XX

J’ai commencé à me rappeler des choses peut-être une heure avant d’arriver. Je me suis souvenu du jour où j’avais pris une guitare pour la première fois. C’était chez un voisin, et il me donna quelques leçons en cachette ; je ne travaillais qu’un seul air : When the Saints Go Marchin’In, et j’appris à le jouer tout entier avec le break, et à le chanter en même temps. Et un soir, j’ai emprunté la guitare du voisin pour leur faire une surprise à la maison. Tom s’est mis à chanter avec moi ; le gosse était fou, il a commencé à danser autour de la table comme s’il suivait une parade avec la ligne de réserve ; il avait pris un bâton et faisait des moulinets avec. À ce moment-là, mon père est rentré et il a ri et chanté avec nous. J’ai rapporté la guitare au voisin mais le lendemain j’en ai trouvé une sur mon lit ; une d’occasion mais encore très bonne. Tous les jours je la travaillais un peu. La guitare, c’est un instrument qui vous rend paresseux. On la prend, on joue un air, et puis on la laisse, on flemmarde, on la reprend pour plaquer un ou deux accords ou s’accompagner pendant qu’on siffle. Les journées passent vite comme ça.

Je me suis ressaisi tout à coup après un cahot sur la route. Je crois que je m’endormais. Je ne sentais plus du tout mon bras gauche et j’avais une soif terrible. J’ai essayé de repenser au vieux temps pour me changer les idées, parce que j’étais tellement impatient d’arriver que, sitôt que je reprenais conscience, mon cœur se remettait à sonner dans mes côtes et ma main droite à trembler sur le volant ; je n’avais pas trop d’une seule main pour conduire. Je me suis demandé ce que faisait Tom en ce moment ; il priait probablement, ou il apprenait des choses aux gosses ; par Tom, je suis arrivé à Clem, et à la ville, Buckton, où j’étais resté trois mois pour tenir une boutique de libraire qui me rapportait bien ; je me suis rappelé Jicky et la fois où je l’avais baisée dans l’eau, et comme la rivière était transparente, ce jour-là. Jicky, toute jeune, lisse et nue, pareille à un bébé et tout à coup, ça m’a fait penser à Lou et à sa toison noire, drue et frisée, et au goût que j’avais eu dans la bouche en la mordant, un goût doux et un peu salé, et chaud, avec l’odeur de parfum de ses cuisses et j’ai eu encore ses cris dans les oreilles ; je sentais la sueur me dégouliner le long du front, et je ne pouvais pas lâcher ce sacré volant pour m’essuyer. Mon estomac me donnait l’impression d’être gonflé au gaz et de peser sur mon diaphragme pour m’écraser les poumons, et Lou criait dans mes oreilles ; j’atteignis le bouton de l’avertisseur, sur le volant ; celui de la route, c’était l’anneau d’ébonite, le bouton noir du milieu pour la ville, et j’écrasai les deux à la fois pour couvrir les cris.

Je devais rouler à quatre-vingt-cinq milles à peu près, ça ne pouvait guère aller plus vite mais la route se mit à descendre un peu et j’ai vu l’aiguille gagner deux points, trois, puis quatre. Il faisait grand jour depuis longtemps. Je croisais maintenant des voitures et j’en dépassais quelques-unes. Après quelques minutes je lâchai les deux boutons, parce que je pouvais rencontrer des flics à moto, et je n’avais pas assez de réserve pour les gratter. En arrivant, je prendrais la voiture de Jean, mais Seigneur, quand est-ce que j’allais arriver…

Je crois que je me mis à grogner, dans la voiture, à grogner comme un porc, entre mes dents, pour aller plus vite, et j’ai pris un virage sans ralentir, dans un terrible bruit de pneus. La Nash roula violemment mais se rétablit après avoir été presque sur la gauche de la route, et je continuai à appuyer à fond, et maintenant je riais et j’étais joyeux comme le gosse quand il tournait autour de la table en chantant When The Saints…, et je n’avais presque plus peur.

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