M. RAYMON

M. Quadremare eut achevé la lecture du rapport en avance de dix minutes sur M. Sorgues.

Il coinça le bout de son nez effilé entre le pouce et l’index, eut l’air d’avaler ses propres lèvres, puis les ressortit de sa bouche, et sa langue claqua. Il considéra M. Sorgues.

– Qu’en pensez-vous ? dit l’homme du Poitou.

– Je pense que nous sommes en présence de la montagne qui accouche d’une souris.

– Même s’il ne s’agit pas d’une souris…, insista l’homme aux moustaches.

– Je suis de votre avis, accorda l’homme au chapeau melon.

– Songez qu’il y aura un mois après-demain que mon fils est parti. Et aucune nouvelle !…

– Je ne l’oublie pas. Je ne crois nullement aux mystères de la Croix grecque, mais j’estime que tout n’est pas clair, en effet. Allons déjeuner, voulez-vous ? Nous étudierons la question. Debout, sacripant ! J’espère que les émotions ne t’ont pas coupé l’appétit.

Lorsque les deux hommes revinrent au café, Baume n’était plus avec eux. Son bienfaiteur l’avait reconduit à la pension.

Le débit s’était garni. Autour d’une table, trois professeurs de Saint-Agil étaient réunis, pour le digestif : M. Cazenave, qui « faisait » le latin-grec, M. Grabbe, l’allemand, M. Smet, les sciences naturelles. Leurs cours ne commençaient qu’à trois heures.

– Vous savez que j’ai rendu mon tablier, déclarait M. Cazenave, un homme du Sud-Ouest, court et bedonnant, qui roulait les r.

– Vous plaquez la boîte ?

– Le père Boisse devient par trop puant ! Je lui ai signifié hier soir qu’il ait à se chercher un autre professeur de latin pour la rentrée. Alea jacta est ! Et comment va cette préparation d’agreg, Smet ?

M. Smet, un godelureau aux prunelles pâles, qui semblait proche parent du mouton, soupira.

– Je bûche ! Mais c’est dur. Pour en revenir au maréchal des logis Boisse…

– Achtung ! Voilà Benassis…, souffla le professeur d’allemand, un Alsacien haut en couleur, dont les oreilles étaient si gonflées de sang qu’elles en paraissaient noires.

Œil de lynx, oreille de chat, langue de vipère : on pesait ses paroles lorsque Benassis était présent.

Le surveillant olivâtre laissa tomber sur la table une demi-douzaine de quotidiens.

– Ça se gâte de plus en plus, fit-il. L’Allemagne…

– Ça a l’air de vous faire plaisir !

– Voyons ! Quelle sottise ! Je me borne à constater ! Je n’ai jamais été pour la politique de l’autruche. Fermer les yeux pour ne pas voir n’arrête pas le cours des événements ! Les nations sont en train de se jeter des bolées de vitriol à la figure, comme des jolies filles !

– À propos de jolies filles, chuchota M. Grabbe, avez-vous remarqué la petite, là-bas, sur la banquette ?

– Supérieurement roulée ! opina Cazenave. Pas de Meaux. Ça se saurait. Qui diable peut-elle être ?

– Une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime…, jeta en riant un nouveau venu, M. Darmion, le professeur de lettres.

Il commanda un cognac et fit :

– Qu’est-ce qui se passe avec les élèves ? Une épidémie de fuite ? A-t-on des nouvelles de Macroy ?

Dans un coin, M. Quadremare confiait à M. Sorgues :

– J’ai gardé le carnet de Baume. Voici ce que je propose. Je suis très lié avec le préfet de police. Nous allons le voir ensemble dès aujourd’hui et il nous donnera son avis.

– S’il est à Paris en ce moment et s’il peut nous recevoir, je ne demande pas mieux…

– Il est à Paris et il nous recevra.

*

À Saint-Agil, MM. Boisse, Planet et Donadieu examinaient ensemble Martin, squelette, le roman de Mathieu Sorgues. Les élucubrations du numéro 95 ne manquaient pas d’un certain sel. Cela commençait par un : Préambule.

« Les Chiche-Capon sont trois. Ils s’appellent Phil Mac Roy, Andy Bohm et Mathias Zorg. »

Sous la déformation orthographique, les identités réelles transparaissaient.

« Leurs numéros sont : 22, 7 et 95. Comme leur nom l’indique, les Chiche-Capon bravent tous les dangers, relèvent tous les défis ; rien ne peut les faire reculer, pas même la mort. Ils ont en Europe, en Afrique, en Asie et en Amérique des repaires ignorés de la police, très bien organisés et confortables. Ils possèdent des autos, des avions, un sous-marin. Ils ont sous leurs ordres des lieutenants.

« Bohm possède au plus haut degré la ruse et l’esprit critique. De plus, il est capable de battre à la course n’importe quel champion.

« Mac Roy a la technique, la décision, l’audace. Il est fort et il connaît tous les secrets de la boxe et du jiu-jitsu.

« Zorg a l’invention. Il est d’ailleurs très fort lui aussi, et il peut courir beaucoup plus vite qu’on ne le croit. Ses balles sont meurtrières.

« Les CHICHE-CAPON ont deux ennemis mortels : LE BÉDOUIN, un petit pète-sec à barbiche… »

M. Planet jeta un regard rapide sur M. Boisse, qui s’était mis à tourmenter sa barbiche.

« … et son complice : JEF, L’HOMME VOLANT, qui a des yeux de veau et marche comme un fantôme. »

Ce fut au tour de M. Boisse de se tourner sardoniquement vers M. Planet.

CHAPITRE PRE MIER

« La Grande Pyramide d’Égypte

«  – Enfer ! cria Bohm, n’est-ce pas le profil satanique du Bédouin que je viens de voir apparaître derrière le sarcophage d’Aménophis IV ? Ce sinistre personnage nous poursuivra donc partout ? Il en veut aux perles et a ux rubis de la momie sacrée, lui aussi !

« – Jef, l’homme volant, son âme damnée, ne doit pas être loin ! dit Zorg.

«  – Entrons dans l’hypogée, proposa Mac Roy, toujours pratique. Ce soleil me met la cervelle en ébullition. Les perles et les rubis de la momie sacrée ne nous échapperont pas, foi de Mac Roy… »

Le directeur et le préfet de discipline lisaient ce récit abracadabrant sans que l’ombre d’un sourire témoignât qu’ils se rappelaient avoir été des enfants, eux aussi jadis. Mais peut-être n’avaient-ils jamais été des enfants ?

– Pauvres petits ! Pauvres petits ! soupirait M. Donadieu.

Trois sons graves : trois heures.

On entendait, aux étages, le piétinement sourd des collégiens circulant dans les corridors. Changement de cours : on passait des maths aux lettres ; de l’histoire à l’anglais ; de la géo aux sciences naturelles.

– Nous étions arrivés, messieurs, aux hyménoptères. On entend par hyménoptères (du grec humen : membrane, et pteron : aile), un ordre d’insectes caractérisés surtout par des ailes membraneuses. La fourmi…

M. Smet allait et venait dans la classe de sciences naturelles. Il avait une voix pointue. Il s’accouda au piano.

– La fourmi…

Dans son placard, Martin, squelette, le regardait.

M. Smet, beaucoup plus qu’aux hyménoptères, pensait à cette agrégation qu’il préparait, trimant chaque soir jusqu’à des minuit dans sa chambre du bas-Meaux près des vieux moulins sur la Marne.

Un élève lâcha une grosse mouche à une patte de laquelle il avait attaché un bout de papier.

Dans une pièce voisine, M. Darmion, des lettres, faisait son cours.

– Nous en étions restés, messieurs, au mouvement romantique. Qu’est-ce que le romantisme ? Le romantisme est une littérature où domine le lyrisme. Mais qu’est-ce que le lyrisme ? Le lyrisme est, d’abord…

En son for intérieur, M. Darmion se souciait assez peu du romantisme et du lyrisme. Du moins en ce moment. M. Darmion était jeune, fine moustache, dents blanches, nez droit ; il portait beau, s’habillait chic. Il avait été vivement impressionné par cette jeune femme « supérieurement roulée » aperçue au café.

« Qui diable peut-elle être ? » se demandait-il.

– Messieurs, le romantisme, et c’est là sa grandeur…

L’élève Renaud, le gommeux de la pension, faisait transmettre, sous les pupitres, un billet à un ami.

« Aux vacances, je vais rester deux semaines chez mon oncle des Pyrénées. J’ai déjà combiné des excursions avec une petite cousine. Elle a quinze ans. Si tu la voyais, mon vieux ! Elle est bath ! Je compte bien rapporter sa photo, à la rentrée. Je te la montrerai.

« P.-S. – Et ton étoile ? »

La réponse ne tardait pas.

« Elle ne m’a toujours pas répondu. Mais je vais tâcher de la voir aux vacances. Je sais qu’elle danse aux Folies-Bergère. Je l’attendrai à la sortie des artistes. »

En classe d’arithmétique, le petit Mercier, de la sixième, pensait à Bobby, son hanneton. Dans la matinée, le jardinier avait promis de lui donner à la récré de 4 heures des feuilles de laitue bien tendres. Bobby adorait ça. C’était drôle de voir la petite dentelle qu’il dessinait autour, en broutant !

« T’énerve pas, Bobby, ça va venir !… »

En salle d’études, le hanneton, dans sa boîte percée de trous, pour la respiration, n’avait pas l’air de s’impatienter. Tapi dans un angle, le nez dans la feuille de marronnier, il ne remuait ni pied ni patte. Il se laissait vivre. Dormir et brouter, brouter et dormir, c’est à peu près tout ce que ça sait faire, un hanneton.

La demie passé, trois heures sonna.

Au rez-de-chaussée, MM. Boisse, Planet et Donadieu terminaient la lecture du premier chapitre du roman Martin, squelette : la Grande Pyramide d’Égypte.

« Une fois de plus, les Chiche-Capon avaient triomphé de leur implacable adversaire le Bédouin et de son acolyte Jef, l’homme volant !

« Le Bédouin frappa d’un poing rageur le pied de la Grande Pyramide.

« – À vous la première manche, cria-t-il, écumant de fureur impuissante. Mais je gagnerai la seconde !

« Impassibles, les trois aventuriers se dirigèrent vers leurs méhara. Leurs vastes poches de cuir étaient bourrées des perles et des rubis de la momie sacrée , gagnés de haute lutte. Le soleil se couchait dans une apothéose. Le parfum des lotus emplissait l’étendue. Zorg, Bohm et Mac Roy enfourchèrent leurs montures après avoir tourné la tête des bêtes du côté de l’Occ ident ensanglanté. Puis, répondant par un éclat de rire aux vociférations et aux menaces du Bédouin, ils s’éloignèrent vers Memphis, nonchalamment bercés au trot de leurs vaisseaux du désert. »

D’un geste sec, M. Boisse referma le « roman » du numéro 95 et prophétisa :

– Vous verrez ce que je vous dis. Dans dix ans, ce galopin écrira des romans policiers ! Quelle misère !

M. Donadieu revint au coffret des Chiche-Capon. Il y avait découvert une sorte de double fond. Il en retira des « documents » chiffrés et un morceau de carton où de petits carrés étaient découpés irrégulièrement : la « grille » de ces cryptogrammes. M. Donadieu tenta d’en déchiffrer un. Il n’y parvint pas. Les lettres dansaient devant ses yeux.

– Pauvres enfants ! Pauvres enfants !

Dans sa chambre, au second, M. Lemmel buvait.

Vers la fin de l’après-midi, le préfet de police reçut MM. Quadremare et Sorgues dans son cabinet de la préfecture.

– Quel bon vent, Quadremare ?

Lorsqu’il fut informé :

– À franchement parler, je ne crois pas pour un sou à ce « Mystère de la Croix grecque ». Je ne crois même pas à votre « souris », mon bon Quadremare ! Les enfants ont dû s’enfuir bien volontairement, et s’ils sont chiches de nouvelles c’est, apparemment, qu’ils ne se sentent pas très fiers de leur « exploit », à présent ! Toutefois…

Ce « toutefois » était destiné à suspendre une interruption de M. Sorgues.

– Toutefois, attendu que l’on a vu plus étrange et afin d’en avoir le cœur net, nous allons agir comme si nous avions la conviction que Saint-Agil pose réellement une énigme de nature plus ou moins criminelle.

« Il nous faut quelqu’un dans la place. Personne ne devra soupçonner le but de sa présence : ni élèves (y compris André Baume), ni professeurs, ni surveillants, ni garçons, ni même l’économe, le préfet de discipline ou le directeur. Cela pour deux raisons : d’abord, notre homme pourra mener ses investigations en toute liberté et ne pas risquer de voir les surveillants et les gamins rentrer dans leur coquille, à sa vue, comme des escargots auxquels on touche les cornes. Secondement : si, comme je le présume, il n’y a rien au fond de cette histoire nous aurons, du moins, évité le ridicule !

– Comment faire engager quelqu’un là-bas, à la veille des vacances ? Et à quel titre ? Comme garçon ? Infirmier ? Répétiteur ? Le personnel est au complet ! Professeur ? Impossible…

– Attendez donc… Il y a bien un moniteur de gymnastique ? Un M. Victor, dites-vous ?… D’où sort-il, ce Victor ? De Joinville ? Parfait ! Eh bien, il va arriver un accident à M. Victor ! M. Victor va se fouler la cheville ou se déplacer un muscle. Dans l’incapacité de tenir son poste, M. Victor présentera notre homme, muni des certificats et diplômes nécessaires, au directeur, en le faisant passer pour un ami. Je suppose que l’échange ne fera pas un pli.

– Mais en ce cas… Nous devons révéler nos plans à M. Victor. Supposez qu’il soit justement pour quelque chose dans l’affaire ?

– Nous ne révélerons à M. Victor que ce qu’il nous plaira de lui révéler. Par ailleurs, il sort de Joinville : c’est une référence, et une commodité en ce qui concerne l’indispensable enquête sur son passé. Enfin, à partir de la minute où nous aurons entamé des pourparlers avec lui, il sera, sans qu’il s’en doute, surveillé plus étroitement qu’une jeune pensionnaire du Couvent des Oiseaux, de touchante mémoire.

– Autre chose… L’homme qui se chargera des investigations ?

– Évidemment, il ne s’agit pas de confier à n’importe qui des recherches aussi spéciales. Je crois que j’ai notre affaire. Je pense à un certain personnage… Il applique des méthodes plutôt particulières, mais c’est précisément ce qui convient. Et pour le flair aussi bien que le tact… S’il y a vraiment un mystère de la Croix grecque, cet homme-là le débrouillera.

 

Vers le même moment, rue Croix-Saint-Loup, à Meaux, la grande étude du soir commençait. Un élève toucha le coude de son voisin, le petit Mercier, dont les lèvres sautaient.

– Qu’est-ce que t’as ? T’en fais, une bouillotte !

– Il est mort !

– Qui ça, qu’est mort ?

– Bobby ! Mon hanneton… Moi qui lui amenais de la laitue…

– Pauv’ vieux !

– Je l’enterrerai près du jeu de boules, dit Mercier. C’est bon, comme coin, pas ?

*

Dès le jour suivant, vers la fin de la matinée, le moniteur de Saint-Agil, au cours d’une démonstration de « grand soleil », lâcha si malencontreusement la barre fixe que sa chute lui valut une entorse.

Le lendemain, un dimanche, il se présenta au premier étage, chez M. Boisse. Sa jambe droite était bandée et il s’aidait d’une canne pour marcher.

– Monsieur le directeur, je suis désolé… Ce maudit accident… Le médecin me prescrit le repos absolu…

Derrière M. Victor se tenait un grand diable à l’épiderme jaune citron, aux yeux vifs. Le moniteur le présenta.

– Mon ami Raymon… Un ancien de Joinville, comme moi, monsieur le directeur. Je me suis dit que peut-être…

– Plaît-il ?

– Voici, monsieur le directeur… Mon ami Raymon est sans occupation en ce moment. Il pouvait faire travailler les enfants jusqu’aux vacances. Mêmes principes d’éducation que les miens. Aucune différence pour les gamins…

Déjà, M. Raymon extirpait d’un portefeuille des papiers d’identité, brevets, certificats, diplômes, références, attestations de fédérations et de clubs d’entraînement sportif.

M. Boisse repoussa, du dos de la main, ces paperasses.

– Bon, bon ! fit-il avec une suprême indifférence. L’affaire est entendue. Vous assurerez donc, monsieur Raymon, les cours d’éducation physique jusqu’à l’expiration de l’année scolaire, en remplacement de M. Victor.

– Merci, monsieur le directeur, vous pouvez compter sur mon dévouement. Maintenant, puis-je encore vous demander, si ce n’est pas abuser…

– Plaît-il ?

– M. Raymon arrivait de Paris. L’hôtel coûte les yeux de la tête… Serait-il possible de le nourrir et loger à la pension ? Naturellement, les frais seraient à retenir sur ses appointements.

– Aucune difficulté. Nous disposons de quelques chambres. M. Victor va vous conduire chez M. l’économe, qui réglera ces points de détail avec vous. Voyez aussi M. le préfet de discipline. Il vous informera du règlement de la maison et de tout ce qu’il est nécessaire que vous sachiez.

M. Boisse, d’un mouvement de la main, chassa les deux hommes, comme il eût fait des mouches. Dans l’échelle des valeurs, il plaçait les moniteurs de culture physique à peu près sur le même échelon que les garçons d’infirmerie et de cuisine.

– À ce soir, monsieur Raymon. Prompt rétablissement, monsieur Victor…

– Qu’est-ce que je vous avais dit ! soufflait peu après M. Victor à l’oreille de son compagnon, dans l’escalier. Ça a passé comme une lettre à la poste.

– En effet ! répondit M. Raymon. Où donne cette porte ?

– Réfectoire. Ici, l’étude. Là, vous avez l’économat. En face, le préfet de discipline. Sortie sur le parc, sortie sur les cours de récréation. C’est simple !

M. Raymon considérait les deux allées qui se croisaient à angle droit. Il acquiesça :

– Extrêmement simple !

– Par exemple, je ne vois pas bien ce que vous allez pouvoir glaner… Ce sera mince, comme enquête… C’est la monotonie en plein, ici !

– Bah ! On en rajoute !

– Je m’en doute ! Si vous ne mettiez dans vos rapports que ce que vous découvrez réellement !

– Parbleu !

– Vous fardez, quoi ! Des fois, je parie, il n’y a pas seulement un mot de vrai dans ce que vous racontez ?

– Cela arrive !

– Pourvu que ça plaise au patron, n’est-ce pas ? et que le mois tombe !

– Tiens !

– Un joli métier que le vôtre ! Pas cassant ! C’est vrai que, d’un sens, ça demande de l’imagination. Il faut en avoir dans le crâne.

– Oh ! vous savez… l’habitude…

– Tout de même, allez-y mollement, hein ? Gazez ! Question cuisine, par exemple… Il s’en passe de drôles, à l’office. Qu’est-ce que le chef se fait comme gratte ! Il y a aussi les combines avec les figaros… Et le concierge, avec sa confiserie… Mais n’appuyez pas trop. Si le directeur venait à apprendre que je savais de quoi il retournait, en vous amenant… Je tiens à retrouver ma place, en octobre !

– Ne vous frappez pas !

M. Victor tenait M. Raymon pour un reporter préparant, à l’intention d’une revue étrangère, une enquête sur la vie de collège en France. Il s’était prêté à la combinaison moyennant une bonne rétribution. Cela représentait en outre deux semaines de vacances inespérées : tout bénéfice !

Chez M. Donadieu, les détails de l’installation du nouveau moniteur furent vite réglés. Il occuperait au second, près de la salle de jeux, une chambre réservée à M. Planet, mais que ce dernier n’utilisait pas. Son affection de la moelle épinière lui interdisant la position allongée, le préfet de discipline n’avait que faire d’un lit, – son bureau du rez-de-chaussée lui suffisait donc.

– Dès ce soir, vous pourrez coucher ici, monsieur Raymon.

Au café où il avait laissé sa valise, M. Raymon trouva un télégramme : une réponse câblée par la police américaine. Aucune trace, à Chicago, d’un jeune Français qui serait arrivé un mois plus tôt et dont le signalement correspondît à celui de Mathieu Sorgues.

M. Raymon ouvrit le carnet de Baume, que lui avait confié M. Quadremare et considéra, en faisant la lippe, la croix grecque dessinée par le numéro 7 sur son plan. Puis il commanda un apéritif corsé et alluma un cigare bon marché.

Il prit ses dispositions pour rentrer à la pension bien avant l’heure du dîner.

C’était un homme très liant que M. Raymon. Il eut tôt fait connaissance avec le personnel et les surveillants, à l’exception de M. Lemmel qui demeura enfermé jusqu’au dîner dans sa chambre.

Présenté aux élèves à leur retour de promenade, il se mêla à eux durant l’heure du goûter et les conquit.

M. Lemmel descendit, comme la cloche sonnait pour le dîner. M. Mirambeau fit les présentations.

– Ah ! vous êtes le nouveau moniteur…

– Eh oui ! M. Victor, après cette chute, n’est-ce pas, ne pouvait plus assurer son…

– Évidemment, évidemment !

M. Lemmel dévisageait M. Raymon avec insistance. Le moniteur remarqua que l’haleine du surveillant sentait le rhum.

Au dîner, M. Lemmel ne mangea presque rien, ne but que de l’eau.

Ses regards sautaient de M. Benassis à M. Raymon, s’appuyant principalement sur ce dernier. Un élève de troisième lisait, d’une voix morne, l’Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers.

À la dérobée, les élèves examinaient le nouveau moniteur. Ils chuchotaient :

– C’est un type bien…

– Et costaud ! T’as vu ses bras ? Quels biceps, mon vieux…

– Classé second à l’interclubs de…

Comme le dîner s’achevait et que l’on allait se lever de table, M. Lemmel saisit brusquement une bouteille et se versa un plein verre de vin, qu’il vida d’un trait. Ensuite, il fixa une fois de plus, agressivement, M. Benassis et M. Raymon.

– Drôle de coco ! se dit ce dernier, un peu plus tard, en rangeant ses effets dans sa chambre.

À ce moment, on frappa. C’était justement M. Lemmel. Celui-ci demeura sur le seuil.

– Est-ce que vous êtes un moniteur de gymnastique ou un surveillant ? questionna-t-il hargneusement.

– Mais je suis moniteur, vous le savez bien, s’étonna l’autre. Je remplace M. Victor qui s’est…

– Oui, oui ! Je suis au courant. Je vous demandais cela, n’est-ce pas…, parce que…, en fait de surveillants, c’est complet, ici. La surveillance ne laisse rien à désirer ! Vraiment rien…

Il se retourna. M. Planet passait.

M. Lemmel attendit que le préfet de discipline se fût éloigné pour lancer, en ricanant.

– Vous avez vu ? Rien à désirer…

Il s’en alla.

– Drôle de coco ! se répéta M. Raymon.

On frappa de nouveau : c’était M. Benassis, ses poches, comme toujours, bourrées de journaux.

– Alors, on procède à la petite installation ?

– Vous voyez !

– C’est une bonne chambre, ici. Ah ! dame, vous donnez sur les cours. Vous entendrez piailler notre petit monde ! Ce serait plus calme de l’autre côté, sur le parc.

Il déplia un journal.

– Vous avez lu ? La politique…

– Oh, je ne crois pas à la guerre. Il y a de la friction, évidemment, mais… Ça se tassera…

– Vous vous figurez cela ! Eh bien, je ne voudrais pas jouer les oiseaux de mauvais augure, mais je dis que ça va mal ! Mal, mal, mal !

Comme il parlait, on frappa une troisième fois. C’était encore Lemmel.

– Vous m’excuserez, monsieur Raymon. Je passais, j’ai entendu votre voix, Benassis. Je voulais vous demander… Pour l’étude de demain matin… Est-ce que ça vous dérangerait de me remplacer pendant la première demi-heure ?

– Eh ! s’exclama Benassis, c’est moi qui la fais, cette étude ! Vous savez bien que je fais toujours l’étude du matin !

– Ah, mais oui… C’est juste ! Où avais-je l’esprit ?

Il tourna un peu, puis grogna :

– Ça va mal, dites-vous, Benassis ? Je suis de votre avis ! Ça va très mal… Si mal que ça pourrait finir par casser, d’un moment à l’autre…

Après un regard soupçonneux, il se décida à sortir.

– Ne faites pas attention, dit Benassis. Il est un peu toc-toc, je crois.

À son tour, il se dirigea vers la porte.

– Il faut que je file à mon dortoir.

– Vous avez laissé les petits tout seuls ?

– Non ! J’ai demandé à M. Mirambeau de me prêter un élève de philosophie pour qu’il me remplace cinq minutes. Je me sauve. À demain.

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