II

Considérons-le d’abord dans notre pays. Nulle part le terrain ne lui était moins favorable. Notre tradition intellectuelle proteste contre l’esthétique nécessaire du réalisme. Notre génie est impatient de toute lenteur, amoureux d’effets brillants et rapides. L’art qui se pique d’imiter la nature a besoin comme elle de préparations lentes pour des effets rares et intenses. Il amoncelle les menus détails pour la composition d’une figure ou d’un tableau ; nous voulons qu’on nous peigne en quelques traits un personnage, une scène. Le réalisme tire toute sa force de sa simplicité, de sa naïveté ; rien n’est moins simple et moins naïf que le goût d’une race vieillie, spirituelle, saturée de rhétorique. Ainsi, en empruntant aux sciences naturelles leurs procédés d’analyse minutieuse, nos écrivains réalistes, naturalistes, — peu importe le nom qu’on leur donne, — se sont trouvés en face de ce problème redoutable : contraindre nos facultés littéraires à un emploi nouveau qui leur répugne. Toutefois, ces difficultés de forme ne suffisent pas à expliquer la résistance que ces écrivains rencontrent dans une grande partie du public. On leur reproche surtout de diminuer, d’attrister et d’avilir le spectacle du monde ; nous leur en voulons de ce qu’ils ignorent la moitié de nous-mêmes et la meilleure moitié.

Leur impuissance est-elle donc inhérente à leur principe ? Personne n’oserait le soutenir. Bien longtemps avant nos querelles, on attestait que la grandeur de l’univers est visible dans l’infiniment petit autant qu’à l’autre extrême, on s’émerveillait du ciron, aussi prodigieux que le colosse, on retrouvait l’immensité « dans l’enceinte d’un raccourci d’atome ». Le vice de l’école nouvelle n’est point dans ceci qu’elle prend l’infini par en bas, qu’elle s’intéresse aux petites choses et aux petites gens ; il n’est pas dans l’objet d’étude, mais dans l’œil qui étudie cet objet.

On sait que la lignée réaliste se rattache à Stendhal. C’est hasard de rencontre plutôt que filiation prouvée. On ne médite pas toujours les enfants qu’on a. L’auteur de la Chartreuse de Parme ne songeait guère à faire souche littéraire ; et je ne sais si ce quinteux eût avoué la famille posthume qui lui est survenue. Il en est de lui comme de ces aïeux qu’on se retrouve quand on se compose une généalogie. Par certains côtés, Stendhal est un écrivain du dix-huitième siècle, à la fois en retard et en avance sur ses contemporains. S’il lui arrive de croiser, dans le séjour des ombres, Diderot et Flaubert, c’est bien certainement au premier qu’il ira de confiance donner la main. Que les procédés de l’école nouvelle soient en germe dans le récit de la bataille de Waterloo, dans la peinture du caractère de Julien Sorel, le fait est évident ; mais au moment de reconnaître en Stendhal un vrai réaliste, nous sommes arrêté par une objection insurmontable ; il a infiniment d’esprit, et même de bel esprit ; nous le prenons sans cesse en flagrant délit d’intervention railleuse, de persiflage voltairien. Or, il y a incompatibilité entre cette qualité d’esprit et le réalisme ; c’est même la plus grosse difficulté qui s’oppose, chez nous autres Français, à l’acclimatation de cette forme d’art. Beyle n’a rien de l’impassibilité, qui est un des dogmes de l’école ; il a seulement une abominable sécheresse. Son cœur a été fabriqué, sous le Directoire, du bois dont était fait le cœur d’un Barras ou d’un Talleyrand ; sa conception de la vie et du monde est de ce temps-là. Je crois bien qu’il a versé tout le contenu de son âme dans celle de Julien Sorel ; c’est une âme méchante, très-inférieure à la moyenne. Je comprends et partage le plaisir qu’on trouve aujourd’hui à relire la Chartreuse ; j’admire la finesse de l’observation, le mordant de la satire, la désinvolture du badinage : sont-ce là des vertus en honneur dans le réalisme actuel ? Il m’est plus difficile de goûter Rouge et noir, livre haineux et triste ; il a exercé une influence désastreuse sur le développement de l’école qui l’a réclamé ; et pourtant il ne rentre pas dans la grande vérité humaine, car cette ténacité dans la poursuite du mal sent l’exception et l’artifice, comme l’invention des satans romantiques. — Enfin, pourquoi Beyle et pas Mérimée ? On se tait prudemment sur ce dernier ; le réalisme aurait les mêmes raisons pour revendiquer ou désavouer l’un et l’autre.

Si la paternité de Stendhal est sujette à des doutes, celle de Balzac passe pour un fait avéré. Malgré le consentement commun, je demande à formuler d’expresses réserves. Je ne me permettrai pas de juger en quelques lignes notre grand romancier ; je cherche seulement la part qui lui revient dans les origines du réalisme. Elle est considérable, si l’on n’a égard qu’à la main-d’œuvre ; construction de grands ensembles où tous les matériaux se commandent, préparation héréditaire des tempéraments, inventaire des milieux et démonstration de leur influence sur un caractère, Balzac a légué à ses successeurs toutes ces ressources de leur art ; les a-t-il employées dans le même esprit ? Cet ouvrier du réel demeure le plus fougueux idéaliste de notre siècle, le voyant qui a toujours vécu dans un mirage, mirage des millions, du pouvoir absolu, de l’amour pur, et tant d’autres. Les héros de la Comédie humaine ne sont parfois que des interprètes de leur père, chargés de nous traduire les systèmes qui hantent son imagination. Suivant les préceptes de l’art classique, ses personnages de premier plan sont poussés tout entiers vers une seule passion ; voyez Nucingen, Balthazar Claës, Béatrix, Mme de Mortsauf... Pour saisir la différence fondamentale entre Balzac et les réalistes ultérieurs, il faut remonter à la conception première des caractères. Comme l’auteur classique, notre romancier se dit : Étant donnée cette passion, quel homme me servira à l’incarner ? — Les autres font le raisonnement inverse : Étant donné cet homme, quelles sont les passions dominantes qu’il subit ? — Aussi, chez ces derniers, les portraits sont exacts et tristes comme des signalements de police ; ceux d’un Rastignac ou d’un Marsay sont transformés, glorifiés par la vision intérieure du peintre.

Certes, Balzac nous donne l’illusion de la vie, mais d’une vie mieux composée et plus ardente que celle de tous les jours ; ses acteurs sont naturels, du naturel qu’ont les bons acteurs à la scène ; quand ils agissent et parlent, ils se savent regardés, écoutés ; ils ne vivent pas tout simplement pour eux-mêmes, comme ceux que nous rencontrerons chez d’autres romanciers. Dès que les personnages sont pris sur les sommets sociaux, ils perdent un peu de leur vérité ; Mme de Maufrigneuse et la duchesse de Langeais sont vraies en tant que femmes, elles sont moins vraies en tant qu’exemplaires de la société où elles figurent. En résumé, il n’est pas absolument exact de dire que Balzac décrit la vie réelle ; il décrit son rêve ; mais il a rêvé avec une telle précision de détails et une telle force de ressouvenir, que ce rêve s’impose à nous comme une réalité. Et cela nous explique une étrangeté qu’on a remarquée bien souvent : les peintures du romancier sont plus fidèles pour la génération qui l’a suivi que pour celle qui posait devant lui. Tant ses lecteurs s’étaient modelés sur les types idéaux qu’il leur proposait !

Nous arrivons à l’initiateur incontesté du réalisme, tel qu’il règne aujourd’hui, à Gustave Flaubert. Nous n’aurons pas besoin de chercher plus avant. Après lui, on inventera des noms nouveaux, on raffinera sur la méthode, on ne changera rien aux procédés du maître de Rouen, ni surtout à sa conception de la vie. Si M. Zola s’est imposé à nous avec une indiscutable puissance, c’est, ne lui en déplaise, grâce aux qualités épiques dont il ne peut se défaire. Dans ses romans, la partie réaliste est caduque ; il nous subjugue par les vieux moyens du romantisme, en créant un monstre synthétique, animé d’instincts formidables, qui absorbe les hommes et vit de sa vie propre au-dessus du réel ; un jardin dans la Faute de l’abbé Mouret, une halle dans le Ventre de Paris, un cabaret dans l’Assommoir, une mine dans Germinal, et toujours ainsi. J’allais ajouter : une cathédrale dans Notre-Dame de Paris, tant le travail d’idéalisation est identique avec celui de Victor Hugo. L’appareil réaliste semble plutôt une gêne pour le poëte épique, une concession aux goûts de l’époque qui doit répugner à son imagination abstraite.

Arrêtons-nous à Flaubert. Il a beaucoup grandi dans l’opinion depuis quelques années ; il a dû cette gloire posthume, moins à ses dons merveilleux de prosateur qu’à l’influence manifeste qu’on lui reconnaissait sur toute la littérature du dernier quart de siècle. En prenant son œuvre comme la représentation éminente du réalisme français, je ne pense pas rencontrer de contradicteurs. L’auteur de Madame Bovary est allé rapidement aux conséquences extrêmes du principe ; nul ne nous montrerait mieux que lui le néant de ce principe.

Oh ! qu’elle est instructive, l’étude de cet esprit sincère ! Comme dans un miroir, on y voit l’image du monde reflétée d’abord avec éclat, puis faussée et racornie ; elle diminue, diminue, noircit et se déforme en caricature. Au début, c’est un fervent du romantisme, épris du grandiose et du sonore. Bientôt il est frappé de la différence entre la vie telle qu’il la voit et celle que ses maîtres lui peignent ; il l’observe autour de lui, il reproduit son impression directe. Plus rien de l’esprit de Stendhal, du rêve de Balzac. Mais à mesure que sa vision se fait plus exacte, elle devient plus limitée et plus triste ; aucun ressort moral ne le soutient.

Avec son bon sens normand, il a vérifié l’inanité des pauvres idoles auxquelles la littérature croyait tant bien que mal : la passion divinisée, la réhabilitation des coquins, le libéralisme de Béranger, l’humanitarisme révolutionnaire de 1848. Il a compris ce qu’il y avait de factice dans la sympathie humaine de ses devanciers ; sympathie doublée d’une haine, pur jeu d’antithèses qui relevait les misérables pour faire d’eux une machine de guerre contre la société. Cet humanitarisme agace Flaubert à bon droit. D’après la théorie qu’on lui propose, il faut plaindre le peuple, mais en même temps il faut proclamer ce peuple doué de toute sagesse et de toute vertu ; le réaliste qui regarde les hommes sans parti pris sait bien ce qu’il en est de ces fables ; il repousse en bloc la théorie. Et comme il ignore l’existence d’une source plus haute de charité, il dépouille toute pitié ; il ne voit plus dans l’univers que des animaux bêtes ou méchants, soumis à ses expériences, le monde des Bovary et des Homais. On lui a enseigné que sa raison était un instrument infaillible, et qu’il ne devait la courber sous aucune discipline ; or, il s’aperçoit qu’elle trébuche à chaque pas ; et, de colère, il en démasque le ridicule. Il conçoit pour les hommes et pour leur raison un effroyable mépris ; il le déverse dans son livre préféré, dans l’Iliade grotesque du nihilisme, Bouvard et Pécuchet.

Ecce homo ! Bouvard, voilà l’homme tel que l’ont fait le progrès, la science, les immortels principes, sans une grâce supérieure qui le dirige : un idiot instruit, qui tourne dans le monde des idées comme un écureuil dans sa cage. Le malheureux Flaubert s’acharne sur cet idiot ; il oublie que l’infirmité morale est digne de compassion tout comme l’infirmité physique ; sans doute il corrigerait l’enfant assez cruel pour injurier un cul-de-jatte ou un bossu ; et il se comporte comme cet enfant vis-à-vis de l’estropié intellectuel. C’est logique ; il ignore ou dédaigne la parole qui a commandé le respect pour les simples d’esprit en leur promettant le bonheur.

Bouvard et Pécuchet, c’est le dernier mot, l’aboutissement nécessaire du réalisme sans foi, sans émotion, sans charité. Un critique l’a remarqué justement, ce réalisme est condamné à finir dans la caricature ; et Paul de Kock est en un sens son véritable père. Flaubert disait de son livre : « Je veux produire une telle impression de lassitude et d’ennui, qu’en lisant ce livre on puisse croire qu’il a été fait par un crétin. » — Que penser de cette ambition artistique inverse ? Est-elle assez caractéristique d’une décadence avancée ? Qu’on ne s’y trompe pas, néanmoins ; dans la pensée de l’auteur, ce livre n’était pas une farce, mais la synthèse de sa philosophie, la philosophie du nihilisme. Si j’y insiste, c’est avec la conviction qu’il a eu sur notre génération littéraire une influence bien plus grande qu’on ne le suppose ; de tous les ouvrages du romancier, c’est aujourd’hui le plus goûté. Nous allons étudier le nihilisme chez les Russes ; nous ne trouverons pas chez eux cette maladie morale aussi aiguë, aussi triomphante. Flaubert et ses disciples ont fait le vide absolu dans l’âme de leurs lecteurs ; dans cette âme dévastée il n’y a plus qu’un sentiment, produit fatal du nihilisme : le pessimisme.

On a disserté à perte d’haleine sur le pessimisme depuis quelque temps. Les personnes qui digèrent bien et pensent peu l’ont déclaré répréhensible ; c’est ce que pourraient dire de la fièvre, dans les pays malsains, les gens qui ne l’ont pas. On nous a charitablement conseillé d’être gais, avec la candeur de ces médecins qui disent à un hypochondriaque : « Reposez votre esprit sur des idées riantes. » Parmi les docteurs qui nous donnaient ce conseil, certains auraient pu se demander s’ils n’avaient pas aidé quelque peu à l’envahissement du matérialisme sceptique ; et le pessimisme en est sorti, comme le ver du fruit pourri. On a produit des arguments dont je reconnais l’efficacité indirecte ; ils sont de nature si joyeuse qu’ils devraient guérir nos humeurs noires par la vertu souveraine du rire. J’ai lu quelque part qu’il fallait bien de la mauvaise volonté pour être pessimiste après 89, après les grands principes, après quinze ans de république ; on nous a fait honte de notre découragement en nous disant que M. Thiers n’était pas pessimiste, ni M. Gambetta non plus. Voilà un grand réconfort pour l’éternelle inquiétude de l’âme ! D’autres ont traité la question avec plus d’ampleur, en la ramenant aux vastes problèmes du mal, de la douleur et de la mort ; — du péché, a même dit quelqu’un, et l’on s’est étonné, et l’on n’a pas compris ce qu’il y avait de neuf et de profond dans l’emploi scientifique de ce mot.

Je crois, pour ma part, que, sans remonter à des causes générales, permanentes, vieilles comme le monde, il suffit de dire, pour expliquer l’intensité de la crise actuelle, que le pessimisme est le parasite naturel du vide, et qu’il habite forcément là où il n’y a plus ni foi ni amour. Quand on en est là, on l’invente de soi-même, sans avoir lu Schopenhauer. Seulement, il en faut distinguer deux variétés. L’une est le pessimisme matérialiste, résigné pourvu qu’il ait sa provende de plaisir quotidien, décidé à mépriser les hommes en tirant d’eux le meilleur parti possible pour ses jouissances. Nous le voyons s’épanouir dans notre littérature. L’autre est le pessimisme douloureux, révolté, et celui-ci cache une espérance sous ses malédictions ; dernier terme de l’évolution nihiliste, il est en même temps le premier symptôme d’une résurrection morale. On a dit de lui avec raison qu’il était l’instrument de tout progrès, car le monde n’est jamais transformé ni amélioré par ceux qu’il satisfait pleinement.

Pour conclure, notre littérature réaliste ne nous a laissé que le choix entre ces deux formes du pessimisme, parce qu’elle a manqué du sens divin et du sens humain. Inaugurée par Stendhal, puisqu’on y tient, consommée par Flaubert, vulgarisée dans le même esprit par les successeurs de ce dernier, elle a failli à une partie de sa tâche, qui était de consoler les humbles et de nous rapprocher d’eux en nous les faisant mieux connaître. Au point de vue purement littéraire, elle a payé ses torts moraux en ne nous offrant qu’une représentation du monde partielle et déformée, sans air ambiant, sans perspectives lointaines. Du précepte de la création elle n’a retenu que la première moitié : elle a pétri le limon, elle l’a curieusement fouillé, elle en a tiré tout ce qu’il contient ; elle a oublié de lui inspirer le souffle qui fait « une âme vivante ». Cette littérature a cru suppléer à tout par des raffinements d’art égoïstes ; ce travers l’a conduite à se constituer en mandarinat, à s’isoler de la vie générale, dont elle devrait être la servante. Elle se dessèche et périt comme la verveine du poëte dans le vase fêlé d’où l’eau nourricière a fui.

On s’en éloigne, on cherche autre chose ; pour tout observateur désintéressé, ce mouvement de recul est très-sensible. Depuis vingt-cinq ou trente ans, l’instinct des générations nouvelles, lassé des inventions puériles et affamé de vérité, demandait impérieusement qu’on revînt à l’étude consciencieuse de la vie et qu’on la rendît avec une grande simplicité. Mais sous les variations du goût, le fond de l’être humain ne change pas, il demeure avec son éternel besoin de sympathie et d’espérance ; on ne nous prend que par ces nobles faiblesses, on ne nous prend bien qu’en nous soulevant de terre. Celui qui nous abaisse et mutile nos espérances peut assurément nous amuser une heure ; il ne nous gardera pas longtemps. On oublie aujourd’hui ces vérités aussi durables que l’homme, parce que nous sommes dans un moment de transition et d’universelle incertitude. Les âmes n’appartiennent à personne, elles tournoient, cherchant un guide, comme les hirondelles rasent le marais sous l’orage, éperdues dans le froid, les ténèbres et le bruit. Essayez de leur dire qu’il est une retraite où l’on ramasse et réchauffe les oiseaux blessés ; vous les verrez s’assembler, toutes ces âmes, monter, partir à grand vol, par delà vos déserts arides, vers l’écrivain qui les aura appelées d’un cri de son cœur.

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