LA GRANDE FRAYEUR

Interrogé à l’issue de l’étude, le portier déclara ne s’être absenté à aucun moment de la loge et n’avoir cependant pas vu le collégien s’engager sous la voûte. La conclusion s’imposait. Exaspéré par la succession de réprimandes qu’il s’était attirées, Macroy avait sauté le mur.

Au vestiaire, il avait troqué ses effets de tous les jours, sa blouse à boutons noirs, son ceinturon à boucle de cuivre, pour un extraordinaire costume de velours que son bienfaiteur, M. Quadremare, avait fait exécuter, sur sa prière, par une usine de Roubaix, d’après un modèle de catalogue.

Ce costume à peu près informe, mais réellement inusable, était d’une étoffe si épaisse et si raide qu’il tenait debout tout seul. Macroy était parti nu-tête.

– Que vous disais-je, monsieur Planet ! jeta colérique M. Boisse. Le mauvais esprit gagne de proche en proche, comme le chiendent. Je vous l’ai déjà fait observer. Eh bien, puisque vous n’y suffisez pas, je vais me charger de mater moi-même ces fortes têtes. Apportez-moi les rapports de la semaine.

Une classe entière – la quatrième – ayant eu dans la matinée, en manière de « répression » contre M. Grabbe, le professeur d’allemand, jugé trop exigeant, la fâcheuse idée de procéder en masse à une remise de copies blanches, toute la classe fut mise en retenue de promenade. Les pensums, les heures de piquet tombèrent comme grêle. La pension entière se vit privée du droit de parler au réfectoire durant trois jours.

Il y aurait lecture à chaque repas.

– Et fini, n’est-ce-pas, le Jules Huret ! Assez de lecture distrayante comme cela ! Vous allez me faire lire l’Histoire du Consulat et de l’Empire de Thiers. À l’issue du repas, un élève choisi au hasard devra résumer brièvement le passage lu. Ils seront bien forcés d’écouter, de la sorte !

Ça bardait !…

Longtemps, cette nuit-là, Baume fut tenté de se rendre à la classe de sciences naturelles afin de visiter le coffret des Chiche-Capon. Il ne l’osa pas. Les surveillants, alertés, se tenaient sur le qui-vive. M. Planet, plus que jamais fantomatique, était partout à la fois. Baume n’osa pas davantage se risquer hors du dortoir la nuit suivante.

Dès le surlendemain de la disparition, le commissaire de police put faire porter au directeur de Saint-Agil les renseignements suivants :

Philippe Macroy ne s’était pas rendu à la gare de Meaux, mais à la gare de Lagny. Il avait couvert à pied les sept kilomètres en un peu moins de deux heures et demie. Un médecin d’Esbly, en tournée, avait été frappé par la silhouette de ce long garçon, nu-tête, cocasse dans son fourreau de velours raide, et qui, poussé par une rage intérieure qui se traduisait par des gestes violents et des invectives à l’adresse d’un adversaire invisible, arpentait nerveusement la route.

À Lagny, Macroy avait bu un café, acheté des cigarettes anglaises, puis, sans s’attarder, pris place dans un express avec, en poche, un billet d’aller pour Nancy, ce qui l’amena à repasser par Meaux où il eût aussi bien pu attendre le même express. Cette manœuvre, absurde à première vue, correspondait-elle à quelque nécessité mystérieuse ? Plus simplement, on l’attribua à la crainte qu’avait dû avoir l’élève d’être pincé à la gare de Meaux où il pensait bien que M. Boisse enverrait à sa recherche. En outre, sans doute, un souci puéril de brouiller la piste.

Macroy n’était pas allé jusqu’à Nancy. À Bar-le-Duc, il avait sauté sur le quai et franchi le portillon en montrant son billet à l’employé. Ensuite, cheveux brouillés par le vent, les deux mains dans les poches de ce pantalon dont les jambes évoquaient invinciblement des tuyaux de poêle, il s’était enfoncé dans la ville.

Sa trace se perdait là.

On était au 9 juillet : un jeudi, jour de promenade. M. Benassis eut à conduire la troupe. Le moniteur de gymnastique, que l’on ne nommait que par son prénom : M. Victor, l’accompagnait. Il faisait chaud. Chaque élève emportait dans sa poche un caleçon de toile à rayures bleues : on allait se baigner dans le canal de l’Ourcq, puis exécuter des mouvements de culture physique sous la haute direction de M. Victor. La fuite de Macroy faisait les frais de toutes les conversations, naturellement. On en discutait avec animation, – toutefois sans élever la voix. Chacun restait exactement à son rang, l’ordre de marche était parfait. Il y avait « de l’orage dans l’air ». Sans que l’on pût l’apercevoir, on avait la certitude que M. Planet se tenait à l’affût derrière chaque buisson, chaque talus, chaque haie : ce n’était pas le moment de faire le « mariolle ». D’ailleurs, – plus que trois semaines… et la fuite !

La baignade dans le canal fut délicieuse. Ceux qui savaient nager tirèrent leur coupe. Ceux qui ne savaient pas barbotèrent. Les grands traversaient rien que sur leur élan… M. Victor donnait des conseils aux débutants. Une séance épatante, vraiment.

Ensuite, on s’amusa à passer sous le canal par l’aqueduc. Il fallait se plier. De l’eau coulait, au milieu. Des rats piaulaient. Marrant comme tout !

– Regardez-le, souffla M. Benassis au moniteur.

– Qui ça ?

– Planet… Là-bas…

Immobile au sommet d’une butte, le préfet de discipline prenait des notes.

On rentra avec une faim de loup ; ce fut la ruée vers les corbeilles à pain, – chacun visant un quignon ; vers la loge du portier qui vendait du chocolat ; vers la fontaine d’eau potable. Après le réfectoire, la cloche poussa au lit ce petit monde. Bonne journée, en somme, malgré les « tuiles ».

Dans la nuit, le numéro 7 se leva. Il n’y tenait plus. À l’encontre de ses camarades, il avait passé une journée désolée, toute tissée d’une opaque tristesse. Il ne s’était pas baigné, pas mêlé aux jeux. Il pensait à ses deux amis absents ; le petit Sorgues qui faisait le faraud sur les bords du lac Michigan, et le grand Macroy qui était parti, tête nue, pour le rejoindre là-bas. Pourquoi Macroy n’avait-il pas prévenu Baume ? Ce n’était pas chic. Le 7 au soir, Baume avait été surpris de ne pas trouver sous son traversin un mot du numéro 22. Il lui restait un espoir cependant. Macroy avait sans doute laissé une note à son intention dans le coffret des Chiche-Capon, sous l’estrade de la classe de sciences.

Cette nuit-là, donc, Baume fila à la classe de sciences. Il ne trouva aucune note dans le coffret.

Le numéro 7 courba le front. Jamais, avant cet instant, il n’avait connu l’indicible saveur de l’amertume, qui change les enfants en hommes. Il se sentit affreusement seul. L’amitié, l’amitié même l’avait trahi !… Il fit un pauvre geste, prit une feuille de papier dans le coffre et, à la lueur de la bougie plantée dans le crâne de Martin, squelette, commença un procès-verbal de blâme concernant le numéro 22. Il n’avait pas besoin de se mettre en frais d’imagination. Il lui suffisait de recopier, en changeant le nom et la date, le texte du procès-verbal de blâme rédigé par Macroy après le départ du numéro 95. Il écrivait :

« Je, soussigné, numéro 7… ai constaté que le numéro 22, sans m’avoir au préalable soumis son plan… En conséquence… Décide d’infliger un blâme sévère… »

Après quelques lignes, sa main s’immobilisa, il demeura pensif, considéra tantôt son texte, tantôt le coffret bourré de papiers. Il haussa une épaule. D’un coup, tout cela, cet amas de documents lui apparaissait sans intérêt. Il n’en goûtait plus le charme. Il était devenu incapable de s’y passionner plus longtemps. Il ne comprenait même plus comment ce fatras de puérilités avait pu lui tenir à cœur trois longues années. C’était ridicule ! Le comité des Chiche-Capon… Les procès-verbaux… Quelles bêtises ! l’Union indissoluble… Quelle blague ! On est seul, chacun est absolument seul dans la vie : Macroy venait de lui en administrer la preuve, et cette dure vérité le mordait, soudain, au plus sensible de lui-même. Baume regarda le squelette, eut envie de ricaner. Martin ne ricanait-il pas, lui ? Martin, qui était revenu de tout ! retiré des affaires, de toutes les affaires.

Finie, classée, enterrée, l’histoire des Chiche-Capon ! Il n’y avait plus de Chiche-Capon !

Pourtant, avant de ranger pour la dernière fois le coffret, le numéro 7 prit entre deux doigts qui tremblaient la carte postale de Sorgues et la contempla. Elle avait gardé son prestige « Chicago Ill. ». Cela exprimait une réalité !

Mais brusquement, lâchant le rectangle de carton, Baume dressa une face changée, fixa le squelette Martin avec une expression étrange. Son regard courut sur les murailles jaune-vert, couleur de maladie, sur les placards vitrés garnis de bestioles moisies, de papillons, de larves, de reptiles en bocaux. Les planches anatomiques prenaient des aspects répugnants. L’odeur de naphtaline, qui flottait là depuis des années, était plus forte que l’odeur du tabac que fumait le numéro 7.

Comme secoué par une sorte de rafale, enveloppé par un vent d’angoisse mou et glacé, en proie à une panique qui le fit suffoquer un instant, Baume sauta sur ses pieds.

Il avait peur.

Le squelette semblait prendre un air sarcastique. Pêle-mêle, André Baume replaça dans le coffret « documents », « procès-verbaux », encrier, porte-plume.

À ce moment la porte s’ouvrit :

– Par exemple ! Qu’est-ce que vous fabriquez ici, à cette heure ?

La veille, à la récréation de dix heures, Baume avait houspillé Fermier, le Cafard, pour lui faire payer son ricanement lorsque l’Œuf avait mis Macroy à la porte de l’étude. Fermier n’oubliait, ni ne pardonnait rien.

Dans la nuit, comme il ruminait une vengeance éclatante, l’occasion s’était offerte : il avait vu Baume s’esquiver. Il l’avait suivi un peu mais n’avait pas osé s’enfoncer très avant dans les couloirs sombres. Il avait préféré revenir à la chambre de M. Benassis, dont il était le « chouchou » et qui accueillait ses mouchardages. Il savait que M. Benassis abandonnait souvent sa surveillance du dortoir des « petits » pour s’enfermer quelques heures chez lui et découper des journaux.

– M’sieur, Baume s’est sauvé du dortoir. J’sais pas où il va, ni pour quoi faire, mais…

Intrigué, M. Benassis avait entrepris une brève exploration.

Les bruits légers causés dans la classe de sciences par Baume, à qui son accès de frayeur faisait oublier les précautions usuelles, l’avaient attiré. Il était entré, avait tourné le commutateur.

– C’est du joli ! Vous venez modestement vous cacher ici pour préparer vos examens, sans doute ? Quel zèle admirable ! Et le joyeux compagnon d’étude que vous vous êtes donné là ! Le squelette Martin !

Il renifla.

– Vous fumez ! C’est complet !

Il aperçut le coffret.

– Qu’est-ce que cela !

Il se saisit du trésor des Chiche-Capon. Baume, paralysé, ne remuait pas un doigt, n’ouvrait pas les lèvres.

M. Benassis fouilla un peu dans le coffret, parcourut un « document ». Il fut vite édifié.

– Oh ! parfait ! Je crois que j’ai mis la main sur le pot aux roses !

Il laissa filer un rire aigrelet entre ses dents de rongeur et passa ses doigts dans ses cheveux crépus. Son regard tomba sur le squelette ; il fit courir rapidement le bout d’un porte-plume sur les côtes, qui sonnèrent, Baume sursauta.

– Eh bien, Martin, vieux compère, comment va la vie ? Ou, plutôt, comment va la mort ? La mort se porte bien ? Toujours bon pied, bon œil ? J’en suis fort aise !

Il se sentait en verve, cette nuit, l’olivâtre M. Benassis. Il prenait plaisir à tapoter la cage thoracique, le crâne, les fémurs ; sous les coups secs, les ossements rendaient des sons différents : on eût dit que M. Benassis jouait du xylophone. Les prunelles de Baume s’élargissaient ; son accès de peur, auquel l’arrivée inopinée du surveillant avait apporté une diversion, le reprenait, plus atroce.

– Comme te voilà attifé, Martin, continuait le surveillant, qui semblait avoir oublié la présence du numéro 7. Que tu es drôle, avec ce lumignon dans la caboche ! Si tu pouvais te voir !

Brusquement, il pirouetta et jeta avec sécheresse :

– Vous pouvez aller, mon garçon. Dites au revoir à votre gai complice Martin et remontez au dortoir. L’affaire aura les suites qu’elle comporte.

André Baume, sans desserrer les mâchoires, se retira.

Après son départ, le surveillant demeura encore quelques instants dans la pièce, examinant toutes choses avec suspicion.

– Par exemple ! Qu’est-ce que vous fabriquez ici en tête-à-tête avec ce…

M. Benassis se retourna d’un bloc.

Mine effarée, bras pendants, le surveillant Lemmel se tenait sur le seuil de la classe de sciences naturelles. Sa chambre était proche : le monologue de son collègue l’avait attiré.

D’abord saisi, M. Benassis se reprit vite.

– Ce que je fais ? Vous le voyez ! Je fais mon petit Shakespeare !

L’autre eut un haut-le-corps.

– Très bien ! Je sais ce que je voulais savoir. Je suis fixé, maintenant !

– Quoi ! Comment dites-vous ? Qu’est-ce que vous savez ?

– Ce que je voulais savoir, répéta Lemmel.

– Si vous me prenez pour Œdipe, vous faites erreur, riposta avec vivacité M. Benassis. Je n’ai jamais rien valu pour les devinettes.

Il souffla la bougie installée dans le crâne du squelette, repoussa celui-ci dans le placard.

M. Lemmel suivait ses moindres gestes, tournait quand il tournait. Il paraissait fasciné.

Le coffret des Chiche-Capon sous l’aisselle, M. Benassis marcha vers la porte. L’autre s’écarta vivement.

– Je remonte à mon dortoir. J’éteins, ou vous éteignez ?

M. Lemmel émit un grognement inarticulé que M. Benassis voulut considérer comme une réponse affirmative.

– Vous éteignez ? Eh bien, bonne nuit, mon cher collègue !

M. Lemmel le suivit du regard jusqu’à ce qu’il eût disparu puis pénétra dans la classe et vint se planter devant le placard au squelette. Il se balançait légèrement en arrière, puis en avant, et donnait l’impression de l’ivresse. Mais son regard n’était pas celui d’un individu ivre. Et, – bien qu’il eût bu, – ce n’était pas l’ivresse qui le faisait osciller. Son attitude, son expression, son regard, le tremblement de ses mains et jusqu’à son souffle précipité révélaient l’homme qui hésite et chancelle au bord du crime.

Après un geste violent, il fit l’obscurité, quitta la pièce et s’enferma chez lui. Il sortit d’une commode une bouteille de rhum et un verre.

Sa nervosité, son trouble étaient tels qu’au moment de se verser à boire, il appuya si brutalement le goulot de la bouteille sur le bord du verre que celui-ci se brisa.

André Baume, dans son lit, réfléchissait. Il ne songeait pas au désastre que représentait la confiscation du coffret, ni aux sanctions qui s’ensuivraient.

Il ne songeait plus à la « crasse » que lui avait faite Macroy en se sauvant sans l’avertir, sans lui proposer de tenter l’aventure avec lui, selon les conventions des Chiche-Capon.

Dans son esprit mûrissait une idée nouvelle, fantastique, terrifiante. Ramenant le drap sur sa tête, comme avait fait Sorgues, un mois plus tôt, à la suite d’une expédition à la classe de sciences naturelles, André Baume grelottait.

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