LA SURVEILLANCE NE LAISSE RIEN À DÉSIRER

En pantoufles, M. Raymon quitta sa chambre. Trente pas le séparaient de la salle de sciences naturelles. Il y pénétra.

On était au mercredi. Au jeudi, plus exactement, puisque l’horloge avait sonné le quart après minuit. M. Raymon remplissait depuis trois jours les fonctions de moniteur à Saint-Agil.

Il alluma une lampe électrique et fit le tour de la pièce. Il flairait l’odeur de naphtaline, inventoriait, à travers les vitres, le contenu des placards. Lorsqu’il parvint devant celui que le squelette occupait, il l’ouvrit et attira « Martin » au milieu de la salle.

Ensuite, il se courba, chercha au bas de l’estrade le clou mobile qui maintenait en place la planchette derrière laquelle les Chiche-Capon avaient si longtemps dissimulé leur coffret.

Il n’eut pas le temps de trouver ce clou. Un pas rapide s’entendait dans le corridor. La porte fut ouverte violemment.

Déjà, M. Raymon avait éteint sa lampe, s’était précipité vers le commutateur.

– Inutile de faire le mort, dit le nouvel arrivant. Je sais que vous êtes ici !

M. Raymon sentit une main se poser sur ses doigts qui tenaient emprisonné le commutateur. Il n’hésita pas. Il frappa, au jugé. Le coup atteignit l’autre au creux de l’estomac.

Un juron retentit, l’homme, violemment repoussé, recula de quatre ou cinq pas ; il y eut un bruit de chute compliqué de craquements, un pupitre bascula : un tintamarre effroyable. M. Raymon regagna sa chambre aussi rapidement que silencieusement.

Quelques minutes plus tard, MM. Boisse, Planet, Benassis, Mirambeau, Lemmel, Raymon, tous en tenue sommaire, à l’exception de M. Planet qui, ne se couchant pas, n’avait pas à se dévêtir, se trouvaient réunis sur le seuil de la classe de sciences.

Au fond de la pièce, près de la chaire, le squelette gisait sur le parquet, la cage thoracique défoncée. Près du crâne, une flaque noire s’élargissait. Un encrier, arraché de son alvéole, s’était vidé de son contenu.

– C’est inimaginable ! Intolérable ! Que se passe-t-il dans cette maison ? Qui a pénétré dans cette classe ?

Personne ne répondit. M. Boisse appuyait sur chaque visage un regard chargé de suspicion.

On perçut un bruit de portes claquées, de marche hâtive.

M. Donadieu arrivait en clopinant.

– J’ai été réveillé en sursaut… J’espère qu’il ne…

Il aperçut le squelette ; ses joues et ses mains tremblèrent ; sa phrase s’acheva sur une espèce de gémissement. Son polype sifflait.

– Bien, dit M. Boisse, glacial. Fort bien ! Il y a eu un pugilat, ici. Qui a pris part à ce pugilat et quelles en ont été les causes, – c’est ce que je m’efforcerai d’éclaircir demain. L’affaire n’en restera pas là. Les combats nocturnes avec des squelettes, ce n’est pas le genre de la maison, non vraiment ! Nous ne sommes pas accoutumés à cela et ne nous y accoutumerons pas !

Il avisa MM. Mirambeau et Benassis.

– Eh bien, messieurs ? Et vos dortoirs ? Imaginez-vous ce qui doit s’y passer, tandis que vous êtes ici ? Mais c’est effarant ! Je constate un relâchement singulier de la discipline ! Vous vous rappelez mes paroles, monsieur Planet ? Le mauvais esprit : le chiendent qui se propage…

« Oh ! mais, je vais l’arracher, moi, le chiendent ! Tout cela va changer, quand je devrais faire place nette.

Les surveillants de dortoir filaient, sans répliquer.

M. Boisse, frappé d’un soupçon, rappela M. Mirambeau.

– Veuillez donc vous assurer que le pantalon de l’élève André Baume est soigneusement plié, comme il convient, sur sa chaise. Si ce vêtement vous paraissait avoir été hâtivement jeté, vous veilleriez à ce que l’élève Baume se présente à mon bureau dès six heures et il quitterait la pension séance tenante.

Dans les dortoirs, les élèves, dressés sur un coude, chuchotaient. À l’approche des surveillants, tous s’étendirent avec ensemble ; des ronflements, trop consciencieux pour faire illusion, s’élevèrent.

M. Mirambeau alla au lit de Baume. Celui-ci ne feignait pas le sommeil, il ouvrit les yeux et sourit au surveillant, dans la pénombre.

– Vous êtes-vous levé cette nuit ? Absenté du dortoir, Baume ?

– Non, monsieur Mirambeau.

– C’est bien vrai ? Répondez-moi franchement.

– Parole, monsieur Mirambeau.

Le pantalon de l’élève avait été jeté, n’importe comment, sur le dossier de la chaise. M. Mirambeau le prit, le plia, le reposa.

– Du soin ! murmura-t-il. Un peu de soin, n’est-ce pas ?

Le ton était affectueux. M. Mirambeau s’éloigna, s’enferma dans son alcôve.

Dans sa chambre, M. Lemmel se frictionnait le creux de l’estomac. Il marmonnait :

– Saligaud ! Je n’aurais pas cru qu’il pouvait cogner si dur !

Il se versa un verre de rhum.

À l’autre extrémité du couloir, M. Raymon allumait un cigare, se dévêtait. Il aimait à fumer au lit, avant de s’endormir. Il s’allongea, éleva mollement un bras pour presser une poire commandant sa lampe de chevet.

*

– V’là les coupe-tifs ! Salut, les coupe-tifs !

Les enfants riaient, sautaient, se pressaient autour de trois garçons coiffeurs.

La cloche venait d’ouvrir la récréation de dix heures.

Parmi les jeunes élèves, beaucoup dissimulaient un énorme quignon sous leur veston. D’usage immémorial, à Saint-Agil, au petit déjeuner, on bourrait avec la salade du dîner de la veille, secrètement mise à « cuire » dans un tiroir, d’énormes tronçons de pain, vidés de leur mie. On dévorait cela ensuite, interminablement en étude, en récré, en classe… Cela menait jusqu’à midi…

– Allons, messieurs, « au coiffeur » !

Les figaros opéraient au premier, dans une petite pièce attenante à la classe de dessin.

– Eh, dites, les coupe-tifs, n’en enlevez pas trop, hein ? Je sors de finir une bronchite… Ma mère a écrit pour recommander que…

Les coupe-tifs riaient, promettaient, mais ne vous en laissaient pas un centimètre de plus pour cela. La consigne était de couper ras : ils coupaient ras !

– Paraît qu’ils les revendent, les tifs, pour les perruques et les postiches. Rien qu’à Saint-Agil, qu’est-ce qu’ils doivent se faire comme bénef !…

Tandis que les passionnés de barre fixe ou de trapèze s’adonnaient aux exercices violents, des garçons à lunettes, à la lèvre supérieure ombrée d’un trait de moustache, déambulaient en discutant gravement.

C’étaient les rhéto, les philo, ceux de math. élém., qu’obsédait la pensée du bachot. Le jour où ils devraient passer l’oral, à Paris, approchait.

M. Raymon se promenait dans la cour. En fonctions depuis quatre jours seulement, chacun déjà l’aimait. Il n’était pas rosse, bavardait volontiers. Même, comme moniteur, on le trouvait plutôt mieux que M. Victor, qui était bien, pourtant.

Hippolyte Fermier, le Cafard, rôdaillait, cherchait à s’insinuer dans les groupes, qui l’éliminaient rapidement.

– Alors, petit ? On ne joue pas avec les camarades ?

C’était M. Raymon qui venait d’apostropher le Cafard. Après quelques échanges de répliques, il comprit tout ce qu’il y avait à tirer de ce gamin rechigné, observateur et médisant.

Il sut ainsi l’épisode du coup de poing donné à Fermier par Macroy avant son départ. Et que l’externe Joly amenait des journaux, des cigarettes et quantité de choses de la ville. Que Desaint collectionnait des timbres. Que Renaud était « en relations » avec une femme de théâtre. Que Serrurier, aussi, avait des photos de femmes dans son pupitre. Que Baume, la nuit, « faisait des vadrouilles » dans les corridors. Que l’externe Simon, le chouchou de M. Lemmel, lui amenait des bouteilles de rhum.

Cela, c’était plus intéressant.

– Il ne va donc pas en ville, M. Lemmel ?

– Oh ! pas souvent, m’sieur. Il ne sort guère. En tout cas, moi, je l’ai jamais vu sortir !

De dix heures et demie à midi, on travailla peu. Toutes les dix minutes, trois élèves quittaient la salle d’études, montaient au « cagibi des coupe-tifs ».

Ébouriffés au départ, les gosses revenaient avec de drôles de faces rondes, nuque et tour d’oreille dégarnis au maximum. Ils se contemplaient anxieusement dans des miroirs de poche, se demandant « s’il en restait assez pour faire la raie ! »

Toutes les cinq minutes, un roulement de sifflet : M. Raymon, dans la salle de gym, faisait travailler une section à la planche à pain, au cheval de bois, aux anneaux, au trapèze, à la corde à nœuds.

La cloche sonna.

Réfec.

Ensuite : promenade.

Mirambeau la conduisit. On aimait être conduits par l’Œuf. L’Œuf était bon type. Il ne vous faisait pas aller loin, – ce qui signifiait une halte très longue. On pouvait organiser une partie de football ou de petite guerre. Il était chouette, l’Œuf !

Ce jeudi-là, il faisait beau. Une journée jaune. La pensée des vacances proches chauffait doux, comme un petit feu, dans les cœurs. Quelqu’un attaqua un pot-pourri ; cinquante voix vinrent à la rescousse. M. Mirambeau, en queue, racontait des histoires.

Dissimulé à la corne d’un bois, M. Planet surveillait le défilé, notait :

« Desaint : se détache du rang, en promenade, pour lancer des cailloux aux godets isolateurs des poteaux télégraphiques. »

André Baume, s’étant par hasard retourné, aperçut le préfet de discipline. De stupeur, il ouvrit la bouche. C’est qu’il avait également surpris, caché derrière un tronc d’arbre et observant M. Planet, un autre homme : M. Raymon, le nouveau moniteur. André Baume garda pour lui cette découverte.

Au retour, près de la cathédrale, on aperçut des professeurs de Saint-Agil à la terrasse d’un café. Benassis, Cazenave, Grabbe, Touttin, qui enseignait l’anglais, Sirvain, le chant, et Fontaine, le dessin. Ces deux derniers avec leurs femmes. M. Sirvain adressa un sourire à l’élève Vaudry, de la troisième. Vaudry avait une assez jolie voix : pour cette raison, il était le chouchou de M. Sirvain. Ces messieurs prenaient des apéritifs. M. Touttin buvait du thé.

Benassis étant présent, il était question du péril de guerre, bien entendu.

– Si vis pacem, para bellum ! proféra M. Cazenave. Je suis pour la paix, mais, s’ils nous embêtent trop, eh bien, en avant pour la tripotée !

– Oh ! monsieur Cazenave ! Voulez-vous ne pas parler d’horreurs pareilles !

– Mais, parfaitement, madame Fontaine, fit l’autre, se montant. Nous en avons par-dessus la tête, à la fin, de leur mysticisme agressif, de leurs parades belliqueuses ! Et que dire de ce cabotin mégalomane qui tient entre ses mains les destinées de l’Allemagne ? S’il n’y a pas moyen de leur faire entendre raison autrement, on remettra ça ! Que voulez-vous que je vous dise ? On ira, – hé !

M. Raymon avait déjà réintégré sa chambre. Il consignait par écrit diverses observations et réflexions.

Lorsqu’il eut achevé ce travail, il s’en fut à la poste appeler téléphoniquement Paris.

L’entretien fut des plus brefs.

– Alors ? questionna le correspondant de M. Raymon.

Le moniteur, tout aussi laconique, se contenta de répondre :

– Intéressant !

Puis il rentra à la pension, alluma un cigare et se mit à parcourir les journaux. Un moment avant le dîner, il croisa M. Lemmel dans un couloir et proposa :

– Que diriez-vous d’un apéritif au café du Palais ?

– Merci. Je ne bois pas.

– Eh, moi non plus ! Mais, que diable… Ce serait une occasion de sortir, de se dégourdir un peu les…

– Merci, fit l’autre. Je ne sors guère.

– Raison de plus ! Il fait beau ; cette petite ville est sympathique. Laissez-vous tenter !

– Merci, fit M. Lemmel pour la troisième fois. La ville ne m’intéresse pas.

*

Une vingtaine d’anciens élèves avaient fait savoir qu’ils assisteraient, le 18 juillet, à la réunion amicale de fin d’année.

Dès onze heures du matin, ils étaient tous arrivés. Certains avaient quitté la pension sept ou huit ans auparavant ; d’autres y étaient encore, en classe de philosophie, l’année précédente.

Tous prenaient le même plaisir, goûtaient la même émotion à revoir les lieux où s’était écoulée une partie de leur jeunesse, à rappeler des histoires de punitions, de consignes, de pensums qui, à l’époque, leur avaient sans doute tiré une larme ou fait serrer les mâchoires, mais, à présent, les divertissaient.

– C’était le bon temps !

– En étude, j’ai longtemps occupé telle place, à côté d’Untel… Qu’est-il devenu, au fait ?

– Il a fait son chemin, depuis ; il est dans la magistrature assise.

– Ah bah ! et Untel, qui était si chétif et a sauté le mur ?

– Mort.

– Ah ! diable…

Aux dortoirs, ils se montraient des lits.

– C’était ma place, ici, tenez !…

– Moi, j’ai dormi près de cette fenêtre deux trimestres. J’avais le numéro 46.

– Vous vous rappelez les promenades ?

– Si je me rappelle ! Chambry… Crégy… Les baignades dans le canal…

– Et les quignons de pain bourrés de salade ! Et le bain de pieds, le samedi !… Dites, monsieur Mirambeau, il y a toujours bain de pieds, le samedi ?

– Toujours… L’hygiène ne perd pas ses droits !

Sourires… soupirs… C’était vraiment le bon temps ! Le meilleur temps de la vie…

– À cette époque-là, j’occupais une haute situation !

– Laquelle ?

– J’étais gentleman-cambrioleur, mon cher ! Eh oui ! Comme Arsène Lupin ! Je l’étais… en imagination, naturellement ! Nous avions formé une bande, avec trois ou quatre camarades… Une bande avec statuts, règlements ; on fabriquait des cryptogrammes. On raflait des millions ! J’ai bien dégringolé, depuis ! Chaque jour, je manipule des millions pour de bon – mais je ne rafle rien ! Je suis sous-chef caissier à la Banque de France !

– Nous avons toujours, répondit M. Mirambeau, nos bandes de gentlemen-cambrioleurs ! Rien n’a changé…

Ils arpentaient les corridors, les salles de classe, se penchaient sur les pupitres dans l’espoir d’y retrouver leurs noms, gravés par eux, au canif, jadis. Mais ce n’étaient plus les mêmes pupitres : tout s’use !

– Tiens ! Ce vieux Martin ! Mais que lui est-il arrivé ? Il avait toutes ses côtes, de mon temps !

– Un accident, répondit M. Mirambeau entraînant les anciens élèves hors de la classe de sciences naturelles…

– Et le matin, la crécelle… Ça, c’était le moment pénible.

– Ce l’est toujours, dit M. Mirambeau.

– Moi, j’étais plutôt tire-au-flanc. Il y a toujours des tire-au-flanc, j’espère ?

– Toujours, dit M. Mirambeau. Les bonnes traditions se perpétuent !

– Je faisais partie de la « bande à l’huile de foie de morue »…

– Il y a toujours une « bande à l’huile de foie de morue », dit M. Mirambeau.

La cloche tinta.

– Réfec, fit plaisamment le sous-chef caissier.

Les anciens regardèrent défiler les collégiens sur la croix grecque. Ils les trouvaient touchants.

Les collégiens trouvaient cocasses les anciens.

– Ah ! dis… ces binettes !

Le déjeuner, auquel assistèrent la plupart des professeurs, fut gai. Mais si la gaieté des anciens élèves était de bon aloi, celle des surveillants, des professeurs, encore qu’ils fissent de leur mieux pour donner la réplique, était contrainte. Une atmosphère de réticence et d’arrière-pensée planait.

Les bizarres incidents nocturnes survenus dans la classe de sciences, et dont on continuait à ignorer les auteurs comme les causes, étaient restés dans toutes les mémoires. On n’y pouvait pas penser sans stupeur. Ce pugilat mystérieux qui avait eu cette conséquence grotesque : un squelette écrasé, posait une énigme exaspérante. Par ailleurs, on sentait M. Boisse dans un état d’irritation perpétuelle. M. Planet multipliait ses rondes, tournait comme une chauve-souris. Chacun éprouvait le sentiment qu’une confuse suspicion pesait sur tous et sur tout. Le souvenir des deux élèves enfuis remontait sans raison à l’esprit. L’attitude de M. Lemmel, ses airs d’individu traqué, ses paroles à double entente, n’étaient pas là pour arranger les choses. Ni Benassis, avec sa marotte de la guerre. Les nerfs étaient tendus. Certains anciens élèves y furent sensibles. Il en résulta de la gêne.

M. Lemmel, plus sombre que jamais, buvait beaucoup, contrairement à son habitude. Il répliquait aux amabilités avec une rudesse décourageante.

Il y eut ensuite une réunion au rez-de-chaussée, dans la salle de réception. Vers six heures, ce fut la séparation. M. Boisse proposa à quatre anciens élèves arrivés du fin fond du Sud-Ouest de rester dîner et coucher à Saint-Agil. Ils partiraient le lendemain de bonne heure. Ils éviteraient ainsi de voyager toute une nuit.

Lorsque M. Lemmel descendit pour le dîner, on vit nettement qu’il était ivre. Son visage congestionné, ses gestes mal dirigés, sa démarche raide : tout le disait. Pour comble, il se mit à boire, énormément.

Cinq professeurs assistaient au repas : MM. Darmion, Smet, Mazaud, Grabbe et Touttin. Vers la fin, comme les collégiens étaient montés aux dortoirs sous la surveillance de deux élèves de philosophie, M. Lemmel fit un éclat.

– J’en ai assez ! jeta-t-il à brûle-pourpoint à M. Benassis qui lui faisait face.

– Que voulez-vous dire ? balbutia l’autre, ébahi.

Lemmel tourmentait sa fourchette.

– Je n’aime pas beaucoup vos façons de m’épier perpétuellement. Je ne suis pas stupide, Benassis, – vous me comprenez ? Je le sais, que la surveillance ne laisse rien à désirer, à Saint-Agil !

– Oh bien ! bien ! Je ferai de mon mieux pour ne plus vous regarder, désormais !

Les anciens élèves béaient.

M. Boisse tambourinait nerveusement sur la table et M. Planet fixait avec sévérité le surveillant rougeaud.

M. Donadieu, assis à la droite de M. Lemmel, était bouleversé.

– Je vous en supplie, contenez-vous, mon bon ami, chuchota-t-il. Mesurez vos paroles !

Pour tout commentaire, M. Boisse murmura à l’oreille de M. Planet :

– Ce scandale est intolérable. L’attitude de M. Lemmel est d’une… d’une indécence !… Je vous verrai demain matin à son sujet.

Il n’y eut pas d’autre incident.

Jusqu’à l’issue du dîner, ce fut un feu d’artifice continu.

M. Touttin, avec l’énergie du désespoir, mit la conversation sur les nursery rhymes, ces chansonnettes merveilleuses à l’usage des bébés anglais et américains. M. Grabbe confia qu’il venait d’acheter, chez un brocanteur, pour la classique « bouchée de pain », un lot de gravures d’Épinal : Les Âges de la Vie, l’Histoire du Bon Michel, du Méchant Guillaume, la Vie et les Étapes d’Isaac Laquedem, le Juif errant. M. Darmion développa, avec esprit, une chronique galante (voilée) de la gentry de Meaux. MM. Mirambeau et Raymon parlèrent sport, exercices d’athlétisme, lutte gréco-romaine.

On avait l’impression que l’on se noyait ; on se cramponnait désespérément.

À la sortie du réfectoire, M. Lemmel, profitant d’une seconde où il se trouvait seul à la hauteur de M. Benassis, lui souffla :

– Vous m’avez compris ? Je sais que la surveillance ne laisse rien à désirer à Saint-Agil… je le sais ! Et quant à l’affaire de la classe de sciences, nous nous reverrons !

M. Benassis crut que Lemmel allait le frapper et fit un écart. Il ne comprenait rien à cette hostilité.

– Un tour dans le parc ? proposa M. Donadieu. Quelle soirée délicieuse !

– Je vous demanderai la permission de remonter à mon dortoir, monsieur le directeur, dit M. Benassis exaspéré de sentir toujours sur ses talons M. Lemmel dont les regards ne le quittaient plus.

– Mais non, mais non, monsieur Benassis. L’élève de philosophie qui surveille les « petits » peut fort bien vous remplacer encore un moment. Il est sérieux et ne tolérera aucun désordre…

M. Lemmel se détacha du groupe. Il se mit à errer, loin derrière, entre les arbres.

M. Planet, à l’intention des anciens élèves, forgea une excuse.

– Lemmel a contracté jadis les fièvres paludéennes. Cela lui remonte au cerveau de temps à autre, mais cela ne dure pas. Demain, il sera bien. Fâcheux incident, évidemment. Surtout un jour pareil.

La nuit tombante mit un terme à la promenade dans le parc. M. Donadieu proposa, avant le coucher, une dernière cigarette dans la salle de jeux, au second étage.

M. Lemmel vint y retrouver le groupe, après avoir passé chez lui et s’être versé une rasade de rhum.

M. Raymon, vers dix heures, se retira dans sa chambre. Celle-ci étant contiguë à la salle de jeux, il entendait, derrière la cloison, la rumeur des conversations.

Puis il perçut un bruit de pas sur le palier. M. Darmion rentrait en ville. Tiré à quatre épingles, l’œil allumé et le port avantageux, il était visible qu’il se rendait à un aimable rendez-vous.

Après cela, M. Raymon entendit encore des pas très rapides : ceux de M. Benassis.

M. Lemmel, l’œil flambant, l’haleine empuantie par le vin et l’alcool, venait de grogner de nouveau à l’intention de M. Benassis quelque chose au sujet de « la surveillance qui ne laissait rien à désirer, à Saint-Agil ». Pour éviter un esclandre, le surveillant, réellement inquiet, avait rapidement souhaité le bonsoir, serré des mains et montait à son dortoir où un élève de philosophie, en dévorant un volume des comédies de Labiche recouvert d’une couverture ornée, par ses soins, de ce titre : La Pensée religieuse de Descartes, attendait patiemment qu’il vînt le relever.

Deux ou trois minutes s’écoulèrent. M. Raymon se préparait à ôter ses chaussures. La porte de la salle de jeux fut claquée. Un pas pesant mais précipité résonna sur le palier, s’éleva dans l’escalier dont les marches gémirent : c’était celui de M. Lemmel.

M. Donadieu et M. Boisse sortirent presque aussitôt et descendirent ensemble. M. Donadieu se rendait au rez-de-chaussée afin de choisir à l’économat quelques spécimens de reliures de sa façon, qu’il voulait montrer aux anciens élèves. M. Boisse pénétra dans sa chambre du premier étage pour y prendre de vieux registres de la pension, où il voulait rechercher des noms d’élèves depuis longtemps partis et sur lesquels la conversation roulait. Dans la salle de jeux, M. Planet tira de sa poche une lampe électrique.

– Chers amis, je vous laisse quelques instants. La ronde habituelle à exécuter !

Il quitta la salle par la porte opposée à celle par laquelle étaient partis MM. Darmion, Benassis, Lemmel, Boisse et Donadieu. Il passa devant la chambre à coucher de M. Donadieu et s’engagea dans l’étroit escalier menant, en haut au dortoir des grands et, vers le bas, aux classes du premier, et, au rez-de-chaussée, à la cuisine.

Il descendait.

MM. Mirambeau, Mazaud, Touttin, Smet, Grabbe et les quatre anciens élèves s’approchèrent d’un buste de Voltaire, en plâtre, posé sur un socle dans un angle de la salle de jeux.

Chez lui, M. Raymon n’avait encore ôté qu’une chaussure.

Au troisième, Lemmel s’était planté entre les deux dortoirs, devant la porte de M. Benassis et secouait le loquet en grognant, d’une voix menaçante, sa phrase sempiternelle sur « la surveillance ».

M. Benassis n’ouvrait pas pour la raison qu’il n’était pas dans sa chambre. Il se tenait dans son dortoir, avec l’élève de philosophie. Tous deux écoutaient l’homme ivre proférer des invectives.

– Ne bougez pas, disait le répétiteur à l’élève. Il va se calmer.

En effet, M. Lemmel se tut. Il marcha vers l’escalier, s’appuya lourdement à la rampe qui vibra. Sa tête tomba en avant. M. Benassis et l’élève de philosophie au troisième, M. Raymon au deuxième, entendirent des hoquets, une éructation. M. Lemmel vomissait dans la cage de l’escalier. M. Raymon, en ricanant, se mit à délacer sa deuxième chaussure.

À cet instant, les lumières s’éteignirent partout à la fois dans l’immeuble, tandis qu’un cri terrible retentissait, aussitôt suivi d’un bruit d’écrasement.

Glacés d’angoisse, tous les collégiens s’étaient dressés sur leurs lits.

L’élève de philosophie qui surveillait au dortoir des grands et M. Benassis qui se trouvait avec un autre élève de philosophie au dortoir des petits, accoururent, effarés, sur le palier. La lueur du briquet du surveillant éclaira les deux galeries, le palier et, au-dessous, l’escalier. Il n’y avait personne.

Au second, pendant ce temps, M. Raymon, un pied nu, l’autre chaussé d’un soulier délacé, sa lampe électrique à la main, s’était rué sur l’escalier lui aussi. La lumière de sa lampe troua les ténèbres et laissa voir, au bas de l’escalier, le corps de M. Lemmel étendu, bras eh croix, sur les dalles du rez-de-chaussée.

Au premier, une flamme tremblotante naquit.

– Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ?

M. Boisse avait allumé une bougie. Penché au-dessus de la cage de l’escalier, il regardait dans la direction de la lampe de M. Raymon et du briquet de M. Benassis.

– Qu’est-il arrivé ? répéta-t-il.

Puis il fit : « Oh !… » et approcha de la flamme sa main gauche qu’il avait appuyée à la rampe. Sa paume était souillée. M. Boisse promena vivement sa bougie le long de la rampe. Il y avait des plaques gluantes ; il s’en voyait aussi sur les barreaux et sur certaines marches. C’étaient les matières vomies par M. Lemmel, qui avaient fait gerbe, en tombant.

À ce moment, un gémissement s’entendit. M. Donadieu, sorti de l’économat une lampe à pétrole au poing, venait d’apercevoir le corps du surveillant.

M. Mirambeau, M. Smet et deux anciens élèves, dès le cri et l’extinction des lumières, s’étaient précipités hors de la salle de jeux sur le palier du second, où ils avaient trouvé M. Raymon, cependant que MM. Grabbe, Touttin, Mazaud et les deux autres anciens élèves, traversant la salle de jeux dans le sens opposé, étaient allés, près de la chambre à coucher de M. Donadieu et l’escalier du fond, au compteur d’électricité, afin de remplacer les plombs qui avaient sauté.

Mouvements, interjections, questions : tout cela avait été simultané, pour ainsi dire.

On perçut un bruit lointain. Celui de la porte cochère de la pension que M. Darmion laissait retomber.

Dix secondes plus tard, au rez-de-chaussée, la porte qui donnait sur les cours de récréation s’ouvrit. Un homme entra, lampe électrique au poing et demanda :

– Que se passe-t-il ?

C’était M. Planet. Surpris pendant sa ronde, au fond de la cour des petits, par le cri et l’extinction insolite des lumières, il s’était hâté de revenir.

M. Donadieu, horrifié, n’osait faire un geste. Le préfet de discipline se pencha sur le corps du surveillant.

– Le crâne a éclaté, dit-il. C’est horrible. Il y a de la cervelle partout. Le pauvre Lemmel est mort sur le coup. Mais qu’est-ce qui a bien pu se…

– S’il est mort, ne touchez pas au cadavre ! lança M. Mirambeau d’une voix forte.

Dans le silence profond qui suivit, la conversation de ceux qui s’affairaient près du compteur, de l’autre côté de la salle de jeux, fut nettement perceptible. Soudain, M. Planet se précipita vers M. Donadieu.

L’économe venait d’être pris d’une faiblesse.

Tous les plombs avaient fondu : il fallut une dizaine de minutes pour que la lumière fût rétablie partout.

*

– Le docteur a déclaré ne voir aucune objection sérieuse à la délivrance du permis d’inhumer. Toutefois, avec beaucoup de circonlocutions et en s’excusant de se montrer aussi tatillon, il a laissé entendre qu’en raison des circonstances un peu… particulières de cet accident, il serait préférable qu’auparavant le commissaire de police…

– Parbleu !

– Le commissaire est venu. Il n’était réveillé qu’à demi. Il a expédié son affaire très vite. Son siège s’est trouvé fait dès l’entrée : accident. L’ébriété de Lemmel, sa position au-dessus de la cage de l’escalier, le court-circuit et l’obscurité soudaine… La chute… Fatalité ! Tout cela était clair, – très clair. Le commissaire n’a procédé aux interrogatoires que par souci de la forme.

– Accident… Possible, évidemment ! Encore que le suicide, tout aussi bien…

– La théorie de l’accident est tellement plus simple !

– Et s’il s’agissait d’un meurtre ? objecta M. Quadremare.

Ce dialogue se déroulait à Paris dans le cabinet du préfet de police où M. Raymon s’était présenté, le lendemain du drame, dans la matinée. Ce jour-là étant un dimanche, ses fonctions de moniteur ne l’avaient pas retenu. M. Sorgues assistait également à l’entretien.

– Un meurtre ? répéta M. Raymon se renversant en arrière. Bien délicat… Il est relativement facile d’imaginer des mobiles à un tel crime, ainsi que les conditions dans lesquelles il aurait été commis. Mais la suite ?

– Qu’entendez-vous par là ?

– La fuite de l’assassin. Comment se l’expliquer ?

M. Raymon se redressa.

– Examinons la chose. Tout d’abord, à supposer qu’il y ait eu crime, – pour parler comme André Baume, – le coupable peut-il être :

A) Benassis ?

« Assurément non ! Benassis se trouvait dans le dortoir des petits en compagnie d’un élève de philo. Le témoignage de l’élève couvre Benassis et le témoignage de Benassis couvre l’élève.

– Complicité entre Benassis et l’élève ? suggéra le préfet.

– Impossible ! Le témoignage de tous les petits nous assure que Benassis et l’élève n’ont quitté le dortoir que lorsque le cri a éclaté. Mais poursuivons. Le coupable peut-il être :

B) L’élève de philo de surveillance dans le dortoir des grands en remplacement de Mirambeau ?

« Non ! Là encore nous avons le témoignage du dortoir entier.

– Pourquoi pas quelqu’un d’autre, monté secrètement ? fit encore le préfet.

– Cela, – toujours pour parler comme André Baume, – c’est l’hypothèse C, repartit M. Raymon en souriant. On peut même admettre que quelqu’un, depuis un temps plus ou moins long, se tenait caché dans la chambre de Benassis.

« Admettons l’hypothèse C.

M. Raymon s’interrompit.

– Ici, il me semble qu’un plan du troisième étage s’impose.

Il traça rapidement un dessin sur une feuille de papier.

– Voici un plan rudimentaire mais suffisamment clair. Vous pourrez suivre plus aisément. À l’exception des élèves couchés dans les dortoirs, des deux élèves de philo commis à leur surveillance, et de Benassis, – tous innocents ainsi que nous venons de le démontrer, – on n’a découvert, après le crime, absolument PERSONNE :

1) dans les galeries du troisième ;

2) dans la chambre de Benassis ;

3) dans les vestiaires des dortoirs ;

4) dans les dortoirs.

QUESTION

« Comment l’assassin s’y est-il pris pour fuir ?

– Un instant, dit le préfet. Je vois, dans le dortoir des petits, un escalier menant aux combles.

– Outre que le meurtrier n’aurait pas pu emprunter cet escalier sans être remarqué, répliqua M. Raymon, j’oubliais de vous dire que les combles ont été visités également.

– Et… personne ?

– Personne.

– Peut-être que, par l’une des deux fenêtres donnant sur les galeries du troisième…

– Je les ai trouvées fermées de l’intérieur. En tout état de cause, une descente eût été impossible par celle qui ouvre sur le parc. Nulle aspérité à quoi s’accrocher. En revanche, la descente aurait été possible par la fenêtre qui ouvre sur les cours de récréation. Il y a là une gouttière. Mais, je le répète, les deux fenêtres ont été trouvées fermées, et nous savons que nul n’est sorti des dortoirs pour refermer ces fenêtres après la fuite de l’assassin.

– Ah ! ah ! grommela le préfet.

– Excusez-moi, dit M. Sorgues, mais cela me paraît assez simple ! L’homme s’est sauvé par l’escalier !

– Lequel ? fit vivement M. Raymon. L’escalier principal ou celui du fond ?

– L’escalier principal, évidemment ! L’homme n’a pas pu utiliser celui du fond. Il lui aurait fallu pour cela traverser le dortoir des grands. Il aurait été vu.

– D’accord, opina M. Raymon. J’irai plus loin : même si l’homme avait pu gagner cet escalier, il aurait infailliblement été remarqué, en parvenant au palier du deuxième étage, par MM. Grabbe, Touttin, Mazaud et deux anciens élèves qui se trouvaient déjà, à ce moment-là, tous briquets allumés, près du compteur d’électricité, c’est-à-dire à un pas de cet escalier. Ils ont déclaré n’avoir vu descendre personne. À moins de les suspecter tous de mensonge…

– Passons, dit le préfet. Reste, en somme, l’escalier principal…

M. Raymon secoua le front.

– L’assassin n’a pas pu utiliser l’escalier principal ! Avant qu’il ait eu le temps matériel de descendre l’étage, j’étais déjà arrivé, moi, sur le palier du second, où sont venus presque aussitôt me rejoindre MM. Mirambeau, Smet et deux anciens élèves. La distance séparant ma chambre de ce palier est bien moindre que celle séparant le palier du troisième du palier du second. J’ajoute que ma lampe électrique m’a permis de constater qu’il n’y avait personne :

a) dans la portion d’escalier du deuxième au troisième ;

b) ni dans les couloirs du deuxième ;

c) non plus que dans les portions d’escalier du deuxième au premier et du premier au rez-de-chaussée.

COROLLAIRE

« L’assassin n’a pas pu descendre du troisième.

« Or, aucune des personnes se trouvant au troisième après la chute de Lemmel n’a pu commettre le crime !

CONCLUSION

« Il semble prouvé qu’il n’y a pas eu crime, mais accident ou suicide. Accident, plus probablement.

– Vous adoptez la théorie du commissaire, au bout du compte…

– C’est-à-dire, monsieur le préfet… Une coïncidence me choque… Le court-circuit !

– Eh bien ? Le court-circuit a été la cause de l’accident !

– Sans doute… Sans doute… Pourtant, je ne puis m’empêcher de me demander… Si, en dépit de toute vraisemblance, il y avait eu crime, cependant ? Et si le court-circuit avait été le moyen du crime ?

Le préfet ouvrit les bras.

– Que voulez-vous que je vous dise ? Raisonnablement…

Il se pencha encore sur le plan du troisième étage, et, brusquement, se gratta une joue.

– Les galeries du premier et du deuxième sont-elles disposées de même manière que celles du troisième ?

– Nullement. Des classes occupent un emplacement correspondant à celui des dortoirs.

– Cocasse !

– Que voulez-vous dire ? fit M. Sorgues en se penchant à son tour sur le plan.

– Oh ! rien, cher monsieur… Rien de sérieux ! Une simple remarque ! Je constatais tout bonnement que la disposition des galeries du troisième est identique à celle du rez-de-chaussée. Croix grecque en haut, croix grecque en bas…

– En somme, conclut M. Quadremare, le pauvre Lemmel est tombé de croix grecque en croix grecque !…

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