II

Autour et au-dessous de Pouchkine, la forêt romantique est touffue ; ils se pressent à son ombre, tous ces poëtes, comme les bouleaux qu’on voit groupés auprès d’un chêne dans les landes humides de Russie ; légères visions blanches, frêles et gracieuses, toutes semblables d’aspect, chantant la même chanson au même vent qui emporte les feuilles de leur rapide été. Parmi tant de noms qui ont eu leur éclair de fortune, deux surtout méritent de nous arrêter : ceux de Griboïédof et de Lermontof. Ceux-là sont hors de pair ; le temps seul leur a manqué pour réaliser de magnifiques promesses ; ils ont été enlevés, avant l’heure des grands travaux, par la fatalité de mort violente acharnée sur tous ces écrivains.

Le premier n’a laissé qu’une comédie, mais cette comédie est le chef-d’œuvre du théâtre russe et l’une des plus fortes œuvres du théâtre universel. Griboïédof est intéressant parce qu’il échappe à toute classification, à toutes les influences régnantes ; contemporain de Pouchkine, il ne lui doit rien ; il ignore la révolution qui s’accomplit. Cantonné dans l’étude des vieilles mœurs moscovites, hostile aux livres étrangers qu’il fait maudire par un de ses personnages, Griboïédof est Russe, il l’est jusqu’aux moelles ; ce sont les gens et les humeurs de son pays qu’il porte sur la scène ; il s’est si bien approprié la fibre populaire que chacun de ses vers a passé en proverbe ; on les retrouve sur toutes les lèvres, fort au-dessous des milieux lettrés. Et pourtant Molière est son maître. Le Mal de trop d’esprit a plus d’une analogie avec le Misanthrope, auquel l’ambition un peu hardie des critiques russes l’a souvent comparé ; Tchatzky est un frère cadet d’Alceste, plus amer, plus révolté, conscient de son impuissance, comme le seront certains héros de Tourguénef, un Roudine, par exemple.

Qu’il était noir et brouillé de bile, le regard qui a vu la société humaine telle qu’elle apparaît dans cette comédie ! Mais qu’il était malicieux et pénétrant ! Nous retrouverons dans le Reviseur cette gaieté cruelle, assaisonnement ordinaire de la comédie russe, qui semble toujours une protestation : mais l’œuvre de Griboïédof est, à mon avis, bien supérieure à celle de Gogol, à la fois plus large et plus fouillée ; la verve est d’une qualité plus fine. Elle éclate surtout au premier acte, comme un feu de mitraille ; ces vers se hâtent, coulés d’un seul jet, chargés de pensées : chacun d’eux fait balle et enfonce dans l’esprit du spectateur un trait de satire, une observation ingénieuse, un cri de bon sens. Le troisième acte s’achève sur un effet de scène d’une rare puissance et qui ne déparerait pas Hamlet : Tchatzky, le misanthrope patriote, est au milieu d’un bal, il tonne contre les singeries françaises des gens de Moscou et plaide pour le bon vieux temps ; on l’écoute d’abord, mais peu à peu les groupes de danseurs se reforment, les violons reprennent, tandis qu’il poursuit sa véhémente apostrophe ; il se retourne, s’interrompt, regarde : les jeunes couples dansent gaiement sans l’entendre, l’air de valse emporte les vérités moroses qu’il débitait.

Maintenant encore, alors que les plus belles pages des romantiques ont un relent de fleurs fanées, le Mal de trop d’esprit n’a pas vieilli d’un jour. La satire contemporaine ne peint pas d’une autre couleur les travers, les rancunes, les passions qu’elle continue d’observer dans la Russie actuelle. Faudrait-il tirer de là une triste conclusion ? La peinture des laideurs de l’homme serait-elle moins sujette à vieillir que les efforts de son imagination pour embellir la vie ? — Quand le manuscrit de Griboïédof commença de circuler, en 1824 (la censure en interdit la publication, et l’auteur ne vit jamais sa pièce imprimée), sa gloire naquit d’un coup, comme elle naissait alors, dans les cercles choisis qui imposaient leurs admirations à la masse ; elle balança un instant celle de Pouchkine. Celui-ci devait être trop vite rassuré, et de la façon la plus douloureuse pour son noble cœur. En 1829, comme il voyageait au Caucase, il rencontre un chariot au bac d’une rivière. — « Deux bœufs attelés à ce chariot gravissaient la côte. Quelques Géorgiens les accompagnaient. D’où venez-vous ? leur demandai-je. — De Téhéran. — Et que portez-vous là ? — Griboïédof. — C’était le corps de Griboïédof qu’ils ramenaient à Tiflis. » L’auteur du Mal de trop d’esprit, ministre de Russie auprès du schah, avait été assassiné en Perse, à trente-quatre ans, par un parti de maraudeurs.

Restons au Caucase pour y attendre Lermontof. C’est le poëte attitré de ce beau pays. Durant la première moitié du siècle, le Caucase fut pour la Russie ce que l’Afrique était pour nous, une terre d’aventures et de rêves, où les plus fous et les plus forts allaient jeter leur gourme de jeunesse. Mais tandis qu’Alger ne nous renvoyait que de bons officiers, Tiflis rendait des poëtes. On comprend la fascination de cet Éden ; il offrait aux jeunes Russes ce qui leur manquait le plus : des montagnes, du soleil, de la liberté. Là-bas, tout au bout de l’accablante plaine de neige, l’Elbrouz, « la Cime des Bienheureux», dressait dans l’azur ses glaciers étincelants. Par delà la montagne, c’était l’Asie et ses féeries, nature superbe, peuples pittoresques, torrents chantant sous les platanes, filles de Kabarda dansant dans les aouls du Térek ; la vie large des bivouacs dans la forêt, la gloire ramassée sous le drapeau des héros légendaires : Paskévitch, Yermolof, Bariatinsky. Tous ceux qui étaient blasés ou croyaient l’être dans les ennuis de Pétersbourg couraient là ; on les y exilait parfois, comme il arriva à Pouchkine et plus tard à Lermontof. Officier dans un des régiments qui faisaient la conquête du Caucase, ce dernier a passé sa courte vie dans les montagnes lesghiennes, il y a placé la scène de tous ses poëmes ; il y est tombé, lui aussi, tué en duel à vingt-six ans, comme son aîné Pouchkine, et au moment où la voix publique lui décernait la succession de cet aîné (1841).

Avec Lermontof, nous rentrons au plus fort du courant romantique. Il a reçu l’instrument façonné par son devancier, mais il se rattache surtout à leur maître commun, à Byron. Le créateur d’Oniéguine n’avait pris à celui de Childe-Harold que sa poétique ; Lermontof lui a pris son âme. Il peut revendiquer ce qui a été dit de Byron : « Les sources vives dans ce cœur étaient trop pleines et dégorgeaient le bien, le mal au moindre choc. » Peu de bien. Concentrés et bouillants dans ce sombre jeune homme, tous les sentiments se changent pour lui en poison. Il a les passions forcenées de Pouchkine sans l’heureux naturel qui les corrige : ses contemporains s’accordent à nous le représenter vindicatif et hargneux, un méchant compagnon. Ils disent que pour peindre Lucifer, l’auteur du Démon n’eut qu’à regarder au dedans de soi.

L’œuvre d’un poëte mort à vingt-six ans est nécessairement bien réduite ; elle a des parties éclatantes et durables comme ces glaciers de l’Elbrouz qu’il a chantés. Son poëme le plus célèbre, le Démon, rappelle par le sujet l’Éloa d’Alfred de Vigny ; mais pour la magnificence des descriptions et la force des sentiments, c’est à Milton qu’il faudrait comparer Lermontof. On a écrit peu de vers plus beaux que ceux où l’ange déchu, descendu sur la terre, dit son amour à la fille de Géorgie :

« Mon paradis et mon enfer sont dans tes yeux. — Je t’aime d’une passion inconnue ici-bas, — et comme tu ne pourrais pas aimer ; — de toute l’ivresse, de toute la puissance — d’une pensée et d’un rêve immortels. — Dans mon âme, dès l’origine du monde, — ton image était gravée ; — elle flottait devant moi — dans les déserts de l’éther primordial... »

On a retrouvé et publié récemment un poëme inconnu de Lermontof, Sachka, sorte d’autobiographie, où cet esprit tourmenté se montre tout entier, avec son mélange d’imaginations grandioses et d’amères railleries. Ces fragments en donneront une idée :

« Tout disparaîtra. Je suis porté à croire — que notre monde sans lumière propre n’est que la cendre funéraire — d’un autre ; une poignée de terre qui dans la lutte des siècles — s’est conservée par hasard et a été violemment — jetée dans le tourbillon éternel des mondes. — Les étoiles sont ses cousines, — quoique vêtues de robes aux traînes de feu, — et parfois, aux heures clémentes, elles ont — une bienveillante influence sur nous... — Mais qu’il y ait rencontre, la danse commencera, — on boxera, et adieu notre planète !...

« Éternité, éternité ! que trouverons-nous là-bas, — par delà cette frontière d’outre-terre ? — Un océan trouble et désordonné, où pour les siècles — il n’y a plus de chiffre et plus de nom ; où sans asile — les étoiles rôdent à la suite d’autres étoiles. — Jeté parmi leurs chœurs silencieux, — que fera l’orgueilleux roi de la création ? »

Le morceau finit en rappelant à ce roi qu’il est « terriblement pareil à un singe ». — L’inspiration est proche parente de celle qui nous donnait à la même époque Rolla et Namouna ; un lyrisme effréné, tournant soudain au persiflage ; toujours le procédé byronien. Où le poëte me paraît inimitable, c’est dans telles petites pièces, faites d’une larme, chefs-d’œuvre de tendresse brûlante ou de mélancolie. Moins harmonieux et moins parfaits que les vers de Pouchkine, ceux de Lermontof ont parfois des vibrations plus douloureuses,

Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.

Quand il ne devrait rester de toute la poésie du siècle qu’une anthologie de quelques pages, il y faudrait conserver certains de ces quatrains qui demeurent en Russie dans toutes les mémoires, ceux-ci, par exemple :

« Nous nous sommes quittés, mais ton portrait, — sur mon cœur je le garde ; — comme un pâle fantôme des années meilleures — il réjouit mon âme. — Abandonné à de nouvelles passions, — je n’ai pas pu le désaimer ; — ainsi le temple déserté est toujours un temple, — et l’idole renversée, toujours un dieu. »

Mais j’enfreins ma résolution de ne pas citer de vers. Je me la rappelle en voyant que ces petites perles, tombées dans une prose étrangère, y paraissent mortes et n’ont plus d’orient.

Le prosateur vaut le poëte chez Lermontof. Ceux qui ont lu, dans la traduction de M. X. Marmier, la Princesse Marie, se rappellent sans doute le charme délicat de ce récit. C’est une des brèves esquisses de la vie caucasienne réunies sous ce titre : Un héros de notre temps. Ce héros, Petchorine, personnifie l’âme de sa génération ; il promène son désenchantement au travers de paysages qui l’enchantent pourtant, puisqu’il les décrit si bien ; il reparaît sans cesse pour apporter la note satanique et désolée qui date ces pages. Petchorine oublie que même au Caucase, surtout au Caucase, le pessimisme n’est pas d’un effet nouveau. Sur ces rochers, il y a bien des siècles, Prométhée exhalait déjà sa plainte contre la vie et les dieux.

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