II

Le moyen âge, — et l’on peut appeler de ce nom, en Russie, la période qui dure jusqu’à Pierre le Grand, — a déposé son esprit dans un double monument : la littérature ecclésiastique, sermons, chroniques, traités de morale et d’édification ; la littérature populaire, épopées, chansons de gestes et légendes.

De la première, il n’y a rien à dire qui ne puisse s’appliquer à l’Occident. C’est la même veine, retardée et plus pauvre. Comme dans toute la chrétienté, l’Église demeure longtemps l’éducatrice unique ; hors de son giron, tout est barbarie ; moine et homme de lettres sont synonymes. Au début, l’écrivain n’est qu’un ouvrier matériel, un scribe chinois ; avec les roseaux de la Grèce il copie laborieusement les Évangiles, la Bible. On respecte en lui le dépositaire d’un secret de vie ; un miracle si difficile ne peut être accompli que par une grâce spéciale d’en haut. Bien des générations de moines ont passé avant que l’idée leur vint, à ces humbles copistes, d’utiliser leur art pour la notation d’impressions personnelles. Ce sont d’abord des homélies, à l’imitation des Pères de Byzance, puis des vies de saints, la légende dorée qui se fixe et s’enrichit dans la Laure de Kief, le grand centre de prière et de travail du monde slave. C’est le roman de ce temps-là, le premier effort de l’imagination pour réaliser l’idéal qui séduit toutes les âmes. Enfin viennent les chroniques, le registre des guerres et des misères qu’on subit. Nestor, le père de l’histoire russe, a sans doute prêté son nom à une légion d’annalistes ; il voit et raconte comme notre Grégoire de Tours.

L’invasion tartare étouffe ces faibles germes de culture ; à peine si l’on discerne leur progrès du treizième au quinzième siècle. La traduction de la Bible en slavon ne s’achève qu’en 1498. En 1518, Maxime le Grec arrive à Moscou ; c’est un moine de l’Athos, qui a vécu à Florence près de Savonarole, un ami d’Alde Manuce ; il apporte les premiers imprimés, réforme les écoles, groupe autour de lui un cercle de gens curieux d’apprendre. Vers cette époque les « diacres civils », embryon du tchinovnisme futur, commencent d’aider les clercs dans leurs traductions du latin et du grec. Le pope Sylvestre écrit le Domostoï, traité de morale courante et d’économie domestique, encyclopédie pratique du seizième siècle russe.

Dans la seconde moitié de ce siècle, Ivan le Terrible dote son pays de l’imprimerie, il bâtit à Moscou l’«Hôtel des Imprimeurs », vénérable maison qui subsiste encore en partie. Le tsar avait essayé d’attirer d’Allemagne des gens habiles dans l’art nouveau ; on les lui refusa ; les souverains gardaient avec un soin jaloux les maîtres du grand arcane, comme de bons alchimistes ou d’adroits forgeurs d’épées. Un clerc de Moscou, Ivan Fédorof, fondit des caractères slavons et se mit à l’œuvre ; il donna en 1564 les Actes des apôtres, le plus ancien monument de la typographie nationale. Accusé d’hérésie, le premier des imprimeurs russes dut s’enfuir ; sa vie misérable semble le symbole prophétique des destinées réservées à la pensée dans son pays. Fédorof erra chez les magnats de Lithuanie, imprima quelques livres dans leurs châteaux ; ses protecteurs l’arrachèrent à ses presses pour l’assujettir au travail de la terre. — « Je n’avais pas affaire de semer le grain du blé, mais de répandre dans le monde les semences spirituelles, de donner à tous la nourriture de l’âme », écrit cet homme. Il se réfugia à Lemberg et y mourut de misère, ayant engagé ses caractères à un Juif. On reconnaît sa tombe, dans le cimetière de l’église Saint-Onuphre, à cette ligne gravée par la main pieuse de quelque disciple : « L’imprimeur de Moscou, qui imprimait des livres inconnus avant lui... »

Au dix-septième siècle, nous rencontrons quelques essais de littérature séculière ; l’heure n’est guère favorable ; c’est le « temps des troubles », des usurpateurs et de l’invasion polonaise. Sous le règne d’Alexis Michaïlovitch, avec la première aube de la civilisation occidentale qui point en Russie, la vie intellectuelle se réveille. Le tsar fonde l’académie Slave-gréco-latine, il fait venir des troupes de comédie et de ballet pour représenter les mystères de Siméon Polotzky. Mais la théologie reste souveraine maîtresse de l’Hôtel des Imprimeurs ; les polémiques engagées pour ou contre le schisme, le raskol, absorbent l’activité du patriarche Nikon et des canonistes. Jusque sous Pierre le Grand, les écrivains de marque sont des théologiens, Féofane Procopovitch et Stéfane Yavorsky ; les livres s’intitulent : « Le Règlement spirituel», « La Pierre de la Foi », « Les Signes précurseurs de l’Antechrist ». La Russie suit fidèlement les évolutions de l’esprit occidental, mais avec un retard de plusieurs siècles ; son développement au dix-septième offre beaucoup d’analogie avec le nôtre au quinzième ; encore ne trouverait-on à Moscou ni un Froissard ni un Commines.

Bien autrement riche est la littérature populaire. Chez aucun peuple la Folk Lore n’est aussi vivante et aussi variée que chez les Slaves. La nature et l’histoire leur faisaient une condition trop médiocre, la face réelle des choses leur apparaissait trop chagrine ; leur imagination se réfugia dans ce monde de secours, ébauché au-dessus de l’autre par un jeu divin du Créateur, pour que l’homme y refasse sa vie libre et charmante, sur le modèle fantastique de ce qui aurait pu être. Le critique Biélinsky traduira le sentiment de sa race, le jour où il dira avec tant de justesse : «Notre patrie est un mirage.» Le poëte Tutchef sera entendu de tous, quand il écrira ces vers mystérieux :

Comme le globe terrestre

Est enveloppé par l’Océan,

Ainsi la vie terrestre

Est entourée de songes...

Le cycle des bylines embrasse et transmute en rêves toute la vie nationale : mythes de dieux déchus et d’hommes fabuleux, souvenirs de merveilles qui poursuivent la race humaine et qu’elle se transmet à travers les âges, sous des vêtements toujours changeants ; épopées des ancêtres, chansons héroïques ou tendres, complaintes des chétives misères, rhapsodies où reviennent tous les noms que le peuple a aimés ou haïs ; c’est la musique de l’histoire ; depuis huit siècles, plus peut-être, elle se chante chez les pêcheurs des grands fleuves, chez les Cosaques d’Ukraine. Voilà les eaux profondes, les eaux mères des perles. Plus tard, quand la Russie enfantera de vrais poëtes, ils n’auront qu’à puiser à ces vieilles sources pour emplir leur écrin. Ils ne feront jamais aussi bien. Ah ! la pauvre besogne, le travail du lettré qui ciselle péniblement son bijou d’apparat ! Il y a plus de magnificence dans l’imagination de cet auteur anonyme, le peuple, et dans son humble cœur plus de poésie, parce qu’il y a plus de foi, de simplicité et de douleur.

On m’a conté une belle folie d’Alexis Tolstoï, un des derniers poëtes de la pléiade romantique. Un jour, il avait promis des vers à la femme qu’il aimait ; il ne trouvait dans son âme rien d’assez triste, rien d’assez beau ; il se souvint alors d’un Kirghiz rencontré durant un voyage par delà l’Oural, dans la steppe d’Orenbourg : un de ces chameliers qui tirent d’un long roseau leur vieille mélopée d’Asie. Tolstoï écrivit qu’on lui fît venir cet homme de l’autre bout de la Russie ; il l’envoya jouer chez celle qui lui demandait un poëme ; il savait que tout son art n’égalerait pas ce chant, fait par tant d’âmes et tant de siècles.

Quel morceau lyrique pourrait-on opposer à cette explication du monde, dans le « Livre de la Colombe » (quinzième siècle) ?

« Le soleil est le feu de la face de Dieu ; les étoiles tombent de son manteau... La nuit est noire des pensées du Seigneur : l’aurore matinale sort de ses yeux... »

Et les romanciers de la pitié sociale que nous allons étudier, trouveront-ils des traits plus tendres et plus amers que ceux du vieux fabliau, « l’Ascension du Christ » ? — Jésus va monter au ciel, il dit adieu aux pauvres gens qui l’entourent, navrés :

« Père, qui nous nourrira ? Qui nous protégera dans la nuit sombre ? » Le Christ les console : « Ne pleurez pas, mes petits frères, je vous donnerai une montagne d’or, une rivière de miel, je vous laisserai des jardins plantés de vignes, des fruits et la manne du ciel... » Mais l’apôtre Jean l’interrompt : « Ne leur donne pas la montagne d’or, les princes et les boyars la prendront, ils la partageront entre eux et ne laisseront pas approcher nos petits frères. Si tu veux qu’ils soient nourris, vêtus et abrités, eux les misérables, laisse-leur ton saint nom, afin qu’ils aillent par le monde en le glorifiant. »

Au-dessus de la poésie populaire du moyen âge, un monument se dresse, le plus ancien et le prototype de tous les autres : le Dit de la bande d’Igor. Cette épopée symbolise et célèbre la lutte nationale contre les Polovtzi, les hordes païennes du sud-est, comme la chanson de Roland les luttes des Francs contre les Maures. Le chantre anonyme d’Igor est de fort peu postérieur à notre Théroulde, il peut lui disputer une part de l’héritage d’Homère. De la donnée habituelle à tous les chants épiques, il a tiré un poëme tragique où la nature entière est associée aux gestes des héros russes : ce profond sentiment naturaliste fait l’originalité de son œuvre. N’y cherchez pas la piété chrétienne des épopées occidentales, la dévotion à la Vierge et aux saints, le ciel intimement mêlé à l’action. L’âme de l’aëde slave n’est chrétienne que de nom ; il donne aux Polovtzi l’épithète de païens, mais il est lui-même un païen baptisé de la veille. Les puissances auxquelles il croit, ce sont les forces élémentaires, la vie obscure de l’univers ; ses invocations s’adressent aux fleuves, à la mer, aux ténèbres, aux vents, au soleil « trois fois saint ». L’opposition constante entre la lumière bienfaisante et les méchantes ténèbres rappelle les hymnes égyptiens, avec leur dogme fondamental, la lutte du jour et de la nuit.

Jamais, par des moyens plus simples et plus naïfs, on n’a produit une plus poignante impression d’horreur fantastique. Les animaux néfastes suivent et guettent l’armée d’Igor ; on entend toujours derrière le récit leur chœur lugubre, le croassement des corbeaux flairant la chair morte, le jacassement des pies, le hurlement des loups. Dès le début, l’effroi de la steppe déserte vous saisit, avec ses grands bruits d’herbes agitées, ses voiles de brouillards, ses inquiétudes vagues. Par moments, ces plantes s’attendrissent, ces arbres se penchent sur les jeunes héros frappés de mort. Igor remercie le Don de l’avoir caché dans ses eaux, sous les roseaux humides ; la légende des Roussalki est là en germe, avec cette pénétrante poésie des rivières qui tiendra tant de place dans l’imagination slave. Et tout cela peint en quelques traits rapides et forts, relevé d’images personnelles qu’on n’a vues nulle part.

Le chant d’Igor contient en puissance toute la poésie lyrique du dix-neuvième siècle russe. Les érudits discutent son authenticité, on a attribué le manuscrit trouvé en 1795 et brûlé en 1812 à quelque émule de Macpherson, l’inventeur d’Ossian ; je me range à l’opinion de Pouchkine, dans son étude sur l’épopée nationale : « Tous nos poëtes du dix-huitième siècle n’avaient pas ensemble assez de poésie pour comprendre, à plus forte raison pour imaginer deux lignes du chant d’Igor. »

Issu de cette origine, le cycle des bylines grossit durant le cours du moyen âge ; il se prolonge jusqu’à nos jours avec la végétation incessante des légendes et des chansons populaires. Tout ce qui passe sur la terre et dans le ciel russes lui appartient. Je n’ai pas à insister sur son développement ; ce chapitre d’histoire littéraire n’a été traité nulle part mieux qu’en France et par un des nôtres. Je me borne à faire observer combien cette poésie épique est représentative de la race, par son mode d’accroissement, par son caractère cosmospolite et œcuménique. Elle plonge ses racines dans l’antiquité asiatique, dans les mythes hindous et persans ; plus tard on reconnaît sur plusieurs des branches qu’elle jette la marque d’une greffe étrangère. Les héros nationaux, Ilia de Mourom, Vladimir, Ivan le Terrible, Mazeppa, coudoient ceux de Byzance, de la Table ronde et des Mille et une Nuits, Alexandre le Macédonien, Salomon, le tsar Kitovras, le sage Akir, le beau Deugène du roman de chevalerie grecque. Dans ces apports alternés de l’Orient et de l’Occident, on retrouve l’oscillation perpétuelle de l’esprit russe entre les deux pôles qui l’attirent. Il se souvient et il imite plus qu’il ne crée ; mais les images étrangères qu’il réfléchit prennent en le traversant des contours plus larges, une teinte mélancolique, un accent de plainte et de pitié fraternelle.

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