XXI

Cette saloperie de tremblement est revenue tout de même quand je suis arrivé devant l’hôtel. Il était près de onze heures et demie ; Jean devait m’attendre pour déjeuner comme je le lui avais dit. J’ai ouvert la portière de droite et je suis descendu de ce côté-là parce qu’avec mon bras, j’étais mal arrangé pour faire autrement.

L’hôtel, c’était une espèce de bâtisse blanche avec une véranda à la mode du pays, avec des jalousies baissées. Dans ce coin-là, il y avait encore du soleil malgré que ce fût la fin d’octobre. Je ne trouvai personne dans la salle du bas. C’était loin du somptueux palace que promettait l’annonce, mais pour être isolé, on ne pouvait pas demander mieux.

Je comptai à peine une douzaine d’autres baraques dont un poste à essence qui faisait bistrot, en retrait de la route, destiné sans doute aux conducteurs de poids lourds. Je suis ressorti. D’après ce que je me rappelais, les pavillons où l’on dormait étaient séparés de l’hôtel et je pensai qu’ils aboutissaient à ce chemin qui filait à angle droit avec la route, bordé d’arbres mal fichus et d’une herbe lépreuse. J’ai laissé la Nash et je suis parti par là. Ça tournait tout de suite et tout de suite aussi, je suis tombé sur la voiture de Jean devant une bicoque de deux pièces assez propres. Je suis entré sans prévenir.

Elle était assise dans un fauteuil et paraissait dormir, elle avait mauvaise mine, mais toujours aussi bien habillée. J’ai voulu la réveiller ; le téléphone – il y avait un téléphone – s’est mis à sonner juste au même moment. Je me suis affolé stupidement et j’ai bondi dessus. Mon cœur recommençait à partir. J’ai décroché et raccroché aussitôt. Je savais que seul Dexter pouvait appeler, Dexter ou la police. Jean se frottait les yeux. Elle s’est levée et, avant le reste, je l’ai embrassée à la faire gueuler. Elle s’est réveillée un peu mieux ; j’ai passé mon bras autour d’elle pour l’emmener. À ce moment-là, elle a vu ma manche vide.

– Qu’est-ce qu’il y a, Lee ?

Elle avait l’air effarée. J’ai ri. Je riais mal.

– Ce n’est rien. J’ai fait une chute idiote en descendant de la bagnole et je me suis abîmé le coude.

– Mais vous avez saigné ?

– Une égratignure. Venez, Jean. J’en ai assez de ce voyage. Je voudrais être seul avec vous.

Alors, le téléphone s’est mis à resonner, et ça a été comme si le courant électrique passait à travers moi au lieu de passer dans les fils. Je n’ai pas pu me retenir et j’ai empoigné l’appareil pour le projeter sur le parquet.

Je l’ai achevé à coups de talon – tout à coup, c’était comme si j’écrasais la figure de Lou avec mes souliers ; j’ai sué encore et j’ai failli ficher le camp. Je savais que ma bouche tremblait et que je devais avoir l’air d’un fou.

Heureusement, Jean n’a pas insisté. Elle est sortie et je lui ai dit de s’installer dans sa voiture ; on allait un peu plus loin pour être tranquilles et on reviendrait déjeuner après. C’était largement l’heure de déjeuner, mais elle paraissait amorphe. Toujours malade, je crois, à cause de ce bébé qu’elle attendait. J’ai appuyé sur l’accélérateur, la voiture est partie en nous projetant sur les dossiers ; cette fois, c’était presque fini ; d’entendre ce moteur-là, ça me rendit mon calme. Je dis à Jean quelque chose pour m’excuser pour le téléphone ; elle commençait à s’apercevoir que je déraillais, et il était temps que je cesse de dérailler. Elle se serrait contre moi et elle mettait la tête sur mon épaule.

J’ai attendu d’avoir fait vingt milles et j’ai cherché un endroit pour m’arrêter. À cet endroit, la route était en remblai ; je me dis qu’en descendant le talus, ça irait. J’ai arrêté, Jean est descendue la première. J’ai tâté le revolver de Lou dans ma poche. Je ne voulais pas m’en servir tout de suite. Même avec un seul bras je pouvais venir à bout de Jean aussi. Elle s’est penchée pour rattacher sa chaussure et j’ai vu ses cuisses au-dessous de sa jupe courte qui dessinait étroitement ses hanches. J’ai senti ma bouche sécher. Elle s’est arrêtée près d’un buisson ; il y avait un coin d’où on ne voyait pas la route quand on était assis.

Elle s’est allongée par terre ; je l’ai prise là tout de suite, mais sans me laisser aller jusqu’au bout. J’ai tâché de me calmer malgré ses sacrés mouvements de reins ; je suis arrivé à la faire jouir avant d’avoir rien eu moi-même. À ce moment-là, je lui ai parlé.

– Ça vous fait toujours autant d’effet de coucher avec des hommes de couleur ?

Elle n’a rien répondu. Elle était parfaitement abrutie. J’ai continué.

– Parce que pour ma part, j’en ai plus d’un huitième.

Elle a rouvert les yeux et j’ai ricané. Elle ne comprenait pas. Alors je lui ai tout raconté ; enfin toute l’histoire du gosse, comment il était tombé amoureux d’une fille et comment le père et le frère de la fille s’étaient occupés de lui ensuite ; je lui ai expliqué ce que j’avais voulu faire avec Lou et elle, en faire payer deux pour un. J’ai fouillé dans ma poche et j’ai retrouvé le bracelet de Lou, je lui ai montré, et j’ai dit que je regrettais de ne pas lui avoir apporté un œil de sa sœur, mais qu’ils étaient trop abîmés après le petit traitement de mon invention que je venais de lui servir.

J’ai eu du mal à dire tout ça, les mots ne venaient pas tout seuls. Elle était là, les yeux fermés, allongée par terre, avec sa jupe relevée jusqu’au ventre. J’ai senti encore la chose qui venait le long de mon dos et ma main s’est fermée sur sa gorge sans que je puisse m’en empêcher ; c’est venu ; c’était si fort que je l’ai lâchée et que je me suis presque mis debout. Elle avait déjà la figure bleue, mais elle ne bougeait pas. Elle s’était laissée étrangler sans rien faire. Elle devait respirer encore. J’ai pris le revolver de Lou dans ma poche et je lui ai tiré deux balles dans le cou, presque à bout portant ; le sang s’est mis à gicler à gros bouillons, lentement, par saccades, avec un bruit humide. De ses yeux, on voyait juste une ligne blanche à travers ses paupières ; elle a eu une espèce de contraction et je crois qu’elle est morte à ce moment-là. Je l’ai retournée pour ne plus voir sa figure, et pendant qu’elle était encore chaude, je lui ai fait ce que je lui avais fait déjà dans sa chambre.

Je me suis probablement évanoui aussitôt après ; quand j’ai repris conscience, elle était tout à fait froide et impossible à remuer. Alors, je l’ai laissée et je suis remonté vers la voiture. Je pouvais à peine me traîner ; des choses brillantes me passaient devant les yeux ; quand je me suis assis au volant, je me suis rappelé que le whisky était dans la Nash, et le tremblement de ma main est revenu.

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