La littérature classique considérait l’homme sur les sommets de l’humanité, dans les grands transports de passion, en tant que protagoniste d’un drame très-noble, très-simple ; dans ce drame, les acteurs se partageaient certains rôles de vertu ou de méchanceté, de bonheur ou de souffrance, rôles conformes à des conceptions idéales et absolues sur une vie supérieure, où le ressort de l’âme serait tendu tout entier vers un but unique. En un mot, l’homme classique était le héros que toutes les littératures primitives ont seul jugé digne de leur attention. L’action de ce héros correspondait à un groupe d’idées religieuses, monarchiques, sociales et morales, fondement sur lequel reposait la famille humaine depuis ses plus anciens essais d’organisation. En grandissant son personnage pour le bien ou pour le mal, le poëte classique proposait un exemple de ce qui devrait être ou ne pas être, plutôt qu’un exemplaire de ce qui existait dans la réalité.
Insensiblement, depuis un siècle, d’autres vues ont prévalu. Elles ont abouti à un art d’observation plus que d’imagination, qui se flatte d’observer la vie telle qu’elle est, dans son ensemble et sa complexité, avec le moindre parti pris possible chez l’artiste. Il prend l’homme dans les conditions communes, les caractères dans le train de chaque jour, moyens et changeants. Jaloux de la rigueur des procédés scientifiques, l’écrivain se propose de nous renseigner par une analyse perpétuelle des sentiments et des actes, bien plus que de nous divertir ou de nous émouvoir par l’intrigue et le spectacle des passions. L’art classique imitait un roi qui gouverne, punit, récompense, choisit ses préférés dans une élite aristocratique, leur impose des conventions d’élégance, de moralité et de bien dire. L’art nouveau cherche à imiter la nature dans son inconscience, son indifférence morale, son absence de choix ; il exprime le triomphe de la collectivité sur l’individu, de la foule sur le héros, du relatif sur l’absolu. On l’a appelé réaliste, naturaliste : suffirait-il, pour le définir, de l’appeler démocratique ?
Non, ce serait un regard trop court, celui qui s’arrêterait à cette racine apparente de notre littérature. Le changement de l’ordre politique n’est qu’un épisode dans l’universel et prodigieux changement qui s’accomplit. Observez dans toutes ses applications le travail de l’esprit humain depuis un siècle ; on dirait d’une légion d’ouvriers, occupée à retourner, pour la replacer sur sa base, une énorme pyramide qui portait sur sa pointe. L’homme a repris à pied d’œuvre l’explication de l’univers ; il s’est aperçu que l’existence, les grandeurs et les maux de cet univers provenaient du labeur incessant des infiniment petits. Tandis que les institutions remettaient le gouvernement des États à la multitude, les sciences rapportaient le gouvernement du monde aux atomes. Partout, dans l’analyse des phénomènes physiques et moraux, on a décomposé et pour ainsi dire émietté les anciennes causes ; aux agents brusques et simples, procédant à grands coups de puissance, qui nous rendaient jadis raison des révolutions du globe, de l’histoire et de l’âme, on a substitué l’évolution constante d’êtres minimes et obscurs.
C’est comme une pente inévitable : dès qu’il bouge, l’esprit moderne la descend. Recherche-t-il les origines de la création ? Ce n’est plus le chef-d’œuvre construit de toutes pièces en six jours, par l’opération soudaine d’un démiurge. Une vapeur qui se fixe, des gouttes d’eau, des molécules lentement agglomérées durant des myriades de siècles, voilà l’humble commencement des planètes ; et celui de la vie, le léger soupir d’êtres sans nom, grouillant dans une flaque de boue. S’agit-il d’expliquer les transformations successives du globe ? Les volcans, les déluges, les grands cataclysmes n’y ont plus qu’une faible part ; c’est l’ouvrage des anonymes et des imperceptibles, le grain de sable roulé par la source durant des jours sans nombre, le rocher de corail qui devient continent par le travail des microzoaires, du petit peuple patient employé au fond de l’Océan. Si nous passons à notre propre machine, on a bien rabattu de sa gloire ; tout ce merveilleux assemblage de ressorts n’est qu’une chaîne de cellules, homme aujourd’hui, demain tige d’herbe ou anneaux du ver ; tout, jusqu’à cette pincée de substance grise où je puise en ce moment mes idées sur le monde. Consultée sur la dissolution de cette machine, la science médicale conclut comme les autres à l’explication universelle ; ce ne sont plus de grands mouvements de nos humeurs qui nous détruisent ; les petites bêtes nous rongent, les œuvres de la vie et de la mort sont confiées à une animalité invisible. La découverte est d’une telle importance, qu’on se prend à douter si l’avenir, au lieu de désigner notre siècle par le nom de quelque rare génie, ne l’appellera pas le siècle des microbes ; nul mot ne rendrait mieux notre physionomie et le sens de notre passage à travers les générations.
Les sciences morales suivent le branle communiqué par celles de la nature. L’histoire reçoit la déposition des peuples et repousse au second plan les seuls témoins qu’elle écoutât jadis, rois, ministres, capitaines ; en parcourant ses nécropoles, elle s’arrête moins volontiers aux monuments pompeux, elle va dans la foule des tombes oubliées, s’efforçant de ressaisir leur murmure. Pour éclairer le cours des événements, quelques volontés dominantes ne lui suffisent plus ; l’esprit des races, les passions et les misères cachées, l’enchaînement des menus faits, tels sont les matériaux avec lesquels on reconstruit le passé. Même préoccupation chez le psychologue qui étudie les secrets de l’âme ; la personnalité humaine lui apparaît comme la résultante d’une longue série de sensations et d’actes accumulés, comme un instrument sensible et variable, toujours influencé par le milieu.
Est-il besoin d’insister sur l’application de ces tendances à la vie pratique ? Nivellement des classes, division des fortunes, suffrage universel, libertés et servitudes égales devant le juge, devant le fisc, à la caserne et à l’école, toutes les conséquences du principe viennent se résumer dans ce mot de démocratie, qui est l’enseigne de notre temps. On disait déjà, il y a soixante ans, que la démocratie coulait à pleins bords ; aujourd’hui le fleuve est devenu mer, une mer qui prend son niveau sur toute la surface de l’Europe. Çà et là, des îlots semblent préservés, roches plus solides où l’on voit encore des trônes, des lambeaux de constitutions féodales, des restes de castes privilégiées ; mais, dans ces castes et sur ces trônes, les plus clairvoyants savent bien que la mer monte. Leur seul espoir, et rien ne l’interdit, c’est que l’organisation démocratique ne soit pas incompatible avec la forme monarchique ; nous trouverons en Russie une démocratie patriarcale grandissant à l’ombre du pouvoir absolu.
Non content de renouveler la structure politique des États, l’esprit irrésistible transforme toutes les fonctions de leur organisme ; c’est lui qui substitue l’association à l’individu dans la plupart des entreprises ; lui qui change l’assiette de la fortune publique en multipliant les institutions de crédit, les émissions de rentes, en mettant ainsi dans toutes les bourses une délégation sur le trésor commun ; lui enfin qui modifie les conditions de l’industrie et les subordonne aux exigences du plus grand nombre. — Je ne prétends pas épuiser la démonstration ; longtemps encore on pourrait poursuivre et vérifier la loi inflexible dans les entrailles de la terre, dans le corps de l’homme et dans les replis de son âme, dans le laboratoire du savant et dans le cabinet de l’administrateur ; partout elle renverse les anciens principes de connaissance et d’action, elle nous ramène à la constatation d’un même fait : la remise du monde aux infiniment petits.
La littérature, cette confession des sociétés, ne pouvait pas rester étrangère au revirement général ; par instinct d’abord, par doctrine ensuite, elle a réglé sur l’esprit nouveau ses méthodes et son idéal. Ses premiers essais de réformation furent incertains et gauches : le romantisme, il faut bien le reconnaître aujourd’hui, était un produit bâtard ; il respirait la révolte, mauvaise condition pour être tranquille et fort comme la nature. Par réaction contre le héros classique, il allait chercher de préférence ses personnages dans les bas-fonds sociaux ; mais comme à son insu il était encore tout pénétré de l’esprit classique, les monstres qu’il inventait redevenaient des héros à rebours : ses forçats, ses courtisanes, ses mendiants étaient plus soufflés et plus creux que les rois ou les princesses du vieux temps. Le thème déclamatoire avait changé, et non la déclamation. On en fut vite lassé. On demanda aux écrivains des représentations du monde plus sincères, plus conformes aux enseignements des sciences positives qui gagnaient chaque jour du terrain ; on voulut trouver dans leurs œuvres le sentiment de la complexité de la vie, des êtres, des idées, et cet esprit de relation qui a remplacé dans notre temps le goût de l’absolu. Alors naquit le réalisme ; il s’empara de toutes les littératures européennes, il y règne en maître à cette heure, avec les nuances diverses que nous allons comparer. Son programme littéraire lui était tracé par la révolution universelle dont j’ai rappelé quelques effets ; mais l’intelligence des causes qui avaient produit cette révolution pouvait seule lui donner un programme philosophique.
Quelles étaient ces causes ? On s’est imaginé en France, avec une admirable fatuité, que ces grands changements de l’âme humaine étaient dus aux quelques philosophes qui écrivirent l’Encyclopédie, aux quelques mécontents qui démolirent la Bastille, et le reste. On a cru que la raison émancipée avait seule accompli ce miracle et déplacé l’axe de l’univers. L’homme de ce siècle a pris en lui-même une confiance bien excusable. Par un double et magnifique effort, son intelligence a pénétré la plupart des énigmes de la nature, sa volonté l’a affranchi de la plupart des gênes sociales qui pesaient sur ses devanciers. Le mécanisme rationnel du monde lui est enfin apparu ; il l’a décomposé dans ses éléments premiers et dans ses lois génératrices ; et comme, du même coup, il se proclamait libre de sa personne dans ce monde soumis à sa science, l’homme s’est cru destiné à tout connaître et à tout pouvoir. Jadis le petit domaine qui tombait sous ses prises était entouré d’une zone immense, mystérieuse, où le pauvre ignorant trouvait à la fois un tourment pour sa raison et un recours pour son espérance. Diminuée, reculée bien loin, cette ceinture de ténèbres semée d’étoiles sembla supprimée. On décida de n’en plus tenir compte. Dans l’explication des choses comme dans la conduite de la vie, on élimina toutes les anciennes pensées qui habitaient ce pays supérieur, c’est-à-dire tout l’ordre divin. Les vérités scientifiques les mieux acquises étaient souvent inconciliables avec l’anthropomorphisme grossier des aïeux, avec leurs idées sur la création, l’histoire, les rapports entre l’homme et la Divinité. Et le sentiment religieux paraissait inséparable des interprétations temporaires qu’on identifiait avec lui. D’ailleurs, à quoi bon rechercher des causes douteuses, quand le fonctionnement de l’univers et de l’homme devenait si clair pour le physicien, pour le physiologiste ? Pourquoi un maître là-haut, alors qu’on n’en reconnaissait plus ici-bas ? Le moindre tort de Dieu, c’était d’être inutile. De beaux esprits l’affirmèrent, et tous les médiocres en furent persuadés. Le dix-huitième siècle avait inauguré le culte de la raison : on vécut un moment dans l’ivresse de ce millénium.
Puis vint l’éternelle désillusion, la ruine périodique de tout ce que l’homme bâtit sur le creux de sa raison. D’une part, il dut s’avouer qu’en étendant son domaine, il avait étendu son regard, et que par delà le cercle des vérités conquises, l’abîme d’ignorance reparaissait, toujours aussi vaste, aussi irritant. D’autre part, l’expérience lui apprit que les lois politiques pouvaient bien peu pour sa liberté, opprimée par les lois naturelles ; sujet d’un despote ou citoyen d’une république, après comme avant la déclaration de ses droits, il se retrouva l’esclave misérable qu’il est, asservi par ses passions, limité dans tous ses désirs par les fatalités matérielles ; il put se convaincre que la plus belle charte n’efface pas un pli de souffrance au front des malheureux, ne donne pas un morceau de pain à l’affamé. Sa présomption extravagante s’évanouit. Il se vit retombé dans les incertitudes et les servitudes qui seront à jamais son lot ; mieux armé et plus instruit, sans doute, mais qu’importe ? La nature semble avoir calculé une balance rigoureuse, dont elle rétablit sans cesse l’équilibre, entre nos conquêtes et nos besoins, ceux-ci s’accroissant avec les moyens de les satisfaire. Dans ce grand désenchantement, les vieux instincts se ranimèrent ; l’homme chercha au-dessus de lui un pouvoir surhumain à implorer ; il n’y en avait plus.
Tout conspirait à rendre irréparable le divorce avec les traditions du passé : l’orgueil de la raison, persuadée de sa toute-puissance, aussi bien que les résistances chagrines de l’orthodoxie. — L’orgueil ne s’est jamais enflé avec plus de superbe qu’à cette époque, où nous nous proclamons nous-mêmes si petits et si débiles par rapport à l’énormité de l’univers. On trouverait communément dans les arrière-boutiques l’infatuation d’un Nabuchodonosor ou d’un Néron. Par une contradiction bien instructive, l’attachement au sens propre a grandi avec le doute universel qui ébranlait toutes les opinions. Tous les sages ayant décidé que les nouvelles explications du monde étaient contradictoires aux explications religieuses, l’orgueil s’est refusé à reviser le procès.
Les défenseurs de l’orthodoxie n’ont guère facilité l’accommodement. Ils n’ont pas toujours compris que leur doctrine était la source de tout progrès, et qu’ils détournaient cette source de sa pente naturelle en luttant pied à pied contre les découvertes des sciences et les mutations de l’ordre politique. Les orthodoxies aperçoivent rarement toute la force et la souplesse du principe qu’elles gardent ; soucieuses de conserver intact le dépôt qui leur a été transmis, elles s’effrayent quand la vie intérieure du principe agit pour transformer le monde suivant un plan qui leur échappe. Tel l’émoi d’un homme qui verrait le pilier de sa maison, un tronc de chêne encore plein de séve, bourgeonner, pousser des branches, et s’élancer par-dessus le toit de la maison en l’effondrant. Le signe le plus manifeste de la vérité d’une doctrine, c’est le don de s’accommoder à tous les développements de l’humanité, sans cesser d’être elle-même ; ne serait-ce pas qu’elle les contenait tous en germe ? L’incomparable puissance des religions leur vient de ce don ; quand l’orthodoxie le méconnaît, elle déprécie sa propre raison d’être.
Par suite de ce malentendu, où chacun avait sa part de responsabilité, on a mis longtemps à apercevoir cette vérité si simple : le monde est travaillé depuis dix-huit siècles par un ferment, l’Évangile, et la dernière révolution sortie de cet Évangile en est le triomphe et l’avénement définitif. Tout ce que l’on renversait avait été sourdement miné par la vertu secrète de ce ferment. Bossuet, l’un des rares qui ont tout pressenti, le savait bien : « Jésus-Christ est venu au monde pour renverser l’ordre que l’orgueil y a établi ; de là vient que sa politique est directement opposée à celle du siècle.» Tout le grand effort de notre temps a été prédit et commandé par ce mot : Misereor super turbam. Cette goutte de pitié, tombée dans la dureté du vieux monde, a insensiblement adouci notre sang, elle a fait l’homme moderne avec ses conceptions morales et sociales, son esthétique, sa politique, son inclination d’esprit et de cœur vers les petites choses et les petites gens. Mais cette action constante de l’Évangile, qu’on accorde à la rigueur dans le passé, on la nie dans le présent. L’homme marche comme un voyageur du soir qui va vers l’Orient ; la nuit se fait toujours plus obscure devant ses yeux, il n’a un peu de clarté que derrière lui, sur la route connue où le jour meurt. D’ailleurs, la contradiction apparente était trop forte : d’une part, l’interprétation étroite de l’Évangile, — ce qu’on pourrait appeler le sens juif ; — d’autre part, une révolution qui semblait dirigée contre lui, tandis qu’elle était le développement naturel du sens chrétien. En dehors de quelques esprits dégagés de préventions, un Ballanche par exemple, il a fallu du temps pour qu’on saisît la relation de l’effet à la cause ; aujourd’hui, ces vérités sont dans l’air, comme on dit ; leur évidence est telle qu’à y insister plus longuement, je craindrais d’être taxé d’ingénuité.
Ces considérations étaient cependant nécessaires pour déterminer l’inspiration morale qui peut seule faire pardonner au réalisme la dureté de ces procédés. Il répond à l’une de nos exigences, quand il étudie la vie avec une précision rigoureuse, quand il démêle jusqu’aux plus petites racines de nos actions dans les fatalités qui les commandent ; mais il trompe notre plus sûr instinct, quand il ignore volontairement le mystère qui subsiste par delà les explications rationnelles, la quantité possible de divin. Je veux bien qu’il n’affirme rien du monde inconnu : du moins il doit toujours trembler sur le seuil de ce monde. Puisqu’il se pique d’observer les phénomènes sans suggérer des interprétations arbitraires, il doit accepter ce fait d’évidence, la fermentation latente de l’esprit évangélique dans le monde moderne. Plus qu’à toute autre forme d’art, le sentiment religieux lui est indispensable ; ce sentiment lui communique la charité dont il a besoin ; comme il ne recule pas devant les laideurs et les misères, il doit les rendre supportables par un perpétuel épanchement de pitié. Le réalisme devient odieux dès qu’il cesse d’être charitable. Et l’esprit de pitié, nous le verrons tout à l’heure, avorte et fait fausse route dans la littérature, aussitôt qu’il s’éloigne de sa source unique.
Oh ! je sais bien qu’en assignant à l’art d’écrire un but moral, je vais faire sourire les adeptes de la doctrine en honneur : l’art pour l’art. J’avoue ne la comprendre pas, du moins dans le sens où on l’entend aujourd’hui. Certes, moralité et beauté sont synonymes en art ; un chant de Virgile vaut un chapitre de Tacite. Mais il ne faut pas confondre cette beauté spirituelle, qui naît d’une certaine illumination du regard chez l’artiste, avec l’habileté de main du prestidigitateur. Mes réserves portent sur cette confusion. Je ne croirai jamais que des hommes sérieux, soucieux de leur dignité et de l’estime publique, veuillent se réduire à l’emploi de gymnastes, d’amuseurs forains.
Ces délicats sont singuliers. Ils professent un beau mépris pour l’auteur bourgeois qui s’inquiète d’enseigner ou de consoler les hommes, et ils consentent à faire la roue devant la foule, à cette seule fin de lui faire admirer leur adresse ; ils se vantent de n’avoir rien à lui dire au lieu de s’en excuser. Comment concilier cette abdication avec la part de pontificat que les littérateurs de notre temps sont si empressés à réclamer ? Sans doute, chacun de nous cède quelquefois à la tentation d’écrire pour se divertir : que celui qui est sans péché jette la première pierre ! Mais il est inconcevable qu’on érige en doctrine ce qui doit rester une exception, un délassement momentané au devoir humain du poëte. Si c’est là de la littérature, je demande pour l’autre un nom moins exposé aux usurpations ; sauf l’usage des plumes et de l’encre, — on s’en sert aussi pour les exploits d’huissiers, — notre noble profession n’a rien de commun avec ce commerce ; il est légitime à coup sûr, si l’on y apporte de la probité et de la décence, mais il ressemble à la littérature autant qu’une boutique de jouets à une bibliothèque. Je n’entends point ici déclasser tel ou tel genre, réputé léger : un roman, une comédie, peuvent être plus utiles aux hommes qu’un traité de théodicée. Je m’élève uniquement contre le parti pris de n’y mettre en aucun cas une intention morale. Heureusement, ceux-là mêmes qui défendent cette hérésie sont les premiers à la trahir, quand ils ont du cœur et du talent.
Pour résumer nos idées sur ce que devrait être le réalisme, je cherche une formule générale qui exprime à la fois sa méthode et son pouvoir de création. Je n’en trouve qu’une ; elle est bien vieille ; mais je n’en sais pas une meilleure, plus scientifique et qui serre de plus près le secret de toute création : « Le Seigneur Dieu forma l’homme du limon de la terre. » — Voyez comme ce mot est juste et significatif, le limon ! Sans rien préjuger ni contredire dans le détail, il renferme tout ce que nous devinons des origines de la vie ; il montre ces premiers tressaillements de la matière humide où s’est lentement formée et perfectionnée la série des organismes. La formation par le limon, c’est tout ce que peut connaître la science expérimentale, le champ où son pouvoir de découverte est indéfini ; on y peut étudier la misère de l’animal humain, tout ce qu’il y a en lui de grossier, de fatal et de pourri. — Oui, mais il y a autre chose que la science expérimentale ; le limon ne suffit pas à accomplir le mystère de la vie, il n’est pas tout notre moi : ce grain de boue que nous sommes, qui nous est et nous sera de mieux en mieux connu, nous le sentons animé par un principe à jamais insaisissable pour nos instruments d’étude. Il faut compléter la formule pour nous rendre raison de la dualité de notre être ; aussi le texte ajoute : — « ... et il lui inspira un souffle de vie, et l’homme fut une âme vivante. » — Ce « souffle », puisé à la source de la vie universelle, c’est l’esprit, l’élément certain et impénétrable qui nous meut, qui nous enveloppe, qui déconcerte toutes nos explications, et sans lequel elles seront toujours insuffisantes. Le limon, voilà l’ordre des connaissances positives, ce qu’on tient de l’univers dans un laboratoire, de l’homme dans une clinique ; on y peut aller très-loin, mais tant qu’on ne fait pas intervenir le « souffle », on ne crée pas une âme vivante, car la vie ne commence que là où nous cessons de comprendre.
Le créateur littéraire doit régler son opération sur ce modèle. Comment le réalisme s’y est-il conformé, dans les littératures où il fait ses expériences ?