I

Voici qu’il se déclare, le prédestiné, lumineux et insolent de bonheur. Il mène à la victoire toute une pléiade d’intelligences, groupées autour de lui au Lycée, maintenues sous sa domination à l’Arzamas. Ces deux berceaux du romantisme ont laissé un grand souvenir dans l’histoire de la Russie ; leur légende remplit les travaux des critiques et des biographes que je résume ici. Pour apprécier l’importance de leur rôle, il faut se souvenir que dans ce vaste pays russe, où les multitudes humaines sembleraient devoir noyer les institutions et les individus, le monde intellectuel formait naguère encore un tout petit pays ; le plus mince groupe influait sur la direction générale ; une faible main de femme, un salon restreint, un pamphlet manuscrit ont souvent fait marcher le colosse obéissant et aveugle.

Au commencement du siècle, l’éducation de l’aristocratie moscovite était confiée aux Jésuites, très-soutenus par l’empereur Paul. Un des premiers effets de la réaction nationale fut de retirer l’enseignement public à ces maîtres étrangers pour le remettre en des mains russes. Alexandre Ier fonda en 1811 le Lycée de Tsarskoé-Sélo, sur le modèle des lycées napoléoniens ; il fit de l’admission dans cet établissement une faveur accordée à la naissance et au mérite. La plupart des noms qui remplissent la première « promotion » du Lycée, celle de 1817, ont marqué dans le siècle, et en tête les deux plus illustres, Pouchkine, Gortchakof. Tsarskoé-Sélo ne fut point un foyer de fortes études. Les maîtres avaient été improvisés sans trop de choix. Je trouve parmi eux l’inspecteur des classes Piletzky, illuminé, martiniste, disciple d’une prophétesse alors fameuse, la Tatarinova ; le professeur de littérature, M. de Boudry : sous ce nom se cachait le propre frère de Marat ; il racontait à ses élèves comment l’Ami du peuple avait été méchamment mis à mort par Charlotte Corday, « un second Ravaillac ». On découvrit qu’un des maîtres d’étude était un forçat évadé, et qu’il avait sur la conscience quatre ou cinq assassinats.

Les lycéens fusionnaient avec les régiments de la garde, cantonnés comme eux dans la résidence impériale ; ils partageaient les soupers et les frasques des hussards, appliquant de bonne heure aux suivantes de la Cour les leçons de Faublas, leur classique de chevet. Cette éducation ne fit pas des savants ; mais il souffla tout à coup, sous les mélèzes du parc de Catherine, un vent de poésie qui réunit et attisa toutes ces flammes de jeunesse mal dirigées ; de poésie et de patriotisme. On interrompait les classes pour lire les bulletins de Borodino, de Moscou et de la Bérésina. Ces enfants devenaient hommes au lendemain de 1812, ils avaient vu la superbe levée de poitrines qui couvrit la patrie envahie ; leur imagination était pleine de désastres et d’héroïsmes. Le nom de Napoléon reviendra souvent dans les vers irrités de Pouchkine. Si l’on savait le secret des gestations intellectuelles, il faudrait sans doute rapporter à cette « année terrible » de la Russie la naissance morale de plus d’un élu, parmi les poëtes, les penseurs, les politiques de ce pays.

Au sortir du Lycée, cette élite ardente, cimentée par de solides amitiés, se retrouva à l’Arzamas. On appelait ainsi une sorte de cercle ou d’académie qui a été pour le romantisme russe ce que le Cénacle fut pour le nôtre un peu plus tard : le centre d’attaque et de résistance contre les classiques. Les réunions de l’Arzamas devinrent fameuses à un autre titre ; les joutes poétiques y dégénérèrent vite en discussions politiques ; les têtes les plus chaudes du groupe, les amis de Ryléef, commencèrent d’y agiter les idées et les projets qui aboutirent au complot de décembre 1825. — Un puissant courant littéraire se répandit de là sur la société de Pétersbourg ; société légère et choisie, avide du plaisir sous toutes ses formes, même les plus délicates, préparée à toutes les témérités par les grands événements qu’elle venait de traverser, ayant encore les élégances de l’ancien régime avec les illusions et les enthousiasmes du temps nouveau.

Aussitôt apparu dans ce milieu, Pouchkine y est acclamé comme un maître, reconnu chef par ses émules, Delvig, Baratinsky, Yazikof, par ses aînés, Joukovsky, Batiouchkof. À toutes les époques littéraires, un de ces privilégiés surgit et accapare à lui seul le peu de chances heureuses dispensées à sa génération ; sur la table de jeu où tous tremblent et doutent, c’est le joueur souriant et certain de lui-même qui asservit à toutes ses audaces l’inexplicable faveur du hasard, fuyante entre les mains des autres, prisonnière dans les siennes. En 1817, il arrive du Lycée, déjà célèbre, enfant sublime, lui aussi : il a juste l’âge du siècle. Le vieux Derjavine, en lui remettant les couronnes scolaires, le sacre son héritier. On s’arrache ses vers encore inédits ; ils sortent sans effort de cette âme d’avril, toujours partie pour fleurir. Pouchkine les jette dédaigneusement aux salons ; il n’a pas besoin de ce luxe pour se faire bienvenir d’eux ; il porte un nom historique, qui a sonné fièrement durant tout le moyen âge, au travers des guerres polonaises et des tragédies du Kremlin. Il a mieux encore, le don de plaire et d’éblouir. Pour pénétrer son génie, il ne faut pas perdre de vue sa double origine ; le fils des vieux boyars avait pour aïeul maternel un nègre abyssin, Abraham Hannibal, cet esclave volé au Séraï de Constantinople, jeté en Russie par un corsaire, adopté par Pierre le Grand, qui le fit général et le maria à une dame de la Cour. Un caprice d’atavisme reproduisait chez le poëte les traits du général noir ; ils étonnent tout d’abord, quand on regarde ses portraits ; remarquez, dans cette laideur spirituelle et charmante, les grosses lèvres, les dents blanches, les cheveux crépus. La goutte de sang d’Afrique tombée dans les neiges russes peut expliquer bien des contrastes, la fougue et la mélancolie mariées dans cette nature extrême.

La jeunesse de Pouchkine, c’est un poëme comme celle de Lamartine et de Byron : le rêve de tous les adolescents réalisé par un seul, qui semble avoir volé toute l’aurore du siècle. On la retrouve, racontée, persiflée, pleurée, dans Oniéguine et dans les Élégies. Ses journées sont seigneuriales et folles : jamais enfant ne se précipita dans le monde d’un bond plus furieux, ramassant toute la vie sur son cœur pour la brûler plus vite. Il dira sans mentir : « J’ai joui de tout et pleinement. » En vain les portes de fer de la gloire, si dures pour les autres, lui cèdent et l’invitent ; ce qu’il veut, c’est de la passion ; au début, pour lui comme pour tant d’autres, la renommée poétique n’est qu’un moyen de conquête ou de vengeance au service de la passion.

« Si je veux de la gloire, c’est pour que mon nom — frappe à toute heure ton oreille ; afin que tu sois entourée — par moi ; afin qu’en rumeurs éclatantes — tout, tout retentisse de moi autour de toi ; — afin qu’en écoutant dans le silence la voix fidèle, — tu te souviennes de mes dernières supplications, — au jardin, dans l’ombre de nuit, à la minute des adieux. »

Tout lui réussit, ses folies mêmes le gardent. Frondeur et libertin d’idées, intimement lié avec les conjurés de décembre, il semblait fatalement dévoué à conspirer et à sombrer avec ses amis. Son bonheur veut qu’il encoure à l’avance la colère impériale ; des vers impertinents et une incartade avec des images de saints renouvelée d’Alcibiade lui valurent cette disgrâce. Il en fut quitte pour un léger exil sur les bords de la mer Noire, quelques saisons d’aventures radieuses au Caucase, en Crimée, en Bessarabie. Sur ces côtes enchantées, l’Orient se révèle à lui et le transporte ; il travaille, il grandit ; cet heureux exil, en l’arrachant à l’Arzamas, lui épargna sans doute celui de Sibérie. Il revient, guère plus sage, mais avec un talent en pleine maturité à vingt-cinq ans. Durant ces courtes années, les chefs-d’œuvre se pressent sous sa plume, les grands projets bouillonnent dans son cerveau, tandis qu’il dépense son cœur à tous les hasards d’amour, ses gros gains littéraires sur toutes les tables d’auberge où un hussard lui offre un brelan. On le vit un jour, à Moscou, en plein théâtre, dans un accès de jalousie, mordre à l’épaule la femme du gouverneur général, la comtesse Z..., dont il était alors occupé. Il fut ainsi jusqu’au bout, toujours éperdu, exhalé, demandant à ce pauvre arbre de la vie plus de fruits qu’il n’en peut porter sans rompre.

Il rompit avant l’heure, abîmé dans une tragédie mystérieuse. Le poëte avait épousé en 1830 une personne aussi célèbre par sa beauté qu’il l’était par son génie : femme de simple race humaine, elle comprit mal ce génie et la passion du dieu qui l’avait ravie. Cet amour africain inspira à madame Pouchkine un épouvantement dont elle ne revint jamais. — « Il m’avait entourée de flammes », disait-elle plus tard, remariée à un honnête colonel qui la rendait fort heureuse. Elle fut la cause innocente de la mort de son mari. Harcelé par des ennemis invisibles, victime d’une intrigue obscure dont on n’a jamais découvert le secret, le poëte prêta l’oreille aux calomnies qui rampaient autour de son foyer ; on sait l’histoire du duel où il tomba, à trente-sept ans, sous la balle d’un officier aux gardes russes, futur sénateur du second empire français.

Son bonheur l’avait donc abandonné ? Non, je le reconnais encore. Le déclin, triste à chacun, est surtout douloureux au poëte ; pour lui, il n’y a pas de grâce à vieillir. Pouchkine l’a rencontrée, cette balle que des admirateurs ont osé souhaiter à Lamartine. Il disparut jeune, en pleine force, en pleine gloire, avec le crédit de chefs-d’œuvre espérés que nous faisons volontiers à de telles morts. Il ne vit pas l’agonie de sa doctrine, la trahison des disciples qui en cherchent une nouvelle ; il avait suscité le romantisme, il l’avait conduit à travers toutes les étapes que cette forme de l’art comportait ; comme elle allait expirer, il l’entraîna dans sa tombe ; on demeura persuadé qu’elle n’avait vécu que par lui. Faut-il plaindre ceux qu’on ensevelit dans leur drapeau ou ceux qui lui survivent ?

On vient d’entrevoir l’homme ; si l’on jugeait de son œuvre par induction, on la croirait désordonnée et violente, faite uniquement de cris de passion. Ce serait une grande erreur. Près de ce cœur de fou résidait l’esprit littéraire le plus sage, clair et mesuré, classique dans la meilleure acception du terme. Chose étrange ! ce romantique n’estimait chez nous que les écrivains classiques ; dans ses lettres, ses essais critiques, il est dur et méprisant pour les poëtes qui accomplissent en France une révolution analogue à celle qu’il dirige en Russie ; il se déclare contre eux, pour Racine et Boileau. Dès qu’il arrive à la pleine possession de son talent, le dessin l’emporte chez lui sur la couleur. Dans ses poëmes plastiques, on surprend la réaction continue de la raison contre le sentiment lyrique, l’effort obstiné de l’artiste, contrariant et contenant sa nature. Cette nature est mobile, impressionnable à l’excès ; moins bien gouvernée, ce serait une plaque trop sensible à toutes les vibrations lumineuses, qui ne rendrait pas des images nettes du monde extérieur. Voyez-le quand il s’abandonne à sa spontanéité d’impressions ; par exemple, dans ce fragment, écrit à un bivouac du Caucase ; il lisait Dante, un tambour vient à battre :

« On bat la diane... de mes mains — mon vieux Dante est tombé ; — sur mes lèvres, le vers commencé — a expiré sans que j’aie achevé de le lire... — Le son s’envole au loin... — Bruit familier ! bruit vivant ! — Que de fois tu as retenti — là-bas, dans la retraite où j’ai grandi, — là-bas, pour moi,... en ces jours lointains ! »

Voilà le poëte à l’état libre, si l’on peut dire, quand il ne se garde pas : une lyre frémissante à tout ce qui passe. Mais l’artiste sévère intervient aussitôt pour régler le diapason ; il a reçu ce qu’il faut le plus souhaiter à l’écrivain, une éducation tout à l’encontre de ses instincts ; il la doit à ses premiers maîtres français, surtout à Voltaire ; de là l’équilibre de ses facultés. Quand il se prendra à un sujet historique, Poltava, Boris Godounof, son goût acquis refrénera sans pitié les dons innés ; ce lyrique saura être impersonnel, il s’effacera derrière les personnages qu’il crée.

Cet équilibre parfait, Pouchkine le doit aussi à sa gaieté. Car il est gai, ce poëte qui a jeté quelques-unes des plaintes les plus pénétrantes d’une époque où l’on s’est tant plaint. Nul n’a mieux fait à la vie son procès de mensonge, nul n’a remué d’une main plus lasse les cendres des joies mortes ; que de fois et sous combien de formes il a retourné ces vers d’Oniéguine :

« Celui qui a vécu et pensé, celui-là ne peut pas — ne point mépriser les hommes dans son âme ; — celui qui a senti sera toujours tourmenté — par le mirage des jours irréparables. — Pour lui plus d’enchantements ; — pour lui la vipère du souvenir. »

Il le dit, et sa bonne humeur reprend le dessus, car elle est la santé de son esprit. Il a cet illogisme désirable auquel on doit atteindre pour n’être ni imbécile ni impuissant ; il voit clairement la piperie, et il consent à en être dupe ; il sait que le monde sonne creux sous les pieds, et il continue de marcher. Les contradictions et l’unité de sa personne morale sont bien reflétées dans ce poëme d’Oniéguine, compagnon de toute sa jeunesse, lentement développé avec elle durant huit années. On croit entendre tantôt Mardoche et tantôt Childe-Harold. Qui nous parle ainsi ? Est-ce un gamin, un philosophe, un sceptique, un enthousiaste ? Tous ensemble, un être vivant. La séduction de Pouchkine est dans sa prodigieuse intensité de vie ; car la vie a un magnétisme tout-puissant sur les hommes ; ils viennent à vous comme les pauvres vont au riche, d’autant plus nombreux et soumis qu’ils vous sentent plus favorisé de ce grand bien.

Il faut étudier le poëte dans ses lettres. Quel torrent d’eau vive ! quelle variété d’aperçus ! quel naturel ! Oui, telle est bien sa qualité maîtresse : le naturel. Voilà pourquoi sa « tristesse poétique », son « vague des passions » ne nous ennuient jamais ; chez lui, le cri d’âme blessée est sincère, presque involontaire ; il fait vite place à l’entrain habituel, à la griserie de l’esprit qui cherche à s’étourdir. Nos grands attristés et leurs imitateurs ne sortent que vêtus de noir ; ils ne se mettent à l’aise qu’à huis clos ; ce deuil perpétuel nous excède, parce qu’il n’est pas vrai, pas naturel.

Voilà aussi pourquoi cette figure nous apparaît si contrastée, si malaisée à emprisonner dans un de ces cadres qui satisfont le critique et le lecteur. Ceux, — et ils sont nombreux, — qui se donnent une attitude, une pose, comme on dit si bien, ceux-là sont commodes à saisir. Le secret de la célébrité facile est peut-être de ne pas bouger : on a pour soi tous les photographes. Celui qui possède une attitude nous semble logique, nous le comprenons, car le génie qu’il montre est une création humaine, de celles qui tombent sous notre sens ; nous lui sommes reconnaissants de le si bien comprendre ; nous le croyons plus fort, innocents que nous sommes. Au contraire, l’homme naturel laisse se faire en lui l’œuvre divine ; celle-là nous échappe, nous ne la comprendrons jamais ; et notre courte logique s’irrite d’être déconcertée. Pour concilier les contradictions de Pouchkine, on invoque sa double origine, africaine et russe, son éducation, son milieu ; c’est le devoir de la critique d’emprunter ces faibles secours, je m’y essaye, mais j’en connais les limites. En parlant d’un poëte surtout, la prétention de tout expliquer ne sied guère ; il tient de la femme, mieux vaut l’aimer comme elle, sans chercher à les trop comprendre ; le regard qui scrute n’est déjà plus un regard aimant. Et Pouchkine mérite d’être aimé.

Je n’en puis fournir la preuve. Pour les raisons indiquées plus haut, je n’entrerai pas ici dans le détail de son œuvre. Il faudrait citer, traduire cette langue de diamant ; c’est une gageure à rendre fou de désespoir. Lui-même l’affirmait : « À mon avis, rien n’est plus difficile que de traduire des vers russes en vers français ; vu la concision de notre langue, on ne peut jamais être assez bref. » Mérimée a fort justement observé que le latin pourrait seul rendre autant de pensées en aussi peu de mots, avec le même éclat, les mêmes tours, Je me souviens d’avoir vu, entre deux feuillets d’un exemplaire d’Oniéguine, une luciole rapportée de Naples par une jeune voyageuse ; de l’étoile des nuits italiennes, il restait un triste vermisseau ; tout son charme, fait de sa lumière, s’était évanoui dès qu’on y avait touché. Ainsi mourrait cette poésie, si je la transportais sur ces pages. D’autre part, l’objet principal de ce volume est de rechercher comment le génie particulier du peuple russe se manifeste dans l’œuvre de ses écrivains : je ne crois pas que Pouchkine puisse nous avancer beaucoup dans notre étude. Cette opinion hétérodoxe indignera les compatriotes du poëte, fort susceptibles à son endroit. Je dois m’en expliquer.

Certes, il serait souverainement injuste de voir en lui un imitateur servile, comme ceux qui nous ont occupé jusqu’ici. Les modèles dont il s’inspira auraient pu répéter ce que Gœthe disait de Byron : « Lord Byron m’a pris mon Faust et l’a fait sien ; l’œuvre est entièrement renouvelée. » Il n’en est pas moins vrai que Pouchkine, dans les manières successives qui ont caractérisé son talent, se rattache toujours et directement aux grands courants de la littérature européenne. Enfant, son esprit fut formé par des émigrés, MM. De Montfort, Rousselot, Xavier de Maistre ; son père savait par cœur Molière, son oncle mourut en lisant Béranger. Quand il entre au lycée, il écrit à peine sa langue maternelle, mais il est nourri de Voltaire, il raffole de Parny et d’autres sires de cette espèce. À leur exemple, il trousse galamment des polissonneries ou des bouquets à Chloris en vers français, et ses premiers vers russes ne sont que des thèmes sur les madrigaux de ces rimeurs. Rousslan et Ludmila, le poëme de jeunesse qui engagea la bataille romantique, est imité de l’Arioste. Un vieil enchanteur, le Merlin de la légende slave, tourmente les deux amants, le héros délivre sa belle à grands coups d’épée ; c’est de la fantasmagorie du genre troubadour : nous avons peine à comprendre aujourd’hui l’enthousiasme qu’excita cette machine puérile, artificielle, vraie composition d’écolier. Dans le Prisonnier du Caucase (1824), l’influence de Byron apparaît ; elle sera prédominante désormais ; Pouchkine se livre d’abord sans réserve à celui qu’il appelle « le maître de ses pensées ». Peu à peu sa personnalité se dégage, on la voit grandir dans les chants successifs d’Oniéguine, un Childe-Harold qui se sépare lentement de son sosie anglais pour conquérir une originalité propre ; mais il est certain que sans Byron, Oniéguine, les Bohémiens, les poëmes orientaux et même cet admirable Poltava n’auraient jamais existé.

Dans la dernière partie de sa vie, le poëte se prend de passion pour l’histoire ; il se tourne alors vers Shakspeare, il lui demande les procédés du drame historique : on en trouve l’aveu dans les deux lettres qui servent de préface à Boris Godounof. Pouchkine ne se méprend pas sur son œuvre ; il a fait un drame shakspearien sur un sujet moscovite. Dans les Nouvelles de Bielkine, la Fille du capitaine, la Dame de pique, et surtout dans l’Histoire de la révolte de Pougatchef, nous retrouvons un prosateur qui a reçu l’empreinte ineffaçable de Voltaire ; l’ordonnance du plan, le choix des détails, la phrase claire et courte, un peu sèche, tout cela semble pensé en français, et ce style n’a pas d’analogue dans la prose russe.

Je sais bien où m’attendent les slavophiles, qui veulent voir quand même en Pouchkine l’évocateur mystique de l’âme russe : aux Chants des Slaves d’Occident. Hélas ! c’est mystifié qu’il faut dire ! Le pauvre poëte traduisit de confiance les chants « serbes » de la Guzla, composés par Mérimée, d’après les notes de l’abbé Forti : et tous les contemporains de s’écrier que la poésie nationale était ressuscitée ! Les slavophiles, il est vrai, ne se tiennent pas pour battus ; ils assurent que par le seul fait d’avoir été retraduite en vers russes, la plaisanterie impertinente d’un Français est redevenue un monument sacré, habité par le dieu de la race. C’est une douce hallucination ; il y aurait cruauté à insister sur cet épisode.

Voici, je crois, la vérité. Si l’on met à part les derniers chants d’Oniéguine, qui encadrent la délicieuse figure de Tatiana, et quelques pièces d’un sentiment très-particulier, la Route d’hiver, la Roussalka, l’Ourse, il faut reconnaître que l’œuvre de Pouchkine, prise dans son ensemble, ne nous révèle aucun caractère ethnique. C’est un romantique, pénétré de l’esprit qui anime au même moment ses frères d’Allemagne, d’Angleterre et de France ; il exprime des sentiments universels, il les applique à des thèmes russes ; mais il regarde la vie nationale du dehors, comme tous ceux de son monde, en artiste libre de toute influence de race. Comparez ses descriptions du Caucase à celles de Léon Tolstoï, dans les Cosaques ; le poëte de 1820 voit la nature et les hommes d’Orient du même œil qu’un Byron ou un Lamartine ; c’est pour lui un décor splendide, peuplé d’êtres poétiques, qui aiment, souffrent et pensent à la mode européenne de ce temps. Pour l’observateur de 1850, au contraire, ce coin de l’Asie est une ancienne patrie retrouvée ; il s’ingénie à comprendre ces demi-frères, il nous les montre réels et exacts, avec leur conception de la vie si différente de la nôtre, mais qui est un peu la sienne. Si vous voulez un autre exemple, prenez le beau poëme les Deux Frères bandits, rapprochez-le des portraits de forçats peints d’après nature par Dostoïevsky. Dans le tableau romantique, les bandits russes sont des bâtards de Lara, vus de haut et de loin par un grand seigneur, qui leur fait un large crédit de poésie ; rien au monde n’empêche qu’ils ne soient Catalans ou Siciliens ; tandis que les forçats de Dostoïevsky sont des paysans du Dniéper ou du Volga, et celui qui les peint, on le sent de reste, assassinerait et expierait comme eux, si sa mauvaise étoile l’y poussait.

Enfin, et c’est là le nœud du débat, vous ne trouverez chez Pouchkine aucun des traits communs à ses successeurs : pas l’ombre de mysticisme, ni d’inquiétude philosophique ; le sentiment religieux n’est pour lui, je le crains, qu’un moyen poétique. Ce Slave a sur toutes choses les idées claires d’un Athénien. Sa mélancolie ne lui vient point de l’écrasement russe, de l’épouvante morne sous un ciel livide, triste de voir tant de misère en bas ; elle lui vient du « mal du siècle » et de tous les siècles, de ce que la vie, qui était bonne, a le tort de fuir trop vite, l’amour celui de finir. Par contre, il a toutes les qualités littéraires qu’on ne reverra plus chez les écrivains de son pays ; il est aussi concis qu’ils sont diffus, aussi limpide qu’ils sont troubles ; son style châtié, alerte, est élégant et pur de son comme un bronze grec ; en un mot, il a le goût, un terme qui après lui n’aura plus guère d’emploi dans les lettres russes.

Est-ce diminuer Pouchkine que de l’enlever à sa race pour le rendre à l’humanité ? Je ne le pense pas. Disons, si l’on veut, qu’il représente une petite classe de ce grand pays, l’aristocratie cosmopolite à laquelle il appartenait, et dans cette classe une aptitude dominante, son incroyable souplesse à sortir d’elle-même, à se modeler sur tous les patrons. Ce jugement contiendra une part de vérité, il ne sera pas toute la vérité. Le hasard qui fit naître cet homme en Russie eût pu le jeter dans toute autre contrée ; son œuvre n’en eût guère été modifiée ; elle fût restée ce qu’elle est, un miroir simple et fidèle où se reflètent tous les sentiments humains, sous le vêtement adopté vers 1830 par la société polie d’Europe. Ces mêmes vers qui célèbrent la nature russe, l’amour russe, le patriotisme russe, changez-y quelques mots, et ils chanteront les mêmes choses pour l’Anglais, le Français ou l’Italien. Encore une fois, j’en demande pardon aux slavophiles que je contriste ; mais s’il est beau d’être fils de Rurik, il est encore plus beau d’être fils d’Adam ; et s’il y a, comme ils le pensent, un grand mérite à n’être compris que dans Moscou, il y en a peut-être un plus grand à faire penser, pleurer et sourire partout où respire un homme ; Pouchkine y réussit. Il a bien servi ce pays auquel il ressemble si peu ; plus que tout autre écrivain, il l’a suscité à la vie intellectuelle ; ce n’est pas trop de l’appeler le Pierre le Grand des lettres. La reconnaissance nationale ne s’y est pas trompée ; elle a donné raison à ces vers, où le poëte disait fièrement :

« Le monument que je me suis élevé n’est pas fait de main mortelle ; — et l’herbe ne croîtra pas dans le sentier populaire qui y conduit. »

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