On découvre dans le cas du peuple russe une peine historique ; elle provient en partie d’un mal héréditaire, dû aux premiers ancêtres, en partie de maux contractés durant la suite de l’existence. Le mal héréditaire, gardé des plus lointaines origines, c’est le penchant de l’esprit slave vers cette doctrine négative que nous appelons aujourd’hui le nihilisme et qui s’est appelée du même nom chez les pères hindous, le nirvâna. Si l’on veut bien connaître la Russie, il faut se remémorer tout ce que l’on a appris de l’Inde ancienne. Cette vue paraîtra peut-être un peu trop nouvelle au lecteur français pour qu’il l’accepte ; elle est familière au monde savant en Russie, où quelques philosophes se réclament directement de la doctrine du Bouddha et vantent avec fierté la pureté de leur sang aryen. Il n’est pas rare d’entendre un savant de ce pays dire à un étranger avec une certaine présomption : « Vous ne comprendrez jamais comme nous l’esprit des vieux Aryas ; vous n’êtes que leurs neveux éloignés ; nous sommes leur lignée immédiate. »
Ceux qui parlent ainsi ne manquent pas d’arguments à l’appui de leur thèse. Ils ont d’abord le type physique, resté si pur dans les familles qui ne sont pas mélangées de sang tartare ; tel étudiant de Moscou, tel paysan de certaines provinces pourraient passer dans une rue de Lahore ou de Bénarès, sans que rien les distinguât, sauf le teint, des indigènes de la vallée du Gange. Ils ont surtout des raisons philologiques de premier ordre. Si l’on classe les langues indo-européennes d’après leur ordre de parenté avec le sanscrit, les idiomes slaves occuperont une place à part, plus rapprochée que les autres de la langue mère, ou de la langue sœur. Les tables comparatives dressées par les linguistes qui font autorité dans ces questions accusent un parallélisme plus étroit entre le vieux slavon et le sanscrit, qu’entre cette dernière langue et le grec des plus anciennes époques. Les radicaux se sont à peine modifiés dans les mots essentiels ; la grammaire obéit aux mêmes lois. Nommez à un paysan russe le Véda ; il comprendra sans plus d’explication ; le verbe vêdat est un des plus usuels de son parler. Si ce même homme vous demande du feu, il se servira du mot primordial avec lequel ses ancêtres adoraient cet élément. On pourrait accumuler les exemples et montrer dans les lois qui régissent les deux idiomes des preuves plus rigoureuses de leur parenté ; mais ces inductions philologiques sont moins décisives encore que celles tirées de l’étude de l’esprit russe.
Si l’on admet qu’il y a des types intellectuels particuliers aux grandes familles humaines, on reconnaîtra aisément dans le type intellectuel slave la survivance du type hindou. J’aurai occasion de revenir sur cette constatation à propos de l’état religieux et moral du peuple russe. Si l’on veut bien la tenir pour fondée, on comprendra les transformations historiques possibles en Russie en étudiant les révolutions de l’Inde. Demandez aux auteurs les plus compétents, à Burnouf, à Max Müller, ce qu’a été la révolution bouddhique ; ils vous diront qu’elle fut une réaction sociale, bien plus que religieuse, du sentiment populaire contre l’esprit de caste, contre l’organisation étroite et dure de la société, telle que l’avaient constituée les brahmanes. Comme le christianisme pour l’Occident, le bouddhisme fut pour l’extrême Orient la révélation de charité, de douceur, de liberté morale et sociale qui devait rendre la vie plus supportable à des multitudes d’êtres humains, courbés sous le joug d’une théocratie implacable. Les meilleures doctrines doivent comporter, pour réussir, certaines exagérations qui répondent aux prédispositions maladives des races ; elles doivent tolérer certaines erreurs qui séduisent les imaginations faussées par de longues souffrances. À ces dernières, le christianisme offrit l’ascétisme ; le bouddhisme leur ménagea les joies de l’anéantissement, le nirvâna. C’est pour traduire ce mot que celui de nihilisme a été, si je ne me trompe, inventé par Burnouf. Si vous voulez une définition plus précise du nirvâna, Max Müller vous dira que le vocable sanscrit signifie proprement : « L’action d’éteindre une lumière en la soufflant. » Cette définition ne convient-elle pas au nihilisme russe ? N’est-ce pas la lumière de la civilisation qu’il veut souffler, pour se replonger dans le néant ?
Sans doute, des causes nombreuses et plus récentes ont donné à l’esprit national ce tour particulier de découragement, devenu dans les natures violentes la fureur de détruire tout ce qui est, parce que tout ce qui est est mauvais. En outre, le christianisme a prêté une formule nouvelle à ce qu’il y avait de bon dans les vieux instincts ; son action a été profonde, elle suffirait pour expliquer les sentiments de fraternité et d’abnégation qui sont l’honneur de ce peuple. Mais je ne puis m’empêcher de croire qu’il faut remonter à des habitudes de pensée très-anciennes, dans cette race immobile, pour mieux pénétrer ses inclinations et le malaise dont elle souffre. Voyons maintenant par quelle série d’accidents ces dispositions premières ont été aggravées ou modifiées.
Je ne sache pas de peuple qui ait été plus que le peuple russe bouleversé dans ses destinées. Il nous apparaît comme un de ces fleuves qui ont plusieurs fois changé de lit, sous l’action de brusques cataclysmes, comme un de ces hommes maltraités par la vie qui ont fourni plusieurs carrières dissemblables sans jamais arriver au but. Les nations d’Occident se sont développées dans des conditions bien autrement favorables ; après l’établissement barbare et le recul de l’Islam, elles ont eu une douzaine de siècles pour travailler sur elles-mêmes dans une paix relative ; les révolutions et les guerres ne les ont jamais jetées complètement hors de la voie où elles s’étaient engagées dès le début. En Russie, au contraire, l’histoire semble s’être réservé un champ d’expériences radicales ; elle y procède par grandes foulées ; elle arrête et renverse tous les deux ou trois cents ans ce pauvre peuple, au moment où il s’essaye à marcher dans une direction quelconque. On a le vertige à regarder les balancements désordonnés de ce grand corps sous le choc des idées et des faits.
L’anarchie barbare et païenne, les luttes de tribu à tribu se poursuivent là-bas deux ou trois siècles après qu’elles ont cessé chez nous. Enfin, le christianisme arrive, mais de Byzance, de sa source la moins pure ; un christianisme vicié, énervé par l’esprit caduc du Bas-Empire oriental. Ces Slaves, ces Lithuaniens, ces Finnois doivent se faire Grecs par la religion, les lois, le gouvernement ; ces âmes commencent une histoire : pourront-elles vivre sur le testament d’âmes séniles et épuisées, qui en finissaient une autre ? C’est le germe de vie pourtant, le premier gage de la fusion avec les peuples d’Europe, élus à ce moment pour conduire l’humanité. Le germe aura-t-il le temps de mûrir ? Deux cents ans après les baptêmes de Kief, la Russie est submergée par l’invasion mongole ; c’est le reflux de l’Asie qui reprend sa proie et retire à elle la jeune terre chrétienne, gravitant déjà vers l’Europe. Arrivés païens, les Tartares passent à l’Islam, restent Asiatiques, et façonnent aux mœurs orientales leurs sujets russes. On n’a jamais été impunément raïa : comme les Bulgares ou les Arméniens de la Turquie moderne, les raïas de la Horde d’Or garderont longtemps au cœur et au cerveau les stigmates du joug tartare.
Au quinzième siècle, alors que luit déjà pour nous l’aube de la Renaissance, les Russes commencent seulement à secouer ce joug. Une suite d’efforts généreux les délivre ; l’Asie recule, lentement ; le croissant ne disparaît du Volga qu’après 1550 ; mais son esprit est resté, l’empreinte orientale ne s’effacera pas de sitôt. Rendu à lui-même, le peuple russe est broyé sous un despotisme de fer, mélange de pratiques mongoles et d’étiquettes byzantines. À peine émancipé de l’oppression étrangère, ce peuple est attaché à la glèbe ; Boris Godounof le condamne au servage, et voilà toutes ses conditions sociales changées d’un trait de plume en un jour, ce jour néfaste de la Saint-Georges que le moujik maudira pendant près de trois cents ans. Au siècle suivant, nouvelle invasion, venue de l’Occident cette fois ; les Polonais détiennent la moitié de la Russie et commandent à Moscou. On les chasse à leur tour ; enfin, la nation pourra respirer et regarder devant elle : de quel côté ? Vers l’Europe ou vers l’Asie ? Ses traditions la feraient naturellement dévier vers cette dernière ; on va les forcer encore une fois. Un rude pilote surgit, qui donne son coup de barre brutal à ce grand radeau, flottant à l’aventure, et le jette à l’Europe d’un seul effort de sa volonté.
À ce moment, avec Pierre le Grand, commence la plus curieuse peut-être, la plus anormale à coup sûr des expériences tentées par l’histoire sur la Russie. Figurez-vous, pour continuer la comparaison, un bâtiment où le capitaine et les officiers gouverneraient à l’ouest, tandis que le reste de l’équipage présenterait les voiles au vent qui porte à l’est. Tel fut le singulier état de choses qui dura cent cinquante ans, depuis l’avènement de Pierre jusqu’à la mort de l’empereur Nicolas, et dont les mœurs témoignent encore. Ce furent d’abord le souverain et quelques hommes appelés par lui qui abjurèrent la vie orientale, se firent Européens par les idées, la politique, la langue, le costume. Peu à peu, la haute classe suivit l’exemple et l’impulsion, durant toute la fin du dernier siècle ; dans la première moitié du nôtre, par la force des choses, l’influence européenne descendit plus bas, dans les sphères administratives, les écoles, la noblesse de province ; quelques parcelles se détachèrent de la masse, entraînées par le mouvement ascensionnel ; mais les couches profondes de la nation demeurèrent rebelles, immobiles, orientées vers le soleil levant, comme les chevets de leurs églises, comme la prière de leurs anciens maîtres tartares. Il y a quarante ans, les clartés de l’Occident n’illuminaient encore que les hauts sommets ; les larges vallées restaient plongées dans l’ombre du passé, elles en sortent à peine.
Durant toute cette période, on vit ce spectacle unique : une petite classe dirigeante, étrangère par les mœurs, les idées, par la langue souvent, au peuple immense qui vivait sous elle ; cette classe recevant tous ses aliments intellectuels, moraux et politiques par importation, si l’on peut dire, tour à tour d’Allemagne, d’Angleterre, de France, mais toujours du dehors ; le gouvernement de la terre orthodoxe confié fréquemment à des étrangers, à des « païens », comme dit le paysan russe. Dans cette patrie de rencontre, ces étrangers ne voyaient qu’une large feuille d’impôt et de recrutement, destinée à leur fournir les instruments nécessaires pour faire prévaloir leurs combinaisons diplomatiques sur l’échiquier européen. Il y eut des exceptions, sans doute, de courts essais de politique nationale, d’apprentissage intérieur ; mais la règle fut l’ignorance du pays, l’expatriation intellectuelle pour tout ce qui était du bon ton. Des aïeules survivent encore, en Russie, qui brillent dans notre langue et sont incapables de parler ou tout au moins d’écrire celle de leurs petits-enfants. Ce fut depuis Catherine une série de générations aimables, vivant de la vie élégante du Paris de Louis XV, de l’Empire et de la Restauration, subissant nos souffles révolutionnaires, ouvertes à nos aspirations, façonnées par nos livres, grandes théoriciennes d’administration et d’économie politique ; mais ces administrateurs ne se demandaient même pas comment pense, existe et peine un moujik d’Iaroslaf ou de Samara ; ces économistes ignoraient comment pousse le blé russe, et Pouchkine affirme qu’il ne pousse pas comme le blé anglais. À l’ombre de ces plantes exotiques, le peuple abandonné à lui-même végétait, se développait suivant les lois obscures de sa nature orientale.
On devine le désarroi entretenu dans l’âme nationale par une pareille scission. Chez nous, des formations historiques plus lentes ont produit des classes moyennes, conductrices naturelles des idées dirigeantes entre le sommet et la base de la société. En Russie, ces classes moyennes manquaient, elles manquent encore ; rien ne pouvait combler l’espace vide, le pérélom, comme on dit là-bas. On a compris toute la largeur de l’abîme, le jour où les Russes éclairés se sont retournés vers la Russie. Les symptômes de cette évolution se manifestèrent dans les dernières années du règne d’Alexandre Ier. La fusion nationale s’ébaucha, comme toujours, sur les champs de bataille où l’on tombait côte à côte devant l’envahisseur. Mais les premières tentatives pour rétablir le contact furent isolées et stériles ; chaque jour, des individus plus nombreux venaient s’agréger au noyau civilisé ; ce dernier grossissait, le rapprochement ne se faisait pas. C’est ce qui permet de prolonger la période où la Russie a vécu en partie double jusqu’à la mort de l’empereur Nicolas.
Depuis lors, le besoin d’une vie plus régulière fut éprouvé par tous, le sentiment russe fit explosion. Il se traduisit d’abord par une révolution sociale, l’émancipation des serfs. Secousse formidable, nouveau changement de direction dans la conscience populaire. Durant le dernier quart de siècle, toutes les bonnes volontés ont travaillé en commun pour constituer la patrie une et solide : mais que d’obstacles ! Comment abolir le passé et par où se reprendre les uns aux autres ? On croit voir un de ces mondes qui cheminent là-haut, sollicités par des attractions contraires ; il se brise, un fragment court à l’étoile lointaine qui l’appelle, tandis que le gros de la planète continue à graviter vers les sphères plus voisines ; malgré tout, ces deux morceaux de monde tendent à se réunir ; comment y parviendront-ils à travers le vide des espaces et à l’encontre des forces acquises ? Ainsi la Russie, faite de tant d’éléments dissemblables, attirée tour à tour par des pôles opposés, jetée à maintes reprises de l’Europe à l’Asie, de l’Asie à l’Europe, et en dernier lieu divisée contre elle-même.
Voilà ce que j’appelais la peine historique, le trouble et le découragement profond de ce peuple à qui Dieu n’a jamais dit clairement : « Va là ! »
Il faut ajouter aux malechances de l’histoire celles de la terre et du climat où se déroule le drame russe. De rigoureux, d’interminables hivers accablent l’homme, interrompent son travail, attristent sa pensée. Dans la partie septentrionale, une végétation indigente ne peut donner le vigoureux exemple de la nature, conviant la créature humaine à lutter avec elle d’énergie et d’expansion. N’est-il pas vrai qu’à la longue l’esprit se modèle sur le relief des lieux où il vit ? S’il en est ainsi, comme je le crois, les contrées aux horizons tranchés, aux formes accusées, fortement différenciées, doivent aider au développement de l’individualité, à la netteté des conceptions, à la persévérance des efforts. Rien de pareil sur la terre russe, du moins dans la région centrale où la race dominante s’est formée ; un reste humide du chaos, où le Créateur oublia de faire l’opération première, la séparation des eaux ; pas de pierres, pas de muscles dans ce corps flasque ; l’alternative monotone dont parle Tacite, aut silvis horrida, aut paludibus fœda ; une plaine qui court durant des milliers de verstes, semblable à elle-même, sans horizons distincts, sans contours arrêtés, avec des mirages de neige, de marais ou de sable. Nulle part la montagne qui dit à l’homme : « Arrête-toi ici ou lutte pour me gravir. » Partout l’infini qui trouble et attire sans but. Tolstoï l’a bien dépeint, « ce lointain sans bornes qui appelle à lui ».
Pays d’âmes vagues comme les âmes des gens de mer, concentrées, longuement résignées, avec des violences soudaines de désir ; terre faite pour les tentes plus que pour les maisons, où les idées sont nomades ainsi que les hommes. Comme les vents qui portent le froid sans obstacles de la mer Blanche à la mer Noire, les invasions, les misères, les tristesses, les servitudes roulent rapides et invincibles sur ces étendues vides. On y va devant soi, au hasard. C’est le sol propice pour nourrir les aspirations confuses au néant que le cœur russe tient de ses origines ; ce n’est pas celui qui convient aux robustes productions de l’esprit, à la croissance des lettres et des arts. Néanmoins, sous le ciel trop rude et parmi tant de traverses, nous allons voir lever la semence obstinée ; elle est si nécessaire à l’homme qu’il semble avoir apporté, on ne sait d’où, un printemps éternel pour la sauvegarder dans tous les climats.