les traits de Washington, agrémentait et authentifiait cette déclaration.

Le commissaire de police pouffa dans le creux de sa main. M. Sorgues, le père du numéro 95, hochait la tête mélancoliquement. Un homme long, maigre et blafard, tout de noir vêtu, qui tenait sur ses genoux un chapeau melon et des gants sombres, considérait méditativement M. Planet, qui venait de donner à haute voix lecture de ce document. M. Boisse était crispé. M. Donadieu, l’œil humide, considérait avec désolation André Baume, debout, auprès d’une table ovale. La scène se passait au rez-de-chaussée de Saint-Agil, dans le salon de réception. Le personnage au melon et aux gants se nommait M. Quadremare, un homme de bien qui réglait, au collège, les pensions de Macroy et de Baume. M. Boisse, le matin même, dès que M. Benassis lui avait remis le coffret des Chiche-Capon, l’avait avisé de la découverte et prié de se rendre à Meaux ; il avait également informé M. Sorgues, installé à Paris depuis une dizaine de jours, et qui hantait les bureaux de la police judiciaire dans l’espoir d’apprendre du nouveau sur le sort de son enfant.

À la vue de la carte postale de Chicago, M. Sorgues n’avait pas eu d’hésitation.

– C’est bien l’écriture de mon gamin. Aucun doute ! Ainsi, voilà qu’il est là-bas !… Tout seul ! Et il ne m’a pas écrit…

Les pointes jaunâtres des moustaches à la gauloise tremblaient. Le commissaire de police rentra la tête dans le cou. Les mains de M. Donadieu dansaient sur ses genoux. M. Planet plongea ses doigts dans le coffret des Chiche-Capon ouvert sur la table, ramena une poignée de feuillets. Il y avait là des billets brefs, des lettres interminables.

« Le 4 mars. An II de l’Hégire des Chiche-Capon.

« Le numéro 22 aux numéros 7 et 95 : All right ! »

Une Communication critique du numéro 7 :

« Il nous faut songer sérieusement à notre future vie américaine. Deux questions se posent :

« 1° Comment gagnerons-nous le Nouveau Continent ?

« 2° Une fois débarqués sur le sol de la Libre Amérique, que ferons-nous ?

« Envisageons la question numéro 1.

« A. Quell e compagnie de navigation choisir ?

« B. Dans quel port nous embarquer ?

« C. Comment réussirons-nous à nous embarquer ? Étudier les tarifs des compagnies de navigation pour choisir la plus économique. Et les formalités ? Papiers, etc. Comment se les pro curer ? D’abord, établir leur liste exacte. Et la question équipement ? Potasser le catalogue des Armes et Cycles.

« Mais supposons le problème résolu. Nous voilà sur le port de… Au fait, quel port ? Mettons New York. Que faisons-nous ? Nous ne disposons d ’aucune expérience, d’aucune connaissance, d’aucun métier spécial. Au Far-West, ça ne doit pas être facile de trouver à emprunter de l’argent. Pensons au struggle for life. Quel sera l’œuvre gigantesque, le fantastique projet que nous pourrons entreprendr e ? Il faudra bien y songer un jour ou l’autre. En outre : quel est le climat là-bas ? Le genre de nourriture ? Le coût de l’existence ? Les Français sont-ils bien vus ? etc.

« J’attends illico une réponse. Longue vie et dollars aux Chiche-Capon ! »

Tandis que M. Donadieu, abaissant et relevant le crâne, semblait donner à chacune de ces interrogations une approbation sans réserves, MM. Boisse, Sorgues, Quadremare et le commissaire de police fixaient, avec des expressions diverses, mais exprimant toutes l’ironie, André Baume, l’auteur de ce questionnaire serré. Figé, le regard lointain, le numéro 7 sentait, dans sa poche de veste, sous son bras gauche, le calepin où il avait pris des notes une bonne partie de la matinée. Ce contact le réconfortait.

Suivit une fière réponse du numéro 95.

« Ce que nous ferons ? Nous serons rois ! Rois de quoi ? Peu importe ! »

Et cette ébauche de programme :

« À New York, notre premier soin est de nous mettre en quête d’un hôtel. L’hôtel en question découvert, nous déjeuno ns et nous nous accordons deux ou trois jours de répit, histoire de nous reposer des fatigues de la traversée et de nous familiariser avec les habitudes et les mœurs des indigènes ainsi qu’avec les avenues, rues, squares, monuments et édifices importants. On laisse tomber les musées : pas de temps à perdre. Ensuite, nous tenons un grand conseil… Êtes-vous d’accord jusque-là ? Longue vie et dollars ! »

Il y avait deux post-scriptum :

« 1° Admirez la solidité de mon papier ! ! !

« 2° Entendu pour l’après-mid i de la première journée des vacances de Pâques, à Paris. On fera les Américains ! ! ! »

M. Planet poursuivait le dépouillement. Il donna lecture d’une réponse, beaucoup plus précise, de Macroy, le numéro 22, le technicien de la bande.

« Avouons-le, nous sommes encore insuffisamment armés. Lorsque nous serons initiés aux mystères du linge qu’il faut donner soi-même à faire blanchir et des chaussures qu’il faut faire raccommoder, nous serons davantage en état de nous défendre. Il est probable que nous serons obligés de nous restreindre à grands coups de tringle pour amener nos premières bank-notes ; il conviendra de se mettre farouchement la ceinture. Je propose ceci : nous nous procurerons avant notre départ des lettres de recommandation de personnes influ entes. Tâcher d’en extorquer aux relations de M. Quadremare. Il a le bras long. »

M. Quadremare pinça les lèvres, fronça le sourcil. Baume était devenu écarlate.

« Notre plan d’action devant dépendre de lettres adressées par des gens que nous ne connaiss ons pas encore, à des personnes que nous ne connaissons pas davantage, et dont nous ignorons la situation, il me semble plus urgent d’étudier les points suivants :

« Nous devons nous faire par avance le plus possible aux mœurs américaines. À vrai dire, je ne les connais pas très bien, mais, d’après le Huret, on peut distinguer trois éléments principaux :

« Le FLEGME, la DÉSINVOLTURE. Un SENS PRATIQUEtrès aigu.

« Nous aurions intérêt à cultiver d’ores et déjà ces qualités (le numéro 95 surtout), et à piocher d’arrache-pied notre anglais, réellement insuffisant. »

Après cela venait une :

« Énumération rationnelle, cataloguée, méthodique, raisonnée, consciente et intégrale des pièces à produire au Bureau de l’American Passport pour l’obtention de l’Americ an Visa : consentement légalisé des parents ou tuteurs. Deux photos. Bulletin de naissance. Certificat d’engagement aux U.S.A. ou lettres prouvant le but exact du voyage. »

Ensuite :

« Je m’occupe à établir, d’après les Armes et Cycles, la liste du bagage indispensable. Principe absolu : ne pas s’encombrer. »

Et, pour terminer :

« Soyons pratiques. Je propose la fondation d’une caisse mutuelle pour notre voyage. Réponse illico, s.v.p. Longue vie et dollars aux Chiche-Capon ! »

Le commissaire, égayé, riait à petits coups. Baume était sur des charbons et attendait avec impatience la fin de ce supplice. L’expression de M. Boisse demeurait glacée.

La cloche sonna. On perçut, venant de l’étude, un grand remue-ménage.

– Le réfec ! se dit Baume. On va me flanquer la paix ! Pas trop tôt !

Tout près de la pièce, le long d’une des branches de la croix grecque dessinée par les deux galeries, le flot des élèves coulait. Le commissaire se frotta les mains.

– Eh bien, vous voilà rassuré, monsieur Sorgues… Rassuré… Façon de parler. Ce n’est pas drôle pour un père de savoir son rejeton seul, à seize ans, sans le sou, à des milliers de kilomètres ! Mais du moins, vous savez où il est ! Soit dit en passant, il est déluré, le bougre ! Voyez-moi s’il a eu vivement fait de traverser la mare aux harengs ! Il est peut-être déjà roi de quelque chose, à l’heure qu’il est !

– Je ne m’explique pas qu’il ne m’ait pas écrit, interrompit le père.

– Eh parbleu ! Il l’a fait, mais la lettre se sera égarée.

Chacun opina. C’était l’hypothèse la plus vraisemblable.

– Quant à Macroy, je vous garantis que nous ne le laisserons pas filer si facilement. Le nécessaire sera fait pour que votre protégé soit rapidement retrouvé, monsieur Quadremare.

Le commissaire se tourna vers André Baume.

– Et vous, sans doute, mon bel oiseau, vous vous apprêtiez à vous envoler aussi ?

Baume ne répondit pas. Le magistrat haussa les épaules.

– Tiens, tiens ! fit M. Planet.

Il élevait un carré de papier : Il lut :

« La provision de cibiches s’épuis e. C’est au numéro 7 à la renouveler. Remettre comme d’habitude l’argent à Joly après la classe de maths. Penser également aux bougies et au chewing-gum. Signé : Numéro 22. »

 Joly ? Ah vraiment !… grinça M. Boisse.

Joly était un externe qui suivait les cours de quatrième.

Le préfet de discipline nota sur son carnet :

« L’élève Joly fait le commissionnaire pour ses camarades et introduit des cigarettes et des bougies dans rétablissement. L’interroger. »

Du coffret, il tira ensuite un énorme cahier. Une étiquette était collée sur la couverture.

– Qu’est-ce ? demanda M. Boisse.

M. Planet feuilleta. Une centaine de pages étaient couvertes d’écriture.

– Une espèce de roman. Cela s’intitule :

« MARTIN, SQUELETTE, ou Les Exploits des Chiche-Capon, racontés par le numéro 95. Chapitre premier : La Grande Pyramide d’Égypte… »

– Bon, bon ! jeta le commissaire. Je crois que nous sommes suffisamment édifiés. Il est l’heure de déjeuner. Messieurs, je vous salue.

Il sortit. M. Boisse se tourna vers M. Quadremare.

– Je ne suppose pas qu’il nous soit possible d’envisager le retour de l’élève Baume à Saint-Agil après les grandes vacances. Cette affaire est trop grave. Songez que cela a duré trois années ! Trois années de préoccupations inspirées par l’esprit de révolte…

– Je suis de votre avis, monsieur le directeur, dit M. Quadremare.

Une joie tumultueuse bouleversait le numéro 7. Fini, de cette sale boîte ! Quoi qu’il pût arriver, maintenant, ce serait du nouveau !

– J’estime, néanmoins, reprit M. Boisse, qu’il serait regrettable de priver André Baume du bénéfice des examens de fin d’année en le retirant dès aujourd’hui de la pension. Nous touchons aux vacances. Si André Baume veut promettre de faire preuve, durant ces trois dernières semaines de l’année scolaire, d’une conduite et d’une application exemplaires, je consentirai à ce qu’il reste. Répondez, Baume !

La pensée d’avoir encore une vingtaine de journées à passer à la pension remplit d’écœurement le numéro 7. Cependant, il murmura :

– Je promets, monsieur le directeur.

– Comprenez-moi bien. Pas un mot de cette affaire à vos camarades. Pas une minute de dissipation. Pas une mauvaise note : sinon, c’est la porte im-mé-dia-te-ment. Je renonce à vous adresser aucune semonce. C’est uniquement par égard pour votre bienfaiteur, M. Quadremare, que je retarde l’application de la sanction. Je m’exprime clairement, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur le directeur.

– Au cas où vous ne seriez pas résolu à faire de votre mieux durant ces trois semaines, il serait préférable de le déclarer nettement. Votre cas n’en saurait être aggravé. Vous partiriez séance tenante, voilà tout. Dites si vous êtes sérieusement décidé à tenir votre promesse.

– Oui, monsieur le directeur.

– Parfait. Vous reprendrez votre place parmi vos camarades lorsque vous aurez présenté vos adieux à votre bienfaiteur.

M. Quadremare et M. Sorgues prirent congé. Arrivés à Meaux pour des motifs identiques, ils avaient convenu de déjeuner ensemble. Au pied du perron, M. Quadremare exprima à Baume, en quelques phrases bien senties, ce qu’il pensait de sa conduite. Le numéro 7 regarda profondément cet homme long et noir, hésita, puis prit un parti.

– Monsieur Quadremare, chuchota-t-il, il faut que je vous parle.

– Je vous écoute, fit l’autre, s’attendant à des paroles d’excuses, des protestations de regrets. Mais ne comptez pas m’attendrir. Vous avez eu une conduite abominable. Je suis outré.

L’élève jeta autour de lui des coups d’œil furtifs. Des mouvements nerveux révélaient un état d’exaltation considérable. Il se mordit les lèvres, baissa la voix davantage.

– Sorgues et Macroy…

– Quoi ? fit M. Sorgues, avançant précipitamment.

– Il a dû leur arriver malheur à tous deux… Je soupçonne… Emmenez-moi en ville avec vous, monsieur Quadremare. Je… Je n’ose parler ici… Emmenez-moi en ville un moment, et…

– Si vous savez quelque chose de particulier, pourquoi avoir gardé le silence tout à l’heure ? jeta M. Quadremare. Je ne crois pas un mot de ce que vous dites et ne vous emmènerai certainement pas !

L’élève implora du regard M. Sorgues.

– Emmenez-moi, répéta-t-il. Je ne puis pas ici. Pas ici…

M. Quadremare demeurait sceptique.

– Que signifie cette comédie ? Vous emmener en ville ? Pour vous offrir un bon déjeuner au restaurant, peut-être ? Ce serait une singulière façon de vous punir ! Quels mensonges préparez-vous ?

M. Sorgues vint à la rescousse.

– Emmenez-le, monsieur Quadremare ! Il me paraît sincère. Et, s’il ment, il vous restera toujours la ressource…

– Soit !

M. Quadremare rentra dans le bâtiment.

– Monsieur le directeur, permettez-vous que je garde Baume une heure ou deux ?

– Mais certainement, cher monsieur. Vos recommandations ne pourront que lui être salutaires.

– Voici ! dit un peu plus tard l’adolescent, en tirant de sa poche le carnet où il avait écrit dans la matinée. J’ai tout expliqué là. Il y a quantité de détails… Lisez.

Tous trois étaient assis dans une salle de café. Aucun autre consommateur : l’heure de l’apéritif était passée. M. Quadremare buvait un madère ; M. Sorgues, une absinthe ; le collégien, un malaga.

Penchés sur le calepin, l’homme au chapeau melon et l’homme aux moustaches à la gauloise se mirent à lire.

« RAPPORT

sur la disparition de Mathieu Sorgues

(12 juin)

et sur celle de Philippe Macroy

(7 juillet)

« Commencé le 10 juillet.

« Le 7 au soir, j’avais été étonné de ne trouver sous mon traversin aucune note de Macroy m’expliquant sa décision de se sauver et ses plans pour la suite.

« J’espérais qu’il en avait laissé une dans le coffre des Chiche-Capon.

« M’étant rendu cette nuit (nuit du 9 au 10) dans la classe de sciences, je n’ai pas trouvé de note du numéro 22. Ça m’a d’abord dégoûté. Je me suis dit : « Les Chiche-Capon. C’est bien fini ! » La bougie brûlait dans le crâne de Martin. Le squelette avait l’air de se payer ma tête. Avant de refermer le coffre, j’ai encore jeté un coup d’œil à la carte postale de Sorgues. C’est alors que j’ai remarqué quelque chose de bizarre, sur cette carte. Des soupçons m’ont frappé instantanément. Une intuition. J’ai eu peur. J’ai regardé encore Martin : il n’était pas beau à voir. Puis Benassis s’est amené. Mais soyons méthodique.

« A. RÉFLEXIONS SUR LA CARTE POSTALE.

« Elle a été écrite incontestablement par Sorgues et expédiée de Chicago. Mais : trois bizarreries :

« 1° N ous avions l’habitude d’écrire Chiche-Capon avec un trait d’union. Sur la carte, Sorgues n’en a pas mis. POURQUOI ? »

L’écriture était haute, la typographie aérée. Peu de texte suffisait à garnir une page. M. Quadremare lisait plus vite que M. Sorgues. Lorsqu’il était arrivé au bas d’une page, il la pinçait entre deux doigts par l’angle inférieur, et attendait.

– Vous pouvez tourner.

« 2° M. Philippe Macroy, esq.

« Sorgues savait fort bien, nous en avions plusieurs fois discuté ensemble, que c’est une faute , grammaticalement, de mettre : esq. après un nom propre quand on a mis : M. devant. Esq. signifiant justement : monsieur, d’après l’Elwall. Or, Sorgues a écrit : M. Philippe Macroy, esq. POURQUOI ? (Et il était en Amérique. Raison de plus pour faire at tention à son anglais !)

«  3° ENCORE PLUS IMPORTANT. Il était depuis trois ans expressément convenu entre Sorgues, Macroy et moi que nous ne nous désignerions, en langage Chiche-Capon, que par nos numéros. Chiche-Capon 7. Chiche-Capon 22. Chiche-Capon 95. Ces numéros représentaient notre signature, – la seule valable. Chiche-Capon, sans numéro, engageait toute la bande. Depuis trois ans, nous avions toujours observé cette règle. Il y avait même des sanctions de prévues ! POURQUOI, juste ce jour-là, tellemen t exceptionnel pour lui, Sorgues a-t-il dérogé à la règle ? »

M. Quadremare eut un mouvement d’impatience.

– Tissu de puérilités ! Sans intérêt ! Si ce sont là toutes vos révélations, André, je vais vous reconduire tambour battant…

Baume ouvrit la bouche, avança un doigt.

– Allons toujours ! coupa M. Sorgues. C’est menu, mais ça se tient.

– Fariboles ! cher monsieur.

– Qui sait ? Il faut voir la suite.

– Je puis tourner ?

– Je vous en prie.

La page suivante contenait une réponse directe à l’accusation de puérilité formulée par M. Quadremare.

« Je sais bien qu’à tout autre que moi, ces réflexions paraîtraient idiotes ; mais il ne faut pas oublier que nous savions, au fond, que tout cela était très gosse et n’était réellement amusant que parce que no us avions inventé des conventions strictes.

« J’ai eu immédiatement, dans cette nuit du 6 au 7, un sentiment. Je ne veux pas écrire lequel tout de suite. Ou plutôt si, je vais l’écrire. C’était un sentiment de méfiance. Autrement dit, j’ai éprouvé l’impression que ces trois fautes étaient VOULUES. J’ai flairé là un avertissement, de la part de Sorgues.

« J’ai fait par la même occasion diverses observations que voici :

« a) Le fait que Sorgues n’avait écrit qu’à Macroy, au lieu d’envoyer une carte aussi p our moi, ou d’écrire nos deux noms sur la même carte (ça ne lui aurait pas coûté plus cher), ne cachait-il pas une intention supplémentaire d’alerter notre défiance ?

« b) D’ORDRE PSYCHOLOGIQUE. PLUS IMPORTANT. Celui de nous trois qui était le moins désig né, par tempérament, hardiesse, force physique, sens pratique, etc., pour tenter, tout seul, dans des conditions aussi difficiles, le voyage aux États-Unis et mener à bien cette entreprise, était à coup sûr MATHIEU SORGUES. C’était un rêveur, un chimérique (voir ses lettres). Je suis certain que, le jour venu, il n’aurait pas refusé de partir avec nous. Ce n’était pas un dégonfleur. Mais SEUL ? Et le premier ?

« c) Également d’ordre psychologique. ENCORE PLUS IMPORTANT. Sorgues était l’auteur du roman : Martin, squelette. C’était son rayon. Il le composait tout seul. On le laissait s’en débrouiller comme il l’entendait. Il s’en tirait d’ailleurs très bien. Il a toujours été fort en composition française. Macroy et moi, nous avions notre partie à nous : Macroy, la technique ; moi, la critique. Système de la division du travail. Sorgues en était très entiché, de son roman. Il nous en parlait à chaque récréation. Bref, il y tenait (C’est compréhensible.). Eh bien, je demande : est-il VRAISEMBLABLE qu’il soit pa rti sans emporter son roman ? (D’autant qu’il y avait déjà une centaine de pages de faites. C’est quelque chose !) Je dis que c’est INADMISSIBLE !

« Mais j’arrive à :

« B. LES ANOMALIES.

« a) Nous nous tenions sincèrement au courant de tout ce qui nous venait à l’esprit : projets, ennuis, espoir, etc. Ni Sorgues (le 12 juin), ni Macroy (le 7 juillet) n’ont fait part de leur intention de fuir.

«  b) Sorgues ni Macroy n’ont laissé aucune note pour s’expliquer. Le premier : vis-à-vis de Macroy et de moi ; l e second : vis-à-vis de moi. Ces deux choses entièrement contraires aux règles des Chiche-Capon et, surtout, à l’esprit d’amitié réelle qui nous unissait.

«  c) Nous étions à moins de deux mois des vacances lorsque Sorgues a disparu et à moins d’un mois lorsque Macroy a disparu. N’est-il pas surprenant qu’ils n’aient pas patienté ? Surtout si l’on songe que nous devions tous trois passer ensemble le mois d’août – quinze jours en Provence, dans la propriété de M. Quadremare, et quinze jours en Poitou, chez M.  Sorgues. (M. Quadremare et M. Sorgues avaient dit oui, c’était d’accord.) N’est-ce pas SURPRENANT ?

« PREMIÈRE CONCLUSION :

« Les fautes VOULUES de SORGUES sur sa carte, et les diverses anomalies semblent indiquer que : ces départs ne sont pas NATURELS.

« Je passe à présent à :

« C. LES SIMILITUDES.

« Auparavant, je pense qu’un plan des lieux peut être utile.

SIMILITUDES

Le 12 juin Le 7 juillet
M. Mirambeau est de surveillance à l’étude du soir. M. Mirambeau est de surveillance à l’étude du soir.
Un peu avant 5 heures et demie, il met Sorgues à la porte. Un peu avant 5 heures et demie, il met Macroy à la porte.
Sorgues va chez le préfet de discipline (voir plan). Macroy va chez le préfet de discipline (voir plan).
Sorgues se fait passer un savon. Macroy se fait passer un savon.
M. Planet donne le REDEAT : 5 heures 45 M. Planet donne le REDEAT : 5 heures 55
Sorgues se dirige vers l’étude, M. Planet le suit des yeux jusqu’à ce qu’il ait tourné l’angle (voir plan). Macroy se dirige vers l’étude, M. Planet le suit des yeux jusqu’à ce qu’il ait tourné l’angle (voir plan).
Sorgues ne se trouve pas alors à plus de trois mètres de la salle d’études. Macroy ne se trouve pas alors à plus de trois mètres de la salle d’études.
Personne dans les deux galeries. Pourtant, Sorgues n’arrive pas jusqu’à la porte de l’étude. On constate à 8 heu res sa disparition. Personne dans les deux galeries. Pourtant, Macroy n’arrive pas jusqu’à la porte de l’étude. On constate à 8 heu res sa disparition.
Le portier affirme ne pas l’avoir vu sortir. Le portier affirme ne pas l’avoir vu sortir.
Par la suite, on signalera qu’on l’a aperçu dans un train. Depuis : Plus rien. Par la suite, on signalera qu’on l’a aperçu dans un train. Depuis : Plus rien.

Si ! La carte de Sorgues, trois semaines plus tard. Mais j’ai dit mes raisons de la tenir pour suspecte. En outre, la disparition de Macroy ne remonte qu’à trois jours.

Qui sait si, dans quinze ou vingt jours, une carte de Macroy…

« QUESTION ET CONCLUSION

« QUESTION :

« Que s’est-il passé, le 12 juin et le 7 juillet, près de l’intersection des deux galeries du rez-de-chaussée qui dessinent une croix grecque ? (Voir plan.)

« Quels faits identiques (car il faut admettre des faits identiques si l’on veut raisonner utilement sur la loi des similitudes) ont bien pu se dérouler dans cet espace vide ?

« Que l’on ait vu SORGUES, puis MACROY, voyager seuls semble impliquer qu’ils sont partis librement de la pension.

« Mais MOI, m’appuyant sur les observations que je viens d’énumérer, je pense que SORGUES, puis MACROY ont VU, ou ENTENDU, qu’ils ont SURPRIS, ou qu’on leur a RÉVÉLÉ quelque chose qui les a OBLIGÉS immédiatement, sans que des considérations d’aucune sorte aient été capables de les retenir, à s’enfuir de Saint-Agil.

« Je pense, en outre, que leur fuite a été surveillée, qu’ils PARAISSAIENT LIBRES, mais ne l’étaient pas, sinon SORGUES fût allé chez son père et MACROY chez M. Quadremare.

« Je pense, enfin, que les bizarreries que j’ai relevées sur la carte de SORGUES sont volontaires, faites dans le but d’exciter la méfiance de MACROY et la MIENNE, et que, si le numéro 95 n’a pas employé un procédé plus direct, c’est qu’il n’en avait pas le MOYEN.

« MA CONCLUSION est qu’il existe un MYSTÈRE, et que la CROIX GRECQUE est le lieu géométrique de ce MYSTÈRE. »

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