AVANT-PROPOS

En offrant ce livre aux personnes, chaque jour plus nombreuses, qui s’intéressent à la littérature russe, je leur dois quelques explications sur l’objet, le but et les lacunes volontaires de ces essais. La région où nous allons voyager est vaste, à peine explorée ; on n’en a pas relevé l’ensemble, on y a frayé au hasard quelques routes ; il faut dire à ceux qui veulent bien s’y engager pourquoi nous visiterons de préférence telle province, pourquoi nous négligerons telle autre.

On ne trouvera point dans ce volume l’histoire d’une littérature, un traité didactique et complet sur la matière. Un pareil ouvrage n’existe pas encore en Russie, il serait prématuré en France. Il me tentait, je l’aurais essayé, si je n’avais recherché que les suffrages du monde savant. Mon ambition est autre. Pour des raisons littéraires, — je les dirai plus loin, — pour des motifs d’un autre ordre que je tairai, parce que chacun les devine, je crois qu’il faut travailler à rapprocher les deux pays par la pénétration mutuelle des choses de l’esprit. Entre deux peuples comme entre deux hommes, il ne peut y avoir amitié étroite et solidarité qu’alors que leurs intelligences ont pris le contact.

Pour atteindre ce résultat, il est prudent de compter avec la force d’inertie du public ; on ne le met pas en appétit en lui donnant du premier coup une indigestion. Il veut être apprivoisé peu à peu aux connaissances nouvelles, pris au piége de son plaisir, et forcé de s’instruire pour mieux goûter ce plaisir. Entrons dans cette humeur du public : à vouloir la contraindre, nous ne la réformerions pas, et nous laisserions en souffrance les intérêts supérieurs auxquels j’ai fait allusion. Pour être juste envers les morts et les vivants, une histoire des lettres russes devrait citer, depuis un siècle seulement, une longue liste de noms étranges pour nos oreilles, d’œuvres qu’aucune traduction n’a fait connaître ; il faudrait écrire en regard l’histoire politique et sociale des trois derniers règnes, qui n’est pas plus faite que l’autre, et qui expliquerait seule cette dernière. Faute d’une telle préparation, de vaines syllabes battraient l’air, sans rien laisser dans l’esprit du lecteur d’Occident ; cette nomenclature ressemblerait aux cartes du ciel nocturne, aux catalogues d’étoiles invisibles dressés par les astronomes pour quelques initiés.

Il m’a paru préférable de procéder autrement, à la manière du naturaliste qui veut nous renseigner sur une contrée neuve. Il ne s’arrête point aux zones intermédiaires et peu tranchées ; il va droit au cœur du pays, aux régions singulières. Là, parmi les nombreux échantillons de la faune et de la flore qui sollicitent son choix, il note pour mémoire les espèces communes à toutes les parties du monde, importées par le hasard ou l’industrie ; il passe rapidement sur les variétés fossiles ou dégénérées, qui n’ont qu’un intérêt historique : il s’attache aux familles locales et vigoureuses, caractéristiques de la terre et du climat ; parmi celles-ci, il choisit quelques individus-types, signalés par leur parfait développement. Ce sont les objets qu’il propose à notre examen, comme les plus propres à nous révéler les conditions actuelles et particulières de la vie sur ce coin de la planète.

Semblable est mon projet. Je rappellerai brièvement les origines de la littérature russe, ses petites destinées, longtemps asservies à des dominations étrangères, son émancipation durant notre siècle. À partir de ce moment, l’humble famille des écrivains devient foule et puissance ; sa richesse fait notre embarras, comme auparavant sa pauvreté. Je m’attacherai à quelques figures qui résument la physionomie de cette foule inconnue. La méthode est d’autant plus légitime en Russie que dans ces masses jeunes, à peine travaillées, soumises à des développements uniformes, les différences individuelles sont moins accusées. Traversez cent villages entre Pétersbourg et Moscou : par les traits, les attitudes et le costume, tous les gens que vous rencontrerez sont frappés à la même effigie. Comme dans la plupart des civilisations très-neuves, l’effort personnel ne les a pas dégagés du lien collectif ; quelques portraits pris au hasard peindront tous ces frères. Ainsi de leurs esprits : une âme est représentative de beaucoup plus d’âmes que chez nous. À vouloir multiplier les documents, on ne donnerait qu’une impression de monotonie.

Cette première série d’études est consacrée en grande partie aux quatre romanciers contemporains hors de pair, déjà désignés à l’attention de l’Europe par des traductions partielles. Ces écrivains-types nous offriront une réduction éminente et complète du génie national que nous cherchons à dégager. J’ai tâché de montrer en eux l’homme autant que l’œuvre, et dans les deux, l’expression d’une société. Les questions d’art ont leur intérêt et leur grandeur ; mais il y a plus encore d’intérêt et de grandeur dans le secret qu’elles m’aident à poursuivre, le secret de cet être mystérieux, la Russie. Sans grand souci des règles de la composition littéraire, j’ai dû accueillir tout ce qui servait mon dessein : détails biographiques, souvenirs personnels, digressions sur des points d’histoire et de politique, sans lesquelles tout serait inintelligible dans les évolutions morales d’un pays si caché. Il n’y a peut-être qu’une règle, c’est d’éclairer par tous les moyens l’objet que l’on montre, de le faire comprendre et toucher sous toutes ses faces.

À cette fin, j’ai usé et abusé de la comparaison entre les écrivains russes et ceux d’autres pays qui nous sont plus familiers ; ce n’est point par vanité d’érudition facile ; je sais d’ailleurs le danger de ces analogies, elles boitent toujours ; mais pour faire deviner l’inconnu, il n’y a encore qu’un procédé rapide et sûr, la comparaison avec le connu. Il eût fallu des explications longues et obscures pour caractériser un homme ou une œuvre : un nom de connaissance en tient lieu ; il évoque d’emblée dans l’esprit de chacun toute une physionomie littéraire, proche parente de celle qu’on étudie. C’est l’image qui éclaire le texte et permet de classer d’un regard les nouveaux venus par ordre de familles et de préséances. On fait ensuite les réserves nécessaires pour marquer les différences entre ceux qu’on a momentanément rapprochés.

Quelques personnes s’étonneront que je demande le secret de la Russie à ses romanciers. Pour des raisons que l’on verra par la suite, la philosophie, l’histoire, l’éloquence de la chaire et du barreau, — je n’ajoute pas : de la tribune, — sont des genres presque absents de cette jeune littérature ; ce qu’on trouverait en d’autres pays sous ces étiquettes arbitraires rentre en Russie dans les vastes cadres de la poésie et du roman, les deux formes d’expansion naturelles à la pensée nationale, les seules compatibles avec les exigences d’une censure jadis intraitable, aujourd’hui encore très-ombrageuse. Les idées ne passent que dissimulées dans les mailles souples de la fiction ; mais là elles passent toutes ; et la fiction qui les abrite prend l’importance d’un traité doctrinal.

De ces deux formes souveraines, l’une, la poésie, a rempli le commencement du siècle ; l’autre, le roman, a étouffé la première et tout accaparé depuis quarante ans.

Dominés par le grand nom de Pouchkine, les Russes considèrent la période romantique comme le moment de leur plus haute gloire intellectuelle. J’avais d’abord pensé avec eux et dirigé mes travaux vers la poésie. Deux motifs m’ont fait changer d’opinion. D’une part, l’entreprise est trop folle de parler sur des œuvres dont on ne peut rien montrer ; c’est vouloir saisir des nuages qui passent dans un autre ciel. Les poëtes russes ne sont et ne seront jamais traduits. Un poëme lyrique est un être vivant d’une vie furtive qui réside dans l’arrangement des mots ; on ne transporte pas cette vie dans un corps étranger. Je lisais naguère une traduction russe, fort exacte et fort convenable, des Nuits de Musset ; cela donnait le même plaisir que le cadavre d’une belle personne ; l’âme était partie, l’arôme qui fait tout le prix de ces divines syllabes. Le problème est encore plus insoluble, quand l’échange s’opère de l’idiome le plus poétique de l’Europe à celui qui l’est le moins. Certains vers de Pouchkine et de Lermontof sont des plus beaux que je connaisse au monde ; il en reste une pensée banale dans le pâle chiffon de prose où l’on recueille leurs débris. On s’y est essayé, on s’y essayera encore ; le résultat ne vaut pas l’effort qu’il coûte.

D’autre part, je ne crois pas que la poésie romantique soit la manifestation la plus originale de l’esprit russe. En lui donnant le premier rang dans leur histoire littéraire, les critiques de ce pays subissent le prestige du passé et des enthousiasmes de jeunesse. Le temps fausse les mesures au détriment du présent, il rend vénérable tout ce qu’il recule. Un étranger est peut-être mieux placé pour entrevoir le jugement de l’avenir ; la distance fait pour lui l’office des années, elle donne ces vues éloignées qui égalisent sur le même plan tous les objets à comparer.

Dans le règlement des comptes littéraires du siècle, j’estime que les grands romanciers des quarante dernières années serviront la Russie mieux que ses poëtes. Avec eux, elle a pour la première fois devancé le mouvement de l’Occident au lieu de le suivre ; elle a enfin trouvé une esthétique et des nuances de pensée qui lui sont personnelles. Voilà ce qui m’a décidé à chercher d’abord dans le roman les traits épars du génie russe.

Dix années d’un commerce assidu avec les œuvres de ce génie m’ont suggéré quelques réflexions sur ses caractères particuliers, sur la part qu’il convient de lui assigner dans l’effort actuel de l’esprit humain. Puisque le roman se charge seul de poser tous les problèmes de la vie nationale, on ne s’étonnera pas que je prenne texte de légères fictions pour toucher à de graves sujets, pour lier quelques idées générales. Nous allons voir les Russes plaider la cause du réalisme avec des arguments nouveaux, avec des arguments meilleurs à mon sens que ceux de leurs émules d’Occident. C’est un grand procès ; il fait à cette heure le fond de tous les différends littéraires dans le monde civilisé ; et sous couleur de littérature, il révèle les conceptions les plus essentielles de nos contemporains. Avant d’introduire les écrivains russes comme partie principale dans ce procès, je voudrais résumer le débat en toute liberté et sincérité.

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